Le réseau Ramau comme forme spécifique d’organisation du travail scientifique

Laurent Devisme

p. 174-184

References

Bibliographical reference

Laurent Devisme, « Le réseau Ramau comme forme spécifique d’organisation du travail scientifique », Cahiers RAMAU, 10 | 2019, 174-184.

Electronic reference

Laurent Devisme, « Le réseau Ramau comme forme spécifique d’organisation du travail scientifique », Cahiers RAMAU [Online], 10 | 2019, Online since 29 November 2020, connection on 19 April 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/184

Ce texte associe une réflexion sur la forme réseau avec l’histoire récente du réseau scientifique thématique Ramau. Partant de la mise en avant de la force des liens faibles et de la souplesse qu’incarne le travail en réseau, il cerne ensuite plusieurs caractéristiques de Ramau : outil commun et scène partagée. Il s’attarde sur son hybridité constitutive et montre comment il a accompagné l’émergence et renforcé les figures du professionnel réflexif et de la recherche de plein air. Différents professionnels des milieux de l’aménagement, de la gestion des territoires, des milieux associatifs, des mondes de la transition socio-énergétique ont pu ainsi échanger. Enfin, cet article pointe les tendances plus larges auxquelles Ramau – entre les enjeux de spécification scientifique et l’éclairage des politiques publiques – fait face, comme l’accélération des temporalités ou le confinement lié aux pratiques normalisées d’évaluation. Des chantiers prospectifs sont ainsi explorés.

This text combines considerations about the network form with the recent history of the Ramau thematic scientific network. Starting by highlighting the strength of weak links and the flexibility that networking embodies, the text then identifies several characteristics of Ramau as a common tool and a shared stage. It focuses on its constitutive hybridity and shows how it has both accompanied the emergence and strengthened the figures of the reflective practitioner and field research. Various professionals from the fields of planning, land management, non-profit organisations, and the worlds of the socio-energy transition were thus able to exchange views. Lastly, the article highlights broader trends that Ramau—situated between the stakes of scientific objectivity and those of informing public policy—now faces, such as accelerating temporalities or the constraints inherent in standardized evaluation practices. Prospective lines of research are thus explored.

Cette courte réflexion sur le réseau et ses promesses est redevable d’échanges avec mes collègues coresponsables du réseau (Véronique Biau, Élise Macaire et Michael Fenker) et du témoignage de Thérèse Evette. Je remercie également Claude Cohen pour sa relecture et ses suggestions.

Le travail collectif de recherche se réalise principalement aujourd’hui sous trois formes complémentaires et combinables. La première relève de ce que l’on nomme en France le laboratoire, regroupant sur une base territoriale (essentiellement) et sous une thématique, une discipline, un champ ou encore une problématique un certain nombre de chercheurs dont les statuts peuvent être variés. Une deuxième forme s’est plus nettement déployée depuis le développement et la généralisation des appels à projets, avec des actions collectives plus délimitées dans le temps et dont le séquençage est plus ou moins le suivant : chaîne d’activation forte pour organiser la réponse à l’appel (stratégies, contenu mais aussi tactiques d’association entre laboratoires), distribution du montant de la subvention entre différentes équipes, travail de terrain, restitution d’un « work package » et colloque final avec publication. Une troisième forme relève du réseau scientifique et possède une définition généralement plus pointue : par-delà les affectations statutaires et les lieux d’exercice des enseignants-chercheurs, la possibilité de travailler collectivement sur une question ou un ensemble de questions. La forme réseau est plus largement l’infrastructure d’un monde connexionniste et l’organisation privilégiée de la cité par projet (Boltanski et Chiapello, 1999). Ces formes peuvent s’articuler (la deuxième suppose la première) mais elles ne relèvent pas des mêmes logiques.

Territoires et réseaux : voilà deux formes bien connues par ceux que la recherche urbaine intéresse. Sans développer l’acception du laboratoire comme territoire (Lieux communs, n° 18, 2017), voyons l’évolution récente de la condition du réseau de recherche au prisme de Ramau. Après une brève caractérisation de la forme réseau, il s’agit de s’arrêter sur deux caractéristiques distinctives de Ramau et de pointer quelques questions prospectives qui s’adressent aussi bien à la forme réseau scientifique en général qu’à Ramau en particulier.

