Les débats sur les métiers de l’urbain semblent s’enliser entre d’un côté une approche généraliste renouant avec une pensée planificatrice (Lussault, 2014) et unifiée par un imaginaire historique (Claude, 2006), et de l’autre la reconnaissance d’une diversification par l’émergence de nouveaux métiers (écoconseiller – Hamman, 2011), l’ajustement d’autres (agent de développement local, architecte de projet urbain – Jeannot, 2007 ; Macaire, 2012), voire les mutations de métiers plus historiques (chef de projet – Lévy, 2013 ; Bensoussan et Barbier, 2013). Les écrits se multiplient en faveur d’une définition plus différentielle que substantive du ou des métier(s) (Champy, 2000 ; Matthey et Mager, 2016), perpétuant de la sorte les débats autour d’une dialectique fermée : professionnalisation d’un métier historique unifié d’urbaniste versus diversification des métiers liée à une mutation rapide de l’urbain.
Chacun avance ses arguments, les exemplifie de cas d’étude ou d’immersion, les incarne par des parcours de praticien, les généralise par des dispositifs d’enquête, en fournit la preuve par des verbatim... Nos recherches – croisant imaginaires de la ville et évolutions actuelles des métiers de l’urbain – nous conduisent aussi à participer à ce débat, avec nonobstant un sentiment de malaise : celui de parler à la place de...
Car cette sociologie ne serait-elle pas davantage une construction des discours sur les métiers, leurs habiletés et leurs compétences, qu’une réalité au fonctionnement autonome que les chercheurs devraient dévoiler par une « rupture épistémologique » (Bachelard, 1938) avec les représentations que les praticiens notamment ont de leur(s) métier(s) ? Plus qu’une conception essentialiste du ou des métier(s), ne faudrait-il pas privilégier une lecture constructiviste (Berger et Luckmann, 1986) par une démarche de recherche compréhensive (Schurmans, 2003) de ces discours et pratiques, considérant qu’ils sont d’ores et déjà porteurs de sens ?
Si la transposition aux métiers de l’urbain de ces questionnements épistémologiques n’est pas nouvelle (Marié, 1986) et rend compte d’une partie de ces controverses, que ce soit à partir de la notion de « critique experte » (Blanc, 2001) ou de celle, opposée, de « critique radicale » (Garnier, 2001), depuis la critique du schéma sociologique imposé par l’urbanisme (Lefebvre, 1961) jusqu’à la recherche des effets opératoires du concept de durabilité urbaine (Mathieu et Guermond, 2005), elle continue néanmoins d’exclure un public directement concerné par ce débat : les étudiants des formations dites professionnalisantes de l’urbanisme et de l’aménagement. Les étudiants se trouvent en effet encore souvent renvoyés à un rôle d’usagers des formations, n’ayant pas de choix sur leur évolution et les animant dans les seuls cadres proposés (par exemple : associations étudiantes, retours annuels de fonctionnement souvent formels).
Sous les pavés des formations, des représentations professionnelles
Pourtant les formations se révèlent impliquées dans ces débats à différents niveaux (Urbanisme, 2015 ; Girault, 2015) :
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leurs systèmes d’acteurs, car elles réunissent des enseignants-chercheurs qui se positionnent dans ces débats, notamment à travers leurs choix pédagogiques privilégiant une rationalité instrumentale de l’action (Faburel, 2017) ou opérant un mimétisme des dispositifs de la profession d’architecte (design thinking – Vivant, 2015 ; atelier de projet urbain – Trotta-Brambilla, 2015) ;
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leurs maquettes, construites pour l’essentiel en vue de répondre à des débouchés qui puisent dans des référentiels de métiers produits par les associations professionnelles (OPQU, 2006) ou au sein même de réseaux de structure (Écrément, 2004) ;
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leurs rhétoriques pédagogiques, de plus en plus directement interpelées par les associations visant une réglementation professionnelle (CNJU, APERAU, OPQU...) pour se positionner en faveur d’un imaginaire historique de l’« urbaniste » (Girault, 2016)1.
