Pour une intégration des enjeux de gestion dans la conception

Alice Collet

p. 100-112

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Alice Collet, « Pour une intégration des enjeux de gestion dans la conception », Cahiers RAMAU, 8 | 2017, 100-112.

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Alice Collet, « Pour une intégration des enjeux de gestion dans la conception », Cahiers RAMAU [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 08 février 2021, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/315

Cet article contribue à la réflexion sur l’articulation entre la gestion et la conception urbaine, architecturale et paysagère, à l’aune de recherches menées dans les quartiers d’habitat social et les quartiers en politique de la ville. L’auteure constate la faible prise en compte des enjeux de gestion au stade de l’élaboration des projets urbains et immobiliers. Cette situation serait due à plusieurs phénomènes : d’abord, une focalisation de l’action publique sur les interventions lourdes, alliée à une conception réductrice des activités de gestion, considérées comme peu stratégiques ; ensuite, un clivage, au sein des collectivités locales et des bailleurs sociaux, entre les directions chargées du développement et celles qui s’occupent du cadre de vie. Les acteurs de la gestion se retrouvent souvent à travailler de manière autonome, y compris dans le cadre des opérations de rénovation urbaine qu’ils n’ont pu suffisamment enrichir en amont. Il semble enfin y avoir un véritable fossé culturel entre les métiers de la conception et ceux de la gestion, qui limite la mobilisation des connaissances du terrain et des pratiques gestionnaires dans l’élaboration des projets.

La qualification, l’entretien, la maintenance et la régulation des espaces publics et résidentiels et des services urbains constituent ce qu’on appelle la « gestion urbaine ». Ce champ d’intervention de l’action locale a notamment été étudié dès la fin des années 1980 au sein du Laboratoire de sociologie urbaine générative (LSUG) du CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment)1 par Barbara Allen et Michel Bonetti, qui en ont décrit les enjeux sociaux, politiques et économiques. Ils ont observé que la gestion urbaine avait un impact majeur sur les pratiques des habitants, les relations sociales qui se déploient au sein des espaces urbains et les représentations qui y sont associées, et, plus largement, sur le bien-être et la cohésion sociale.

L’énonciation de règles d’usage permet d’accompagner les pratiques individuelles et collectives des espaces urbains, de favoriser leur appropriation par les usagers et de réguler les éventuels conflits. La gestion urbaine participe également de la perception de l’efficacité et de l’équité de l’action publique : un quartier concentrant des dysfonctionnements de gestion alimente une impression d’abandon et de distance de la part des institutions qui en ont la charge, tandis qu’une gestion urbaine de qualité apporte un sentiment de valorisation et d’attention. Enfin, la gestion urbaine est une dimension essentielle de l’attractivité et de la durabilité des territoires sur lesquels elle se déploie, car elle vient les pérenniser par des actions de veille et d’entretien qui permettent de prévenir l’enclenchement de processus de dégradation (Allen, 2001).

Si la gestion participe de la qualité des espaces urbains, réciproquement, la conception urbaine, architecturale et paysagère a des effets sur les pratiques de gestion. La conception peut apporter des conditions favorables à l’exécution des prestations de gestion, contribuer à résoudre certaines difficultés ou, au contraire, complexifier voire compromettre la mise en œuvre de ces prestations. De même, les transformations urbaines, architecturales et paysagères ont des effets sur les pratiques de gestion. Citons, à titre d’exemple, les « résidentialisations » déployées dans de nombreux projets de rénovation urbaine : la création d’unités résidentielles a été accompagnée d’évolutions des responsabilités et des pratiques de gestion, du côté des collectivités locales comme des bailleurs. Le périmètre et le contenu des activités d’entretien des espaces verts, de gestion des déchets et de nettoyage ont souvent été fortement impactés, et de nouvelles fonctions de régulation des espaces publics et résidentiels se sont avérées nécessaires.