Le réseau ou la force des liens faibles

Dans le monde académique, le réseau peut se présenter sous la forme d’une association consacrée aux retrouvailles régulières d’une discipline : on songe spontanément aux grandes associations de sciences sociales organisées sur une base disciplinaire (Association internationale de sociologie, Association française de sociologie, Association française de science politique, American Association of Geography, etc.). Elles intègrent de nombreux groupes de travail ou sous-réseaux qui donnent une image intéressante de la dynamique scientifique et des spécialisations à l’œuvre. Les réseaux peuvent également être d’emblée thématiques et interdisciplinaires, comme en témoigne l’Urban Affairs Association. Les conférences annuelles de ces organisations internationales montrent une différenciation interne impressionnante, signe de vitalité, certes, mais aussi parfois de morcellement et d’émiettement2. Dans le même registre, citons précisément les réseaux scientifiques thématiques habilités par le ministère de la Culture en France (dont fait partie Ramau) ou encore ceux financés par le CNRS (comme le réseau international Ambiances).

Dans les mondes professionnels en général et ceux de l’action urbaine en particulier, les réseaux partagent un enjeu d’interconnaissances et d’échanges de bonnes pratiques. Ils sont plus ou moins « clubisés ». On peut ainsi penser au secteur des organismes HLM lorsqu’ils sont réunis en congrès ou encore au Club Ville Aménagement, qui regroupe essentiellement les cadres dirigeants des sociétés publiques locales d’aménagement. Entretiens et « 5 à 7 » sont alors les activités vitrine d’un travail de réseautage plus ordinaire et qui peut se faire lobby à l’occasion (on songe aux congrès HLM et aux visites rituelles du ministre en charge du Logement). Certains réseaux regroupent plus explicitement des catégories de professionnels : l’Association des directeurs généraux des communautés de France est une déclinaison « technique » d’associations d’élus (Association des maires de France, Association des maires des grandes villes de France), dont les moments de publicité sont souvent instructifs sur des rapports de force spécifiques. Sur le temps long, une telle association peut commander des travaux d’études et de recherches qui pourraient aussi bien être hébergés par des réseaux davantage fléchés vers la recherche3.

L’échelle de la forme réseau donne une idée de son extension et du degré de circulation des questions abordées. Elle est souvent un élément clé pour les acteurs, désignant un degré d’ouverture et d’ampleur des thèmes abordés. On peut ainsi penser à l’inter-réseau Développement social urbain (DSU), qui a longtemps joué au niveau national un rôle important dans la circulation des acteurs de ce secteur et dans le partage d’expériences, tellement utile pour des métiers chronophages. Ce processus peut s’exercer à léchelle locale (ainsi de la mission Cite, qui, au sein des services municipaux nantais, a longtemps permis la mise en réseau des chargés de quartier), régionale (les associations d’urbanistes existent souvent à un tel niveau), mais aussi, bien entendu, européenne et mondiale. Nul besoin d’insister sur le fait que ces échelles territoriales sont bien souvent tout autant des échelles de grandeur. Les acteurs comme les chercheurs peuvent se jauger-classer selon leur participation à tel ou tel réseau de grande taille.

Pointons également la souplesse de cette forme de travail collective, le réseau étant détaché de tout type de travail bureaucratique ou de rapports de pouvoir, qui concernent davantage la forme laboratoire. Car, outre sa teneur scientifique, le laboratoire gère des budgets et du personnel, et de ce fait est condamné à une certaine inertie. S’il était exclusivement fondé sur une question scientifique, il est probable que la dynamique de création-suppression de laboratoires serait beaucoup plus élevée. Dans plusieurs pays (notamment au Canada et en Italie), c’est plus clairement le financement qui fait le laboratoire. La forme associative de nombreux réseaux entraîne en outre un fonctionnement avec présidence et bureau, et une représentation plus ouverte que ce qui se joue dans les laboratoires, aux prises avec leurs « tutelles »4.