Ainsi, les formations s’imposent de plus en plus comme l’épicentre du débat scientifique sur le(s) métier(s) de l’urbain (Jacquier, 2000), comme a pu en attester, lors de la refonte des nomenclatures des formations de niveau master (suite à la réforme dite Fioraso de 2013), la cristallisation des échanges autour d’un intitulé unique de formation2, dessinant en arrière-plan la représentation, si ce n’est d’un métier, d’un marché unique. Par les formats pédagogiques, les contenus théoriques et instrumentaux, les études de cas, les interventions de praticiens, les ateliers professionnels, mais aussi par les rhétoriques de présentation de la formation et ses débouchés, les formations véhiculent certaines conceptions du ou des métier(s) de l’urbain.
Dès lors, si nous voulons intégrer les étudiants dans les débats, ce n’est pas seulement en tant que futurs praticiens mais surtout parce que, dans une réalité plus proche, ils ont des effets sur les formations. Cet article s’inscrit à cet égard dans une réflexion pour une recherche responsable, c’est-à-dire qui reconnaît son implication dans le réel et répond de ses effets (Coutellec, 2015) ; l’enlisement dialectique constitue, selon nous, l’occasion idoine pour opérer ce tournant car il demande l’ouverture à de nouvelles perspectives, par exemple étudiantes.
Propositions pour une ouverture du débat
Cet article vise modestement à proposer quelques thématiques, enjeux ou notions qui pourraient faciliter l’intégration des étudiants dans ce débat qui les interpelle car il traverse la pédagogie de leurs formations, mobilise leurs enseignants, marque leurs projections dans le milieu socio-professionnel (système d’acteurs et de gouvernance) jusqu’à pouvoir influencer leurs premières expériences (choix du stage).
Notre corpus se compose de dix entretiens semi-directifs (d’une heure et quart en moyenne) menés au premier trimestre 2016 auprès d’étudiants de la région lyonnaise ayant intégré dès la licence 3 une formation dite professionnalisante de l’urbanisme et de l’aménagement : huit étudiantes et deux étudiants, essentiellement en licence 3 (pour six d’entre eux) et pour les autres engagés dans un second cycle universitaire (deux étudiants en master 1 et deux étudiantes en master 2). Par la mise en récit (Coninck et Godard, 1990 ; Demazière et Dubar, 1997) des facteurs de choix de la formation, des ressentis quotidiens des enseignements et des perspectives socio-professionnelles envisagées, ces entretiens nous ont tout particulièrement permis de soulever les catégories de pensée, les références cognitives, l’outillage conceptuel auxquels les étudiants aspirent pour – et relèvent dans – leurs formations.
Ces entretiens se complètent par une observation participante aux réunions de préparation d’un séminaire des métiers, pour lequel ces mêmes étudiants (sur volontariat) étaient libres de construire le thème et le format, privilégiant dès lors des problématiques et situations, catégories et formes d’action qui les attirent. Plus généralement, ces matériaux ont été produits dans un contexte particulier de mise en place des nouvelles maquettes de formation, ce qui a pu susciter des perspectives critiques des étudiants sur leur formation et les inciter à interroger leur orientation avec la particularité lyonnaise de la création d’une mention de master « Ville et environnements urbains ».
Si ce contexte a sans doute favorisé la richesse et l’éloquence des propos rapportés ici, il ne constitue pas pour autant un biais méthodologique car cet article ne s’intéresse pas tant aux métiers qu’aux leviers de leur mise en débat. Inclure les étudiants conduit temporairement à refuser une recherche analytique et/ou prescriptive du ou des métier(s) pour se demander ce qui constitue ses/leurs attraits pour les étudiants. À cet égard, nous verrons dans un premier temps que les imaginaires de la ville suscitent souvent le choix de la formation et orientent pour partie les représentations du ou des métier(s). En associant la formation à un désir de ville rendu possible par une certaine représentation du ou des métier(s), les étudiants renouent avec la dimension politique du désir en tant que force motrice de la transformation (Foucault, 1994, p. 232). Ainsi, nous verrons dans un second temps que lorsque leurs représentations professionnelles ne coïncident pas avec celles véhiculées dans les formations, les étudiants font preuve d’imagination créatrice pour proposer leurs propres figures du praticien idéal.
