Le numérique, marqueur des mutations en cours au sein de la profession d’architecte en Afrique de l’Ouest francophone

Digital technology, a marker of ongoing changes within the architectural profession in French-speaking West Africa

Rakiétou Mamadou Ouattara

Citer cet article

Référence électronique

Rakiétou Mamadou Ouattara, « Le numérique, marqueur des mutations en cours au sein de la profession d’architecte en Afrique de l’Ouest francophone », Cahiers RAMAU [En ligne], 12 | 2024, mis en ligne le 18 décembre 2024, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/759

À la fin de la colonisation française, la profession d’architecte au sens occidental du terme s’implante progressivement au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Depuis lors, elle poursuit sa structuration, malgré le faible nombre de professionnel·les sur le marché. Quelles répercussions l’adoption des outils numériques a-t-elle sur la pratique professionnelle de l’architecture dans ces pays francophones de l’Afrique de l’Ouest ? Cet article montre comment les architectes du Burkina Faso, du Mali et du Niger se sont approprié le numérique, depuis la prise de fonction des premiers architectes locaux dans ces pays dans les années 1970 jusqu’à nos jours. Ce dernier est devenu indispensable dans leur pratique, notamment pour la jeune génération qui s’en sert depuis l’école.
Les outils numériques présentent de nombreux avantages. Ils permettent un gain de temps dans la conception et la représentation graphique des projets. Ils facilitent les échanges entre professionnel·les. Ils favorisent une meilleure compréhension des projets par les maîtres d’ouvrage, peu habitués à la lecture des plans en deux dimensions, qui peuvent à présent visualiser les images de synthèse des projets. Toutefois, certain·es architectes craignent qu’un mauvais usage du numérique ne nuise à l’avenir de la profession en Afrique de l’Ouest francophone.

Following the end of French colonization, the profession of architect in the Western sense of the term gradually established itself in Burkina Faso, Mali, and Niger. Since then, it has continued to structure itself, despite the small number of professionals on the market. What impact does the adoption of digital tools have on the professional practice of architecture in these French-speaking countries of West Africa? This article shows how architects in Burkina Faso, Mali, and Niger have adopted digital technology, since the first local architects established their offices in these countries in the 1970s, to the present day. Digital technology has become essential in their practice, particularly for the younger generation who have been using it since school.
Digital tools have many advantages. They save time in the design and graphic representation of projects. They facilitate exchanges between professionals. They promote a better understanding of projects by project owners who are not familiar with two-dimensional plans, and who can now view computer-generated images of projects. However, some architects fear that misuse of digital technology could harm the future of the profession in French-speaking West Africa.

La profession d’architecte en Afrique de l’Ouest : un héritage colonial

Aux lendemains des indépendances, après plus de soixante-dix années de présence coloniale en Afrique de l’Ouest, un certain nombre de métiers et de professions, hérités des anciennes puissances coloniales, sont adoptés par les États africains. C’est dans ce contexte que la profession d’architecte telle que pratiquée en Occident s’implante au Burkina Faso, au Mali et au Niger. Si l’architecture existait déjà dans ces pays, avec une richesse patrimoniale et une diversité de pratiques qui remontent à plusieurs siècles, l’importation de la profession selon les normes occidentales va donner une autre orientation à l’acte de construire.

Dans un premier temps, les ressortissants des anciennes colonies bénéficient de bourses pour se former dans les pays occidentaux, en Union soviétique ou encore en Chine. Mais très vite, face à l’ampleur du besoin, la nécessité de développer des formations en Afrique noire francophone se fait sentir. C’est ainsi qu’en 1976, pour donner suite à une décision des pays membres de l’Organisation commune africaine et malgache (OCAM), une école inter-États, l’École africaine et mauricienne d’architecture et d’urbanisme (EAMAU1), voit le jour à Lomé, au Togo. Elle demeure jusqu’à ce jour l’un des principaux lieux de formation des architectes originaires de quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre2. La création de cette école va contribuer à l’accroissement du nombre d’architectes sur le continent. Au fil des années, de nouveaux lieux de formation pour les architectes ouest-africains vont émerger, notamment par le développement de filières de formation dans les pays du Maghreb.

Dans cet article, nous allons particulièrement nous intéresser aux architectes originaires du Burkina Faso, du Mali et du Niger, trois pays sahéliens d’Afrique de l’Ouest francophone aux réalités socio-politiques similaires, regroupés aujourd’hui au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES). D’une part, le choix de ces trois pays permet de réaliser une étude comparative à l’échelle ouest-africaine. D’autre part, la production de données à l’échelle régionale peut permettre une contextualisation dans une dynamique urbaine mondiale. Les premiers architectes de ces pays commencent à exercer à la fin des années 1970. Afin de mieux structurer leur profession, ils s’organisent au sein d’ordres professionnels. Le Mali est le premier des trois pays à se doter d’un Ordre des architectes (en 1989), suivi du Burkina Faso (en 1991). L’Ordre des architectes du Niger sera créé quelques années plus tard, en 1997. Aujourd’hui, ces architectes, qui sont en grande majorité des hommes, exercent pour la plupart dans des cabinets d’architecture privés (figure 1).

Figure 1 : Répartition des architectes burkinabés, maliens et nigériens par pays, par genre et par fonction en 2023

Figure 1 : Répartition des architectes burkinabés, maliens et nigériens par pays, par genre et par fonction en 2023

Source : graphique réalisé par l’auteure de l’article à partir des informations contenues dans les tableaux des Ordres des architectes du Burkina Faso, du Mali et du Niger en 2023.

La pratique de la profession dans ces pays est protégée par le monopole que les architectes détiennent pour la réalisation des demandes de permis de construire. En effet, l’intervention de l’architecte est obligatoire pour l’attribution de ces derniers. Selon la législation en vigueur, au Burkina Faso, l’obtention d’un permis de construire est obligatoire en zone urbaine aménagée pour toute construction d’établissement destiné à recevoir du public, pour les installations classées pour la protection de l’environnement et pour les maisons à usage d’habitation dont la surface plancher hors œuvre dépasse 150 mètres carrés3. Au Mali, le permis de construire est obligatoire pour toute construction à usage d’habitation ou non4. De même, selon la loi n° 2028-25 fixant les principes fondamentaux de la construction et de l’habitation au Niger, « toute construction nouvelle ou toute modification d’une construction à caractère privé ou public, sauf dispositions spécifiques contraires, doit être soumise à un permis de construire et exige l’intervention d’un architecte inscrit à l’Ordre des architectes pour l’établissement du projet architectural, son mode de réalisation et la détermination de son coût global ».

