En préalable à cette intervention1, je crois utile de préciser que je ne suis pas un spécialiste des projets urbains ou architecturaux. Mon expérience des projets publics est limitée aux transports collectifs et, il y a quelques temps déjà, aux projets d’équipements hospitaliers. Je me suis surtout intéressé à l’expertise dans le monde des projets industriels, parce que l’on y recherche la participation active des personnels, des clients ou d’autres acteurs clés et parce que la prise en compte de multiples formes d’expertise y est devenue une question stratégique (Hatchuel et Weil, 1992). J’ai aussi étudié les politiques publiques environnementales (Aggeri et Hatchuel, 1997) où l’on retrouve de façon accrue le souci de pratiques plus démocratiques2. De façon générale, une demande de démocratisation a récemment émergé dans des domaines (santé, risques, pollutions…) où l’expertise scientifique était, jusqu’ici, dominante et réservée à quelques grands acteurs techniques. Cette demande prend des formes activistes (associations de défense, luttes…) et donne naissance à de nouveaux débats doctrinaux (Lascoumes, 1999) ainsi qu’à de nouvelles expériences de participation des citoyens. Dans tous ces cas, se pose la difficile question de ce que pourrait être une hygiène démocratique de l’expertise. Certes, cette notion s’inscrit dans la longue tradition des processus de démocratisation (démocratie politique, industrielle, mouvements d’autonomie au travail ou autogestionnaires…) mais à l’examen elle soulève de nouveaux problèmes. Dans cette intervention, j’explorerai la notion quasiment paradoxale d’expertise démocratique, en suivant des pistes de réflexion qui s’écartent parfois des courants de pensée contemporains.
On sait que les sociétés modernes ont inventé, en d’autres circonstances, des formes démocratiques de l’expertise : le modèle colbertien de la haute administration et le modèle du procès d’assises ont sont de bons exemples3. Or, ces formes conviennent mal aux projets scientifiques, sanitaires ou équipementiers contemporains, et l’on assiste à la multiplication des expériences d’implication des citoyens ou de débat public qui constituent certainement des avancées intéressantes. Cependant, à trop se satisfaire de ces premiers pas, on ne prendrait pas la mesure véritable du problème. Pire, en mettant trop exclusivement l’accent sur « le débat », fut-il citoyen ou l’intervention des associations, ces bonnes intentions peuvent se retourner contre la démocratie elle-même, en exacerbant une action collective « spasmodique » (une série de crises suivies d’autant d’oublis…), médiatique et lobbyiste.
Je défendrai donc l’idée – et là est le cœur de mon raisonnement – que l’élaboration d’une hygiène démocratique de l’expertise se révèle plus aisée si l’on pense l’action collective, et donc l’action publique, non comme des processus de décision, mais aussi, et surtout, comme des processus de conception collective.
Le passage d’un paradigme de la décision à un paradigme de la conception me semble particulièrement utile à l’invention de pratiques démocratiques moins mécanistes et plus diverses. Pour éclaircir provisoirement ce point, je préciserai ce que j’entends par « conception collective », cette forme d’action collective, si paradoxale au regard des modèles politiques traditionnels, qui se donne pour mission de faire advenir ce que l’on ne connaît pas ou peu. Qui, de ce fait, ne se limite pas à l’organisation de contre-expertises, mais s’efforce de favoriser la génération d’expertises nouvelles. De même ne s’agit-il pas de « jouer l’opinion « ou de » mettre l’opinion de son côté », mais d’inventer des modalités originales et contingentes de sa participation. Une démocratisation dont on attend en premier lieu qu’elle produise de l’expertise renouvelée et de l’opinion compétente.
Dans cette perspective, le but principal d’une logique démocratique est moins de s’opposer à « un gouvernement des experts » que de trouver les procédures démocratiques qui suscitent une pratique adaptée de l’expertise. Telles sont les principales thèses que je développerai brièvement dans la suite de cette intervention.