Les imaginaires de la ville comme référents premiers de projection dans les formations
S’intéresser aux facteurs de choix d’une formation en urbanisme permet souvent de soulever les imaginaires de la ville qu’ont les étudiants, entendus comme une puissance créatrice et critique (Durand, 1968) qui détermine nos manières de penser la ville, vécue, passée, hypothétique, imaginée, rêvée (Bédard, Augustin, Desnoilles, 2012).
Ces imaginaires se nourrissent ici tout particulièrement d’expériences territoriales pensées comme des référents formels (par exemple sur la taille des immeubles) ou des terrains d’apprentissage de schémas sociologiques (par l’exemple l’exclusion de certains quartiers). Le territoire de référence des étudiants relève d’un registre ordinaire, celui de l’« environnement de vie » (urbain) dans lequel ils ont grandi : investi émotionnellement, il constitue un système de références, aussi bien en termes de compréhension du fonctionnement urbain (par exemple les infrastructures) et de son organisation spatiale (centralité, périphéries...), que de modes de vie et bien-être. Dès lors, l’observation de ses évolutions permet aux étudiants de se forger quelques représentations du ou des métier(s), relativement pragmatiques et interventionnistes :
« À Dijon, ils ont créé un tram et du coup j’ai vu que c’était une compétence d’urbanisme et j’ai fait le rapprochement, en me disant que cela pouvait être intéressant. (…) J’avais beaucoup l’image du tramway, car dans ma ville d’origine puis à Dijon ils ont construit un tramway, j’avais aussi l’image de l’aménagement de portions de territoires (créer des zones commerciales, etc.). »
(Cécile, 22 ans, M2)3
Une expérience étrangère, par la rencontre de l’altérité, peut constituer alors un révélateur de ce schème interprétatif, faisant prendre conscience des héritages culturels dans la construction des villes, comme pour Louis (22 ans, M1) qui a connu un « choc culturel » lors d’une visite de Tokyo à 13 ans :
« Je me suis dit : on ne fait pas les villes de la même manière partout. On ne construit pas aussi haut ici [en France] : il n’y a pas de R + tant, même si à l’époque je ne connaissais pas ce terme technique. »
Au-delà de la caractérisation formelle, la ville véhicule des imaginaires d’émancipation sociale mis à mal par quelques observations critiques d’effets négatifs de sa fabrique, que ce soit ses effets ségrégatifs pour Violette ou une réalité sensible oppressante pour Eva :
« Je ne pourrais pas dire exactement quand cela m’est venu, mais j’ai toujours été un peu sensible aux problématiques de la ville et je pense que c’est – ça fait un peu cliché – parce que je viens d’une banlieue parisienne, une ville assez clivée. Il y avait deux villes : la ville pavillonnaire, accessible, près de la station de RER, etc., et puis la ville en haut de la colline avec les logements sociaux, la ZEP, tout ça. Et c’était très très clair qu’il y avait une partie de la ville dans laquelle on n’allait pas – moi j’habitais dans la ville pavillonnaire. »
(Violette, 20 ans, L3)
« D’un côté, oui, je subis les désagréments de la ville, des choses que je n’aime pas, c’est-à-dire la pollution (depuis que je vis ici je la sens beaucoup alors qu’à Strasbourg, on la vit moins), de même le métro tous les jours ce n’est pas très agréable… en même temps, je suis une vraie citadine et j’ai besoin qu’il y ait des gens autour, de la vie, tout en pouvant faire des choses différentes dans la banlieue autour… »
(Eva, 22 ans, L3)
Loin de signer un désaveu de la ville, ces premières analyses critiques suscitent la volonté chez les étudiants de devenir acteurs de ces phénomènes afin de les concilier à leurs imaginaires ; le choix d’une formation en urbanisme s’impose comme la condition sine qua non :
« Initialement, je me suis dit qu’avec une formation d’urbanisme je pourrais participer à mon environnement – car en étant habitant, on peut participer mais différemment… »
Marie-Laure, 20 ans, L3)
Trois décalages entre les formations et les attentes des étudiants
Mais ces imaginaires de la ville et prémisses de représentations professionnelles ne coïncident pas souvent avec le vécu des formations : idéalisation et frustration, incompréhension et mésentente, etc., créent autant de tensions que les attentes sont importantes.