Dans la pratique, ces textes sont peu appliqués, car les architectes restent à ce jour peu connu·es5. Ils sont principalement sollicités dans le cadre des marchés publics, des projets réalisés par des organisations non gouvernementales, des entreprises privées, ainsi que pour la conception de villas à destination des classes moyennes et supérieures. Pour cette dernière catégorie, leur intervention se limite parfois à la conception du projet architectural. Néanmoins, dans le cadre d’autres projets, les missions confiées aux architectes recouvrent aussi bien le conseil, les études préliminaires, la conception architecturale, la réalisation des dossiers de consultation des entreprises, la direction de l’exécution des travaux ou encore l’assistance à maîtrise d’ouvrage. Si l’architecte est légalement responsable des ouvrages qu’il réalise, dans les faits, sa responsabilité reste limitée. Elle s’applique d’avantage aux projets de grande ampleur et à ceux portés par des organismes internationaux, qui requièrent l’application de normes internationales6.

L’adoption des outils numériques en architecture : un mouvement mondial

Parallèlement à l’instauration de la profession dans ces pays d’Afrique de l’Ouest, l’utilisation des outils numériques se généralise au sein de la profession sur les différents continents. Les architectes africains vont bénéficier rapidement de ces technologies, du fait des liens étroits qu’ils entretiennent avec certaines écoles d’architecture, notamment en France (Aholou, Coralli, 2010). Dès la fin des années 1980, ils ont accès aux logiciels de CAO (conception assistée par ordinateur) et de DAO (dessin assisté par ordinateur). Ainsi ces architectes ont-ils vu se développer l’usage du numérique quelques années après l’apparition de la profession dans leur pays. En outre, la démocratisation de l’accès à l’informatique à la fin des années 1980 a été favorisée par une baisse des prix des logiciels et par des évolutions technologiques facilitant leur usage.

En prenant l’exemple de la France, sur lequel le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont en partie calqué leur modèle scolaire et professionnel (Aholou, Coralli, 2010), Guy Tapie explique que l’informatique a permis aux architectes de gagner en temps, et donc en rentabilité financière, en facilitant la réalisation des dessins et leurs modifications, ainsi que la réalisation des tâches répétitives (Tapie, 2000). L’outil permet une précision millimétrique des éléments graphiques, ainsi que la superposition des plans architecturaux avec ceux d’autres corps d’état tels que la plomberie ou l’électricité. Avec le développement des logiciels de conception en trois dimensions (3D), les architectes peuvent concevoir en même temps les projets en plan, en coupe et en façade, et extraire des perspectives photoréalistes. Le partage des dossiers est facilité.

Dans le cas de l’industrie de la construction en Afrique du Sud, certains auteurs (Tanga et al., 2021) estiment que la numérisation de l’industrie de la construction a permis d’améliorer les échanges entre les professionnel·les qui interviennent dans le projet en facilitant sa coordination et en rationalisant le processus. Grâce aux technologies de l’information et de la communication (TIC), les conditions d’exercice des professionnel·les et leur productivité ont été améliorées. Des collaborations sont possibles avec des professionnel·les situé·es dans différentes zones géographiques. La conception virtuelle a quant à elle permis d’améliorer la performance lors de la phase de conception, en permettant de visualiser le projet, et de repérer certains points de blocage en amont de la construction. L’utilisation de certains logiciels a également favorisé une réduction des erreurs ainsi qu’une amélioration des conditions de conservation des documents. Ces avancées constatées en Afrique du Sud sont-elles perceptibles également en Afrique de l’Ouest francophone ?

Il existe aujourd’hui peu de recherches sur l’utilisation du numérique par les architectes ouest-africains. Les rares études qui abordent le sujet s’accordent sur le fait que les outils de conception et de représentation numérique ont été fortement adoptés par les professionnel·les de la construction. Mais elles n’expliquent pas comment se fait cette utilisation, et ce qu’elle engendre sur la pratique des différents corps d’états. C’est le cas du « Rapport Bim Afrique7 » (Comité Recherche et Développement, 2022), selon lequel 47 % des enquêté·es déclarent produire des modèles numériques 3D, 35 % réalisent des dessins 2D qui ne sont pas générés à partir de modèles 3D, 19 % disent encore produire des dessins à la main et 27 % générer des objets BIM. Si le numérique semble avoir trouvé sa place dans le milieu de la construction en Afrique, une série de questions demeure, auxquelles nous proposons d’apporter ci-après des éléments de réponse. Comment s’est faite son introduction au sein de la profession d’architecte en Afrique de l’Ouest francophone ? Quelles conséquences son adoption a-t-elle eues sur l’évolution de la pratique professionnelle de l’architecture au Burkina Faso, au Mali et au Niger ? Quelles fonctionnalités du numérique sont les plus valorisées par les architectes de ces pays ? Pour cet article, nous faisons le choix de ne pas privilégier un outil ou un type de production numérique en particulier, mais de nous pencher sur un panel d’outils et de démarches qui ressortent des entretiens et des observations réalisés.

Méthodologie : une approche basée sur la récolte des récits de vies professionnelles

Cette recherche a été menée dans le cadre d’une thèse portant sur la formation, les positionnements et les stratégies des architectes burkinabés, maliens et nigériens dans leur pays. Deux méthodes ont été utilisées afin de récolter les informations permettant une meilleure compréhension de la place qu’occupe le numérique dans la pratique de l’architecture dans ces pays : dix entretiens avec des enseignant·es et étudiant·es en master à l’EAMAU ; cent neuf entretiens avec des architectes exerçant au Burkina Faso, au Mali et au Niger.

Le Niger, le Mali et le Burkina Faso comptent à eux trois 478 architectes inscrit·es au sein de leurs ordres respectifs en 2023. Dans la pratique courante de ces pays, l’inscription à l’Ordre des architectes n’est pas réservée aux seuls chefs de cabinets. Tous les diplômés en architecture doivent s’inscrire, et la grande majorité le serait. Ils sont classés en différentes catégories selon qu’ils exercent dans le privé, comme fonctionnaires ou en tant que stagiaires (la réalisation d’un stage de deux ans étant obligatoire avant la prestation de serment à l’Ordre des architectes). On remarquera que la plupart de ces professionnel·les sont issu·es de l’EAMAU (figures 2, 3 et 4).

Figure 2 : Pourcentage des architectes burkinabés en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Figure 2 : Pourcentage des architectes burkinabés en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Source : graphique réalisé par l’auteure à partir des informations contenues dans les tableaux de l’Ordre des architectes du Burkina Faso en 2023.

Figure 3 : Pourcentage des architectes maliens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Figure 3 : Pourcentage des architectes maliens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Source : graphique réalisé par l’auteure à partir des informations contenues dans les tableaux de l’Ordre des architectes du Mali en 2023.

