De quelques questions orphelines, angles morts voire impensés du développement durable
Le peu de débats sur les arrière‑plans épistémologiques, symboliques et axiologiques
Sinon radicalement critique, le développement durable est du moins interrogateur de l’ordre hérité (dans sa relation première à l’écodéveloppement, par exemple). Il peine pourtant, pour nombre d’observateurs, à démontrer sa portée transformatrice des modes de penser et d’agir. Un temps promu par certains comme le nouveau référentiel de l’action publique, particulièrement en Europe, et singulièrement en matière d’aménagement et d’urbanisme (Wheeler, Beatley, 2004 ; Riddell, 2007 ; Wheeler, 2013), il a également été rapidement critiqué pour son éloquence improductive, pour ce qu’il tairait des réflexions pourtant essentielles sur des mesures jugées urgentes face aux crises multiples et à leurs risques avérés (Lascoumes, 2001) – voire pour ce qu’il perpétuerait, en fin de compte, de l’existant capitaliste (Marcuse, 1998). « Sous sa forme actuelle, ce concept a probablement épuisé la part majeure de son crédit et de sa dynamique » (Theys, du Tertre et Rauschemayer, 2010, p. 53).
Ce constat nous a conduits à considérer qu’il existait quelques questions orphelines, certains angles morts, voire de véritables impensés dans les multiples discours que le développement durable nourrit sur la ville. Que ces discours soient du registre institutionnel, de portée opérationnelle ou de nature scientifique. La mise en lumière de certains de ces impensés a constitué l’objectif premier du travail mené lors d’une recherche conduite en 2012 et 2013 pour le compte de l’ADEME, dans le cadre de son programme « Observation de la recherche sur le développement durable de la ville ». Nous suivions en cela le dessein proposé par Puech (2010) : pour ne pas « déchanter » avec le développement durable, il conviendrait de tendre vers un « désenchantement » croisé de grands mythes (par exemple les technosciences), de croyances collectives (notre contrat social avec la nature), ainsi que des constructions associées du politique (gouvernementalité classique).
Plus particulièrement, nous avons considéré que les devenirs d’une ville dite durable interpellent en théorie au premier chef les modèles de développement, l’évolutivité de nos rapports sociaux à la nature, ou encore la place des technologies dans les grandes orientations de l’action. Nous avons alors jugé essentiel d’interroger tout à la fois discours et pratiques au fondement de l’action urbaine et aménagiste (registres de justification, logiques d’intervention et outils de mise en action). Si, dans le domaine de la ville comme dans d’autres, le développement durable a indéniablement amplifié la prise de conscience de la vulnérabilité des écosystèmes (Theys, du Tertre et Rauschemayer, op. cit.), et s’il a pu accompagner l’environnementalisation de certaines politiques locales (Hamman, Blanc et Henninger, coord., 2008), plusieurs arrière-plans épistémologiques (ex : savoirs de la modernité), symboliques (ex : vertus du progrès), praxéologiques (ex : inter-cognitivité) et axiologiques (ex : modèles de justice) nous sont apparus comme fort rarement discutés, par-delà l’avant-scène officielle des prophéties du changement ou encore de l’allant de soi du respect des générations futures (« nos enfants »).
Pour exemple, à l’exception de quelques écrits (Boissonade, Emelianoff, Genestier ou encore Reigner), peu nombreux sont, en France, les développements sur les conceptions de la ville en jeu dans l’intégration progressive de la durabilité dans les politiques urbaines. Or, concernant cette notion mère que constitue l’environnement, il est pourtant admis que la puissance publique française s’est construit un référentiel d’intervention de facture technique et normative (Charvolin, 2003), à des fins de rationalisation et de communication sur et pour l’action (Charles et Kalaora, 2001). Et, si ceci s’est fait aux dépens d’autres conceptions de l’environnement (notamment plus situées et sensibles), à la suite d’une bifurcation épistémologique dans les années 1960 (Theys, 2010), cette inclination se ferait surtout en correspondance étroite avec certaines acceptions de la ville, fonctionnalistes, voire néofonctionnalistes. En attestent, exemple parmi bien d’autres, la diffusion rapide, au nom du développement durable, du « concept » de villes intelligentes (smart cities), et le retour remarqué de la puissance organisatrice des réseaux et de ses coalitions de croissance (smart grids).
De même, peu de débats sont à recenser sur les valeurs (références morales, sociales et/ou esthétiques historiquement situées) et les principes (règles et normes) dont la durabilité serait porteuse pour l’action. Pourtant, les doctrines en vigueur sont bien, en théorie, questionnées, et ce dans leur propre construction historique, comme en témoigne le regain d’intérêt des acteurs de l’urbain pour les effets plus ou moins maîtrisés de la mixité sociale, ou encore pour les formes de solidarité historiquement défendues par les politiques publiques (Faburel et Roché, 2015). Or, les nouveaux partis pris défendus au nom du développement durable (sobriété énergétique, responsabilité écologique, adaptation climatique…) demeurent largement orphelins de telles lectures, comme si la durabilité était neutre axiologiquement. Les discours officiels se sont en fait longtemps cantonnés aux horizons promus par l’articulation des (trop) fameux piliers écologique, économique et social, non sans d’ailleurs amplifier les asymétries thématiques (Genestier et Jacquenod-Desforges, 2006). Vivable, viable… et équitable, voilà ce dont le développement durable devrait être le garant. Et ce, en France en tout cas, sans véritable mise en perspective dans quelques instruments pourtant présentés comme réfexifs (agendas, chartes, etc.).
