Coordination et coopération dans les grands projets urbains et architecturaux en France et en Espagne

Co-ordination and co-operation on large urban and architectural projects in France and in Spain

Patrice Godier

p. 64-74

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Patrice Godier, « Coordination et coopération dans les grands projets urbains et architecturaux en France et en Espagne », Cahiers RAMAU, 2 | 2001, 64-74.

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Patrice Godier, « Coordination et coopération dans les grands projets urbains et architecturaux en France et en Espagne », Cahiers RAMAU [En ligne], 2 | 2001, mis en ligne le 08 novembre 2021, consulté le 26 avril 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/529

En analysant l’organisation de grands projets architecturaux ou urbains en Espagne (projet de régénération urbaine à Bilbao comprenant notamment le musée Guggenheim, édification d’un centre culturel à San Sebastián) et en France (aménagement du quartier de Bercy à Paris, construction du Tribunal de Grande Instance de Bordeaux), cet article s’intéresse aux contextes, aux modalités et aux méca­nismes d’organisation de la coordination et de la coopération dans la mise en œuvre de systèmes complexes et multi-professionnels. Après avoir évoqué la dimension de ces projets, notamment dans leurs finalités, l’auteur examine les procédures permettant d’organiser à la fois le processus d’ensemble, les relations entre acteurs et les modalités d’intervention, souli­gnant d’une part l’articulation observable entre niveau global et niveau local (tous ces projets entrent dans le cadre de concours internationaux) et d’autre part les modes de distribution et d’organisation des tâches dans ces projets (délégation de missions, appel à des expertises exté­rieures, concours d’investisseurs et de concepteurs). Il note ensuite les différences existant entre les deux pays en termes de poids des corporations professionnelles : articulation archi­tecte supérieur/architecte technique en Espagne, partage des prérogatives entre architectes et ingénieurs en France. Ces nuances se manifestent dans divers aspects comme la standar­disation, une communauté d’expérience entre les acteurs, un développement nécessaire d’une capacité de négociation, l’appel éventuel à des métiers spécifiques de la régulation dans la conduite de projet. Il évoque enfin les trajectoires ou positions de quelques personnes clés dans ces projets, puis conclut sur le constat que les finalités des projets, les procédures, les capa­cités des professionnels et les liens informels entre acteurs sont autant de ressources de coor­dination.

By analysing the organisation of large architectural or urban projects in Spain (urban regeneration in Bilbao including the Guggenheim Museum, building a cultural centre in San Sebastian) and in France (planning the Paris-Bercy area, buil­ding a court of justice in Bordeaux), this article deals with the contexts, modalities and mecha-nisms of co-ordination and co-operation in organisation when implementing complex multi-professional systems. After having listed the dimensions of these projects, particularly in terms of their outcomes, the author examines the procedures allowing the whole process to be organised as well as the relationship between actors and the modalities of intervention, highlighting on the one hand the articulation between local and global levels (all these projects are within the framework of international competitions) and on the other hand the modes of organisation and distribution of tasks within these projects (mission delegation, calls upon external expertise, competition between designers and between investors). Then, the author gives an overview of differences between the two countries in terms of the importance of professional bodies: the articulation between superior architects and technical architects in Spain, the sharing of prerogatives between architects and engineers in France. These differences appear in various aspects such as standardisation, the common experience between actors, the need to develop a negotiation ability, the call upon proficiencies in the field of project management. Finally, the author describes professional trajectories and the positions of some key persons involved in these projects, concluding on the fact that project outcomes, proce-dures, professional abilities and informal relationships between actors are all resources to be drawn upon in co-ordination.

Dans des systèmes complexes et multiprofessionnels, qu’il s’agisse de production urbaine ou architecturale, la coordination est un enjeu constant pour anticiper les conflits, les résoudre ou organiser les pratiques des intervenants. La plupart des difficultés rencontrées s’appuient sur les contraintes particulières au mode de construction, à savoir que l’on fabrique pour l’essentiel des prototypes et que doivent s’accorder des logiques politiques et professionnelles hétérogènes dans un contexte de forte incertitude. Dans ces conditions, les modes de coopération deviennent rapidement problématiques pour gérer la complémentarité des tâches et leur synchronisation. À l’heure où de profondes mutations techniques et économiques affectent ce secteur et nécessitent une recherche optimale de qualité et de contrôle des coûts, la quête d’une meilleure rationalisation pour la gestion des interfaces, de l’amont à l’aval, devient un enjeu capital de production.