Figure 4 : Pourcentage des architectes nigériens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Figure 4 : Pourcentage des architectes nigériens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Source : graphique réalisé par l’auteure à partir des informations contenues dans les tableaux de l’Ordre des architectes du Niger en 2023.

Partant du constat que la majorité des architectes sont formé·es à l’EAMAU, nous nous sommes intéressée dans un premier temps au contenu de la formation dispensée dans cette école et à la place qu’y occupe le numérique. Ainsi, l’objectif des dix entretiens menés avec les enseignant·es et étudiant·es de l’établissement a été d’avoir des réponses aux questions suivantes : quelle place occupe le numérique dans l’enseignement de l’architecture, et plus particulièrement dans l’enseignement du projet ? Quels sont les outils utilisés par les étudiant·es comme support de réflexion pour la conception et la représentation des projets architecturaux ? Que pensent les enseignant·es de la manière dont les étudiant·es s’approprient les outils numériques ? Ces entretiens ont été menés avec le directeur du département architecture, le chef du département urbanisme, des professeur·es qui enseignent le projet architectural, les arts plastiques et l’histoire de l’architecture. En complément de ces entretiens, nous avons participé au « Grand Jury 2023 » de l’EAMAU. Cet événement important dans la vie de l’école est organisé chaque année pour les soutenances des étudiant·es en master. Les jurys sont constitués d’enseignant·es de l’école, de professionnel·les (architectes, urbanistes, ingénieurs…) exerçant dans le privé au Togo et de professionnel·les du privé exerçant dans les pays membres de l’EAMAU. Les présentations des étudiant·s lors de ce Grand Jury représentent l’aboutissement des cinq années d’enseignement qu’ils ont reçues à l’EAMAU.

Par ailleurs, il est important de noter les éléments qui sont valorisés par les membres des jurys dans les projets présentés. Au total, cent deux étudiant·es ont présenté leurs travaux pratiques de fin d’études (TPFE) lors de cette session. Ils ont été évalués par douze jurys, lesquels ont eu lieu du 10 au 14 juillet 2023 à l’EAMAU. Chaque présentation s’est tenue sur deux heures. Nous avons eu l’occasion de participer aux présentations de six étudiant·es corrigées par quatre jurys différents.

Les cent neuf entretiens réalisés avec les architectes des trois pays ont quant à eux porté sur les thématiques de la formation, de l’insertion professionnelle, de l’utilisation du numérique, de l’accès aux marchés, de la relation avec les différent·es intervenant·es du processus de construction, de la réglementation et des relations avec les autres architectes. Seules les informations se rapportant au numérique ont été utilisées dans le cadre de cet article. Les entretiens ont été analysés de manière qualitative afin de faire ressortir les récurrences dans les discours des différent·es professionnel·les. La majorité des entretiens ont eu lieu au sein des cabinets des architectes. Il s’agissait pour eux de répondre aux questions suivantes : utilisent-ils des outils informatiques dans leur pratique ? Où se fournissent-ils en matériel informatique ? Pour les plus anciens, qu’a changé l’adoption du numérique dans leur manière d’exercer l’architecture ? Quelle place occupe l’utilisation du numérique dans la vie de leurs cabinets d’architecture aujourd’hui, aussi bien en termes d’organisation que sur la manière de concevoir et de présenter les projets ? Quelles conséquences l’utilisation du numérique a-t-elle sur la pratique de leur profession ? Ces questions ont été posées à des hommes et à des femmes d’âge et de lieu de formation différents. Les entretiens se sont déroulés entre février 2022 et août 2023.

Introduction du numérique dans l’enseignement de l’architecture en Afrique de l’Ouest francophone

Le numérique a commencé à être enseigné au sein de l’EAMAU à la fin des années 1980, environ une dizaine d’années après l’ouverture de l’école. À cette époque, on notait un écart entre l’enseignement du numérique dans les écoles d’architecture et son utilisation par les professionnel·les d’Afrique de l’Ouest francophone. En effet, les architectes ont commencé à se familiariser avec les logiciels de CAO et de DAO au cours de leur formation mais, une fois diplômés, n’ayant pas les moyens de se procurer un ordinateur personnel, ils ont été contraints d’entamer leur pratique professionnelle sur les tables à dessin.

« Je pense que, parmi les anciens, je suis presque le seul à être allé [en France] pour une formation spécifique sur l’outil informatique. Pour ce qui est des autres collègues, ils ont profité de la venue des jeunes architectes déjà formés en informatique pour se former avec eux » (architecte, directeur de cabinet, diplômé en 1984 à l’EAMAU, formation en informatique en 1990).

« Alors je vais peut-être vous surprendre en vous disant que, nous, on a commencé la CAO-DAO à l’école d’archi en 1988. Je crois qu’on était quand même précurseurs, hein ! Les premiers Mac 2, on les a eus en 1987 ! Donc, au sortir de l’EAMAU, on avait déjà une formation en CAO-DAO, mais on n’avait pas les outils une fois arrivés sur le marché. […] Donc voilà comment, moi, j’ai commencé à l’école d’archi, et lorsque je suis venu ici il y a eu une coupure. Le premier ordinateur, je l’ai acheté en octobre 1994. Mais le premier véritablement sur lequel j’ai installé un logiciel de CAO-DAO, qui était AutoCAD à l’époque, c’était en 1998 » (architecte, directeur de cabinet, diplômé en 1993).

Les cabinets, encore très jeunes à l’époque, n’étaient pas en mesure de s’équiper en matériel informatique. Il faut rappeler que le premier cabinet d’architecture au Burkina Faso a vu le jour dans les années 1970. Quant au Niger et au Mali, il faudra attendre respectivement 1979 et 1988 pour l’ouverture des premiers cabinets dirigés par des nationaux. Lors de sa création, l’EAMAU entretenait des liens étroits avec les écoles d’architecture françaises. En effet, les premiers cadres et enseignants de l’Afrique de l’Ouest ont été majoritairement formés en France (Aholou, Coralli, 2010). Le personnel de l’EAMAU ne fait pas exception à cette règle. Il y avait en outre des conventions entre l’EAMAU et les écoles d’architecture françaises, et certains enseignant·es français·es se rendaient fréquemment à Lomé pour apporter leur expertise. Ainsi, l’EAMAU n’était pas isolée, l’école s’est construite en lien avec ce qui se passait au-delà des frontières africaines.

Au fil des années, l’utilisation des logiciels a pris de l’ampleur, jusqu’à s’imposer aujourd’hui comme un outil indispensable pour l’enseignement, la conception et la représentation des projets architecturaux. À ce jour, l’informatique est l’un des principaux outils de conception pour les étudiant·es de l’école. Nous avons ainsi pu constater, lors des soutenances des mémoires de master de la promotion 2023 à l’EAMAU, que rares étaient les élèves ayant réalisé des maquettes physiques de leur projet, estimant ne pas en avoir le temps. Il faut également préciser que les maquettes présentées étaient des maquettes de rendus, et non de conception. La maquette en carton est donc très peu utilisée dans la démarche de conception des projets. Les étudiants préfèrent travailler leur volumétrie sur les logiciels en 3D.