Dévoilement d’impensés par des dispositifs dédiés à la complication des savoirs
Dans cette perspective de dévoilement, il est apparu que la recherche et l’action dialoguaient fort peu sur les arrière-plans ici visés. Nous avons alors considéré que, loin de toute intentionnalité, mais sans pour autant ignorer quelques dominations dans les différents champs et corps de métiers, ces impensés seraient d’abord le produit d’une inadaptation héritée des cadres organisationnels et des routines professionnelles. Que l’on juge le poids de l’emboîtement hiérarchique et descendant de l’action ainsi que celui de la sectorisation des domaines d’intervention et, dès lors, des champs de compétences face à la maïeutique que le développement durable serait censé recréer.
Ces cadres largement hérités, et les pratiques qu’ils conditionnent encore largement, rendraient souvent impensable de mettre réellement en débat héritages cognitifs et assurances pratiques, de même que nos productions scientifiques, leurs conditions socio-historiques d’émergence et de validation. Cette difficulté à la complication de savoirs dans leur diversité (Stengers, 2002) se lirait tant dans les discours et métiers de l’action territoriale que dans le domaine de la recherche : avec par exemple, pour les premiers, un fréquent lissage des disputes par la quête de l’« acceptabilité » sociale grâce aux dispositifs officiels de démocratie participative ; et, pour la recherche scientifique, une large aporie des controverses par une interdisciplinarité souvent par trop composée selon un accolement disciplinaire, donc pensée selon ses propres découpages.
Ce travail a alors souhaité réunir une diversité de sensibilités et de cultures théoriques et pratiques dans le cadre d’un emboîtement de dispositifs d’échanges. Le groupement était constitué de douze chercheurs-se-s en géographie, sociologie, urbanisme, architecture, sciences politiques, philosophie, ainsi que de groupes d’étudiants en urbanisme des Instituts d’urbanisme de Paris et de Lyon, d’architecture de l’École d’architecture de Montpellier… Surtout, avec l’aide de celle de Montbéliard, un partenariat avec cinq agences d’urbanisme a plus particulièrement donné lieu, de mai à décembre 2012, à un cycle de cinq ateliers territoriaux réunissant sur une durée de trois à quatre heures entre quinze et trente acteurs territoriaux.
Visant plus spécifiquement au premier repérage, in vivo, d’impensés et d’arrière-plans, ce cycle constituait la première des quatre étapes de notre travail d’ensemble1. Il s’y est agi plus précisément, sur la base de points de vue d’acteurs et de projets concrets, d’appréhender collectivement représentations, croyances, symboles, voire mythes plus ou moins vivaces ou émergents dans différents champs de l’urbain. Dans cette perspective, cinq thèmes d’entrée ont été définis conjointement avec les agences, de même que deux exposés ont été à chaque fois pensés conjointement pour amorcer les échanges. Ces exposés portaient sur :
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des actions discursivement promues ou instrumentalement enceintes dans le développement durable (observations directes ou expertises, planification ou programmation de projets, exercices de prospectives ou gestion servicielle…) ;
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des outils dès lors mobilisés et mis en œuvre : PLU (plan local d’urbanisme) et inter-SCOT (schéma de cohérence territoriale), agendas 21 locaux et chartes territoriales, démarches de labellisation et codes de bonne conduite, indicateurs de performance et classements de process…).
Plusieurs faits ressortent de chacune des analyses menées par atelier. Nous renvoyons au rapport final du travail d’ensemble (Faburel et Vialan coord., 2014). Toutefois, certains résultats sont apparus plus transversaux, aptes à dévoiler de manière convergente quelques champs d’impensés, et ainsi à mettre en lumière plusieurs des arrière-plans visés.
Ici, par-delà les justifications communes de l’agir (ex : défis écologiques) et les allants de soi qui peuvent les accompagner (ex : nécessaire transversalité des modes d’intervention), une nouvelle politisation de l’action territoriale se réalise au nom du « durable », offrant une véritable ressource de légitimation dans la recomposition des discours. Non sans parfois quelques facilités de langage (Mathieu, 2006). Surtout, pour ce qui nous concerne ici, cette politisation se fait en creux par une technique (re)devenue omniprésente. Cette dernière s’exprime certes selon l’œuvre séculaire de déréalisation propre aux savoirs métrologiques (Habermas, 1973), avec toutefois, comme nous le verrons, de nouveaux sujets de prédilection (ex : prospectives comportementales de la sobriété énergétique). Mais elle s’incarne surtout par la conversion de savoir-faire professionnels en normes de conduites, voire en véritables outils de et pour l’action territoriale.
La gouvernabilité du développement durable passerait ainsi par une ingénierie territoriale comme véritable technique, voire discipline, de gouvernement. Tout ceci loin de la seule perspective de la rationalité du pouvoir, de l’idéologie du contrôle, etc. des technocraties dites modernes (cf. Foucault, Marcuse, Ellul…), et de toute technophilie dont le déterminisme créateur a pourtant encore bonne presse dans les mondes de l’urbanisme et de l’aménagement (en raison notamment des logiques de corps et de leurs correspondances disciplinaires). En fait, cette gouvernabilité ferait advenir la durabilité non pas comme doctrine institutionnelle dans les politiques territoriales, au premier chef urbaines, mais comme référentiel dans le gouvernement des territoires urbains, référentiel compris comme système de valeurs, voire morale de l’action, qui explicite les liens établis par chaque acteur entre sa vision du monde, ses activités et les modes de justification qui leur sont liés (Müller, 2004, p. 373).
Nous prendrons tour à tour appui sur quelques-uns des résultats transversaux aux ateliers pour décrire cette place recouverte par la technique dans les divers sujets et actions débattus. Puis, nous analyserons plus particulièrement l’un de ces temps d’échanges qui, partant notamment de l’un des fétiches urbanistiques du moment (écoquartier), a particulièrement livré cette évolution de la gouvernabilité de et par la ville durable. La conclusion ponctue alors le propos sur un impensé premier et transversal de l’évolution ainsi décrite, celui de l’accompagnement démocratique de ce gouvernement par la technique.