Tout d’abord, tous les étudiants semblent observer, de façon intuitive, la dialectique susmentionnée, notamment par un décalage entre :
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un discours principal porté par le corps enseignant autour du modèle d’un professionnel unique, « spécialiste de la généralité », que serait l’urbaniste ;
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des enseignements dont la diversité des prises territoriales, mais surtout des profils des intervenants, laissent à penser une diversité de métiers.
Cherchant à se positionner dans le débat, les étudiants sollicitent des sources d’informations extérieures aux formations (site web, rencontres, expériences territoriales...), tentant de bricoler (au sens anthropologique du terme : d’assembler des fragments divers) un sens qu’ils pourraient partager face aux multiples et parfois contradictoires perspectives socio-professionnelles énoncées.
Un deuxième décalage se pose entre les modèles territoriaux enseignés dans les formations et les désirs personnels des étudiants pour les territoires (imaginés comme possibles par les métiers). Cela peut s’avérer d’autant plus déstabilisant que les imaginaires de la ville constituent souvent des facteurs importants dans les choix d’orientation. Il peut en découler une « crise identitaire » (Charmillot et Hernandez, 2007), c’est-à-dire une remise en cause des raisons ou modalités d’implication dans la formation.
Enfin, un troisième décalage interroge directement la légitimité de l’urbanisme à s’imposer comme expertise sur les territoires : une sensibilité à la participation habitante, combinée à une volonté parfois ancienne de façonner son environnement de vie, conduit les étudiants à rechercher des alternatives au statut d’expert et aux aménagements lourds (portion complète d’un territoire, aménagement dit structurant...).
De ces décalages les étudiants répondent par l’affirmation d’imaginaires professionnels propres, parmi lesquels certains traits communs nous ont permis de dessiner trois « figures » de praticien. Nous parlons de figure car les traits sont caricaturés, parfois mêmes contradictoires : ce sont des idéaux-types qui se veulent incarnant les bifurcations et aléas que peut induire un parcours professionnel, les motivations et imaginaires qui animent des choix d’orientation et de pratique, les adaptations aux situations territoriales et contextes de gouvernance, etc.
La figure du praticien hybride : tentatives de conciliation des pôles de la dialectique
Tout d’abord, tous les étudiants rencontrés témoignent de difficultés à se projeter dans une situation professionnelle bien identifiée ou du moins à dessiner les contours précis des profils d’emploi, même si ce sentiment diminue, en toute logique, avec la progression dans la formation :
« Derrière la formation en urbanisme et aménagement, je ne sais pas quel métier je peux faire, je n’arrive pas à me projeter, je ne vois pas le métier exact que je peux réaliser. Je ne sais pas si c’est la formation ou si c’est moi qui n’ai pas compris. »
(Erwan, 20 ans, L3)
De nombreux étudiants pointent un défaut d’information sur la période post-diplôme et cherchent alors des informations par ailleurs, soit sur des sites web d’orientation professionnelle, soit en s’intéressant aux parcours de praticiens :
« C’est très flou. Je crois que c’est le défaut de l’orientation générale. Ils veulent vendre leurs trucs, chacun prêche pour sa paroisse, mais du coup ce n’est pas clair. Même sur le site de l’Étudiant... À un moment j’y suis allée, car je ne savais pas ce que j’allais faire comme métier... »
(Élodie, 21 ans, L3)
Mais les étudiants n’adhèrent pas pour autant aux représentations professionnelles de ces sites web lorsqu’elles vont dans le même sens que celles annoncées explicitement par leur formation :
« À la fois les profs, à la fois en cherchant sur internet : quand tu tapes “urbaniste” sur l’Étudiant ou l’ONISEP, on trouve le gars qui a son cabinet et embellit vachement le métier. On ne trouve pas la petite main qui, dans la mairie, va faire des permis de construire… Je m’en suis rendue compte plutôt cette année, par des cours très techniques (comme l’analyse d’un SCoT). »
(Florence, 21 ans, M1)
Cette prise de distance s’explique souvent par l’impression qu’on leur a « vendu » une représentation idéale du métier afin qu’ils intègrent la formation. Au-delà de la déception, c’est parfois un sentiment de tromperie qui les conduit à prendre de la distance par rapport à leur formation :
« On aurait dû nous le dire au lieu de nous faire miroiter un truc. Moi, on me l’aurait dit, je pense que je serais venue quand même, c’est juste que je m’y serais attendue. C’est la présentation qu’on nous en fait, on nous vend un truc. »
(Élodie)
En fait, les étudiants perçoivent un tiraillement entre un modèle de l’urbaniste spécialiste de la généralité véhiculé dans les formations, et la diversité des métiers que les cours semblent distiller de manière implicite : « J’ai un peu l’impression que le métier d’urbaniste n’existe pas... » (Marie-Laure). Si les étudiants semblent préférer la perspective d’une diversité de métiers liés aux multiples problématiques enchevêtrées de l’urbain généralisé (assurant le réconfort de reconversions possibles entre les formes et catégories d’action, situations territoriales et sociales...), leurs discours se révèlent néanmoins encore traversés de partages historiques d’un registre de pensée positiviste (Soubeyran, 2014) : identification de deux domaines d’action (la planification appliquée dans des projets urbains), segmentation de l’action en catégorie (habitat, transport, économie, etc.), fonctionnalisme spatial...