Ramau : institutionnalité et hybridité constitutives

À sa naissance, le réseau Ramau a été soutenu par des institutions de recherche incitative (le Puca et le MCC), à la suite de consultations de recherches5. Référence est ainsi faite il y a vingt ans au réseau « socio-économie de l’habitat ». Il s’inscrit à ce moment-là dans les grands objectifs des pouvoirs publics, selon Olivier Piron, alors secrétaire permanent du Puca6, qui parle dans sa contribution au premier Cahier Ramau d’une structure prestataire de services et d’expertise ! Le contexte est celui de la création de la Direction générale de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction (DGUHC) au sein du ministère de l’Équipement. Le Puca est lui-même issu du rassemblement du Plan urbain (PU) et du Plan Construction Architecture (PCA). Haut fonctionnaire au ministère de la Culture, sous-directrice des formations, des métiers et de la recherche architecturale et urbaine, Marielle Riche se réfère au projet de François Barré de création de la Direction de l’architecture et du patrimoine (Dapa). Elle mentionne la réflexion relative aux écoles doctorales pour les écoles d’architecture et le rapprochement avec les universités, de même qu’une réflexion prospective sur la place des architectes afin de ne pas se contenter de la loi de 1977 définissant lintérêt public de larchitecture. Un moment et ses acteurs, en somme ! Vingt ans plus tard, l’actualité toujours vive de ces dossiers montre à quel point ils sont épais, sans consensus évident.

Le réseau Ramau est intéressant à analyser au regard de l’hybridité initiale qui le caractérise. Thérèse Evette nous rappelle ainsi que l’association des professionnels est un objectif initial, une attente explicite du Puca, qui participe au financement du réseau. Cet organisme de recherche incitative finance, à la fin des années 1990, aussi bien des bureaux d’étude privés que des laboratoires publics. Ainsi, au sein des séminaires de l’appel d’offres de recherches « La ville émergente », on trouvait des chercheurs des deux conditions7. Les laboratoires fondateurs sont inscrits au sein d’écoles d’architecture qui forment principalement des professionnels et la recherche publique. À cette période et encore au début du XXIe siècle, les laboratoires publics eux-mêmes peuvent s’associer à des professionnels lors de réponses à des appels d’offres ou encore rejoindre ces professionnels réflexifs si chers à Donald Schön (1983) au sein même du laboratoire : des « chercheurs associés » – c’est le statut alors le plus fréquemment utilisé (au LET par exemple) – mais aussi des compagnons de route. L’enjeu peut alors être de définir un cercle spécifique ou encore un « tiers-espace » organisationnel (au LAUA par exemple).

Cela n’aplatit pas les différences, bien entendu. Ainsi les professionnels sont-ils moins investis dans les comités ou le conseil scientifique du réseau. Néanmoins, sur l’ensemble des Cahiers Ramau, on dénombre près d’un tiers de professionnels parmi les auteurs, ce qui n’est pas rien. Et les journées Ramau intègrent toujours d’assez nombreux professionnels (dont les motivations à participer seraient intéressantes à décrypter).

Notons également, aux fondements de cette « unité de service », l’enjeu premier de la rencontre et de l’oralité8. Les premiers numéros des Cahiers sont de fait pensés comme des actes. Et la coopération chercheurs-acteurs se joue fortement dans la rencontre concrète à partir de laquelle est promise une extension : « Outil commun et scène partagée, Ramau se donne comme rôle dêtre un lieu aussi réel que virtuel où, sans fausse naïveté ni angélisme béat, puissent être confrontées et comparées des expériences pratiques et des problématiques scientifiques à partir desquelles il sera possible denvisager des programmes coopératifs de recherche et d’évaluation d’expériences », est-il écrit dans l’avant-propos du Cahier 1.