« Nous, pendant qu’on était étudiants, on utilisait deux autres modes de représentation : la perspective manuelle et les maquettes ; maintenant, avec la 3D numérique, les maquettes ont tendance à disparaître » (architecte, directeur d’un cabinet de taille moyenne8, diplômé en 1994).

« La maquette, ça allait être un élément très intéressant. Mais réellement, avec le temps que ça allait prendre, je n’allais pas pouvoir en faire » (étudiant de l’EAMAU en master 2 en 2023).

Dans le cadre pédagogique, les étudiant·es sont autorisé·es à dessiner leurs projets sur des logiciels à partir de la deuxième année. Dès qu’ils commencent à les utiliser, ceux-ci deviennent leur principal outil de travail, au détriment des autres modes de représentation. De nombreux professionnel·les estiment que cet engouement des élèves pour le numérique est la conséquence des enseignements qu’ils reçoivent dans les écoles d’architecture. Mais force est de constater que l’usage du numérique a pris une telle ampleur chez les étudiant·es que les enseignant·es ont parfois l’impression de perdre le contrôle. Les étudiant·es en architecture aspirent très rapidement à maîtriser les logiciels. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à aller se former par tous les moyens à leur disposition. La maîtrise des logiciels est aussi une question d’engagement personnel de leur part.

« Les étudiants sont tellement dans les logiciels que je me demande s’ils ne veulent pas se transformer en dessinateurs au lieu d’être architectes. C’est dommage. C’est à cause des logiciels que j’insiste vraiment pour que les enseignants architectes apportent ce côté théorique, ce côté autre de l’architecture, afin que l’enseignement ne reste pas figé seulement sur les dessins et les rendus. […] Cet aspect nous échappe un peu parce qu’il y a beaucoup d’écoles, des petites écoles indépendantes, qui font des formations sur ces logiciels, ici même ou en ligne. C’est un bon atout pour les étudiants, mais seulement ils doivent apprendre à faire de l’architecture d’abord, au lieu de penser juste au rendu » (architecte, enseignant à l’EAMAU).

On note donc qu’au fil des années le numérique a gagné du terrain, jusqu’à s’imposer comme un outil indispensable à la pratique de l’architecture. Dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, l’EAMAU a contribué et contribue encore à cette expansion du numérique. Mais, avec l’accès à internet et aux réseaux sociaux, les professionnels sont perpétuellement en quête de formation pour rester au fait des dernières nouveautés9.

Les raisons de l’engouement des architectes pour le numérique

Si les architectes apprécient particulièrement les outils numériques, c’est tout d’abord parce qu’ils leur permettent d’optimiser leur productivité, et donc leur rentabilité. En effet, dans les trois pays étudiés, les architectes éprouvent de grandes difficultés à obtenir des marchés, du fait de la méconnaissance de leur profession et des difficultés accentuées par une longue période d’insécurité (Ali, 2021) qui secoue la région.

« Avant, tout prenait énormément de temps. Quand il y a une erreur et que tu dois reprendre le projet, c’est extrêmement difficile. Aujourd’hui, imaginez si nous, dans le privé, nous devions prendre ce temps-là, cela nous imposerait d’augmenter les honoraires. Déjà avec le peu d’honoraires que nous proposons, les clients n’arrivent pas à payer » (architecte, directeur de cabinet, diplômé en 2016).

L’utilisation des outils numériques facilite également les échanges entre professionnel·les de différents corps d’état, ceux-ci pouvant se trouver dans des pays différents. En effet, les compétences locales sont parfois absentes dans certaines spécialités. Grâce au numérique, les architectes peuvent collaborer avec des architectes ou des bureaux d’études situés dans d’autres pays, et bénéficier de leur savoir-faire sans avoir à se déplacer. Ce système est particulièrement bénéfique dans le cadre de gros projets en co-traitance, ou pour les projets avec un niveau de technicité élevé qui nécessite des bureaux d’études à la pointe. Cela se fait pour beaucoup de façon artisanale, en passant par des envois de fichier. Mais on peut noter que certains architectes souhaitent pousser dans cette direction en développant l’utilisation du BIM dans leurs projets.

« Nous sommes dans la globalisation. Dans notre secteur, il le faut. Moi, par exemple, je travaille simultanément avec les architectes qui sont au Maroc à travers le BIM. Ils travaillent et ça s’actualise systématiquement sur mon fichier à moi » (architecte, directeur d’un cabinet de taille moyenne).

« Dans la pratique, l’outil 3D est devenu indispensable. L’outil numérique était déjà indispensable pendant les études et, aujourd’hui, il prend une place très importante. On ne peut pas, aujourd’hui, travailler sans utiliser de logiciel de conception, mais aussi de logiciel d’évaluation financière, de tout ce qui est relation client, de comptabilité. L’outil 3D, bien évidemment, permet de convaincre : les logiciels de vidéo, maintenant le BIM, tous ces outils-là sont indispensables et sont largement utilisés par les confrères ici » (architecte, directeur d’un cabinet de taille moyenne, diplômé en 2013).

Le numérique a été adopté dans divers aspects de la pratique professionnelle de l’architecture, entre autres la représentation en deux et trois dimensions, l’évaluation financière des projets, la communication, la réalisation des dossiers de consultation des entreprises et les échanges avec les autres professionnel·les qui interviennent sur le projet. Dans ce contexte, on peut noter que les architectes diplômé·es à la fin des années 1990 ont été les moteurs de l’adoption du numérique dans les agences, avec l’introduction du dessin sur les logiciels 2D. Ceux et celles-ci sont à présent détrôné·es par les architectes formé·es après les années 2010, qui ont eu accès à des logiciels ouvrant de nouvelles perspectives, avec notamment le développement de la conception en 3D. Contrairement aux études sur les architectes en France, ou encore en Belgique (Stals, 2020), qui montrent qu’une partie des agences de petite et moyenne taille n’exploitent pas la conception en trois dimensions permise par les logiciels, on constate qu’en Afrique de l’Ouest francophone, malgré la taille restreinte des cabinets d’architecture, le recours aux perspectives numériques est systématique. C’est en partie possible grâce à l’appétence pour les logiciels de rendus des jeunes10 architectes, qui ont recours à l’autoformation et sont très informés des nouvelles fonctionnalités. Ainsi, on assiste à une cohabitation entre deux générations d’architectes, qui se différencient par leur approche conceptuelle et leur prise en main des outils informatiques. Cette cohabitation ne se fait pas sans difficultés. En effet, l’informatique est venue matérialiser les ruptures entre des générations qui ont des manières différentes d’appréhender les projets. Tandis que la majorité des architectes seniors disent avoir une approche du projet qui se base sur la fonctionnalité, pour de nombreux jeunes architectes, ce qui prime, c’est la volumétrie. Une volumétrie qu’ils obtiennent en se servant de logiciels, et dans laquelle ils viennent en parallèle adapter la fonctionnalité. Cette opposition entre forme et fonction ressort des entretiens, alors que bien des écrits montrent qu’on ne peut pas dissocier et complètement délier les deux (Pinson, 1993). Ainsi, les résultats des entretiens viennent de nouveau alimenter les débats qui opposent ces deux notions. Un jeune architecte exprimait ainsi son ressenti sur ces différentes approches :