Ainsi, Cécile voit son discours évoluer au fur et à mesure de l’entretien, se rendant compte des contradictions qu’il porte dans sa tentative de concilier des conceptions opposées du champ professionnel. Elle parle au début de métier « généraliste » et « pluridisciplinaire », s’appropriant par là un imaginaire véhiculé par sa formation qui s’oppose à sa représentation initiale, opérationnelle et située sur une « portion de territoire » :
« On nous dit souvent que l’urbanisme c’est avoir une vision large de la façon dont on développe le territoire, dont on gère une ville. On est là pour avoir une vision assez large.
– Qui est ce “on nous dit” ?
– On nous dit, on nous dit… Bonne question. Peut-être que c’est moi qui m’en fais cette représentation, mais je pense que cela vient forcément de quelque part et je dirais plutôt de l’enseignement que j’ai pu en avoir, sans vouloir accuser quiconque. C’est vrai que c’est l’image que l’on m’a donnée de l’urbaniste au départ. »
Dans le même temps, Cécile qualifie sa formation de « spécialisation », terme qu’elle emploie pour ensuite, à chaque fois, se reprendre et le tempérer par une autre formule (un champ d’action « plus restreint », « pour lequel on est désigné ») : jusqu’à finalement reconnaître que son M2 est déjà une « orientation » et considérer que la structure même de sa formation tend à une segmentation en domaines (opérationnel, réglementaire, diagnostic territorial...) et à l’intérieur en secteurs d’action (habitat, politique de la ville, transport...). Ainsi le format même de la formation entrerait en contradiction avec l’imaginaire d’un praticien porteur d’une « vision large » :
« Maintenant, je vois bien que c’est un domaine d’action très large et qu’il y a des métiers qui sont… pas plus spécialisés mais vont concerner un champ d’action beaucoup plus restreint. (...) Je pense que dès la formation, enfin moi en tout cas je pense que je suis déjà spécialisée par le choix de mon master 2. (...) Après la structuration de la formation prouve qu’il y a des spécialisations. »
La figure du technicien idéologue : pour une mise en controverse des modèles territoriaux
La deuxième figure naît en réaction à certains contenus de cours et particulièrement à la manière dont ils sont enseignés. En effet, les étudiants constatent que des modèles territoriaux (particulièrement celui de la ville dense et de la concurrence inter-territoriale) sont transmis à travers les outils, études de cas et théories, sans qu’il y ait d’explicitation et encore moins de mise en controverse par d’autres modèles. Cette pratique est parfois vécue comme une forme de normalisation de la pensée par omission ou par une posture injonctive :
« On nous dit comment faire pour rendre une ville attractive en partant d’un postulat qui n’est pas dit, qui est sous-entendu sans que cela soit explicité, qui est : il faut que la ville soit attractive, qu’elle attire des emplois et des entreprises, qu’elle soit compétitive. Et cela me pose problème ! Cela me dérange que ce soit le postulat de départ parce que c’est une idéologie et ce n’est pas absolu (on pourrait imaginer d’autres manières de faire) d’une part, parce que c’est sous-entendu et ce n’est pas exprimé d’autre part. »
(Viana, 19 ans, L3)
« Par exemple le fait de dire “on va densifier les centres et éviter l’étalement urbain”, c’est quelque chose que l’on ne mettra pas forcément en cause immédiatement car cela nous est transmis comme un idéal à suivre, et on n’a pas forcément l’occasion de remettre cela en cause. Mais au fur et à mesure des études, on commence à se poser des questions, à se demander “pourquoi on ferait cela, est-ce qu’il n’y a pas d’autres solutions ?”. C’est moins présenté comme un idéal que comme une norme qui nous est énoncée dès le début des études, je dirais. »