1. Le cas des grands projets

Appliquée aux cas des grands projets urbains et architecturaux, la problé­matique des modes de coordination et de coopération fait apparaître certaines similitudes dans les réponses apportées à cet enjeu par la France et l’Espagne. En effet, une étude portant sur l’analyse comparée des dispositifs et des professions engagés dans la production de quatre grands projets architecturaux et urbains montre que, sur ce registre, plusieurs formes de coordination et de régulation se combinent de manière commune des deux côtés des Pyrénées (Chadouin, Godier et Tapie, 2000). Que ce soit à Bilbao (un projet de régénération urbaine), à Paris-Bercy (l’aménagement d’un quartier), à Bordeaux (la construction du Tribunal de Grande Instance) ou à San Sebastián (l’édification du centre culturel Kursaal), les manières de travailler et de coopérer tendent à s’unifier. Un constat qui nous invite à penser, plus globalement, que les grands projets reflètent plus que d’autres, au-delà et malgré les différentes cultures nationales, une internationalisation des pratiques1.

Dans ce cadre, l’analyse spécifique des mécanismes de coordination et de régulation que nous développons dans cet article et qui constitue une des convergences mises à jour au cours de notre enquête, révèle quatre formes communes aux différentes situations observées en France et en Espagne. Ces différentes formes reposent successivement sur l’intégration par les finalités, élément de régulation essentiel qui détermine le sens des projets ; la rationalisation et la distribution des tâches et des responsabilités par le biais de procédures ; l’articulation des expertises par complémentarité des tâches et des fonctions et enfin l’importance des réseaux informels qui tissent les liens entre acteurs.

2. L’intégration par les finalités

Le cas des grands projets urbains illustre l’importance de l’identification et du maintien de la cohérence des finalités de l’action tout au long d’un processus nécessairement long.

La formulation de chartes, de plans ou de tout autre document indicatif contribue à mobiliser élus et politiques appartenant à plusieurs collectivités territoriales, investisseurs privés, aménageurs, groupes de pression autour de valeurs communes qui dépassent les seuls intérêts particuliers. À Bilbao, un montage politico-administratif composite, associant le privé, le public et le milieu associatif, intègre les forces vives locales dans le cadre d’un plan de développement urbain préparé comme une véritable stratégie d’entreprise. La régulation passe par une nouvelle manière de gérer les affaires de la cité, une gouvernance au ton et au teint bien particulier, qui réunit pour la première fois les libéraux, représentés dans une association intitulée « Métropoli 30 »2 et les nationalistes du principal parti basque (le PNV). Et l’on est frappé par la continuité d’un discours martelant l’incontournable obligation du changement pour les acteurs du projet, quelle que soit leur position.

À Paris-Bercy3, la régulation du projet utilise largement les documents de planification pour arrêter les finalités d’intervention sur le secteur et infléchir la politique urbaine antérieure. La Ville de Paris et l’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR) définissent de concert les finalités attendues, s’imposant à l’État et aux organes administratifs compétents dans le domaine. Le discours par la suite se recentre sur la partie publique du projet, parc et front de parc pour mettre en exergue la réussite de la méthode et de l’opération.

Pour le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux4, l’expression de la finalité est primordiale, revenant comme un slogan : changer l’institution judiciaire et rénover son patrimoine. Une institution de la république est en jeu et personne n’a de doutes sur l’intérêt de son évolution quand les mots d’ordre sont transparence, efficacité, équité. Tous les choix patrimoniaux sont validés par de nombreuses études, du global (la carte territoriale des équipements) au local (les sites d’implantation) mettant en cohérence finalités et moyens. Une ligne de changement est parfaitement tracée.

