Des processus conjoints de désocialisation et d’appropriation
La question de la durabilité urbaine a été en bonne partie désocialisée au cours d’un processus d’appropriation de plus en plus lâche de la problématique par des corps professionnels et d’élus. Cette question a été désocialisée au regard de ses fondements historiques mais aussi des appréhensions plus récentes qui sont à l’origine du concept et qui posent des problématiques transversales, socio-écologiques, que ce soit en termes de justice environnementale et de partage des ressources, d’économie écologique ou de gestion en bien commun de l’espace, par exemple. Cette première forme de désocialisation résulte donc d’appréhensions sectorielles et d’un rabattement sur des questions environnementales réduites le plus souvent à leurs aspects techniques. Pour une autre partie, la question de la ville ou de l’urbanisme durables a été très peu socialisée, au sens d’une appropriation sociale par les populations et des choix politiques qui l’autorisent. En conséquence, la question de la durabilité urbaine a eu tendance à se dépolitiser, y compris sous le coup de la recherche scientifique et des nombreuses réappropriations politiques, et bien sûr des cohortes d’acteurs privés.
Il reste sans doute des lieux d’action socio-environnementale dans les territoires, mais combien de perles pour combien de coquilles creuses ? Combien de processus de cristallisation arrêtés en chemin ? Combien de réseaux municipaux transnationaux livrant des combats remarquables pour combien d’associations de maires n’y voyant qu’un moyen de promotion territoriale ?
Mon intention n’est pas d’être pessimiste mais de souligner que nous n’avons pas assez travaillé collectivement ni de manière assez offensive face aux forces de désactivation, de déni et de distorsion de la problématique et des enjeux de la ville et de l’urbanisme durables. Cette problématique a été posée de manière politique et sociale à de multiples reprises, en 1986 par exemple, dans un ouvrage fondateur pour l’urbanisme durable, dirigé par Sim Van der Rynn et Peter Calthorpe ; en 1994, dans le livre de Haughton et Hunter consacré aux villes durables, qui met l’accent sur la justice environnementale ; ou encore en 1996, dans le rapport de la Commission européenne sur les villes durables, plutôt dissonant sur un plan politique.
Reprenons rapidement le fil de l’histoire. La ville durable – sustainable city – est devenue au cours des années 2000 un référentiel pour l’action publique. Cette expression renvoie principalement à une ville capable de se maintenir dans le temps long et de faire face aux enjeux environnementaux, sociaux, économiques et culturels du Global Change : en tentant de s’y adapter, mais surtout en se transformant. Le mot « ville », dans l’expression « ville durable », réfère au gouvernement local, à une puissance d’action politique plus qu’au cadre géographique. La notion s’est imposée dans la première moitié des années 1990 en étant portée par des réseaux de villes environnementalistes, avant de se banaliser comme référentiel de l’aménagement et de l’urbanisme dans nombre de pays.
Largement instrumentalisée par des politiques d’attractivité ou de développement économique, l’expression a été appropriée de diverses manières. Selon la nature de leur engagement politique, les collectivités locales forgent des cadres de vie partiellement et ponctuellement renouvelés ou expérimentent de nouveaux modes d’urbanisation, de nouvelles trajectoires de développement dans de rares cas. Leurs mises en réseau transnationales les ont récemment instituées en acteur politique collectif dans le champ de la régulation de l’environnement global. La nouvelle diplomatie des villes à l’égard du climat s’explique aussi par leur extrême dépendance aux énergies fossiles et la volonté de réduire leur vulnérabilité.
Une opérationnalisation sous contrainte
En dépit de la nouveauté de ces enjeux et de leur caractère encore prospectif, les idées socle de la ville durable ont été posées dès le début et tout au long du XXe siècle. On les trouve précisément dans les travaux de l’urbaniste et biologiste écossais Patrick Geddes, prolongés par deux de ses disciples, le sociologue Lewis Mumford et l’architecte Ian McHarg, une figure fondatrice de la planification écologique. Ces auteurs formulent un projet de restauration écologique et sociale des villes existantes très proche de celui de la ville durable, en s’opposant aux urbanistes qui, tel Ebenezer Howard, défendent la création de villes nouvelles et de ceintures vertes pour désengorger les métropoles. Ils s’écartent aussi des préceptes hygiénistes, en refusant le productivisme économique et l’utilitarisme qui les fondent, dans la lignée d’une tradition critique écossaise virulente, portée par Thomas Carlyle puis John Ruskin. Sur la base d’une redéfinition de la richesse, Patrick Geddes et ses disciples proposent de redévelopper les villes à partir de leurs ressources endogènes, naturelles et culturelles, de leurs énergies civiques et sociales. Geddes exhorte les élus des villes « paléotechniques » à changer d’ère, en substituant au charbon une électricité d’origine renouvelable.