« Nous n’avons pas les mêmes façons de procéder, nous n’avons pas les mêmes façons d’évoluer sur un projet. Parfois, il y a des petites embrouilles. Mais, en fin de compte, c’est le résultat qui compte. […] Quand on te donne un programme bien défini, il s’agit déjà de trouver la fonctionnalité du projet. Vous savez, nous, les jeunes, parfois, on est sur les volumétries, on essaye de développer les volumétries, on essaye d’adapter un peu la fonctionnalité, mais eux [les anciens], c’est surtout la fonctionnalité ; ils établissent l’organigramme, ils essayent de composer. Après, au niveau de la volumétrie, il y a parfois des divergences. Mais bon, en fin de compte, on arrive toujours à s’entendre » (architecte, salarié d’un cabinet de taille moyenne, diplômé en 2016).

Néanmoins il faut noter que, si certains jeunes architectes aiment tant le numérique, c’est parce que les cabinets apprécient les architectes qui maîtrisent son utilisation. En effet, dans un environnement où une grande partie de la population n’a jamais vu de plans architecturaux, le dessin des projets en volume permet de faciliter les échanges avec les maîtres d’ouvrage. Cela leur permet d’avoir un visuel sur leurs projets avant même que ceux-ci ne soient construits. C’est très apprécié de la maîtrise d’ouvrage.

Ainsi, les architectes nouvellement formé·es qui maîtrisent les outils informatiques sont très recherché·es par les cabinets, car ils apportent une valeur ajoutée aux projets du cabinet. En ce sens, l’utilisation du numérique a un impact sur l’organisation des cabinets et donne une responsabilité aux nouveaux et nouvelles diplômé·es : celle de travailler le rendu visuel des projets. Dans la majorité des cabinets où nous nous sommes rendue, les architectes nous ont fait état d’une conception en deux étapes. Les anciens, étant plus axés sur la fonctionnalité, dessinent l’esquisse du projet sur papier ou sur des logiciels de dessin en 2D, puis les transmettent aux jeunes. Ces derniers ont alors pour mission de travailler la volumétrie du projet, son visuel, en se servant de logiciels 3D. L’approche des jeunes architectes est appréciée, car ils apportent une touche de modernité recherchée actuellement par les maîtres d’ouvrage.

« Les plus anciens, eux, ils ne font pas la 3D, la plupart c’est AutoCAD, l’ancienne version, qu’ils utilisent. Donc ils font la 2D et ils font appel aux jeunes pour leur faire la 3D » (architecte, salarié dans une petite agence, diplômé en 2013).

En outre, le numérique est aujourd’hui un outil qui permet de développer la communication des cabinets d’architecture à l’adresse des maîtres d’ouvrage. En effet, pour une partie des professionnel·les, le projet architectural reste un projet commercial qui a besoin de publicité pour attirer une potentielle clientèle et faire la promotion d’une profession qui reste très peu connue. Pour ce faire, le moyen le plus utilisé aujourd’hui est le partage d’images de synthèse sur les réseaux sociaux.

« Les jeunes sont très portés sur le visuel, plutôt que, par exemple, sur la fonctionnalité. Le visuel, c’est normal, parce qu’avec les réseaux sociaux, Instagram, TikTok… ils veulent des images. Ils veulent tout de suite passer à l’image » (architecte, directrice d’un cabinet de petite taille, diplômée en 2014).

Cette utilisation systématique des outils numériques n’est pas sans conséquences sur l’évolution du métier. Aujourd’hui, une partie des architectes serait davantage attachée à l’image du projet qu’au processus qui permet d’aboutir à sa construction. Avec les logiciels qui permettent de générer les plans, les perspectives, les coupes et façades simultanément, ils ne maîtriseraient plus les différentes étapes de la mise en œuvre de la structure porteuse du bâtiment. Ainsi, il ressort des entretiens un désintérêt de certains jeunes pour les questions structurelles. Si certains architectes sont « victimes » du numérique, d’autres assument cette prise de position et estiment qu’il n’est pas de leur ressort de déterminer comment tient le bâtiment. Leur objectif est de s’assurer que l’esthétique du bâtiment respecte leur vision.

Les limites de l’utilisation du numérique

On note un grand écart entre les potentialités qu’offre le numérique, avec une précision millimétrique des dessins réalisés, et le savoir-faire des ouvriers locaux. En effet, lors des entretiens effectués, les architectes relèvent très souvent le faible niveau de formation des entreprises de construction. Très peu d’entre elles ont une formation dans le domaine du bâtiment. Rares sont celles qui utilisent les outils informatiques. Guy Tapie, en 2000, mentionnait notamment la possibilité, avec le numérique, de passer d’une échelle à une autre, en fonction des besoins de précision. Dans le contexte ouest-africain, ces fonctionnalités sont en décalage avec le savoir-faire des ouvriers. La majorité d’entre eux n’ont pas les compétences pour lire des plans de détails. Il faut rappeler qu’une grande partie des constructions sont réalisées par des ouvriers formés sur le tas. Ainsi, pour certains architectes interrogés, pour que l’utilisation du numérique aille au-delà de beaux plans, il faut qu’elle ne soit pas réservée aux seul·es architectes et ingénieur·es. Les entreprises de construction doivent également se former pour permettre les échanges entre les différents corps d’état.

« Moi, j’utilise Archipad depuis cinq ans, mais je suis seul à l’utiliser, donc… à la limite, ça ne me sert à rien, voilà. Je mets mon information, mais je la partage avec qui ? L’ingénieur que j’ai sur le chantier, il n’a pas de machine… L’incorporer dans le mode de gestion de nos structures est forcément lié à l’environnement autour. Si cet environnement ne suit pas… Pourquoi il ne suit pas ? Parce que le niveau des entreprises [de construction] est, d’abord, catastrophique. Je veux dire, bon, les entreprises, tu as même du mal à en trouver une qui ait un ordinateur chez elle. Franchement, c’est assez archaïque ! » (architecte, directeur d’un cabinet de taille moyenne, diplômé en 1993).