Le développement durable : de quelques évolutions remarquées à la quête de réassurance professionnelle
Évolutions discursives et pratiques face à l’anomie doctrinale du politique sur le développement durable
Sans grande surprise, le développement durable est fort peu qualifié et encore moins défini lors de l’ensemble des ateliers. Nous retrouvons ce fait transversal également à l’issue de l’analyse d’écrits institutionnels et scientifiques, ou encore des enquêtes menées par les étudiants de master auprès d’acteurs de projets d’architecture ou de l’intervention urbaine. Comme déjà montré, nous assistons alors à une essentialisation institutionnelle de la durabilité par l’environnement, sans plus de questionnements, en tout cas lors des moments de rencontre. En ce sens, nous rejoignons Genestier et Jacquenod-Desforges (op. cit.) ou encore Béal, Gauthier et Pinson (coord., 2011), lorsqu’ils affirment que « l’apparition du développement urbain durable et sa diffusion ont contribué à naturaliser certaines solutions plutôt que d’autres dans les choix d’aménagement urbain » (p. 247).
Néanmoins, par-delà cette environnementalisation, est également à remarquer ces dernières années une lente réinterrogation, voire parfois une véritable complication de certains champs sectoriels plus historiques de l’action locale et des politiques territoriales, tels ceux des transports ou de l’habitat (dans des actions de rénovation urbaine par exemple). Cette évolution est motivée par une efficacité jugée de plus en plus limitée et une gestion de plus en plus dispendieuse du découpage sectoriel historique de l’action. Elle va parfois jusqu’à interroger différemment questions sociales et dynamiques territoriales, avec par exemple, dans le domaine des transports, une reproblématisation des polarisations urbaines par les réseaux et leur gestion. Non sans lien, alors, avec le néofonctionnalisme évoqué précédemment. Nous retrouvons l’une des lentes évolutions décrites par Hamman, Blanc et Henninger (op. cit.) et introduites par le développement durable dans certaines politiques locales.
Cette évolution parfois remarquée transite très souvent par une ouverture des espaces-temps dans la réflexion. En fait, tous les propos tenus ont eu pour caractéristique de se porter sur des horizons plus amples, prenant acte de l’incertitude croissante liée aux crises écologiques et économiques : dépassement des seuls périmètres géographiques de compétence, projections sur le temps long (en moyenne à vingt ou trente ans). Nous avons ici confirmation, mais par d’autres systèmes d’acteurs et à d’autres échelles géographiques d’intervention, de ce que les travaux de Rumpala ont pu décrire sur les récits institutionnels de l’action promus par le développement durable (2010). Il est vrai que « la proposition de durabilité semble l’expression de la sagesse la plus élémentaire. Faire intervenir activement la question du long terme dans une décision, tenter d’en imaginer les conséquences, se donner les moyens de les rendre discutables et repérables pour pouvoir prendre en compte leur éventuelle non-conformité par rapport aux anticipations qui ont justifié la décision, tout cela porte un nom : cela s’appelle penser » (Stengers, 1999).
Dès lors, et peut-être surtout ici, des pratiques des professionnels ont parfois connu quelques changements, certes par codification des formulations, normalisation des conduites, etc. (Villalba, coord., 2009), mais également, concrètement, dans des trajectoires d’appropriation dans des démarches inter-services, dans la définition des missions et tâches au sein des collectivités, dans les types de recrutement… Il est plus particulièrement à remarquer une hybridation lente de savoir-faire du fait de l’agencement de champs, de l’ouverture des horizons, mais également du côtoiement croissant plus ou moins volontaire d’une diversité d’acteurs (mondes associatifs, par exemple) dans des arènes territoriales beaucoup plus denses et multipolaires qu’auparavant (Tapie-Grime, Blatrix et Moquay, 2007). Cette évolution peut alors surtout donner lieu à quelques expérimentations méthodologiques, voire à des formes annoncées comme renouvelées de l’expertise proposée par l’ingénierie territoriale et les pourvoyeurs locaux de savoirs académiques (ex : ateliers d’innovation). De nouveau, ces expérimentations et expertises sont présentées comme mieux adaptées à des conditions devenues plus incertaines dans la production de l’agir.
Toutefois, ceci n’est pas sans souvent faire apparaître quelques faux-semblants : une interdisciplinarité sans des échanges conceptuels chez les chercheur-se-s, une inter-cognitivité sans véritable confrontation des champs de valeurs chez les praticien-ne-s. Surtout, un fait apparaît transversal. De plus en plus de praticien-ne-s émettent des réserves quant à la parole politique sur les devenirs durables des territoires. La durabilité souffrirait non seulement d’un manque de vision mais plus encore de cap. Par exemple, d’enquêtes menées auprès de collectivités sur les récits des politiques menées, « il ressort deux facettes sur la mise en récit du développement durable : on perçoit, d’une part, l’avènement de discours performatifs, structurés par le lexique et les valeurs du développement durable qui sont mobilisées afin de mieux organiser la gestion des villes et des régions, mais on constate, d’autre part, la difficulté des élites locales à afficher des valeurs communes à l’échelle de l’agglomération » (Faure, Teillet, 2011, p. 223). Et ce manque vaut aussi, c’est à remarquer, pour des domaines d’action pourtant jugés prioritaires dans tout bon aloi de la durabilité (cf. champs des transports et des nouvelles mobilités dans Reigner, Brenac, Hernandez, 2013).
C’est en fait particulièrement à l’aune de cette faiblesse de la parole publique qu’il convient d’entrevoir encore plus concrètement la production d’une « nouvelle » politisation de l’action territoriale, en creux, au nom du durable, par la technique.