Pour le centre culturel Kursaal à San Sebastián (Opéra et palais des congrès)5, le discours a eu beaucoup plus de difficulté à s’imposer malgré la clarté de l’objectif à atteindre : faire de cette ville balnéaire la capitale culturelle du Pays basque. Concurrencée par le musée Guggenheim de Bilbao, la pertinence du projet en est amoindrie, au risque d’apparaître comme le caprice d’élus locaux.

Les finalités attendues confèrent un caractère exceptionnel aux projets. Leur envergure, leurs enjeux, leur irréversibilité déterminent chez les acteurs le sentiment de participer à une œuvre hors normes, ce qui n’évacue pas les difficultés ou les conflits. Si la mobilisation idéologique a perdu de sa force, celle par projet, sélective et élective, garde un attrait pour des motivations professionnelles et souvent pour des raisons straté­giques. Traduit à l’échelle des projets, ce type de régulation fondé sur la croyance en un changement, a un relais opératoire dans la création d’organismes de missions, émanation directe d’un accord politique, auxquels on confie la représentation d’une politique urbaine ou patrimoniale (à l’exemple de la société d’économie mixte, SEMAEST, pour Paris-Bercy, de la structure publique d’aménagement Ria 2000, pour Bilbao ou de la DGPPE6, organisme interne au Ministère de la Justice pour le TGI de Bordeaux).

3. Procédures et gestion de la coordination

Les procédures sont des moyens d’organiser à la fois les processus d’ensemble, les relations entre acteurs en désignant leur rôle et les modalités d’intervention sur les territoires. Leur évidence et leur continuelle présence ne doivent pas masquer leur fonction en tant que règles de conduite et support pour établir des compromis. Si des procédures permettent momentanément la coordination de pratiques hétérogènes et conflictuelles, elles se confrontent constamment aux stratégies des acteurs. Le paradoxe est qu’elles résolvent rarement la coordination et qu’elles s’avèrent indispensables pour instituer les repères nécessaires à l’action.

3.1. Le concours international : articuler global et local

À des degrés divers, les quatre projets utilisent le concours international. Il s’adresse à des architectes concepteurs, valorise la création architecturale comme esthétique du changement et donne une identité au projet. Les esquisses ou intentions sont fréquemment jugées pour donner forme à des enjeux de grande envergure : il constitue un laboratoire d’idées. La finalité est de se placer sur l’échiquier international par le recrutement d’architectes de grand renom, vocation explicite pour les deux projets espagnols. Cette stratégie se heurte aux contingences locales et rend concrètement la coordi­nation plus délicate pour de multiples raisons, liées aussi bien à la distance culturelle, à la distance physique qu’aux différences réglementaires.

Le projet urbain de Bilbao est l’archétype de cette tension entre global et local sur plusieurs plans : plan culturel, le musée Guggenheim s’affronte à l’identité basque et à la tradition industrielle de Bilbao ; plan organisationnel, la conception est déléguée à l’international, la réalisation au local ; plan économique, les meilleures entreprises sont recrutées mais la préférence locale joue pour revigorer une province soucieuse de créer des emplois.

Le TGI de Bordeaux montre sur un autre aspect ces difficultés où l’on voit que l’agence britannique Rogers, en charge de la conception du projet, n’a pas la même représentation de ses missions que le client, rendant les négociations difficiles. Elle se heurte aussi aux habitudes des entreprises françaises, situation perturbant la réalisation de l’ouvrage.

Généralement, les décideurs ont répondu en partie à ces difficultés par l’association systématique d’équipes techniques locales à dominante urbanistique ou ingénierie constructive suivant la nature des projets. Ces liens sont une garantie minimale pour la réalisation des ouvrages et leur insertion dans les contextes locaux.

3.2. Distribuer et organiser les tâches

Pour les projets urbains, la répartition stratégique des rôles est un mode essentiel de distribution des prérogatives des uns ou des autres : délégation de missions à des organismes experts créés de façon plus ou moins durable ; appel à des expertises extérieures contrebalançant le pouvoir des administrations ; concours d’investisseurs et de concepteurs.