1. Expertise et démocratie : du colbertisme au jury d’assises
Entre expertise et démocratie, il y a un antagonisme de principe qu’il ne faut pas nier, mais plutôt réexaminer. En se plaçant classiquement dans le sillon de Max Weber, on se convainc aisément que les deux notions s’appuient sur des principes de légitimité inversés. Il n’y a d’expertise qu’au nom d’un savoir ésotérique et peu controversé. Il n’y a de démocratie que si l’accès au pouvoir est offert également à tous, sans préalable de statut ou de compétence. La notion d’expertise démocratique semble alors relever de l’inconcevable. On est même enclin à se rappeler que le savant ou le juge sont d’utiles antidotes ou contrepoids à la démocratie, de même qu’ils furent naguère les garde-fous des monarchies ou de farouches opposants aux justices populaires expéditives. Pour aller plus loin, il faut donc penser une articulation plus riche entre ces deux notions. Un détour méthodologique est ici utile : il faut nous éloigner un temps des grands universaux et nous intéresser à ce que j’appelle une épistémologie de l’action, c’est-à-dire, à la critique des régimes de l’action collective souvent implicites aux notions de démocratie ou d’expertise4.
De ce point de vue, la notion de « démocratique », certainement la plus séduisante des deux, n’en est pas moins la plus énigmatique ! Car elle mobilise un principe « d’égalité » dont la définition opérationnelle n’est possible qu’après avoir spécifié le type d’action que l’on se propose d’exercer ou de partager ! Si l’on postule que la démocratie c’est l’élection et le vote, il n’est plus difficile d’écrire l’égalité un homme, une voix ! Mais s’il s’agit de participer à l’élaboration d’une politique publique, peut-on affirmer que toutes les idées proposées sont a priori d’égale valeur ? En fait, il n’existe pas de substance universelle (ou de forme universelle) du démocratique. La notion exprime, certes, l’égalité d’accès au pouvoir, mais il s’agit d’un rapport d’égalité que nous ne pourrons spécifier et construire qu’après avoir défini le type d’action participative envisagée et l’avoir conçu de façon à ce que la relation d’égalité puisse être formulable. C’est donc après, et seulement après, avoir fixé les conditions d’une action collective que nous savons en quoi elle peut être démocratique et rien ne prouve que ce terme ait toujours un sens. Sur l’exemple de deux modèles classiques de l’expertise démocratique, on peut illustrer aisément ce raisonnement. Dans le cadre d’un modèle d’expertise colbertien, tout gouvernement légitime peut s’appuyer sur les experts de son choix. L’antagonisme entre expertise et démocratie est alors remplacé par deux autres problèmes : le choix des « bons » experts par le pouvoir et l’acceptabilité des choix du gouvernement par les citoyens. Dès lors, l’expert n’a plus à se soucier du caractère démocratique ou non de ses propositions, c’est l’affaire du Prince ! Au fond, c’est cela qui est aussi en cause lorsque l’on parle « d’indépendance » et d’impartialité de l’expert : on lui demande de donner son avis sans tenir compte des influences multiples qui pourraient venir de toutes parts. Cette logique s’inverse dans un procès d’assises. Le peuple y gouverne directement par la voix d’un jury populaire qui décide du verdict. On impose, néanmoins au jury d’entendre les témoignages des experts et de se plier aux règles du procès. Le jury ne peut répondre que par oui ou par non aux questions posées et n’a aucune part aux investigations. À ces conditions, le verdict s’impose aux pouvoirs publics. Ce modèle, quoique très contraint, offre l’un des très rares exemples d’une action collective publique et autonome, notion que nous reprendrons plus loin en élargissant sa portée et son contenu.
Ces deux modèles ont en commun de restreindre l’action politique à l’exercice d’une décision. Dans le premier cas, on organise démocratiquement la délégation du pouvoir et on abandonne l’instruction des choix à l’exécutif. Dans le second cas, le jury conserve la décision finale mais se voit imposer des acteurs et des procédures d’instruction. Ces deux idéaux-types délimitent un continuum d’associations possibles entre expertise et démocratie. Elles ont en commun de représenter l’action comme un processus normé et triplement clôturé de décision participative : clôture des alternatives considérées, clôture des acteurs concernés, clôture des connaissances disponibles. Cette triple clôture constitue le modèle de la décision collective éclairée.