Prospective sociale et savoirs techniques comme modalités de réassurance professionnelle
La réflexion politique, au sens du partage sur un commun à construire, ici par une territorialisation de l’agir, a eu au moins un effet particulièrement remarqué dans les ateliers, celui d’une volonté professionnelle clairement affichée de maîtriser des transformations présentées comme inéluctables… justement à défaut du politique. Lors de l’atelier de Tours, par exemple (Quels droits sociaux et devoirs écologiques de et dans la ville durable ?, 4 juillet 2012), les acteurs du territoire œuvrant à travers des structures institutionnelles (agence d’urbanisme) comme des associations citoyennes (Virage Énergie) ont montré qu’appréhender, s’approprier et prendre acte des enjeux énergétiques passait en premier lieu par une forme de « discipline » : baliser le temps pour s’obliger à penser les évolutions qui auront dû advenir, donc les politiques qui auront dû être mises en place à cet effet, et ce pour fixer des étapes et jalons qui représentent alors autant d’objectifs normés et échelonnés de réduction des gaz à effet de serre (backcasting). Ce faisant, l’étude sociologique conduite pour l’agence d’urbanisme et menée par un laboratoire de recherche sur les conditions d’acceptation du scénario Vivre post-carbone 2030, a alors mis en relief l’importance du relais collectif pour, par exemple, la réalisation de certains changements comportementaux, qui requerrait en fait un recours gradué aux autorités, avec dès lors la nécessité de repenser l’organisation politique et territoriale du post-carbone (facteur 4), certes à horizon 2030 et 2050, mais plus encore dès aujourd’hui.
Les ingénieries territoriales apparaissent donc vouloir sécuriser le futur proche, voire immédiat, du politique et, pour ce faire, tentent de rendre « tangibles » certaines évolutions plus lointaines. Surtout, elles s’obligent de l’intérieur des systèmes d’acteurs à prendre acte des transformations profondes qui, selon eux, vont inéluctablement advenir, et pour lesquelles l’action doit se reconfigurer et se maîtriser dès le présent. C’est ici que, partant de la turbulence, les approches techniques et, surtout en leur sein, les savoirs métrologiques, interviennent. Ces approches et savoirs ont même dominé dans les présentations et prises de parole, avec, pour ce faire, quelques rabattements assez évocateurs, que ce soit terminologiquement, avec l’exemple sobriété - sobriété énergétique - régulation des conduites sociales, notamment dans le champ de l’habitat à Toulouse, avec le cas de Familles à énergie positive (Quelle sobriété pour la transition socio-écologique de la ville durable ?, 18 septembre 2012), ou méthodologiquement, avec les modes de vie de la transition socio-écologique - scénario unique pour l’horizon du facteur 4 - unique projection d’adaptation sociale (à Tours).
En fait, la technique semble œuvrer à satisfaire un besoin de réassurance. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous la retrouvons, mais d’une autre façon, sur des thèmes plus éloignés. Même sur la question des savoirs habitants, elle affleure comme modalité première face à l’incertain (FNAU-Montbéliard : Quels savoirs pertinents de, dans et pour la ville durable ?, 6 décembre 2012). Posant également un regard prospectif, une certaine rationalisation de l’individu-sujet a pu apparaître, notamment par les découpages et catégorisations propres à l’entendement technique, louant alors les vertus des aptitudes non moins techniques et compétences professionnelles des gens pour la reconnaissance des savoirs dits habitants et dans leurs mobilisations. Or, ici comme ailleurs, cette rationalisation, dont les fameux « savoirs d’usage » et le « savoir être » participent comme euphémisation du social, permet en retour d’asseoir la légitimité d’acteurs opérationnels de la médiation d’abord professionnelle et, par là même, de couvrir d’un voile pudique l’embarras occasionné par une question démocratique devenue critique. Nous y reviendrons en conclusion du propos.
Toutefois, ce sont bien, de prime abord, des constructions cognitives assez conventionnelles qui ont été données à voir ; celles qui fondent en raison la maîtrise, technique, de l’action dans le respect des questions d’abord adressées au présent des métiers, et ce faisant dans la pratique outillée de l’existant (à l’exemple de l’inter-SCOT et du PLU communal couplé à l’élaboration d’un Agenda 21 pour la sobriété à Toulouse). Mais, plus encore, ce qui est proposé est une auto-réalisation politique de l’intérieur des systèmes d’action territoriale, avec comme leitmotiv une prospective devenue incontournable dans les discours comme forme de sécurisation de l’action. Et le développement durable, par l’ouverture spatio-temporelle à laquelle il conduit mais aussi par la complication à laquelle il prédispose entre champs sectoriels plus historiques des politiques territoriales, apparaît comme l’opérateur premier.
Prenant appui sur l’analyse plus spécifique d’un atelier, nous souhaitons montrer comment une (re) politisation s’opérerait par la technique, au travers des formes de la régulation, des outils utilisés, des processus de capitalisation et circuits de diffusion et des acteurs dorénavant impliqués. Cet atelier s’est tenu le 27 juin 2012 à l’Agence d’urbanisme de Béthune (AULAB) et a réuni vingt personnes2. Il s’est agi de questionner la portée professionnelle de référentiels et autres guides, de même que classements, labels et prix. Toutes les citations de la partie suivante (en italiques) en sont tirées.
La performance instrumentale et managériale du développement durable : du modèle au référentiel
Du projet municipal d’écoquartier au manifeste professionnel inter‑territorial, en passant par un guide opérationnel de la Région
Les années 2000 marquent un grand tournant dans l’approche du développement urbain à Béthune. S’inspirant des projets d’écoquartiers visités à l’étranger et notamment à Fribourg (Allemagne) et à Utrecht (Pays-Bas), le maire souhaite toutefois s’en distinguer : il prend en effet le parti de concevoir un écoquartier sur du tissu urbain existant et non en créant un nouveau quartier. Deux desseins se succèdent dans la trajectoire du projet du quartier Testut, qui figure dès les années 1980 parmi les cent plus dégradés de France : d’abord l’excellence technologique (panneaux photovoltaïques, approches bioclimatiques…), puis l’excellence architecturale. À partir du milieu de l’année 2007, les habitants découvrent, au jour le jour et à travers les panneaux publicitaires, plusieurs projets d’architecture (notamment de tours) imaginés sans concertation. Lors des élections municipales de mars 2008, le mécontentement général trouve à s’exprimer par les urnes. La nouvelle municipalité reprend la démarche telle qu’elle avait été arrêtée à la mi-2006, en étendant le périmètre du projet à la gare.