Dans les années 1950, le sociologue Lewis Mumford, à la recherche d’un « nouvel urbanisme », actualise cette vision en dénonçant l’adaptation de la ville à l’automobile, la fascination des architectes et des urbanistes pour la technique, la fonctionnalisation et l’individualisation des modes de vie devenus consuméristes. Il prône la végétalisation et l’organisation polycentrique des métropoles, la densification des couronnes périphériques, la mixité fonctionnelle et sociale à l’échelle des quartiers. Ian McHarg déploie ensuite une méthode de planification écologique permettant de protéger la place et les fonctions de la nature en ville, en concentrant l’urbanisation sur les terres à moindre valeur agricole ou naturelle. McHarg défend l’idée de « services rendus par la nature », pour la protection contre les inondations et tempêtes littorales, le rafraîchissement du climat urbain, la minimisation des risques naturels en ville, tout en montrant les dimensions esthétiques, émotionnelles et affectives des rapports à la nature.
Le premier ouvrage sur les communautés « durables », paru aux Presses californiennes du Sierra Club, s’inscrit dans le droit fil de ces réflexions (Van der Ryn, Calthorpe, 1986). Il réunit des pionniers de l’architecture écologique et précise les contours du new urbanism, le pendant nord-américain de l’urbanisme durable. Ses protagonistes instituent au lendemain du Sommet de Rio, en 1992, les Congrès internationaux du new urbanism, soixante ans après le premier Congrès international de l’architecture moderne (CIAM).
Ces courants d’urbanisme écologique au sens politique, renforcés et enrichis au cours du XXe siècle, n’ont commencé à peser sur les politiques publiques que lorsque le contexte le rendait obligatoire, inévitable. Ce projet socio-écologique urbain n’a en effet cessé d’être marginalisé tout au long du siècle. Il n’acquiert un début d’opérationnalité que sous l’effet de contraintes « exogènes », à la charnière des XXe et XXIe siècles. Cependant, la vigueur de la crise énergétique et climatique actuelle n’a pas encore acquis une portée comparable aux crises sanitaires qui ont donné naissance à l’hygiénisme, aux destructions consécutives aux deux guerres mondiales, qui appelaient une reconstruction urgente des villes. C’est pourquoi l’urbanisme durable ne s’impose pas avec la même puissance ou évidence que l’urbanisme hygiéniste au XIXe siècle et l’urbanisme moderne au XXe siècle.
La reconnaissance et l’opérationnalisation du référentiel de la ville durable se sont jouées en trois temps :
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Elles sont balbutiantes dans la période post-68, traversée de mobilisations citoyennes contre le tout-automobile, pour la piétonisation des centres, la nature en ville ou la démocratie directe. La contre-culture a nourri une écologie politique qui a déployé les thèmes de la critique anti-utilitariste, mais n’infléchit qu’à la marge les politiques publiques.
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Elles s’affirment après les chocs pétroliers en restant très fragiles, déclenchant de nombreuses expérimentations dans les villes états-uniennes : ordonnances solaires, énergies renouvelables locales, maisons « low-cal » et amorce d’une transition énergétique. L’ouvrage Self-Reliant Cities écrit par David Morris (1982) explicite cette transition énergétique urbaine, enrayée par la contre-offensive des grands groupes énergétiques et automobiles qui rachètent et ferment les sites de production d’énergies renouvelables après l’élection de Ronald Reagan (Scheer, 2007). Les premiers travaux académiques portant sur les liens entre morphologies urbaines et consommation d’énergie datent également de la fin des années 1970.