Ramau vise notamment à soumettre à la réflexion des chercheurs des questions d’acteurs sur l’évolution de leurs pratiques et de leur professionnalité (Biau, 2018) : nouveaux objets, contraintes projectuelles émergentes… Et, dans bien des cas, les proximités avec certains milieux se dessinent facilement. Lorsqu’il s’agit d’étudier les chargés de quartier, on se situe « tout contre » eux, on valorise leur engagement, on tient fortement à restituer leur travail (Devisme et Pasquier, 2006). Plusieurs chercheurs du LET sont proches des milieux de l’ingénierie et du management – « espace de/et travail » – et les pratiques de recherches-intervention (milieux dont s’était rapproché le Puca dans son programme relevant de l’ingénierie de projet) se repèrent. La recherche-action avait quant à elle marqué une partie de la sociologie du travail (mais aussi la recherche sur les mouvements sociaux). Bref, les sujets d’étude « déteignent », c’est heureux, et les acteurs observés débarquent parmi les observateurs eux-mêmes, déroutant la figure trop commode de l’éthologue en terrain objectivé ! Les professionnels rencontrés sur les terrains s’invitent dans les laboratoires, quoi de plus normal ?

Tout compte fait, ces moments ont gagné en consistance et en légitimité avec la figure du « professionnel réflexif », mais aussi avec la conceptualisation de la « recherche de plein air », les « forums hybrides », les sciences citoyennes : partenariats et échanges entre chercheurs et professionnels ont acquis leurs lettres de noblesse dans la théorie elle-même, et notamment pour les travaux familiers de la sociologie de la traduction.

La présentation de « l’unité de service » Ramau par Robert Laugier dans le même Cahier 1 est intéressante : on se situe alors au début de la mise en place de sites Internet dédiés, sur lesquels sont publiés des textes explicatifs. L’enjeu principal est celui de la circulation d’informations : « centralisation et diffusion ». Olivier Piron parle d’« unité de service documentaire », quand Robert Laugier précise bien qu’il ne s’agit pas d’un centre documentaire : intéressant malentendu que l’on retrouve régulièrement entre chercheurs défendant l’autonomie relative de leurs productions et acteurs publics en attentes d’expertises, voire de solutions.

Paradigmes ouverts et éclairage de l’action

Les représentations qui sous-tendent les enjeux de cette hybridité tiennent probablement à différentes traditions. On peut songer à la recherche-action, à l’ingénierie sociale et, plus récemment, à la recherche-développement. Plus discrètement, la recherche impliquée peut également être mentionnée9. La forme réseau permet à ces sensibilités de converger sans prédominance d’une école particulière. Les différents Cahiers Ramau mettent en avant les mots-clés suivants : compétences, coordination, interprofessionnalité, action collective, expertise, gestion… Ces termes témoignent aussi bien de préoccupations institutionnelles d’administrations centrales que d’observations de mondes professionnels marqués par le pragmatisme. Nulle radicalité, en effet, mais plutôt la prise au sérieux de questions professionnelles des acteurs au travail. Et bien sûr des inflexions quant aux types de professionnels concernés. Probablement les rencontres sur les partenariats publics-privés (Élisabeth Campagnac) et sur le facility management (Michael Fenker) ont-elles mobilisé très largement des professionnels, mais les publications se sont alors déployées en dehors des Cahiers Ramau. Au fil des thématiques, les types de professionnels changent, bien entendu : milieux de l’aménagement, de la gestion des territoires, secteur associatif, mondes plus ou moins militants de la transition socio-énergétique… Le sujet de thèse d’Élise Macaire10 conduit par exemple à faire se rencontrer d’autres types de professionnels dans les arcanes de Ramau. Y a-t-il réellement une symétrie, un équilibre entre acteurs et chercheurs ? Probablement pas. On peut par exemple souligner que les acteurs sont présents dans des temps d’échange, mais que, dans les Cahiers Ramau, ils livrent plus facilement des témoignages que des articles en tant que tels.