L’urbanisation du quartier entre dans la phase opérationnelle, ce qui conduit en premier lieu les autorités à transformer en profondeur le plan d’occupation des sols (POS) de Béthune, qui « n’était pas du tout en harmonie avec les orientations qui figuraient dans le projet de l’écoquartier ». On introduit alors par le PLU de la « souplesse », afin que dans certaines zones du territoire classées en renouvellement urbain, tel le quartier de l’Horlogerie, ce soit « le projet qui fasse la règle ». Pour assurer cette diffusion, une Approche environnementale de l’urbanisme (AEU) est mise en œuvre avec l’ADEME. Et, lorsque l’association HQE (Haute Qualité environnementale) a lancé ses premiers tests, la ville de Béthune lui a proposé d’inscrire l’opération Testut comme site expérimental. Cela lui permettait également ensuite, à partir de 2010, d’envisager de quelle manière elle pouvait « contribuer à la définition d’une norme aménagement de haute qualité environnementale », en devenir à l’échelle nationale.
Le cahier des charges de l’écoquartier Testut a alors permis à un autre acteur, à savoir l’aire métropolitaine de Lille, d’avancer sur le sujet du renouvellement urbain. Ce projet local s’est donc élargi à une politique valant pour l’aire entière. Celle-ci réunit quinze intercommunalités françaises et belges, accueillant plus de 3,8 millions d’habitants. Dans le domaine du développement durable, les outils principaux de la convergence territoriale sont une charte pour le développement urbain durable et surtout un guide du renouvellement urbain durable en Nord-Pas-de-Calais. La manière dont le renouvellement urbain durable est appréhendé dans ce guide offre une « vision intégrée de l’urbanisme, rendant compte de l’approche managériale plus participative, centrée également sur la question du suivi de l’évaluation, de la capitalisation des actions ».
Ces outils reliant deux échelles donnent de prime abord à voir la lecture et l’appropriation que les acteurs territoriaux font du développement durable. Et, si les professionnels ayant rédigé le guide ont pu se demander à l’époque quels en seraient les prolongements et adaptations et de quelle manière « les collectivités allaient s’en saisir », il s’est avéré que ce document a rencontré chez elles un vif écho. Lille Métropole a par exemple produit dans la foulée sa charte écoquartiers, en le reprenant une grande partie. Cette charte a donné lieu, selon les dires d’acteurs, à une dynamique d’apprentissage collectif, avec les élus et les techniciens des villes de la communauté urbaine.
Enfin, toujours au titre de cette diffusion, à la fois des discours et des outils, et des circuits empruntés, la ville de Lille a défini dans le cadre de son Agenda 21 « tout un volet dédié à la ville globale », considérant que la ville durable doit se penser non pas en extension mais à partir des friches existantes, constituant autant d’atouts pour son développement, afin de faciliter sa mutation sociale et écologique. S’inspirant également du cadre de référence européenne pour la ville durable (RFSC), la Ville de Lille a donc établi un cadre stratégique écoquartiers, orienté vers la ville durable, en associant tous les opérateurs de l’aménagement et notamment les bailleurs pour construire une vision commune du développement durable. Ce document correspond à un « outil de benchmarking spécifique à la Ville de Lille », au sein duquel les bonnes pratiques sont recensées, dont en premier lieu celle de l’écoquartier qui nous occupe ici.
Pour asseoir cette autre diffusion, le premier chemin emprunté a consisté à s’appuyer sur les appels à projets d’écoquartiers régionaux, lancés conjointement par l’ADEME et le Conseil régional, et nationaux, lancés en 2009, 2011 et 2013 par le ministère du Logement, de l’Égalité des territoires et de la Ruralité. L’idée phare du premier appel à projets consistait à considérer qu’en finançant des « projets exemplaires, à forte ambition en matière d’aménagement durable et de développement durable », et accompagnés par les agences locales d’urbanisme, des enseignements pourraient être tirés afin que « cette culture se diffuse très largement et que les principes fondamentaux de cet urbanisme durable se généralisent ». Surtout, voie plus remarquée au moment de notre atelier, les mêmes acteurs de l’aménagement et de l’urbanisme du Nord-Pas-de-Calais ont établi un document d’expérience, synthétisant les enseignements et les acquis des divers outils d’aide existants. Pour évoquer ce prolongement, ils emploient le terme de Manifeste pour des projets d’urbanisme durable en Nord-Pas-de-Calais, appelé à figurer dans la révision du SRADDT (Schéma régional d’aménagement et de développement durable du territoire).
S’il se retrouve sous d’autres formes et parfois pour d’autres contenus, mais toujours vanté par le développement durable (ex : région Bretagne autour des modèles de l’aménagement en grand périurbain), que peut-on déduire de ce foisonnement d’outils, de ce mouvement ascendant de capitalisation, de ses circuits de diffusion, ainsi que des formes de régulation ainsi entrevues ? Comment une opération décrite comme emblématique (Testut à Béthune) permet-elle autant d’embrayer du local pour se présenter un temps comme micro-modèle de l’action territoriale à l’échelle métropolitaine (« celle-ci a pu interpeller un certain nombre de politiques régionales et nationales ») ?