À l’exception du projet stratégique de Bilbao, ce partage des tâches et des modes opératoires correspondants est encadré par des procédures. Bercy y a recours non seulement pour déterminer les objets initiaux (SDAU, Plan Programme pour l’est parisien) mais aussi pour circonscrire le périmètre de la zone à aménager et son contenu. La procédure ZAC répartit les prérogatives entre acteurs publics et privés et crée des règlements, autant de références pour articuler les relations entre acteurs. Cette régulation procédurale inhérente à l’établissement d’une ZAC est complétée par la confection d’un cahier des charges architectural. Il institue une traduction du plan règlement en plan règle du jeu architectural au nom de la qualité et de la continuité urbaine. Ce système de ZAC est regardé avec intérêt du côté espagnol moins habitué à cette manière de faire où procédure se confond avec méthode d’intervention urbaine et conséquemment devient méthode de coordination.

Pour des projets architecturaux, la gestion des contrats et des missions est beaucoup plus stricte dans le cadre des règles et des lois existantes : loi de l’édification en Espagne, décrets sur l’ingénierie de 1973 puis loi sur la maîtrise d’ouvrage publique en France.

Pour le Kursaal, conformément à la réglementation en vigueur, l’agence d’architecture espagnole Moneo a l’entière responsabilité de l’ouvrage. Mais, de manière exceptionnelle et avec tous les égards dus à l’auteur du projet, on compense ce pouvoir par la mise en place de dispositifs de contrôle techniques et économiques, prestation de service confiée à des bureaux d’ingénieurs. Situation nouvelle, potentiellement conflictuelle, quand on connaît le poids des architectes supérieurs dans le système constructif espagnol. C’est l’indicateur d’un réaménagement des rôles entre professions et l’instauration d’une bipartition marquée du processus entre le conceptuel et la conduite de projet.

S’adossant aux décrets d’ingénierie de 1973, la DGPPE (organisme de mission du Ministère de la Justice chargée des constructions nouvelles) négocie avec l’agence britannique Rogers sa mission et ses honoraires. Conservant une très forte responsabilité sur la réalisation de l’ouvrage, l’agence Rogers n’a pas pour autant une position hégémonique. Elle a des partenaires locaux (bureaux d’études techniques, économistes) avec lesquels elle doit composer (la direction de chantier a été longue à se mettre en place) et surtout elle a face à elle un mandataire, représentant des entreprises qui négocie pied à pied les contrats, les modifications du projet ou sa mise au point définitive.

La dévolution des marchés de travaux des entreprises entre dans cette stratégie de définition de la coordination pour le chantier. Pour le Kursaal, le client innove en la matière avec une autre procédure que l’entreprise générale : lots séparés et regroupements partiels. Avant, ce qui relevait d’un seul acteur (l’entreprise générale) est démultiplié (on négocie lot par lot) et recentré sur le client et ses assistants techniques. L’espoir est de réaliser des économies : la conséquence est que la coordination y est beaucoup plus complexe.

Pour le TGI, une voie nouvelle est utilisée dans le système français, la procédure combinée : lots séparés et mandataire commun. Cela contribue à une augmentation sensible des interfaces et des négociations : c’est l’occasion de conflits plus nombreux et le sentiment pour les protagonistes d’une perte de repère dans les responsabilités des uns et des autres. Pour le client, c’est une forme de centralisation des décisions dont la limite est la taille et la complexité des opérations.

L’on sait déjà l’importance que prennent les procédures dans le système français, à fortiori pour la commande publique : le système espagnol plus habitué aux règles coutumières tend sur le cas du Kursaal à s’en approcher. Les procédures expriment alors ces tentatives d’éclairer les règles du jeu. Dans les deux cas précis, elles recentrent le pouvoir de décision et de contrôle en faveur du client au risque d’effets pervers encore peu maîtrisés.

4. Expertises et complémentarité professionnelle

Le monde du bâti a ses traditions et ses métiers dans le domaine de la construction, de la conception, de la mise au point technique et plus récemment de l’urbain. En Espagne et en France, le poids des corporations est sensiblement différent. En Espagne, l’articulation architecte supérieur-architecte technique (anciennement nommé aparejador) est au cœur du dispositif programmatique, conceptuel et constructif et les architectes ont naturellement investi les fonctions urbaines. En France, architectes et ingénieurs se partagent les prérogatives sur l’objet bâti. Dans les deux pays, ces professions ont vu s’adjoindre d’autres spécialistes par scission interne ou venant d’autres univers professionnels. Culturellement, les professionnels savent ainsi ce que fait l’un ou l’autre.