Qu’est-ce qui émerge, en comparaison, d’autres réseaux partageant pour partie les mêmes objectifs ? Impossible d’être exhaustif ici, mais ce sont les écarts et convergences qui aident à mieux situer le réseau Ramau. « Recherche-Habitat-Logement » a remplacé le réseau « socio-économie de l’habitat » évoqué dans le Cahier 1 : mutatis mutandis avec un ancrage notamment toulousain et une composition exclusive par des chercheurs. La visée est toutefois toujours de « favoriser les interactions et partenariats avec les acteurs professionnels ». Comme pour Ramau, ce réseau n’a pas une focalisation pointue, mais il vise à être un portail de travaux sur des questions qui touchent à l’habiter : le réseau des acteurs de l’habitat est mentionné (plutôt des professionnels, en l’occurrence), mais aussi des ateliers, journées et laboratoires, qui apportent clairement une connotation de recherche.

Des réseaux créés plus récemment sont, dans l’ensemble, plus spécifiques. Citons le réseau Approches critiques du développement durable (ACDD), qui, à la suite d’un colloque international en février 2012, aspire à repérer les transversalités critiques dans les approches du développement durable : approche explicitement sociologique dans un moment de saturation de la sphère publique par la notion de développement durable. Le réseau est à dominante scientifique, il est vrai, mais aux prises avec une évolution professionnelle préoccupante. « Pédagogies de l’aménagement et de l’urbanisme (PedagAU) », au sein de l’Association pour la promotion de l’enseignement et de la recherche en aménagement-urbanisme (Aperau), vise plutôt à permettre les échanges au sein de la communauté enseignante en urbanisme. Un équivalent est le réseau PAPier, qui vise à promouvoir les échanges pédagogiques autour de l’architecture et du paysage. Les formations apparaissent alors comme autant de promesses d’un renouveau des activités et des métiers. Plus récemment encore, Ensa-Eco apparaît comme un réseau soutenu par le MCC et qui vise un engagement plus entier des enseignements en faveur de la transition écologique. Ses promoteurs lancent un Livre vert et s’activent à diffuser des « mesures basculantes » dans ce domaine. On trouve également dans ce cas un mélange intéressant entre implications d’enseignants-chercheurs promouvant de nouvelles lignes de travail et institutions publiques réfléchissant à leur propre politique de soutien : soutenir, infléchir, orienter, insuffler… Les motivations pour financer les réseaux sont à examiner de près.

Si une tendance à la spécification des réseaux est observable, une autre relevant plutôt de l’éclairage des politiques publiques est intéressante à signaler. À cet égard, il faut mentionner un réseau qui a pris le nom de plateforme. Émergeant au début des années 2000, la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu) se veut clairement hybride dès le départ et associe à parts égales l’État et les collectivités locales dans le financement de recherches territorialisées. Alors que la troisième édition est en cours et que la plateforme s’est déployée en direction de villes petites et moyennes, cette plateforme rejoint certains enjeux de Ramau en identifiant plus clairement des politiques publiques, la structuration d’équipes locales de recherche et la mise en œuvre de négociations dont les portées sont très variables suivant les territoires. Largement soutenue par le Puca, cette plateforme offre un matériau intéressant pour qui cherche à comprendre la nature des relations acteurs-chercheurs et le type de travaux de recherche qui peuvent être issus d’un nouveau mode de financement. Dans la phase la plus récente, ce sont d’abord le Puca et les collectivités territoriales qui ont échangé sur des thématiques privilégiées, avant que des équipes de recherche soient contactées. Les thèses en Cifre que la plateforme peut labelliser sont de nature à être une caisse de résonance de cette réticularité particulière.

Prospective : quatre questions vives

Un certain nombre d’évolutions récentes posent question au regard des promesses initiales du réseau Ramau, actualisées tous les trois ans dans le cadre de son habilitation. Elles renvoient, d’une part, à une certaine tendance au confinement de la recherche que produisent les formes d’évaluation standard et, d’autre part, à l’accélération des temporalités de travail. Ces deux questions permettent d’en poser deux autres quant à l’évolution de la ligne éditoriale et la place, décisive mais délicate, des marginaux sécants.