2. Le modèle du « débat public » : les politiques de la décision éclairée
Les projets publics contemporains présentent plusieurs traits qui ont pour effet de disqualifier ou de défaire ces trois clôtures. Rappelons les plus connus : la complexité irréductible des choix et des systèmes de valeurs (que l’on pense aux effets d’un nouvel aéroport ou d’une ligne à haute tension, aux arbitrages à conduire entre économie… et paysage, etc.) ; la nature des risques qui fait l’objet de controverses récurrentes (que l’on pense aux OGM…) ; l’évolution permanente et foisonnante des connaissances (tout peut être objet de recherches spéciales…) ; enfin, l’omniprésence des médias qui pèse sur les débats ou les acteurs concernés, ou tout simplement les organise selon ses propres logiques d’audience.
Dans un cadre aussi mouvant, la démocratie colbertienne devient instable, imprévisible ou contestée. La relation entre pouvoirs publics, experts et contre-experts fait d’ailleurs l’objet d’exégèses contradictoires sans que se dégage un « intérêt général » clairement reconnaissable. Si les gouvernants donnent le sentiment de suivre les experts, ils peuvent être accusés de démissionner face à leurs responsabilités ; s’ils ne les suivent pas, ils peuvent être accusés de négligence, de faute lourde, ou de démagogie. À l’inverse, les experts peuvent craindre que la position de conseiller du Roi ne les condamne à l’impuissance. Ils peuvent être tentés alors d’alerter l’opinion en « jouant » la presse contre le gouvernement. Tout ceci peut avoir de lourdes conséquences sur la nature même de l’expertise. Car la contre-expertise s’exercera certainement, mais sous des formes rudimentaires, manichéennes ou opportunistes. L’ensemble du processus n’est alors ni confinable, ni programmable comme dans un jury d’assises et prend des trajectoires ouvertes, sans logique propre.
On peut juger qu’une logique d’agora, de forum, d’activisme est alors acceptable, sinon souhaitable. Cette position est défendue et théorisée par certains auteurs. Une littérature encore plus importante a été aussi consacrée à la démocratisation de l’action publique et à l’implication des citoyens dans les choix politiques. Par ailleurs, on a vu se développer de nombreuses expériences sous des appellations diverses : « stakeholder confidence » (OCDE), « conférences de citoyens ». L’institutionnalisation du « débat public » a même été organisée5. Mais de quels types d’action collective s’agit-il ? Et comment est pensé le rôle de l’expertise dans ces nouvelles pratiques ? Sans pouvoir discuter en détail de ces pratiques, on peut souligner deux traits qui en limitent la portée.
Le découplage du processus de décision et du processus de participation démocratique
La participation des citoyens est un moment d’ouverture et de rediscussion des choix proposés mais sans que soit clarifié le processus de décision lui-même. Tout se passe comme si on faisait délibérer un jury d’assises sans savoir quelles seront les étapes du procès et ce que l’on fera de son verdict. Dès lors, plusieurs interrogations persistent6 : Quand faut-il ouvrir le débat participatif ? Quelles doivent être la représentativité et la compétence des acteurs impliqués ? L’absence de continuité du débat en relation avec la vie du projet, donne le sentiment de « fenêtres participatives » successives sans continuité et sans lien les unes avec les autres. D’où le soupçon constant qu’il pourrait s’agir de procédures dilatoires ou d’un moyen commode pour rendre acceptable ce qui a déjà été décidé.
Des rapports trop limités entre experts et « public » (ou « citoyens »)
Ils sont le plus souvent organisés sur le mode de l’audition, de l’information, parfois de l’échange et non comme un rapport de coopération qui pourrait s’installer dans la durée. De ce fait, il y a un découplage inévitable entre le débat public et le travail de la recherche, ou les processus d’investigation inhérents au projet.
Malgré ces réserves, ces expériences sont riches d’enseignements. Au moins font-elles découvrir à un plus grand nombre d’acteurs la relativité des concepts d’expertise et de démocratie participative ; au risque d’une médiatisation excessive qui figerait ces processus dans des postures convenues. Néanmoins, sur le fond, ces pratiques continuent à s’inscrire dans ce que l’on peut appeler des « politiques de la décision »7 et ne renouvellent pas vraiment notre capacité à penser l’articulation du démocratique et de l’expertise.