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Un nouveau pas est franchi au lendemain de la parution du premier rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), en 1990, date à laquelle se constituent des réseaux de villes dédiés à la durabilité et au changement climatique, à l’origine de la campagne européenne des villes durables, de la charte d’Aalborg et plus tard de la Convention des maires. À la question de la raréfaction des ressources s’ajoutent celles du dérèglement des grands cycles biogéochimiques, des limites des capacités d’épuration de la biosphère et de l’altération des grands compartiments terrestres. Les villes entrent dans l’ère du Global Change, avec son cortège de questions sociales, économiques, culturelles… Des associations de villes telles que l’ICLEI (International Council for Local Environmental Initiatives), appuyées par les institutions internationales et européennes, traduisent ces enjeux en outils, en promouvant une nouvelle génération de politiques urbaines : Agendas 21 locaux, plans Climat, éco-budgets, éco-construction, éco-transport… Des milliers de villes sont entraînées dans ces programmes, des « nords » aux « suds », appuyées ensuite par les États.
Globalisation de la question écologique et renouvellements épars de la pensée urbaine
Du côté des scientifiques, on peut distinguer deux grandes veines de travaux sur la ville durable. Les premiers, dans la période 1965-1990, s’attachent aux conditions d’une plus grande autonomie matérielle et politique des villes, dans la lignée des mouvements pour la décentralisation qui s’affirment dès la fin du XIXe siècle. Les recherches sur le métabolisme urbain voient le jour. La dépendance au pétrole avive les critiques de la structuration des villes par l’automobile. Les ouvrages californiens sont les premiers à expliciter les termes de « villes autosuffisantes », « communautés durables », « villes durables », puisant leur inspiration dans les expériences et les réflexions de la contre-culture. Cette première veine de travaux est empreinte d’un certain localisme, qui reflète l’emprise de la culture anglo-saxonne. S’il faut relocaliser les flux pour minimiser les dégradations écologiques, c’est avant tout dans l’optique d’une revitalisation locale. Un désenclavement de la problématique advient dans les années 1990, à la suite de la publication du premier rapport du GIEC. Énergie et politique s’imbriquent une nouvelle fois.
Un deuxième ensemble de travaux place les problèmes d’environnement global au cœur des enjeux urbains. Cette seconde approche et étape de la ville durable est défendue par des auteurs travaillant pour des institutions internationales et s’intéressant aux villes des pays en développement, aux interdépendances Nord-Sud et aux injustices environnementales. La ville durable est alors définie comme une ville qui répond à ses besoins sans externalités négatives reportées sur d’autres territoires et populations. La croissance et l’économie urbaines génèrent une « écologie de l’ombre » qui n’est plus liée à un hinterland régionalisé (Haughton et Hunter, 1994). Dans la veine des travaux de Vladimir Vernadsky, l’environnement planétaire biophysique commence à être considéré comme le sous-produit des activités et des économies urbaines (Brugmann, 2009).
De ce fait, les questions de justice sont redimensionnées, ainsi que les enjeux de la ville durable. Des travaux britanniques ou australiens caractéristiques de l’après-Rio placent l’articulation d’échelles spatio-temporelles au cœur de la problématique de la ville durable. Les institutions européennes, notamment à travers la campagne européenne des villes durables, reprennent à leur compte cette deuxième acception de la ville durable. Mais, en termes opérationnels, la justice environnementale peine à se frayer un chemin face aux nouveaux marchés de la ville durable et aux cadres trop étroits de la (re)distribution sociale. Les appareillages techniques prévalent sur les questions sociales.
La ville durable n’incarne donc pas la vision optimiste ou idéalisée d’une utopie urbaine mais traduit surtout un changement d’ère, redéfinissant les bases matérielles, et donc culturelles, de l’existence urbaine. Son caractère très contextuel est également d’ordre géographique, les ressources et vulnérabilités écologiques variant selon les sites, les régions, les pays. Les jeux d’acteurs territorialisés entraînent aussi une diversité de pratiques, en dépit des forces de standardisation. Enfin, la notion est évolutive. Les interrogations se déplacent à mesure des tentatives de résolution des problèmes, et, par jeux de miroirs ou de ricochets, des questionnements s’ouvrent et se ramifient. Cette évolution n’est pas achevée. La lecture des textes de Geddes, Mumford et McHarg permet de comprendre que la question urbaine se renouvelle sous le coup de la question écologique sur un intervalle de temps d’au moins un siècle. Pourtant, le déploiement de la durabilité urbaine est encore extrêmement inhibé, entravé. Les mécanismes de marché, intérêts institués et sentiers de dépendance réduisent cette alternative socio-écologique à une croissance verte sans lendemain.