De cet extrait d’entretien il ressort que l’utilisation des applications de suivi de chantier reste à ce jour inadaptée aux types de marché sur lesquels travaillent la majorité des architectes. D’une part, les autres intervenant·es sur le chantier ne disposent pas des formations et/ou des équipements informatiques leur permettant d’échanger avec les architectes. D’autre part, les architectes sont généralement sollicité·es pour des projets de petite taille, avec un niveau de complexité relativement faible. La plupart des projets d’envergure réalisés dans leur pays sont attribués à des cabinets d’architecture internationaux.

On retrouve également ce débat sur l’utilisation du BIM. Certain·es architectes souhaitent utiliser le BIM dans leur agence. Cependant, ils sont stoppés dans leur élan par les réalités du terrain. D’une part, la taille des projets sur lesquels ils travaillent au quotidien ne justifie pas un si grand investissement, en matière de temps comme de financement. D’autre part, les entreprises avec lesquelles ils collaborent ne sont pas formées au BIM. Les rares qui arrivent à réaliser des projets en respectant les codes du BIM travaillent avec des bureaux d’ingénierie ou des entreprises majoritairement internationales, à savoir marocaines, turques ou indiennes, par exemple.

« Nous avons des cabinets qui ont des tailles de développement modestes. Je ne connais pas un cabinet ici qui ait travaillé sur du BIM » (architecte, directeur d’un cabinet, diplômé en 2014).

Plus encore, avec les 3D numériques, les architectes ont accès à des bibliothèques de matériaux infinies qui ne correspondent pas forcément aux réalités des marchés dans lesquels ils se fournissent. En effet, le Burkina Faso, le Mali et le Niger sont des pays enclavés, ils ne disposent pas d’accès direct à la mer, ce qui complique l’importation de matériaux de construction. Ainsi, les matériaux disponibles sur les marchés sont limités, contrairement aux bibliothèques fournies par les logiciels. Les architectes doivent donc s’assurer que les matériaux qu’ils utilisent sur leurs modèles numériques sont présents sur place et que les entreprises locales maîtrisent leur mise en œuvre.

« Ce que j’ai pu observer c’est que, souvent, entre la 3D et le projet réel, tu as une différence énorme. C’est peut-être dû à la rigueur de la boîte qui traite le projet, je pense. Parce que souvent, sur certains projets, tu as des visions de finition qui, dans la réalité, ne pourront pas se faire. C’est pour ça que je dis que, parfois, c’est mal venu. On projette quelque chose, en utilisant des bibliothèques, pour des produits difficiles à importer et à mettre en œuvre ici. Donc qu’est-ce qu’on fait ? On essaye de s’adapter. Et, du coup, le produit final déçoit un peu. On accepte parce qu’on ne peut pas faire mieux. Donc c’est là où, parfois, les 3D, en tout cas dans notre contexte, faussent un peu la lecture. […] C’est une question de coût. Parfois, le client vous dit “je veux ça !”, vous faites l’estimation et vous vous accordez dessus. Mais, à l’exécution, il essaye de trouver des artisans qui sont à même de réaliser le projet à un certain coût. Et du coup, souvent, c’est le client qui vous impose un artisan qui a des compétences acceptables pour lui, mais pas pour vous, mais que vous êtes obligé d’accepter parce que c’est lui, quand même, qui a le dernier mot sur son ouvrage » (architecte, directeur d’un cabinet de petite taille, diplômé en 1992).

Une utilisation qui fragiliserait parfois la profession ?

Le numérique a pris une telle importance en Afrique de l’Ouest que son utilisation fragiliserait la profession. En effet, la conception architecturale est associée par beaucoup, à tort, au dessin et à la réalisation d’images de synthèse. La créativité, la conception, la maîtrise d’œuvre, le suivi des chantiers sont ainsi mis de côté. Beaucoup de maîtres d’ouvrage ne savent pas que l’architecture ne se limite pas au dessin architectural. Les architectes se retrouvent ainsi concurrencé·es par des individus parfois non diplômés, sous prétexte qu’ils maîtrisent l’outil informatique. Du fait que très peu d’études ont été menées sur les architectes de ces pays, nous n’avons pas pu trouver, dans la littérature, des références permettant d’étayer ces arguments.

« Les gens ont tendance à aller voir les étudiants en architecture pour réduire les coûts. C’est plus fréquent que d’aller voir les architectes. Ce sont des étudiants qui savent dessiner, souvent ils ne sont même pas en architecture. Ils savent juste utiliser le logiciel, parce qu’en fait, ce qui attire plus les gens, c’est la 3D. Donc, dès que tu es fort en 3D… » (architecte, salarié, diplômé en 2020).

Outre les étudiant·es, d’autres professionnel·les qui utilisent l’outil informatique se retrouvent propulsé·es au premier rang, générant ainsi des tensions interprofessionnelles. C’est source de conflit entre les architectes, les ingénieurs ou encore les techniciens du bâtiment. Au Burkina Faso, par exemple, les ingénieur·es étant beaucoup plus nombreux·ses que les architectes, leur profession est plus connue au sein de la population. En effet, en 2023, le tableau de l’Ordre des ingénieur·es en génie civil du Burkina Faso comptait 693 inscrit·es, tandis que le nombre d’inscrit·es à l’Ordre des architectes du pays s’élevait à 142 sur la même période. Aussi, beaucoup de particuliers préfèrent faire appel aux ingénieur·es pour leurs projets de construction parce qu’ils ne comprennent pas la différence entre les deux professions. Les ingénieur·es, grâce à leur maîtrise de certains outils informatiques, se font aisément passer pour des architectes et profitent de cette méconnaissance du métier. D’autres maîtres d’ouvrage font le choix de ne pas recourir aux architectes pour des raisons financières. En effet, l’architecte a la réputation d’être onéreux. Dans l’inconscient collectif, il est réservé aux élites qui ont les moyens de s’offrir leurs services.

« Souvent, on essaye de conseiller un peu les clients à revoir certaines conceptions. Parfois, certains promoteurs, au lieu d’aller vers les architectes, travaillent avec des techniciens ou des dessinateurs. Donc le projet n’est pas assez consistant. […] Généralement, ceux qui ne consultent pas les architectes, ce sont des salariés de la fonction publique qui trouvent que le service de l’architecte est trop cher pour eux. Ils préfèrent alors voir un technicien à qui ils vont remettre parfois 10 000 ou 20 000 francs CFA (15 ou 30 euros), juste pour leur sortir un plan, un devis. […] Pour cette question de moyens, en tout cas, ils préfèrent traiter avec les techniciens. Vous avez un salarié, peut-être, qui ne demande [à la banque] que 6 ou 7 millions (9 147 ou 10 671 euros) pour son projet, qui n’a pratiquement rien et ne compte que sur le financement de la banque, donc, vraiment, il a du mal à voir un architecte pour son projet » (architecte, employé dans une institution financière, diplômé en 2002).