Qu’est-ce qui peut aider à cet aggiornamento ? Je me limiterai ici à quelques pistes de réflexion qui partent du postulat indiqué plus haut : pour penser une nouvelle articulation du démocratique et de l’expertise, on doit penser un modèle d’action collective qui respecte la « réalité » des conditions de l’action dans les projets contemporains : c’est-à-dire, l’impossibilité de clôturer les choix, les valeurs, les participants et les connaissances.
3. Un modèle de la conception collective : l’expertise démocratique
Le péché originel des modèles participatifs contemporains, c’est qu’ils ne se pensent pas comme des modèles d’expertise démocratique mais plus classiquement comme des processus de décision à visée participative. C’est cette vision qu’il nous faut remettre en cause. Il serait trop long de reprendre ici l’histoire intellectuelle qui a conduit les sciences sociales et politiques à penser l’action collective, notamment publique, comme un processus de décision. Mais on peut aisément remarquer que cette représentation est devenue d’autant plus prégnante que l’idée de décision éclairée, raisonnée, rationnelle (ou irrationnelle) a pris de l’ampleur dans nos sociétés. La « décision » est ainsi devenue un objet d’argumentation, un objet du discours de gouvernement, qui donne aussi des prises intéressantes au discours de la contestation. À l’évidence, la décision permet l’affrontement des arguments et des rhétoriques, ce qu’un discours du dogme ou de l’absolu exclut. Mais « la décision » n’est pas le seul modèle d’action qui puisse donner naissance à une discussion systématique, ouverte et critique. Elle constitue même de ce point de vue un modèle d’action collective très pauvre. Un modèle qui concentre l’attention sur la logique « du choix » et occulte la genèse de ce qui est à choisir. Il ne s’agit donc pas pour nous de reprendre les « critiques de la décision8 », qui veulent dévoiler les luttes d’influences qui jouent sur « la décision » car elles restent dans le même cadre de pensée. Une autre perspective se dessine si l’on élargit ce modèle en l’incluant dans un processus de conception collective.
Quels sont les caractères distinctifs d’un processus de conception ? En quoi remettent-ils en cause les principaux traits d’un processus de décision ? En quoi cette représentation permet-elle de sortir des impasses actuelles et de mieux cerner ce que nous appelons expertise démocratique ? Sans prétendre à l’exhaustivité, indiquons quelques traits propres aux processus de conception.
Un processus de conception n’a pas de début et pas de fin objectives
Il se situe toujours au confluent de plusieurs généalogies de projet qui déterminent les langages adoptés et qui peuvent être des sources de « sens » ou des sources d’enfermement. Ces généalogies doivent être discutées et confrontées non pas pour figer « le sens » du projet, hypothèse trop forte, mais pour reconnaître ce en quoi le projet crée du « sens » dans les différents scènes collectives qu’il mobilise. Ainsi, la notion classique de « livraison » d’un grand équipement, n’arrête pas son processus de conception ! Le projet n’est pas fini quand ses usagers s’en emparent ! Simplement, le travail de conception connaît une métamorphose par modification des concepteurs et des acteurs impliqués : détournement, mésusages, abandons, c’est bien connu, participent de la réalité de tout objet inscrit dans l’histoire. « L’expertise » participe de ce processus de mise en relais dans le temps et évolue avec lui. À chaque phase, de la vie d’une « chose » correspondent des distributions différentes de l’expertise.
Le travail de conception collective implique une infinité non dénombrable de décisions
De fait, il ne s’agit pas seulement de décider, mais de décider sur ce qu’il y a à décider et ainsi de suite… La représentation même de l’histoire du projet en un petit nombre de moments symboliques, marquée par de grands choix, est une prescription de valeur, implicite, qui mérite d’être discutée car cet « habillage décisionnel » masque la multiplicité des représentations possibles de la conduite du projet. Très souvent, c’est la procédure administrative et budgétaire qui détermine cet « habillage décisionnel » du projet : par conséquent « participer » à un projet peut conduire à souhaiter qu’un autre « habillage » soit adopté.