L’emprise technique du développement durable : construction d’une communauté professionnelle, naissance d’un nouveau référentiel
En premier lieu, dans des contextes de maîtrise devenus bien plus incertains, les domaines de l’aménagement local et de l’urbanisme opérationnel doivent, comme plusieurs autres, prendre la mesure du développement durable. Le foisonnement instrumental en est alors un moyen premier, celui du tâtonnement imposé et de la réassurance recherchée (supra). « À la rigueur, qu’il y ait beaucoup d’outils, moi, je trouve que c’est tant mieux parce qu’il y a plein de façons d’aborder les questions d’aménagement et d’urbanisme ». Il permet d’appareiller diversement l’action, non pas seulement par des mots d’ordre descendants, des injonctions officielles ou encore les impératifs catégoriques de conférences internationales, mais bien plus de manière concrète et opérationnelle, à l’échelle de systèmes dorénavant plus horizontaux et labiles d’acteurs.
Dans le prolongement, cette quête adaptative propre à la culture du risque et aux évolutions tendancielles apparues ces trente dernières années dans les logiques et conduites de l’action (Gaudin, 2004) permet aux acteurs de manifester un agir certes plus divers, mais également présenté comme autre : bien moins dans le seul respect du commandement réglementaire des politiques territoriales par l’État central que dans la correspondance post-régalienne aux politiques de la récompense qu’il a engagées et de leur pilotage stratégique à distance (Epstein, 2009) – donc à défaut de politiques publiques impulsées d’en haut mais au profit de la conversion managériale par les nouveaux instruments de l’action publique (Lascoumes, Le Galès, 2004).
En évolution, cet agir permet par exemple ici, par l’innovation produite (terme que les acteurs utilisent fréquemment lors des échanges), de faire référence à d’autres échelles (« contribuer à la définition d’une norme aménagement de haute qualité environnementale ») et, ce faisant, d’être reconnus par leurs pairs pour alors forger une réputation. Il revalorise leur rôle social historique (Genestier et Jacquenod-Desforges, op. cit.).
Ici, toutefois, le sens remontant des chemins empruntés, de l’écoquartier au manifeste territorial en passant par le guide de l’aire urbaine, est un attribut légitimaire premier. Certes, du fait même du rôle joué par le projet Testut, nous retrouvons l’un des effets politiques des écoquartiers, celui d’une actualisation des modalités instrumentales de la régulation managériale évoquée : une culture de l’adaptation avec pour mot d’ordre l’accompagnement aux défis socio-écologiques (Faburel et Roché, op. cit.). Surtout, le respect des singularités locales dans le processus de territorialisation a pu servir de registre de justification d’une production tout à la fois ancrée, donc représentative des problématiques dont ces acteurs ont la charge première, et continue dans l’enrôlement dès lors réalisé et dans la composition chemin faisant d’un système d’action. « Il faut quand même faire l’effort de territorialiser tous ces outils pour qu’ils puissent réellement s’appliquer de manière opérationnelle à un terrain ou à une opération. »
Enfin, et plus encore, si le foisonnement démontre en théorie la capacité des acteurs à agir diversement (innover par l’expérimentation – autre terme largement employé –, tester certains choix, en tirer collectivement des enseignements, les valoriser par apprentissages successifs), il permet surtout, dans un contexte politique non moins incertain localement (ex : Béthune), de réguler, et bien plus encore de s’autoréguler, si l’on en juge par l’enjambement des temps électifs (2000-2012) et par les discours d’affranchissement du politique. Tout en insistant sur ce qu’ils disent n’être qu’un simple rôle de techniciens, au service du corps politique local. « Mais après, à l’échelle de l’aménagement, il faut être pragmatique […] Nous, on ne peut être que force de proposition auprès des élus, auprès des instances, et en plus, paradoxalement, vous devez faire vite pour être efficace. »
C’est particulièrement à la croisée de cette innovation territoriale recherchée pour manifester la valeur de ce « nouvel » agir et de l’autorégulation professionnelle pour son efficacité que la technique est alors pleinement investie, dans un sens double. S’il se produit, comme décrit précédemment, une technicisation particulièrement aiguë des sujets et lectures, plus encore, elle oriente les regards apposés sur quelques enjeux de l’irréversibilité, et ce faisant de la construction des modes d’intervention et de la composition du système d’acteurs dorénavant légitimes.
Tout d’abord, les problématiques de l’énergie sont ici aussi fort présentes (« On voit des opérations techniques où l’énergicien a un rôle de plus en plus important »). Mais, dans un tout autre registre, les formes imagées de la communication de projet le sont tout autant. Sujets centraux des échanges, elles sont présentées comme des enjeux premiers pour la mise en action, et plus encore en déterminent la conduite. Ici, l’euphémisation qu’elles permettent du social pour la réception de la performance des outils décrits en est un exemple vif. Par cette euphémisation, les acteurs s’adressent directement, dans l’urgence et l’incertain, aux publics, orientent les représentations et imaginaires, sans toujours les détours nécessaires par les arènes légitimes de la gestion historique des affaires communes, et encore moins par ses scènes participatives.
Surtout, nous assistons dans ce cadre à la montée en puissance de certains acteurs, plus affranchis des relations hiérarchiques avec la tutelle politique locale : depuis la recherche technique et opérationnelle sur contrats par des organismes territoriaux d’expertise… jusqu’à certaines associations de professionnels et organes techniques de labellisation. Et, fait remarqué, cette montée en puissance et la composition ainsi renouvelée des tours de table participent activement du découpage, par la technique indiciaire (cf. tableaux de bord d’indicateurs), de l’évaluation de l’action, donc de l’autorégulation mentionnée. Tout ceci en vue de la reconnaissance des performances de l’aménagement par les classements, labels et prix auxquels ces indices permettent de prétendre. Le référentiel – cette fois-ci non pas au sens donné au début de notre propos, mais à celui plus remarqué dans le domaine du développement durable (somme de critères proposant des cadres à l’action par retours d’expériences) – ainsi que son alter ego, le benchmarking (comparaison par indicateurs de performance… servant justement à définir ces critères), en sont des constructions premières.