4.1. Standardisation des qualifications : le monde du bâti

Nombre d’acteurs font référence à la codification des missions, des fonctions et autres rôles professionnels pour décrire le partage des tâches et leur relation. Dans le domaine urbain, la production des documents d’orientation et de planification est essentielle mais n’est pas attachée aux prérogatives exclusives de professionnels : les compétences requises sont diversifiées, d’horizons disciplinaires variés et la concurrence entre groupes y est vive. Dans le domaine architectural et constructif, les rôles et les missions sont répertoriés par la loi et plus contraignants. Dans les deux situations, ce qui a marqué l’évolution de ces systèmes est la spécialisation. Si la spéciali­sation est une garantie face au risque, elle augmente en contrepartie les exigences de coordination et de traduction entre les acteurs dont la continuité et l’intercompréhension sont rendues moins évidentes. D’autres mécanismes que la seule complémentarité technique des rôles et des tâches sont en jeu pour assurer ces liens et gérer les conflits.

4.2. Communauté d’expérience : la maison commune

Architectes-urbanistes, architectes concepteurs, architectes de chantier ont les mêmes racines professionnelles bien qu’exerçant de façon autonome des fonctions singulières. Venant de souches traditionnelles de la production du cadre bâti, des liens culturels perdurent et permettent des agencements au nom d’une histoire commune. Cette tradition facilite en partie les connexions entre acteurs par un même langage, une même posture ou une même réflexion sur les actions ou objets produits. Bilbao et Bercy pour les architectes comme pour les ingénieurs montrent le poids de cette lignée pour organiser dans la durée les projets. Le Kursaal est aussi exemplaire de cette capacité d’intégration des professionnels au projet, par l’appartenance à la même corporation : les architectes donnent une cohérence au processus de la production, de la programmation au chantier. La répartition des responsabilités n’y est pas problématique même si cela peut créer des tensions, car le spécialiste, principalement chez les architectes, est perçu vis-à-vis de son propre camp comme un être hybride qui a abandonné la compétence d’origine.

4.3. Négocier : une dimension de l’activité professionnelle

Pour beaucoup, cette spécialisation s’est accompagnée de l’apprentissage d’une compétence de négociation. Elle est très sensible dans le domaine urbain où le jeu des acteurs, le traitement des opportunités, la gestion des conflits, le temps long des projets, obligent les chargés de mission à des négociations serrées. Maintenir et créer du lien fait aujourd’hui partie de la conception des rôles professionnels des deux côtés des Pyrénées pour les architectes comme pour les ingénieurs. À Bilbao ou à Bercy, cette capacité est systéma­tiquement requise pour concilier les programmes aux conjonctures ou les programmes entre eux. Pour le Kursaal et le TGI, la négociation, quelquefois le conflit, fait partie du mode de relation dominant entre techniciens d’horizons diversifiés. Cette capacité de négociation est interne aux systèmes d’expertise alors que le rapport aux usagers est plus lointain. Enfin, pour les architectes concepteurs, notamment, cela veut dire articuler un savoir créer, un savoir gérer et un savoir négocier.

4.4. Métiers de la régulation

Ces projets, chacun dans leur domaine, sollicitent des fonctions de coordination spécifiques. Des organisations ou des professionnels sont explicitement mandatés pour créer du lien et définir le liant.

À Bilbao, la multinationale « Andersen Consulting » (devenu aujourd’hui « Accenture ») réunit les intérêts présents à l’aide d’une méthode de partici­pation collective, inspirée des organisations organisationnelles dans le monde de l’industrie. Plus classiquement, Ria 2000 a en charge de rendre opératoire des décisions d’investissement dans le cadre d’une planification spatiale ; fonction classique de l’aménageur mais situation originale en Espagne. En revanche, l’absence de coordination architecturale entre les différents projets marque une grande hétérogénéité des formes et reflète la diversité des choix esthétiques comme si la modernité consistait à multiplier les signes et à les mélanger.