Le travail de conception s’accommode mal de l’idée de « projet unique »
Le plus souvent ce travail engendre de multiples projets plus ou moins interdépendants, émergents ; certains survivent, sont abandonnés ou naissent sous la forme d’alternatives nouvelles. C’est en partant d’un tel modèle d’action collective que la notion d’expertise démocratique commence à faire sens9. Car, l’action collective ne peut plus être décrite comme une agrégation d’intérêts particuliers préalables au projet, ni comme un intérêt général déjà connu qui chercherait le compromis avec les intérêts particuliers. La construction des intérêts de chacun dépend précisément des régimes de l’expertise ! Cette construction en retour pèsera sur l’expertise en dessinant des champs d’exploration différents. Finalement, l’espace des expertises légitimes se déplace avec les mutations des représentations de l’intérêt.
Le travail de conception suppose la prescription réciproque
On a opposé récemment « savoir expert » et « savoir profane », mais cette distinction est trompeuse : c’est oublier que la multiplication des expertises mobilisées dans un projet place tout le monde, et de façon changeante, en situation de profane ou d’expert. Chaque expert, comme chaque acteur « profane » est un prescripteur potentiel et un acteur lui-même soumis à des prescriptions d’autrui dès lors qu’il y a travail collectif de conception. Tout acteur est donc à la fois légitime et ignorant. Ce mécanisme de prescription réciproque (Hatchuel, 1994) est essentiel à la compréhension de ce que peut être une expertise démocratique. On s’en approche, lorsque la complémentarité des savoirs des uns et des autres est réciproquement reconnue, y compris dans les lacunes du savoir de chacun. Or, les situations de conception favorisent le dévoilement des lacunes de l’expertise ou celles de l’opinion. Tout projet suscite en effet des questions auxquelles chaque participant ne peut répondre sans études spéciales ou sans engager un travail de recherche qui devient lui-même « un projet dans le projet ». Pourtant, c’est moins ces lacunes des savoirs de chacun qui sont mises en avant que les trop fameux « désaccords » entre experts. L’usager, l’expert, le responsable ont tous des savoirs lacunaires et hétérogènes dès lors qu’il s’agit de construire ce que l’on ne connaît que très partiellement.
La coopération en conception est un processus de co‑expansion
Si les « désaccords » sont inévitables, le terme masque donc des réalités plus profondes. L’expertise en conception n’est pas seulement multiple, elle mobilise des conditions épistémologiques et des conditions d’intervention dont l’explicitation est au cœur de l’enjeu démocratique.
Conditions épistémologiques : O. Hirt10 a montré dans un travail récent sur la conception automobile que la coopération entre designers et ingénieurs ne pouvait s’interpréter comme un simple compromis et qu’elle ne se suffisait pas d’une simple reconnaissance mutuelle ! Il suggère que la coopération en conception passe par un processus dans lequel chacun régénère une partie de son expertise par le biais de l’autre : ce processus de « co-expansion » est précisément une notion essentielle pour l’élargissement de notre vision du démocratique ! Devant une coopération réussie, on ne sait pas si de « bons » designers ont coopéré avec de « bons » ingénieurs, mais on sait bien plus sûrement que la coopération a permis la co-genèse de « bons » designers et de « bons » ingénieurs sur un projet particulier. Ce modèle de co-expansion située et contingente est très exigent et on ne peut s’attendre à ce qu’il s’opère mécaniquement et spontanément du moins de façon systématique. Mais au moins souligne-t-il ce qui a besoin d’être amplifié et favorisé lorsqu’il s’agit de faire intervenir des acteurs étrangers les uns aux autres à un travail de conception. On mesure mieux à cette aune, ce que les termes convenus de « négociation » ou « de compromis » masquent et combien ils sont peu fidèles aux processus d’échange et d’intercompréhension réellement requis.