Cette évolution incarne alors certes la quête adaptative nouvelle, la diversité qu’elle vise, les notoriétés qu’elle octroie… mais plus encore l’autonomie de jugement et d’action qu’elle donne par la fixation des critères, la réalisation des évaluations et la communication à laquelle les résultats ainsi produits président. « Le guide de renouvellement urbain durable, on a eu à cœur à l’époque, ensemble, de lui trouver justement toute une série d’indicateurs que je pense assez précis, qu’il faudra certainement actualiser, même millésimer, parce que tout ça change vite, très vite. » C’est donc d’abord pour faire évoluer registres de justification et répertoires d’action que la technique s’avère particulièrement efficace, tout à la fois en guidant et en promouvant les processus décrits. Elle arme autrement l’action à l’ère de la concurrence généralisée entre les territoires et de la nécessité de se singulariser en faisant référence, de même qu’au moment corrélé où l’orientation doctrinale du politique sur le développement durable suscite, au mieux, une question chez les praticiens réunis.
Les divers outils techniques et dispositifs de régulation des territoires permettent aux différents acteurs de se faire progressivement connaisseurs en maîtrise de la chose durable, donc de se positionner comme experts en la matière, mais plus encore de codifier le terme, et ainsi de se placer comme légitimes pour définir et orienter la portée politique de projets, leur récit mobilisateur et ordre symbolique, au nom d’un impératif de durabilité négocié, cette fois-ci, de l’intérieur (cf. Manifeste pour des projets d’urbanisme durable). Nous comprenons mieux, alors, pourquoi tous les acteurs présents ont insisté sur la difficulté croissante à partager leurs « convictions » en matière de durabilité tant avec le personnel politique local qu’avec le « grand public ».
En définitive, nous serions face à une véritable dynamique de dépolitisation/repolitisation via la technicisation impliquée, dans ce qu’elle permet certes de montrer de la capacité des acteurs à agir par l’innovation, mais plus encore à tirer profit de l’expérience pour irriguer d’autres types de projets et de démarches, et surtout, dans ce processus, à s’auto-évaluer et ainsi à s’autoréguler. Ces praticiens affirmeraient en ce sens non seulement l’existence d’une communauté professionnelle, mais plus encore un référentiel apte à faire circuler et à adopter des formes, voire des modèles d’action… pleinement politiques. Toutefois, si, sous couvert du caractère systémique et prétendument syncrétique, le développement durable offre aux professionnels un terrain d’expérimentations singulièrement vaste au sein duquel ceux-ci érigent des repères et légitiment du même mouvement leurs savoirs et pratiques… il construit par là même d’autres espaces de pouvoir, parallèles, tout ceci sans véritable contrôle social.
L’impensé premier du développement durable : les questions démocratiques adressées à cette technique, disciplinaire, de gouvernement et à sa mise en récit
La technique donne alors à voir bien d’autres « performances » du développement durable, non plus simplement celle qui légitime par l’essentialisation environnementale à l’ère de l’indécidabilité, mais bien plus :
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pratique (ex : expériences de l’innovation et leur reconnaissance par la création d’une communauté professionnelle) et axiologique (ex : affirmation de « convictions » faisant droit à la technique – énergétique, par exemple –, convictions diffusées par un manifeste professionnel),
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symbolique (ex : renfort de la maîtrise professionnelle par l’urgence de l’incertain) et épistémologique (ex : regain des savoirs nomothétiques et de leurs techniques intellectuelles requis par la prévision des praticiens).
C’est dans ce registre performatif du développement durable que doivent alors être situés référentiels, guides, labels, prix et autres récompenses. Cheminant par les scènes locales du projet architectural ou urbain, par les instances de normalisation et de légitimation, par des dispositifs plus ou moins imposés d’acculturation et d’apprentissage ou d’accompagnement, ces outils se présentent comme de véritables projets politiques d’un impératif fixé de l’intérieur du système.
Pour ce faire, loin a priori de toute doctrine institutionnelle, ce projet politique compose un référentiel, au sens des sciences politiques, celui qui permet à chaque acteur de se situer, par énaction3, dans une communauté, de se positionner au sein d’un champ de forces et ainsi d’asseoir son statut, de légitimer son intervention dans un domaine (Müller, op. cit., p. 373). Loin de sa définition usuelle dans les champs opérationnels de l’action, ce référentiel convertirait un gouvernement par la technique… en technique de gouvernement (Foucault, 1975). La technique serait alors bien, ici comme ailleurs, un dispositif de pouvoir, celui d’organes extra-institutionnels de contrôle conduisant à des pratiques d’auto-gouvernance (Beaulieu, 2005).
Cette technique officierait comme discipline en fondant un entendement du commun, non seulement par le biais de la revivification des pratiques orientées par les savoirs logico-formels historiquement ancrés dans l’aménagement, l’urbanisme ou encore l’architecture4, mais plus encore par des symboles véhiculés et des valeurs défendues dans les modes, instrumentaux, d’intervention qu’elle propose. Le développement durable jouerait ainsi un rôle premier, moins par l’impératif institutionnel qu’il diffuse que par la turbulence politique qu’il introduit dans la gestion locale.
Toutefois, la neutralité prétendue de ces outils techniques et de régulation, et ce faisant de la communauté professionnelle d’experts territoriaux ainsi (re)constituée, conduit à ce que les praticiens ne soient pas pour autant tenus pour responsables d’un point de vue social et politique du référentiel qu’ils se construisent. La question des cadres démocratiques de ce réarmement de la politique territoriale par l’inclinaison techniciste du développement durable se pose dès lors. Il est vrai que la technique est d’abord une construction sociale du pouvoir (Feenberg, 2004). Or, même si la culture paternaliste est encore fortement ancrée dans les territoires du bassin minier (« C’est quand même très compliqué aujourd’hui dans une Approche environnementale de l’urbanisme d’amener un élu à dire “oui, il faut informer la population des avancées” ; ce n’est pas du tout dans la mentalité de ce territoire »), les participants réunis à Béthune ne s’ouvrent pas à ce qui, par exemple, se joue pour la construction démocratique en matière d’orientation des conduites sociales, et plus encore de gouvernement des corps et de l’intime (Boissonade, 2011 ; Renauld, 2014). Les écoquartiers, projet Testut à partir duquel les outils de régulation embrayent ici, en sont pourtant souvent un vecteur premier.