L’architecte coordonnateur de Paris-Bercy est une autre forme de ces métiers de la régulation. Il opère la continuité matérielle entre directives urbanistiques et projets architecturaux par la définition d’un cahier des charges spatial, destiné à ordonner espace urbain et espaces publics.

Maîtrisée en interne dans le cas de l’aménagement de la partie publique, cette fonction est davantage contestée dans le cas de la partie privée car selon certains elle reste trop soumise à des contingences de rentabilité financière ; l’éthique du rôle est remise en question.

Au Kursaal, les techniciens ingénieurs sont désignés comme ayant la responsabilité de la gestion du processus de production, entérinant de fait la césure entre l’œuvre architecturale et le processus de réalisation matérielle (conduite de projet). C’est une nouveauté dans le système espagnol centré sur le triptyque architecte supérieur, architecte technique, entreprise générale.

Le TGI de Bordeaux ne fait pas apparaître dans le processus technique de métier spécifique. Cette fonction est fractionnée entre de multiples entités : l’architecte de chantier, le directeur de chantier, le mandataire des entreprises, le pilote... Aucun acteur ne détient une position hiérarchique centrale dans le processus constructif. Soit qu’il ne possède pas de compétence technique spécifique ou une crédibilité suffisamment large pour être accepté ou bien encore en raison des rapports de force existants. Enfin, on pressent pour les projets architecturaux, l’importance des intermédiaires techniques destinés à assurer le relais entre professionnels : ceux qui sont traditionnels dans le milieu - maquettes, plans à diverses échelles, comptes rendus de réunion de chantier - et ceux plus récents issus du développement de l’informatique. L’informatisation des plans est un outil pour gérer l’interactivité des tâches et permettre la continuité entre séquences de travail. Explicitement utilisée pour le projet Kursaal par l’agence Moneo, elle est plus sophistiquée pour le TGI par le biais d’une cellule de synthèse et de l’armoire à plans. Dans ce cas, son usage trop contraint par un univers relationnel conflictuel, a été en deçà des espérances mises en elle. Ces intermédiaires techniques s’affichent comme des supports de transaction de plus en plus nombreux mais ne sont que partiellement présents dans les phases de réalisation. D’autres plus originaux ont été élaborés et utilisés à la marge : la façade-modèle de Bercy construite en vue de matérialiser une norme à l’attention des architectes et des entreprises ; l’échantillon de la façade de verre au centre culturel Kursaal pour donner à l’ensemble de la population une vision réaliste du pari technologique.

5. Réseaux informels : fluidité et connivence

Il n’est plus possible d’ignorer que les systèmes tiennent aussi par la coordi­nation informelle entre des acteurs qui se comprennent naturellement pour avoir à un moment donné partagé les mêmes idées ou fréquentés les mêmes lieux et entreprises. Les trajectoires ou positions de quelques personnes, marginal sécant ou relais deviennent des ressources dans les mécanismes de la coordination.

Le directeur de Ria 2000, un ingénieur spécialisé en urbanisme, s’est rôdé à cet exercice de planification urbaine en participant à l’office chargé du plan urbain à San Sebastián avant de rejoindre Bilbao. Préparant l’organi-sation de Bilbao Ria 2000, il constitue son équipe en mobilisant les experts adéquats, architectes et ingénieurs, qui ont pu travailler antérieurement sur le site dans d’autres structures. Il y a là des professionnels socialisés au système local qui assurent une continuité dans le temps. Remarquons aussi la place de cet architecte successivement responsable de la réalisation du Plan général de la ville, puis chargé de mission à Ria 2000, puis élu à la municipalité de Bilbao. Cette continuité renforce l’efficacité du process en gardant la mémoire des intentions d’origine ou des évolutions.

À Bercy, le chargé de mission à l’APUR gère le dossier depuis la décision d’intervention, soit pratiquement depuis vingt ans. Ses relations avec le milieu professionnel parisien donne une cohérence aux interventions quitte à clore quelque peu le système par cooptation. Au Kursaal, l’architecte de la mairie organise le concours, puis dix ans plus tard partage la direction de chantier avec l’agence Moneo. Il a un rôle majeur d’intégration occupant des fonctions clés dans la gestion de la réalisation du bâtiment. Inversement le TGI ne présente pas la même continuité. Les personnes impliquées dans la gestion du processus ont fréquemment changé, ce qui perturbe le système et rend la situation plus conflictuelle.