Conditions d’intervention : dans un travail de conception, l’intervention adéquate de toute expertise est relative au déroulement temporel du processus et au mode d’action collective retenue. Une question légitime peut être soulevée trop tard, ou trop tôt. Ainsi, en conception automobile, les acousticiens ont du mal a intervenir très en amont car ils ont besoin de connaître le détail des géométries et des matières pour évaluer la qualité sonore d’un nouveau modèle ; en revanche, d’autres métiers, un contrôleur de coûts, par exemple, interviendront en permanence mais ne mobiliseront pas les mêmes informations ou avec une égale précision, aux différentes époques du projet. Dès lors, toute logique participative doit être située au sein d’une représentation partagée de l’action collective en cours. Cela ne signifie pas que la démocratie participative exige une planification rigide comme dans un procès de justice, mais au moins qu’une représentation de l’horizon et du cadre de travail soit énoncée et révisée collectivement selon des règles discutées. On retrouve ici, sous un autre angle, la critique de l’habillage décisionnel évoquée plus haut. Instrument symbolique de repérage des actions, il est d’autant plus important d’en discuter qu’il n’est pas le seul cadre possible d’une logique de coopération.
Des processus « d’expertisation »
Ces deux ensembles de conditions, valent évidemment pour tous les « publics » qui souhaitent participer. Ils indiquent les épreuves ou les apprentissages qui attendent les participants : la reconstruction de leurs propres savoirs au contact d’autres « experts » et la découverte des défis multiples de l’inter-compréhension ou des interdépendances temporelles.
Ces remarques tempèrent, s’il le fallait, les représentations naïves de la participation démocratique. « Faire participer le citoyen » à un travail de conception est ainsi une formule particulièrement limitative et lapidaire. Il s’agit plutôt de doter des citoyens de la capacité à intervenir comme concepteur, ce qui est loin de se réduire à un problème d’information. À l’inverse, l’expert qui travaille avec des citoyens « aguerris » au raisonnement de conception entrera à son tour dans une expansion potentielle de sa zone d’expertise. Ces remarques sont confortées par les expériences récentes de conception par l’usager dans le monde des services de haute technologie où l’on a pu montrer que les groupes les plus créatifs étaient composés d’usagers et d’experts coopérant à l’élaboration de produits – par opposition à des groupes d’experts seuls ou d’usagers seuls (Magnusson, 2003). Au fond, en conception, il n’y a pas d’expertise en soi. Seulement des compétences potentielles ou latentes qui seront ou non muées en expertises par un fonctionnement collectif capable de leur donner un sens et des conditions d’existence. Dans les meilleurs cas, ce fonctionnement collectif favorise un processus d’« expertisation »xi de savoirs divers : il transforme des connaissances, des croyances ou des opinions en authentiques capacités de prescription. A contrario, ce fonctionnement peut provoquer l’inhibition de ces processus. Insistons sur cette notion. Elle permet, à rebours de l’opinion commune, de distinguer l’autorité savante ou scientifique de l’expertise en conception trop souvent confondues. Le spécialiste le plus reconnu d’une maladie est évidemment l’un des mieux placés pour participer à la conception d’une politique d’intervention publique relative à cette maladie. Mais rien ne prouve qu’il soit spontanément capable d’une position « d’expert », c’est-à-dire de prescripteur susceptible de s’engager dans un travail de conception, et donc à même de régénérer ses savoirs en fonction de ce travail collectif. C’est là encore une observation industrielle courante.
Ainsi, l’expertise démocratique, ce n’est pas simplement le fait de « donner la parole au profane », ni l’effet d’une politique de lobbying, c’est le résultat ou la conséquence d’un modèle d’action collective qui, selon des critères particuliers de démocratisation, régénère les modes de formation de l’expertise, y compris les savoirs du citoyen ordinaire.
4. La démocratie participative en conception
Qu’est-ce donc que la démocratie participative en conception ? On est évidemment tenté de répondre de manière universelle : la démocratie participative en conception, c’est l’égal accès de tous à participer à la conception.