(Cécile)
Les étudiants se révèlent d’autant plus attentifs aux idéologies appliquées aux territoires, que leurs choix d’orientation ont été animés par quelques « principes » (Élodie), « idéaux » (Cécile) et même « utopie » (Louis et Eva) pour les territoires. À cet égard, les étudiants revendiquent une vision politique des métiers, faisant des formations le lieu d’apprentissage d’une « culture générale » pour la mise en controverse des différentes idéologies. L’objectif est de pouvoir, par la suite, au sein des métiers, « se positionner » par rapport aux différents modèles territoriaux et opérer des choix techniques porteurs d’un sens politique.
Ainsi, à l’exception d’Eva qui considère inconciliables la « croyance dans la maîtrise scientifique et technique » de l’urbanisme et sa politisation, les étudiants cherchent à concilier vision politique de la ville et registre instrumental de l’action. La figure du technicien idéologue naît de cette volonté de réunir approche pragmatique (penser les conséquences de l’action) et pensée instrumentale (par la cartographie et des techniques de participation notamment). Les étudiants manifestent le besoin d’être rassurés dans leurs capacités à faire tout en poursuivant leurs imaginaires de la ville ; à cet égard, ils tendent à surinvestir, par anticipation, le stage comme épreuve de vérité :
« J’aimerais bien faire un stage cet été, avant mon stage long l’année prochaine. (…) C’est avoir une expérience dans la vraie vie, sortir des bancs de l’école : car on ne voit pas… j’ai du mal à voir à quel point ce sera différent entre la formation et la vraie vie et je pense que cela va être une différence énorme. C’est le passage à la pratique : c’est différent d’analyser un projet que de le réaliser. »
(Florence)
La figure du praticien habitant ou la valorisation de l’expérience territoriale
Face à des modèles territoriaux vécus comme imposés dans les formations, les séjours à l’étranger apparaissent alors comme une occasion de prise de recul, soit par rapport à un modèle esthétique de la ville européenne, soit par rapport à une expertise urbaine qui réduirait la participation à quelques publics et questions subsidiaires. Par exemple, Viana désire partir en Colombie afin d’apprendre des méthodes pour faire « autrement » de l’urbanisme, de manière plus inclusive des habitants.
Ainsi, un glissement s’opère, dans les discours, de la figure de l’étudiant à la figure de l’habitant : concerné mais non impliqué pour une mise en débat de l’urbanisme, écouté mais non reconnu comme interlocuteur crédible dans les choix d’aménagement. Une situation qui semble faciliter la capacité des étudiants à se mettre à la place des habitants lors de projets d’aménagement.
« Sentir qu’il y a des choses qui sont possibles, que l’on peut être étudiant et agir, que nos propositions seront entendues (…), peut-être simplement se dire que notre action peut avoir un sens et que l’on peut servir à quelque chose. (...) Je pense que j’aimerais bien travailler dans des alternatives qui tentent de faire de l’urbanisme autrement, en impliquant plus les habitants ou en intégrant des problématiques un peu nouvelles… »
(Violette)
Émerge ainsi la figure d’un praticien-habitant qui, s’arrachant d’une lecture strictement aménagiste avec ses directives déclinées en principes pour l’action, conçoit une connaissance par la pratique territoriale ordinaire, interrogeant par-là directement les cadres démocratiques des métiers.