6. Une coordination partagée et négociée

À l’issue de cette analyse, nous constatons que les finalités des projets, les procédures, les capacités des professionnels et les liens informels entre acteurs sont autant de ressources de coordination. Chaque projet les utilise de manière similaire pour réduire et non supprimer tensions et discordes. C’est la raison pour laquelle les clients (maîtres d’ouvrage) privilégient de plus en plus les fonctions liées à la décision et à la coordination en vue d’anticiper les conflits et de maîtriser la cohérence de leurs choix. Ils le font en utilisant une gestion plus poussée de la conduite des projets, basée principalement sur le partage et la négociation. Ainsi, sur ce point, l’exigence de coordination propre aux grands projets estompe les différences entre les différents contextes nationaux.

1 Quatre critères ont été utilisés pour déterminer les caractéristiques des projets retenus : l’échelle de l’objet et sa portée symbolique ; le volume

2 « Metropoli 30 » est une association créée en 1991 à l’initiative du politique pour intégrer toutes les composantes de la société civile de Bilbao

3 La Zone d’Aménagement Concertée (ZAC) de Paris-Bercy (1987-1999) qui s’étend sur 41 hectares comprend 3 secteurs : un parc de 13 hectares, un groupe

4 Le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux est ouvert depuis 1998. Auteur du projet : Richard Rogers.

5 Le centre culturel Kursaal de San Sebastián a été inauguré en 2000. Auteur du projet : Rafael Moneo.

6 Délégation Générale du Programme Pluriannuel d’Équipements.

Chadouin O, Godier P., Tapie G., 2000, Du politique à l’œuvre, Bilbao, Bordeaux, Bercy, San Sebastián : Système et acteurs des grands projets urbains et architecturaux, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues.

1 Quatre critères ont été utilisés pour déterminer les caractéristiques des projets retenus : l’échelle de l’objet et sa portée symbolique ; le volume de l’enveloppe financière engagée ; la présence de concepteurs de grande renommée et la volonté d’innovation. Le choix de travailler sur le double registre de l’urbain et de l’architecture, généralement traités de façon distincte, vise à appréhender des modalités d’action qui en réalité sont souvent complémentaires et imbriquées. La prise en compte des différences mises en exergue par de nombreuses études nous a conduit à privilégier les manières de s’organiser (coopération et coordination) et de faire dans ces grands projets plutôt que la nature des savoirs et des spécialisations qui distinguent bien la planification urbaine de la démarche constructive.

2 « Metropoli 30 » est une association créée en 1991 à l’initiative du politique pour intégrer toutes les composantes de la société civile de Bilbao en amont du projet de revitalisation de la métropole : entreprises, banques et fondation, chambre de commerce, etc. Son rôle est celui d’un groupe de pression : animer, évaluer et communiquer le projet urbain de la métropole basque localement et à l’international. Un autre acteur important de ce grand projet urbain est « Bilbao Ria 2000 », la structure responsable de l’urbanisation des zones prioritaires (aménageur public).

3 La Zone d’Aménagement Concertée (ZAC) de Paris-Bercy (1987-1999) qui s’étend sur 41 hectares comprend 3 secteurs : un parc de 13 hectares, un groupe de 1 400 logements (le front de parc) et une zone de commerce et d’activités (un centre d’affaire consacré au vin et à l’agro-alimentaire), le fond de parc. Architecte coordinateur de l’opération : J.-P. Buffi.

4 Le Tribunal de Grande Instance de Bordeaux est ouvert depuis 1998. Auteur du projet : Richard Rogers.

5 Le centre culturel Kursaal de San Sebastián a été inauguré en 2000. Auteur du projet : Rafael Moneo.

6 Délégation Générale du Programme Pluriannuel d’Équipements.

Patrice Godier

ARD, École d’Architecture et de Paysage de Bordeaux
Domaine de Raba 33405 Talence
patrice.godier@bordeaux.archi.fr

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