Un programme : déconstruire la malléabilité opérationnelle de la durabilité pour mieux révéler les mécanismes de sa désactivation
On peut penser que la question de la durabilité urbaine s’est refermée, aussitôt ouverte, par une appropriation collective tellement lâche qu’elle en devient à peu près insignifiante. Pour la redéployer, il conviendrait d’ouvrir nombre de boîtes noires intervenant dans la fabrique urbaine : par exemple celles des lobbys fossiles, dans les domaines des matériaux de construction, des systèmes automobiles et énergétiques ; celles de la centralisation et de la déterritorialisation énergétique, qui constituent un lourd handicap pour mettre en œuvre des trajectoires locales, nationales ou européennes de transition ; celles, encore, des corporatismes et contre-offensives en tous genres ; celles, enfin, des expertises technocratiques, au mépris de la démocratie. Autant de chantiers de recherche qui peuvent montrer précisément la manière dont ces groupes de pression investissent, détournent et paralysent les notions, en les rendant également illégitimes et inaudibles pour les populations.
Il n’est pas difficile d’observer un grand processus d’amollissement des idées par rapport à leur expression d’origine, favorisé par la malléabilité des notions de développement durable et de ville durable, et par leur appropriation tous azimuts. Cette malléabilité ne résulte pas du flou qui caractériserait initialement la notion de ville durable mais du caractère contextuel de cette ville durable : ses enjeux sont traversants, mais les réponses sont territoriales, singulières, ajustées à des contextes sociopolitiques, historiques, culturels, écologiques… Le « modèle » de la ville durable est avant tout un modèle de recontextualisation aiguë des politiques publiques et des problématiques urbaines, du moins en théorie.
La standardisation des pratiques, des matériaux et des normes au nom de la durabilité témoigne d’une désactivation de la problématique. Aussi, je me demande si la réflexivité de la recherche doit continuer à porter sur la déconstruction, dans l’ordre du discours, de la problématique de la ville durable, en raison de ses nombreuses instrumentalisations, en enfonçant souvent des portes ouvertes, ou bien si elle peut porter sur la mise à jour et la dissection analytique du vrai travail de déconstruction opéré par les petites mains, les corps, les réseaux de l’ordre établi au service du statu quo teinté de vert, qui nourrit indéfiniment et de manière désespérante les mêmes logiques de centralisation, hiérarchisation et captation des bénéfices, profits, pouvoirs, mais aussi de la reconnaissance, y compris dans le champ scientifique. Ce serait un changement de focale dans le travail de déconstruction.
À l’origine de la ville durable, il y avait de profondes inspirations d’urbanisme civique, des réflexions sur la capacité de vivre à partir des ressources locales en remettant en cause la division internationale du travail, un souci de justice environnementale, de cohabitation avec des espèces qui partagent nos milieux de vie, le refus du productivisme au nom de notre être sensible, émotif, affectif et même rationnel… Prendre la mesure du travail de déconstruction qui s’opère dans l’ordre de la réalité par rapport à un certain nombre de réflexions et d’expériences politiques antérieures ou actuelles répond à une exigence de lucidité. D’autant que l’amnésie est l’une des formes les plus abouties de la déconstruction d’un concept ou d’une idée. Par amnésies et déformations successives, l’objet de la durabilité urbaine n’a souvent d’autre contenu que son nom. Qui, dès lors, est encore capable de tenir tête ? Où et jusqu’à quand ? Peut-on – et comment – fortifier un archipel de résistances face à la désactivation de la problématique, à sa désocialisation et sa dépolitisation ? La recherche a-t-elle un rôle à jouer dans cette histoire ? C’est ma dernière question.