Malgré une forme d’évidence liée à l’interaction entre conception et gestion urbaines, l’intégration des enjeux de gestion dans les projets d’aménagement urbain et leur processus de conception ne va pas de soi. De nombreux exemples de dysfonctionnements ont été décrits dans les recherches appliquées menées au sein du LSUG et dans les retours d’expériences issus de missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage sur la conduite de projets urbains.

La prise en compte des enjeux de gestion dans la conception des espaces urbains nécessite une réflexion en amont sur l’impact de toute création ou modification des aménagements sur la gestion. Or, on constate que c’est rarement le cas. Comment expliquer ce phénomène ? Les travaux menés au sein du LSUG débouchent sur l’hypothèse que la gestion urbaine souffre d’une approche réductrice : les investissements lourds et le travail sur les configurations urbaines et architecturales sont pensés depuis longtemps en France comme autosuffisants, voire surdéterminants, pour améliorer le fonctionnement des espaces urbains. Ainsi, les concepteurs, maîtres d’ouvrage, habitants et gestionnaires prêtent aux projets urbains une capacité presque magique à agir de manière décisive sur l’amélioration des situations spatiales et à gommer les difficultés posées par leur gestion et leur usage.

À la suite de ces travaux, cet article invite à revenir sur la compréhension des causes historiques, culturelles et organisationnelles contribuant à la dévalorisation de la gestion urbaine, pour opérer un changement de paradigme et donner une juste place au gestionnaire dès l’amont, dans la conception, puis dans la conduite des projets urbains et des opérations d’aménagement. Il est structuré en deux parties : la première analyse les difficultés de la prise en compte de la gestion dans la conception des projets urbains et des opérations d’aménagement, la seconde esquisse les pistes de progrès possibles. Celles-ci interrogent les représentations de la gestion pour les maîtres d’ouvrage, les concepteurs et les gestionnaires, les pratiques professionnelles de ces acteurs et les organisations qui structurent leur activité.

Analyse des difficultés d’intégration de la gestion dans les projets urbains

Visions de la gestion

L’hypothèse de la survalorisation de la conception par rapport à la gestion s’appuie sur le constat d’une focalisation de l’action publique sur des interventions lourdes ciblant les configurations urbaines (réhabilitations et requalifications), pour améliorer le fonctionnement social-urbain des quartiers dans le cadre des opérations « Habitat et vie sociale » ou « Développement social des quartiers » à partir des années 1970. Les montages juridiques et opérationnels des projets sont généralement centrés sur la phase de réalisation et n’intègrent pas l’exploitation des espaces nouvellement aménagés. Ce primat donné à la conception sur la gestion se retrouve dans la façon dont les gestionnaires eux-mêmes mettent en avant des éléments de causalité liés aux caractéristiques structurelles des sites sur lesquels ils interviennent (configurations spatiales, usages et fonctionnement social) pour analyser les dysfonctionnements sociaux-urbains auxquels ils sont confrontés, avant d’interroger les effets liés à leurs modes de gestion2.

La gestion regroupe des activités considérées par les maîtres d’ouvrage urbains comme peu qualifiées et à faible valeur ajoutée, car elles s’appliqueraient à des objets « dévalorisants ». Elle se voit enfermée dans une apparente simplicité (GIE Villes et quartiers, 2002), car elle relève du quotidien. Ainsi, l’entretien de l’espace urbain est souvent ramené à des actes techniques perçus comme répétitifs et faciles à exécuter, alors qu’ils mobilisent des savoir-faire spécifiques et nécessitent de mieux intégrer le destinataire de l’action pour favoriser la qualité et l’appropriation des lieux3.

Cette sous-estimation de la gestion se double d’une scission culturelle entre les logiques de fonctionnement et celles d’investissement, prolongée par une partition organisationnelle fréquente entre activités de gestion et de développement chez les maîtres d’ouvrage publics et privés. Ainsi, au sein des collectivités locales et chez les bailleurs, l’action noble est historiquement située du côté des opérations de développement, qui dessinent les évolutions structurantes du territoire urbain et du patrimoine sur le long terme. Par contraste, les activités de gestion, qui prennent en charge l’entretien quotidien du cadre de vie, sont perçues comme moins stratégiques.