Beaucoup d’architectes craignent qu’en mettant le numérique trop en avant dans leurs réalisations, certains d’entre eux ne deviennent des infographistes. Cette préoccupation ressort d’une grande partie des entretiens réalisés avec les architectes des premières générations. Selon leur vision, mal utilisé, le numérique serait un frein à la créativité, et donc source de paresse intellectuelle chez leurs jeunes confrères (Bilda et Gero, 2005). Ils insistent sur le besoin de faire la part des choses entre le processus de conception et l’utilisation de l’outil, sous peine de mettre en péril l’avenir de la profession.

« Nos collaborateurs qui n’ont pas beaucoup d’expérience pratique du terrain et qui ont beaucoup évolué avec l’outil informatique ont des difficultés à représenter la réalité des choses. On fera le projet mais on ne saura pas que, quand on fait une dalle, peut-être qu’il y a une retombée. Qu’est-ce qu’on fait ? Où est-ce qu’on positionne le faux plafond ? Il y a des inconvénients, mais liés au fait que les gens ne maîtrisent pas de façon pratique ce à quoi va ressembler le projet quand il sera exécuté » (architecte, directrice d’un cabinet de taille moyenne, diplômée en 2002).

« [Le numérique], c’est un outil qui t’aide à pousser tes recherches. Normalement, ça ne tue pas la créativité, ça t’aide à améliorer le rendu. Mais j’ai l’impression que, pour les jeunes, ça tue la créativité » (architecte, directeur d’un cabinet de taille moyenne, diplômé en 1984).

Conclusion

Les écoles d’architecture ont servi de porte d’entrée au numérique dans les cabinets d’architectures burkinabés, maliens et nigériens. Après une période de transition nécessaire à l’acquisition du matériel informatique, son usage est devenu aujourd’hui indispensable pour les architectes de ces trois pays. Le numérique a eu des impacts importants sur la manière d’exercer la profession. En effet, dans un contexte où la profession est méconnue par les populations, l’informatisation a permis un gain de temps dans la production des projets. C’est d’autant plus important dans un contexte où le nombre d’architectes reste peu élevé, rapporté à la population.

Par ailleurs, l’utilisation des outils numériques a permis de faciliter les échanges avec les maîtres d’ouvrage. En effet, la majorité de ces derniers ne savent pas lire les plans et démontrent peu d’intérêt pour les dessins en deux dimensions. Ils s’intéressent principalement à la volumétrie du projet. La 3D a permis de visualiser les projets avant leur construction. De plus, l’utilisation des images de synthèse et des vidéos des projets permet également aux architectes de communiquer sur ce qu’ils font, par le biais des réseaux sociaux. En effet, la profession étant peu connue, ils cherchent à faire la promotion de leur métier.

Autre avantage, selon les acteurs interrogés, le numérique permet de faciliter les collaborations internationales, qui sont souvent indispensables pour certains types de projets pour lesquels les compétences locales ne sont pas disponibles. En ce sens, de nombreux architectes souhaitent développer l’usage du BIM dans leurs cabinets, mais sont freinés par la taille des projets qu’ils réalisent et le manque de moyens financiers.

Toutefois, toujours selon leurs propos, l’utilisation du numérique n’a pas que des avantages. Pour certains, il serait à la base d’une baisse du niveau de la formation et de la créativité des architectes, pourtant indispensable pour développer une architecture contextualisée. En outre, il entretiendrait la mauvaise connaissance qu’ont les maîtres d’ouvrage de la profession, ces derniers confondant architectes, ingénieur·es, dessinateur·rices ou même encore infographistes. En ce sens, l’utilisation du numérique constituerait un danger car les architectes ne sont pas les seul·es à maîtriser ces outils. La population ayant une mauvaise connaissance de la profession, beaucoup la réduisent au simple fait de dessiner des plans. Cela aurait trois conséquences. Premièrement, certains citoyens confondraient parfois les qualifications des architectes, des techniciens et des ingénieurs. Deuxièmement, des techniciens et des ingénieurs se feraient passer pour des architectes auprès des maîtres d’ouvrage pour assurer les conceptions de projets. Troisièmement, dans certains cas, des maîtres d’ouvrage préféreraient contacter un·e dessinateur·rice ou un· ingénieur·e pour la réalisation de leur projet, pour éviter de passer par les architectes, qui ont la réputation d’être onéreux.

Certain·es architectes s’inquiètent de l’avenir de la profession et craignent qu’à terme elle ne finisse par disparaître. Si les architectes ne réussissent pas à montrer leur plus-value par rapport aux autres professionnel·les de la construction, la population et les acteurs institutionnels ne comprendront pas leur utilité. Ils insistent sur le fait que les logiciels sont avant tout des outils. Ceux-ci doivent être bien utilisés pour être bénéfiques à la profession. En outre, ils ne doivent pas se substituer à la maîtrise des autres champs d’intervention des architectes, dont une connaissance poussée des procédés de construction.

Cet article, qui constitue une des premières études sur les architectes d’Afrique de l’Ouest francophone, présente l’intérêt d’aborder un sujet très peu étudié, celui de l’utilisation du numérique par les architectes de ces pays. Il met en lumière des spécificités du numérique dans des pays où la profession d’architecte cherche encore ses marques et est confrontée à une forte concurrence avec d’autres professions du domaine. Ainsi, il permet de lancer des pistes de réflexion sur les stratégies qu’adoptent ces architectes pour se faire une place dans leur pays. Par ailleurs, il ressort de cet article qu’à l’image d’autres pays à travers le monde, les architectes du Burkina Faso, du Mali et du Niger se sont approprié le numérique, et l’utilisent aussi bien en phase de conception que pour faciliter les échanges avec d’autres professionnel·les et maîtres d’ouvrage. Cette utilisation suscite certains débats qu’on retrouve dans d’autres pays, tel celui de l’impact du numérique sur la créativité. Malgré les disparités qu’il peut y avoir dans son usage entre les premières et les nouvelles générations, tous et toutes s’accordent sur son utilité. Néanmoins, certain·es architectes alertent sur les risques que son utilisation peut engendrer, dans un contexte où la profession doit encore faire ses preuves et où les architectes doivent montrer leur plus-value par rapport aux autres professionnel·les du domaine de la construction.

1 En 1995, l’école change de nom et devient École des métiers de l’architecture et de l’urbanisme, conservant ainsi le même acronyme.