Simplement une telle définition n’a aucun contenu opératoire. Certes, si l’on avait dit, « l’égal accès de tous au Musée », il serait facile de comprendre de quoi il s’agit. Cela tient à ce que « l’égalité », comme « le démocratique » décrivent des rapports contingents et non des objet universels. L’égalité des triangles ce n’est pas celle des humains… Il y a donc des formes contingentes du démocratique, comme il y a des formes contingentes de gouvernement, c’est-à-dire des formes contingentes de la hiérarchie ou de l’autorité. L’expertise démocratique, ce n’est pas « tout le monde est expert » ! Ni « tout le monde sait tout » ! C’est une notion nécessairement dépendante de la forme et de la destination de l’action collective. Si l’on pense l’action collective comme un processus de décision alors ce ne sont pas les mêmes représentations du démocratique qui font sens. En introduisant la notion de conception collective, en approfondissant ses régimes, ses contraintes et les conditions d’intervention des acteurs, on ouvre au démocratique un espace de signification et de pratiques considérablement différent.
Le pilotage du démocratique en conception
Parmi les spécificités du processus de conception collective, on retiendra enfin sa contingence temporelle. Non seulement il y a une signification particulière du démocratique en conception mais ce sens évolue au cours du projet. Autrement dit, « le démocratique » des débats sur l’opportunité de construire un aéroport, n’est pas le même que « le démocratique » relatif à sa conception architecturale… Ainsi se dessine une exigence supplémentaire : il faut un processus de pilotage de la forme adéquate du démocratique : un gardien de la « bonne forme » démocratique… Non pas un contrôle démocratique, mais un contrôle du type de démocratique… C’est cette exigence qui nous a conduit à la notion « d’action collective publique » (ou de projet collectif public comme on voudra11) qu’il nous semble nécessaire de formaliser comme un modèle légitime d’action collective, par analogie avec les procès de justice, mais dans un contexte évidemment totalement différent. Nous en évoquerons quelques traits en conclusion.
5. Conclusion : vers une action collective publique
On l’a vu, il s’agit de définir un mode d’action publique dont la mission est de conduire un travail de conception collective favorisant la formation d’expertises démocratiques, c’est-à-dire adaptant la forme du démocratique aux acteurs concernés, aux questions posées et aux compétences potentiellement mobilisables.
« Action collective publique » signifie pour nous que les pouvoirs publics sont les garants du processus de conception collective : le modèle de la conception collective a donc toujours besoin de la logique d’ensemble qui anime le modèle colbertien. En effet, dès lors qu’il s’agit d’équipements collectifs ou de risques collectifs, l’État reste le meneur de jeu ou le garant du processus engagé. Mais, pour que s’engage un travail de conception collective, l’État reconnaît qu’il ne peut exprimer seul l’intérêt général ; il doit suspendre, relativiser ou restreindre sa logique décisionnelle. Autant que possible, il ne doit agir ni en maître, ni en arbitre mais proposer des procédures de travail garantissant que des processus d’investigation, de débat, et de partage des connaissances sont assurées. L’État agit ainsi non pas en juge, mais en organisateur du processus d’expertise démocratique. On peut alors emprunter à la procédure judiciaire, non sa clôture, mais le soin qu’elle met à imposer aux parties en cause de participer à l’audience, de répondre aux questions, ou de témoigner. Certes, l’État garde toujours la possibilité de légiférer, mais il ne le fait qu’en dernier recours et en faisant de sa capacité d’action une menace ou une incitation pour les acteurs à suivre le processus de conception. Ce principe est déjà à l’œuvre dans la logique des « accords volontaires » qui prévaut dans plusieurs politiques environnementales (Aggeri, 2000).
L’expertise démocratique vise l’ouverture des espaces d’action
Le modèle de la conception collective, ce n’est pas seulement la contre-expertise savante ou citoyenne. Il s’agit d’éviter la sélection trop précoce des solutions, l’oubli de certains points de vue, de certains acteurs, de certaines connaissances ; il s’agit de multiplier les alternatives. Dans cet esprit, le savoir des experts « officiels » n’est certes pas le seul savoir efficace, mais il importe surtout qu’un savoir doit s’inscrire dans un processus de prescription réciproque qui le transforme en expertise démocratique, au cours du temps.