En outre, les activités de développement, d’aménagement et de renouvellement urbain (urbanisme, conception et études) des collectivités locales sont généralement rattachées à des directions différentes de celles qui assurent la gestion du cadre de vie (voirie, espaces verts, propreté, tranquillité publique, etc.). Cette partition organisationnelle est prolongée par une séparation entre budgets d’investissement et de fonctionnement. On observe la même distance chez les bailleurs entre les directions qui portent le développement et les gros travaux (construction neuve et réhabilitation) et celles qui assurent la gestion du patrimoine et les relations avec la clientèle.

L’éloignement organisationnel renforce le cloisonnement entre les métiers et peut conduire à des difficultés d’articulation entre les activités. Les gestionnaires sont peu impliqués dans les arbitrages et les choix d’investissement, qui sont liés à des politiques globales énoncées à l’échelon central. Cet éloignement est renforcé par le parcours des porteurs de projet au niveau de la maîtrise d’ouvrage, qui ne sont jamais (ou presque) issus du monde de la gestion. Ils sont généralement positionnés comme des monteurs d’opérations ayant à répondre, pour l’essentiel, de contraintes relatives à la maîtrise des coûts et aux délais de réalisation, ce qui rend difficile tout travail de programmation intégrant les enjeux de gestion. Réciproquement, les gestionnaires ne se pensent pas nécessairement parties prenantes de la maîtrise d’ouvrage de ces opérations, laissant les chargés d’opération les représenter auprès des concepteurs et des maîtres d’œuvre.

Cette conception réductrice et autonome de la gestion se retrouve dans les démarches de gestion urbaine de proximité (GUP) issues de la politique de la ville et de la rénovation urbaine. Ces cadres d’action ont inégalement contribué à faire reconnaître la portée stratégique de la gestion pour la durabilité des espaces urbains. Plusieurs missions d’expertise et d’évaluation menées pour le compte de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) ou de l’Union sociale pour l’habitat, mais aussi des missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour les collectivités locales et les bailleurs sociaux, font apparaître la difficulté de démarches souvent vécues comme imposées, se limitant à traiter un ensemble de thématiques fonctionnelles, sans approche véritablement stratégique, territorialisée et articulée aux transformations urbaines en cours et à venir (ANRU, 2013 ; Bonetti, Collet, 2011 a et b). Ainsi, les démarches de GUP ont souvent été appréhendées sous l’angle de la réactivité, du traitement des problèmes au fil de l’eau et de la coordination entre acteurs, plutôt que de la prévention des dysfonctionnements récurrents et de l’adaptation des organisations en charge de la gestion4.

Sur les périmètres en rénovation urbaine, la GUP s’est souvent positionnée en accompagnement des projets urbains, pour prendre en charge la phase chantier, reprendre en gestion les espaces neufs et restructurés, et faciliter les transformations d’usages. Les gestionnaires doivent assurer en quelque sorte le « service après-vente » des opérations d’aménagement et immobilières, sans avoir la possibilité de les enrichir en amont au stade de leurs préfiguration, programmation et conception, à partir de leur expertise et de leur connaissance du terrain.

Visions de la conception

D’un autre côté, on constate, dans la conception urbaine et architecturale, le primat d’une approche formelle qui dévalorise les enjeux de gestion et du quotidien. Malgré la promotion d’une « architecture urbanisante », avec la critique du Mouvement moderne et la remise en cause de l’objet architectural comme « objet solitaire » (Molina, 2014), le projet reste pensé pour lui-même et dans une perspective essentiellement formelle, à la recherche d’une grande idée ou d’un concept original. Plusieurs travaux sur le métier d’architecte en France décrivent la persistance de pratiques qui donnent la priorité à l’image, au style et à la recherche esthétique, ce qui produit un effet négatif sur la qualité d’usage et d’exploitation des lieux. Benjamin et Aballéa (1990) décrivent la pratique d’« architectes-créateurs », dont la référence se trouve davantage du côté de l’art que de celui de la technique, et Molina (2014) met en avant la forte personnalisation liée à l’acte de bâtir, associée dans certains cas à une forme de « starisation ». Le primat de la forme est dans certains cas entretenu par la maîtrise d’ouvrage, qui cherche elle-même à s’affranchir de son contexte d’intervention et n’explicite pas de manière suffisamment claire la visée du projet et sa destination.