Un premier bloc de questions renvoie à l’évolution rapide des manières de considérer, de classer et d’évaluer les productions de recherche. La globalisation de la production scientifique s’accompagne de l’intensification d’une conception managériale de la recherche et d’une attention soutenue aux classements et à l’impact des revues : bibliométrie aidant, le facteur d’impact devient un critère régulièrement employé pour différencier les supports. Il est établi sur le nombre moyen de citations d’un texte au sein d’une revue, donnant ainsi une idée de son auto-référenciation. Critère sans doute utile, mais partiel. Il pousse en tout cas à augmenter la circulation des travaux exclusivement au sein du champ académique. Cette tendance conduit au confinement, qui peut aussi, dans le domaine des études urbaines, s’appeler radicalisme de campus… L’évaluation des travaux s’appuie en tout cas de manière croissante sur une approche quantitative qui est susceptible de rejoindre « le pacte de non-lecture » explicité par Peter Sloterdijk. Si, dans une tribune au Monde, le philosophe abordait principalement la question du plagiat, il dressait aussi le portrait contemporain de l’universitaire, qui est plus un non-lecteur qu’un lecteur, retournement foudroyant de l’aura de l’Academia :

« Aujourd’hui, seules les machines à lire digitales et les programmes de recherche spécialisés sont en mesure de tenir le rôle de délégués du lecteur authentique et d’entrer en conversation ou en non-conversation avec un texte. Le lecteur humain – appelons-le le professeur – est en revanche défaillant. C’est aussi et précisément en tant qu’homme de l’Université que le spécialiste est depuis longtemps condamné à être plus un non-lecteur qu’un lecteur » (Sloterdijk, 2012).

La recommandation la plus directe qui suit cette analyse est d’inciter à la production de controverses (et non de polémiques) et à disposer de « lecteurs méchants », comme l’écrit encore Sloterdijk, disons exigeants, et intéressés par le cadrage plus global : celui des lignes éditoriales. Une rapide enquête récente auprès de quelques auteurs de numéros thématiques de revue nous confirmait ainsi que la plupart ne lisent pas l’ensemble du numéro auquel ils ont participé. Outre les coordinateurs d’un dossier, combien de lecteurs de l’ensemble ? Dans le même ordre d’idées, plusieurs rédacteurs en chef de revues témoignent également de la difficulté de monter des rubriques de controverses, alors que le caractère cumulable des articles est censé être au cœur de la production scientifique… On voit alors toute l’originalité de maintenir une élaboration artisanale de productions de recherche, comme en témoigne la préparation de ce numéro, avec circulation en amont de différentes versions au sein de la communauté des contributeurs.

Un deuxième bloc renvoie symétriquement aux univers professionnels, qui sont également plongés dans des avalanches de données et de référentiels. Le problème des professionnels est de moins en moins d’obtenir des informations et des études, mais bien de les mettre en perspective, de les interpréter, de leur donner de l’épaisseur en somme. « Le nez dans le guidon », le professionnel de l’urbain est d’abord celui qui cherche à gommer des rendez-vous et des réunions dans son agenda, car il est d’emblée saturé. Dans le management d’organisation, l’attention est de plus en plus vive pour le ressourcement, la nécessité de l’écart afin de mieux revenir et comprendre les choses. C’est de nature à accroître les relations avec les chercheurs, certes, mais il existe ici un filtre non négligeable : celui de la consultance ad hoc, du coaching, loin des apports que les sciences sociales peuvent proposer.

Dans les deux cas, l’accélération des temporalités professionnelles et scientifiques est un réel frein à l’exploration patiente des résonances, voire des convergences. Les communautés scientifiques et professionnelles se segmentent rapidement. En termes latouriens, on pourrait dire qu’il y a de plus en plus d’oligoptiques et de moins en moins de panoramas (Devisme, 2007). L’hypothèse d’une culture partiellement commune est menacée par des pratiques d’évaluation normées qui n’intègrent qu’à la marge les productions des marginaux sécants de ces univers. À cet égard, pointons l’importance (sans les survaloriser) de figures pouvant les incarner. Une histoire récente serait à construire avec, par exemple, les rôles clés d’André Bruston du côté de la recherche incitative, François Ascher, Pierre Veltz, Jean-Marc Offner, Marie-Christine Jaillet ou Alain Bourdin du côté de la production dessais. Tous ont questionné l’urbanisme, mais ils se sont aussi impliqués dans des structures-interfaces (Institut pour la ville en mouvement, Popsu, Plan urbain, Conseil de développement). Si certains ont pu être distingués par les grands prix de l’urbanisme en France, on peut plus largement penser à des académiques-professionnels, praticiens-chercheurs comme ceux que l’on trouve au sein de la « coopérative d’études et de recherches Acadie » (Martin Vanier, Daniel Béhar, Philippe Estèbe, Xavier Desjardins, etc.). L’hybridité constitutive de réseaux acteurs-chercheurs tient aussi à la présence de telles figures.