« Même si nous avons la formation et ce prétendu statut d’expert pour celui qui travaille dessus, on conserve ce double point de vue de celui qui a étudié la théorie et de celui qui la vit au quotidien. Nous aussi, on habite… (…) C’est sûr qu’à force de tourner autour de ces questions-là, on pense à travers nos prismes d’habitués à penser ces questions-là, mais quand on rencontre des gens qui nous parlent de vélo, de roller et de déplacements actifs, on se met en mode “Ah oui, moi je me déplace plutôt à pied, ou en vélo, etc.” et on ne se dit pas “J’ai étudié qu’il ne faut plus prendre le vélo.” »
(Viana)
Certains étudiants dessinent ainsi, par la valorisation des savoirs de l’expérience, un partage des savoirs qui, refusant aussi bien les modèles top down que bottom up, constituerait une troisième voie pour un urbanisme de l’« autrement ». Si ces étudiants peinent à qualifier cette alternative (il s’agirait parfois de la mutualisation ou de l’accompagnement d’initiatives habitantes), ils déplorent néanmoins un défaut d’intégration de ces problématiques dans les formations.
« Avec ce stage, j’ai vraiment vu l’urbanisme d’un autre point de vue : on le fait pour les habitants, mais est-ce que ce ne serait pas plus intéressant de le faire avec eux et de leur faire faire à eux ? Cela a été pour moi un nouveau point de vue que l’on aborde très peu en cours, même si je sens que cela commence : les profs nous rajoutent une petite nuance qui n’est pas forcément dans leurs cours, qui n’est pas dans le cours classique. (...) Je n’ai pas quarante ans d’expérience, mais j’ai l’impression que ce sont plus des pratiques parallèles qu’entremêlées… Cela vient se juxtaposer au reste plus que cela ne se greffe. Ce n’est pas au fondement des cours. »
(Viana)
Conclusion
L’absence des étudiants dans les débats sur le(s) métier(s) est loin de signifier un défaut d’intérêt ou de perspective critique. Ils se projettent dans leurs « débuts » au sein du milieu socio-professionnel présenté dans les formations, notamment par des formats (stage, atelier, intervention de praticiens) ou des exercices pédagogiques (par exemple des études de cas), tout en conservant une certaine prise de distance de par leur statut, leurs possibilités de réorientation et leurs parcours disciplinaires initiaux.
Les imaginaires de la ville jouent un rôle central dans la manière dont les étudiants se représentent leur devenir professionnel. Ils interrogent le passage de représentations a priori des métiers (nées notamment de l’observation critique et de l’expérience) aux représentations véhiculées par les formations. Plus précisément, ils fondent la construction de figures d’un praticien idéal : l’urbain généralisé aux problématiques complexes pour la figure du praticien hybride ; la ville comme espace aménagé politisé pour celle du technicien idéologue ; la ville comme espace commun par l’habiter pour celle du praticien-habitant.
Les imaginaires de la ville constituent donc, selon nous, un levier pertinent pour l’inclusion des étudiants dans les débats, permettant de soulever l’outillage conceptuel et les idéologies que les étudiants perçoivent comme fondateurs de leurs formations et auxquels ils aspirent pour leur(s) futur(s) métier(s). En effet, l’imagination créatrice dont font preuve les étudiants rencontrés confirme la pertinence épistémologique d’ouvrir le débat à ce public, mais aussi sa pertinence éthique car leur posture réflexive manifeste un besoin de reconnaissance dans ce milieu socio-professionnel dans lequel ils sont censés s’insérer.
À cet égard, les formations apparaissent comme la scène de débat idoine pour les étudiants, car elles les réunissent avec les enseignants-chercheurs et praticiens. Elles sont imaginées par les étudiants davantage comme une opportunité pour questionner les schèmes de penser et les référentiels de l’action, que comme un apprentissage de « savoirs appliqués » mis au service d’un urbanisme prédéfini qui s’imposerait aussi bien aux habitants qu’aux praticiens.
« Penser en termes d’idéaux, c’est se demander si en gros j’entre dans le système, dans le système capitaliste, en produisant de la ville compacte, performante, etc., ou si je choisis de faire des choses un peu moins orientées croissance. Là je prends les extrêmes, mais c’est se positionner par rapport aux tendances globales : est-ce que l’on choisit de les suivre ou non, et ce n’est pas toujours évident. »
(Cécile)