L’action autoritaire n’arrête pas nécessairement le processus de conception collective
La logique de la conception n’est pas incompatible avec l’action. En effet, dans les questions publiques, l’État peut toujours prendre des mesures protectrices ou conservatoires. Mais, il faut que ces décisions expriment la logique d’ensemble du processus et qu’elles ne le détruisent pas ! C’est une des difficultés majeures : éviter que l’action légitime autoritaire ne provoque un ensemble de comportements opportunistes et antagoniques qui engagerait la collectivité dans une voie irréversible. Ceci n’est possible que si le sens de cette action est clairement perçu et s’insère lisiblement dans la logique d’ensemble. C’est une autre manière de définir la logique démocratique.
Les politiques de recherche, d’investigation, d’apprentissage sont des dimensions essentielles du travail de conception collective
Dans une logique décisionnelle, l’État n’agit que par moments. Le processus de recherche suit sa propre logique et il n’est mobilisé que lorsque l’agenda politique l’impose. Dans une logique de conception, l’identification de sujets de recherche est un instrument fort du processus. La recherche doit être polarisée par les questions en cause mais elle doit aussi contribuer à guider le processus de conception. Car, contrairement à une idée reçue tenace, les résultats de la recherche ne sont pas nécessairement à long terme. Les processus de recherche sont des processus continus, dont chaque conclusion, même partielle ou intermédiaire, peut réorienter le processus de conception. De ce fait, le processus de recherche ne peut plus être séparé du processus démocratique : la logique des choix et la logique de l’investigation ne sont plus séparables. C’est là une mutation profonde de la question du politique. La responsabilité du politique change de nature : il n’a pas seulement à répondre de ses décisions en fonction de l’état des connaissances. Il doit, veiller à ce que les recherches appropriées aient été engagées.
Finalement, une telle logique d’ensemble peut se résumer en quelques propositions :
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Il est plus clair aujourd’hui que le désir de démocratie et la force des groupes qui demandent à se faire entendre ne suffisent pas à renouveler l’action collective. Ils peuvent infléchir les positions existantes, mais ne peuvent, à eux seuls, les rendre plus fondées et plus créatives. Bref, l’existence de contre-pouvoirs est certainement une condition de la démocratie, mais elle ne lui donne pas nécessairement les bons référents de l’action collective.
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La production de l’expertise adéquate, informée, efficace n’est pas une donnée naturelle du fonctionnement social. Elle est le résultat d’un processus d’action collective qui permet à cette expertise de se forger et d’intervenir à bon escient, y compris pour les savoirs les plus ordinaires. C’est à l’aune de ce processus que l’on peut juger du caractère démocratique de l’expertise. Car, il ne s’agit pas de faire entrer l’expertise en démocratie ce qui est proprement contradictoire. La démocratie n’est pas une recette pour la créativité. La démocratie est une catégorie universelle et une valeur de l’action publique qui nous permet d’examiner un modèle d’action collective et de critiquer, de façon contingente, la place qu’il accorde à chacun.
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Contre la monarchie héréditaire de droit divin, l’élection au suffrage universel incarna l’idéal démocratique. Face aux problèmes d’équipement et de modernisation d’une société, le modèle colbertien et technocratique de l’action publique exprima un temps une logique démocratique. Enfin, devant une société aux intérêts multiples où s’organisent des « ordres socio-économiques » divers (Aggeri, Hatchuel, 2003), faut-il renvoyer dos à dos experts et pouvoirs publics pour les remplacer par des « agora citoyennes » ? Faut-il laisser aux seuls médias le soin d’incarner l’espace des débats, de l’éducation et de la contre-expertise ? Ce serait renoncer au seul approfondissement démocratique véritable : l’invention d’un nouveau modèle d’action publique qui ne soit plus celui de la décision collective ou de la négociation collective car toutes deux masquent la création conjointe des objectifs publics et des connaissances nécessaires aux projets contemporains. Notre proposition est que la logique de la conception collective, dont les principes ont une longue tradition, peut fonder ce modèle parce qu’elle combine et relativise les modèles anciens. Le modèle de la conception collective n’est pas une utopie du « grand débat ». Il ne rejette pas les anciens modèles de l’agir public, il invite simplement à abandonner les hypothèses restrictives qui masquent l’incertitude commune sur les acteurs, les moyens et les fins.