Face aux risques de confinement et de repli spécialisé, on peut également penser que les formations des professionnels et des chercheurs sont de plus en plus proches. Dans ce cas de figure, comme pouvait le rappeler Bertrand Vallet lors du séminaire Ramau de janvier 2019, nul besoin d’entretenir la coupure ! Une autre manière de sortir de ces pratiques normalisées est de rappeler la centralité de l’enquête dans tout travail, et que celle-ci n’est l’apanage d’aucune communauté. Comme le dit Arnaud Esquerre à propos de l’analyse des faits alternatifs :

« Ce travail d’enquête peut être fait par des universitaires, mais aussi bien par des journalistes ou par des juges. Et imposer ce qui résulte de ce travail d’enquête […] nécessite de sinscrire dans un rapport de force » (Esquerre, 2018, p. 57).

Les productions issues des enquêtes mettent certes en évidence des cultures distinctes et un langage différent, propres à chacun des univers professionnels, mais l’inter professionnalité n’est pas un vain mot. Le travail de détermination des centres d’intérêt est bien toujours sur la table.

Tout réseau doit régulièrement réaffirmer une ligne éditoriale. La large bannière « activités et métiers de larchitecture et de lurbanisme » révèle facilement l’intersection possible avec d’autres réseaux. Mais elle montre peut-être insuffisamment comment elle peut contribuer à une réflexion prospective quant aux activités et aux professions touchant à la modification spatiale. Cette réflexion doit aussi bien se décliner en problème scientifique qu’en problème d’action publique. Elle peut aussi naître depuis des enquêtes de plein air. Dans son dernier ouvrage, Laurent Matthey (2018)interroge ainsi la contribution majeure possible d’un auteur comme Pier Paolo Pasolini aux sciences sociales de l’aménagement. Ce plaidoyer pour le décloisonnement est largement à encourager !

2 Un reproche qui a déjà pu être exprimé à propos des « something-studies » et qui requiert précisément à nouveau une réflexion plus large sur les

3 Ainsi de travaux du master en stratégies territoriales et urbaines de l’École urbaine de Sciences Po-Paris ou encore d’ouvrages comme Métropoles en

4 Il serait plus pertinent de parler de partenaires, mais il est d’usage, en France, d’utiliser le terme « tutelle », dont la connotation hiérarchique

5 Cf. l’entretien avec Guy Tapie dans ce numéro, explicite à cet égard.

6 Il y aurait une intéressante histoire à faire de la dénomination des postes dans les administrations centrales françaises : on y rencontre ainsi « 

7 Et on pourrait rappeler une histoire plus ancienne : l’intégration au CNRS de chercheurs issus de bureaux d’études privés, par exemple.

8 Une quasi-constante des réseaux, qui indique la plupart du temps des rencontres fondatrices faisant émerger des préoccupations auparavant latentes.

9 Faisons même le pari que, via des Cifre dans les territoires ou dans des bureaux d’étude, cette posture se développe et prospère afin d’hybrider

10 Macaire É., 2012, L’Architecture à l’épreuve de nouvelles pratiques : recompositions professionnelles et démocratie culturelle, thèse de l’

Biau V., 2018, Les Architectes. Nouveaux modes de fabrication de la ville et enjeux de professionnalité, DHDR, université de Paris‑Nanterre.

Boltanski L. et Chiapello E., 1999, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

Devisme L., 2007, « Oligoptique (alias traceur) », EspacesTemps.net, 23 juillet 2007.