2 Pays membres de l’Afrique de l’Ouest : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo. Pays membres de l’Afrique

3 Loi n° 017-2006/AN portant code de l’urbanisme et de la construction au Burkina Faso.

4 Loi n° 01-077/ du 18 juillet 2001 fixant les règles générales de la construction au Mali.

5 Dans les pays étudiés, le nombre d’architectes est dérisoire rapporté à la population (environ 23 millions d’habitants au Burkina Faso, 28 millions

6 En ce sens, nos entretiens ont révélé que, à l’exception de quelques projets à caractère particulier, le recours à une assurance dommage d’ouvrage

7 27,08 % des enquêté·es exercent en Afrique de l’Ouest. Environ 18 % sont architectes.

8 Dans le cadre de cet article, nous entendons par « petite taille » une agence constituée de deux ou trois personnes (architectes et personnel

9 Il faut toutefois noter que l’EAMAU n’est pas un cas isolé. Le pourcentage d’architectes issus de cette école étant le plus élevé dans les pays

10 Étudiant·es en architecture et architectes diplômé·es après les années 2010.

Aholou, C. C., Coralli, M. (2010). Enseigner la sociologie et produire de l’espace urbain en Afrique noire francophone : un cas « d’école ». Espaces et sociétés, 142(2), 49‑62.

Ali, A. R. (2021). Le sahel face à l’insécurité : comprendre le phénomène dans les pays de la « zone des trois frontières ». Université Abdou Moumouni de Niamey, Niger.

Bilda, Z., Gero, J. S. (2005). Do We Need CAD during Conceptual Design?. Dans B. Martens, A. Brown (Eds.), Computer Aided Architectural Design Futures 2005, Springer Netherlands, 155‑164.

Comité Recherche et Développement (2022). Rapport BIM Afrique 2022.

Pinson, D. P. D. (1993). L’architecture, de la tradition de l’art à la tentation de la science. Usage et architecture, L’Harmattan.

Stals, A. (2020). Panorama des pratiques numériques dans les bureaux d’architecture belges de petite et moyenne taille. DNArchi.

Tapie, G. (2000). Les architectes. Mutations d’une profession. L’Harmattan.

Tanga, O. T., Aigbavboa, C. O., Akinradewo, O. I., Thwala, D. W., Onyia, M. (2021). Construction Digitalisation Tools In South African Construction Industry: An Added Advantage. IOP Conference Series: Materials Science and Engineering, 1107, 012230.

1 En 1995, l’école change de nom et devient École des métiers de l’architecture et de l’urbanisme, conservant ainsi le même acronyme.

2 Pays membres de l’Afrique de l’Ouest : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo. Pays membres de l’Afrique centrale : Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, Tchad.

3 Loi n° 017-2006/AN portant code de l’urbanisme et de la construction au Burkina Faso.

4 Loi n° 01-077/ du 18 juillet 2001 fixant les règles générales de la construction au Mali.

5 Dans les pays étudiés, le nombre d’architectes est dérisoire rapporté à la population (environ 23 millions d’habitants au Burkina Faso, 28 millions au Mali et autant au Niger), soit 478 architectes en 2023 pour une population qui s’élevait à environ 79 millions d’habitants pour les trois pays. Aussi, peu de personnes savent ce qu’est un architecte et en quoi consiste sa fonction. À titre d’exemple, selon les données que nous avons recueillies au Centre de facilitation des actes de construire (CEFAC), au Burkina Faso, en 2022, 1 105 demandes de permis de construire ont été déposées pour l’ensemble du territoire, ce qui reste un chiffre assez faible rapporté au nombre de constructions réalisées dans le pays.

6 En ce sens, nos entretiens ont révélé que, à l’exception de quelques projets à caractère particulier, le recours à une assurance dommage d’ouvrage est inexistant. De la même façon, le recours aux garanties de parfait achèvement, de bon fonctionnement, ou encore aux assurances décennales n’est pas commun. La majeure partie du temps, la seule assurance à laquelle les architectes souscrivent est la responsabilité civile professionnelle. Sauf en cas d’effondrement d’immeuble, ils sont rarement inquiétés dans le cadre des projets qu’ils réalisent.

7 27,08 % des enquêté·es exercent en Afrique de l’Ouest. Environ 18 % sont architectes.

8 Dans le cadre de cet article, nous entendons par « petite taille » une agence constituée de deux ou trois personnes (architectes et personnel administratif permanent) et par « taille moyenne » les agences de quatre à sept personnes (idem).

9 Il faut toutefois noter que l’EAMAU n’est pas un cas isolé. Le pourcentage d’architectes issus de cette école étant le plus élevé dans les pays étudiés, il nous semblait plus pertinent d’observer de près ce qui s’y passe. Toutefois, les entretiens réalisés avec les architectes issus d’autres lieux de formation font état du même enthousiasme des jeunes architectes pour l’utilisation des outils numériques.

10 Étudiant·es en architecture et architectes diplômé·es après les années 2010.

Figure 1 : Répartition des architectes burkinabés, maliens et nigériens par pays, par genre et par fonction en 2023

Figure 1 : Répartition des architectes burkinabés, maliens et nigériens par pays, par genre et par fonction en 2023

Source : graphique réalisé par l’auteure de l’article à partir des informations contenues dans les tableaux des Ordres des architectes du Burkina Faso, du Mali et du Niger en 2023.

Figure 2 : Pourcentage des architectes burkinabés en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Figure 2 : Pourcentage des architectes burkinabés en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Source : graphique réalisé par l’auteure à partir des informations contenues dans les tableaux de l’Ordre des architectes du Burkina Faso en 2023.

Figure 3 : Pourcentage des architectes maliens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Figure 3 : Pourcentage des architectes maliens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Source : graphique réalisé par l’auteure à partir des informations contenues dans les tableaux de l’Ordre des architectes du Mali en 2023.

Figure 4 : Pourcentage des architectes nigériens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Figure 4 : Pourcentage des architectes nigériens en fonction de leur nombre et lieu de formation, rapporté au nombre total d’architectes

Source : graphique réalisé par l’auteure à partir des informations contenues dans les tableaux de l’Ordre des architectes du Niger en 2023.

Rakiétou Mamadou Ouattara

Rakiétou Mamadou Ouattara est architecte HMONP (habilitée à la maîtrise d’œuvre en son nom propre), doctorante en troisième année à l’université Paris Cité, au laboratoire CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques), sous la direction de Monique Bertrand. Lauréate 2021 et 2022 de la bourse Palladio, lauréate 2023 de la bourse Noria Research.
Contact : rakietou.ouattara[at]gmail.com
Page web : https://www.cessma.org/MAMADOU-OUATTARA-Rakietou-2228