Jamais désignés comme centraux lors des échanges, à l’exception du dernier atelier qui leur a été consacré (FNAU-Montbéliard, 6 décembre 2012), les enjeux démocratiques et plus précisément les questions habitantes relatives à la fabrication par l’aménagement d’un habiter la ville durable ont révélé, comme chez bien d’autres praticiens, un embarras quant au statut phénoménologique, épistémologique et axiologique du public visé par les actions ainsi construites et conduites. Si les scènes participatives instituées structurent toujours plus les processus décisionnels, si les savoir-faire de l’« acceptabilité » sociale irriguent toujours plus la parole publique et les discours des praticiens, l’habitant comme sujet situé, développant attaches et ancrages, animé lui-même tant de convictions que d’affects et d’habilités (Faburel, 2013), ainsi que la diversification de ses engagements individués et de ses formes de mobilisations dans l’espace public (Ion, 2012) demeurent un impensé remarqué dans l’ensemble des échanges conduits à l’occasion de ce programme sur la ville durable. Particulièrement dans les documents analysés à cette fin, tant scientifiques que techniques ou institutionnels. Tout ceci malgré les discours sur la « gouvernance partenariale et participative » (Faburel et Vialan, op. cit.).
Cependant, ce qu’on pourrait de prime abord tenir pour un défaut de réflexivité des praticiens réunis est à relativiser grandement. Certes, cette situation traduit des héritages vivaces, que ce soit dans la construction des compétences professionnelles, avec ici une dépendance encore forte aux savoirs techniques, ou dans la répartition sectorielle des prérogatives de l’action, ou encore dans les formations universitaires en urbanisme ouvertes tardivement, voire toujours pas, à de telles constructions sociales du développement durable. Mais, comme a pu l’indiquer Jollivet, « l’idée de développement durable est une puissante invitation à un exercice d’auto-réflexivité que l’humanité s’adresse à elle-même sur la base de ses expériences passées » (2001, p. 115). Ainsi, au gré des échanges, plusieurs points de vue, puisant bien plus dans des trajectoires et expériences personnelles de praticiens, ont provoqué quelques bifurcations, le plus souvent en toute fin de séance.
À Lyon, c’est à la suite du deuxième exposé introductif de l’atelier (Quelle(s) nature(s) de bien-être de et pour la ville durable, 24 mai 2012), sur la propreté globale des espaces publics et le sentiment (individuel) de bien-être, que la question des conceptions professionnelles de l’habitant a surgi dans le débat. Lors de l’atelier de Tours (4 juillet 2012), c’est après l’énoncé des scénarios prospectifs de changements de modes de vie et durant les échanges sur les rapports sociaux à l’énergie que la facture participative de l’étude proposée a suscité débat. À Toulouse (18 septembre 2012), c’est en revenant en toute fin d’atelier, notamment de la part d’un militant associatif, sur le sujet même de la sobriété, d’abord phagocyté par celui de l’énergie (sujet « maîtrisé »), pour en aborder alors les implications de nouveau dans les modes de vie d’une agglomération polycentrique, que le thème des valeurs de l’action a pu commencer à être envisagé. Enfin, lors de l’atelier béthunois, c’est en questionnant tardivement les effets des nouveaux outils de la régulation territoriale que s’est ouvert le débat sur l’utilité professionnelle de la participation des habitants.
Mais, comme l’un des acteurs de cet atelier le signifie clairement, cela « échappe complètement à l’échelle qui est la nôtre » et cela nécessiterait de « revoir l’ensemble du système de conception et d’organisation ». Non d’ailleurs sans recourir à quelques arguments, somme toute classiques, mais figurant également quelques « convictions » politiques, comme l’incompatibilité présumée entre la satisfaction de la demande des habitants et les objectifs de durabilité inscrits dans le temps long, et dès lors la nécessaire libération du temps de la concertation pour d’abord « former les habitants » à la durabilité (« C’est souvent la satisfaction du besoin individuel qui nous a conduits à cette impasse actuelle de consommation délirante où l’on épuise la planète. Il va bien falloir à un moment que l’on accepte que faire de l’urbanisme durable, c’est aussi à l’encontre de ce que veulent les gens. »)
Nous demeurerions dès lors encore globalement enceints ici dans le grand partage moderniste savoirs/pouvoirs, dans les habitudes de la rationalité technique de l’agir et sa culture de la maîtrise par les disciplines expertes (Foucault, 1994). Et ce, même si cette gouvernementalité est actualisée par le registre managérial d’une gestion dorénavant durable ou encore dans ses référentiels d’action par l’adaptation aux nécessités socio-écologiques. L’enjeu de l’avènement sui generis d’un modèle territorial d’action par le développement durable demeure alors selon nous entier face à de tels chemins de dépendance. Il vient ainsi mettre en débat, au moins à partir de ces quelques cas français d’étude, certains points de vue sur l’éventuelle portée au changement du développement durable. « Contrairement aux précédents discours urbanistiques de la modernité (charte d’Athènes, 1933), [le discours sur “la ville durable”] ne propose aucun modèle formel général à appliquer, aucune solution globale à retranscrire partout de façon identique : chaque territoire doit trouver sa formule (charte d’Aalborg, 1994). Autre originalité de ce discours : il ne provient plus de professionnels mais d’ONG, d’élus, d’associations spécialisées… » (Levy et Emelianoff, 2011, p. 13).