Devisme L., 2017, « Un héritage prospectif ? Deux ou trois choses que j’ai apprises de ce laboratoire », Lieux communs, n° 18.

Esquerre A., 2018, Le Vertige des faits alternatifs, Paris, Textuel.

Laugier R., 2000, « Présentation de l’unité de service Ramau », in Cahier Ramau 1, Paris, Éditions de la Villette.

Matthey L., 2018, Paragéographie. Voir le monde en géographe sans que le monde y prenne garde, Genève, A-Type éditions.

Piron O., 2000, « Des objectifs et des orientations pour le réseau Ramau », in Cahier Ramau 1, Paris, Éditions de la Villette.

Riche M., 2000, « Trois raisons pour s’intéresser à Ramau », in Cahier Ramau 1, Paris, Éditions de la Villette.

Schön D., 1984, The Reflexive Practitioner. How professionals think in action, Londres, Basic Books.

Sloterdijk P., 2012, « Plagiat universitaire : le pacte de non-lecture », Le Monde, 28 janvier 2012.

2 Un reproche qui a déjà pu être exprimé à propos des « something-studies » et qui requiert précisément à nouveau une réflexion plus large sur les sciences sociales…

3 Ainsi de travaux du master en stratégies territoriales et urbaines de l’École urbaine de Sciences Po-Paris ou encore d’ouvrages comme Métropoles en chantier aux éditions Berger Levrault.

4 Il serait plus pertinent de parler de partenaires, mais il est d’usage, en France, d’utiliser le terme « tutelle », dont la connotation hiérarchique et administrative est évidente : « Qui paie commande. » Il est alors préférable de multiplier les payeurs plutôt que de devoir se référer à une seule « tutelle ».

5 Cf. l’entretien avec Guy Tapie dans ce numéro, explicite à cet égard.

6 Il y aurait une intéressante histoire à faire de la dénomination des postes dans les administrations centrales françaises : on y rencontre ainsi « secrétaire permanent », « chef de bureau », « adjoint au chef de bureau », sans oublier les sous-directeurs. Le nouvel esprit du capitalisme est certes bien entré dans les pratiques des personnes qui occupent ces postes, mais les intitulés sont plutôt restés rivés à la bureaucratie d’État.

7 Et on pourrait rappeler une histoire plus ancienne : l’intégration au CNRS de chercheurs issus de bureaux d’études privés, par exemple.

8 Une quasi-constante des réseaux, qui indique la plupart du temps des rencontres fondatrices faisant émerger des préoccupations auparavant latentes.

9 Faisons même le pari que, via des Cifre dans les territoires ou dans des bureaux d’étude, cette posture se développe et prospère afin d’hybrider davantage les cultures praticiennes et scientifiques. Cf. la thèse récente de G. Lacroix (2019) ethnographiant ce qu’il nomme « les équilibristes du développement durable » à partir d’une position de praticien-chercheur dans une filiale d’un groupe de services urbains.

10 Macaire É., 2012, L’Architecture à l’épreuve de nouvelles pratiques : recompositions professionnelles et démocratie culturelle, thèse de l’Université Paris‑Est.

Laurent Devisme

Laurent Devisme est HDR en urbanisme, professeur de sciences sociales (études urbaines) à l’Ensa de Nantes, membre de l’UMR CNRS Architectures, Ambiances, Urbanités – équipe Crenau. Au sein de ce laboratoire, il co-coordonne les groupes de recherche « distributions de la fabrique urbaine » et « urbanités ambiantes ». Ses travaux portent principalement sur l’analyse de la fabrique urbaine contemporaine dans une perspective ethnographique : quelles articulations et contradictions entre urbanités et politiques publiques ? Il travaille également sur une réflexion d’ordre épistémologique sur les savoirs relatifs au champ de l’action urbaine : urbanographie, ethno-aménagement, etc.
Il est membre de plusieurs comités de lecture de revues dans le domaine des études urbaines et codirecteur du réseau Ramau. Il est professeur invité en 2019 au Politecnico de Milan.
contact laurent.devisme@crenau.archi.fr

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