La difficulté à penser l’ouvrage architectural dans le temps, et à en anticiper les implications en termes d’exploitation, est également liée au système du concours. Il s’agit d’un processus de sélection et d’évaluation fortement « concentré sur l’amont du processus de construction, le “concept”, l’esquisse ou le projet, et de moins en moins sur la qualité et la durabilité de sa réalisation » (Biau, 1998)5. Ainsi, la pratique de l’architecte porte essentiellement sur la conceptualisation et la réalisation du projet. Il intervient très peu après la livraison de l’ouvrage6.

Dans ce contexte, les enjeux d’exploitation sont peu pris en compte, et considérés par le concepteur comme des contraintes dont il cherche à s’extraire ou qu’il appréhende dans une perspective essentiellement technique. Nous avons là une pensée qui place la gestion en aval du projet et qui devra s’y adapter coûte que coûte, de même que les usages, qu’il s’agit parfois de transformer radicalement.

On peut dès lors parler d’un clivage culturel entre les métiers de la conception et ceux de la gestion, lequel génère un éloignement entre les identités professionnelles. La faible considération portée à la gestion crée un sentiment de dévalorisation chez les professionnels qui la mettent en œuvre, notamment vis-à-vis des acteurs de la conception. En conséquence, les gestionnaires peuvent adopter une position de repli lorsqu’on leur donne la possibilité de contribuer à la réflexion sur les projets urbains et immobiliers, d’autant plus qu’ils n’en maîtrisent pas nécessairement le processus (esquisse, avant-projet, etc.) et les outils (coupes, plans, etc.). Ils sont parfois consultés trop tardivement dans le processus de conception du projet, alors que les éléments structurants sont déjà posés et que les incidences en termes d’exploitation ne peuvent plus être débattues.

Réciproquement, les contraintes d’exploitation sont le plus souvent perçues par les acteurs de la conception comme appauvrissantes, voire bridant leur créativité. Cette posture rejoint les pratiques des milieux français de l’architecture, dans lesquels il est souvent de mise d’afficher une indépendance, voire une forme de distance, vis-à-vis des attentes du commanditaire (Biau, 1998). Cette attitude est, là encore, renforcée par la maîtrise d’ouvrage, qui énonce parfois des principes généraux d’intégration des enjeux de gestion sans les décliner de manière suffisamment explicite et contextualisée dans les différentes opérations.

Les conséquences de la faible prise en compte de la gestion dans la conception des espaces

La faible intégration des enjeux de gestion dans les projets a des conséquences préjudiciables sur la qualité et la pérennité des espaces neufs et restructurés. En effet, si l’impact des configurations spatiales sur la gestion n’est pas mécanique, plusieurs formes d’organisation spatiale sont potentiellement pénalisantes pour les conditions d’exploitation (Bonetti, Collet, 2011b). Ainsi, la dissociation entre l’objet architectural et son contexte socio-urbain peut conduire à une inadaptation des configurations spatiales, de leur dimensionnement et de leur qualification par rapport à la vocation du lieu et aux pratiques locales, en termes d’usages et de gestion. En outre, l’insuffisante mobilisation des gestionnaires dans les projets peut conduire à un défaut d’appréciation et d’anticipation des conditions de reprise en gestion. À titre de retour d’expérience, nous pouvons citer le cas de squares qui n’ont pas été entretenus durant plusieurs mois après leur livraison, en raison d’un partage insuffisant du calendrier de reprise en gestion entre les acteurs du projet. De même, les plantations récentes d’arbustes et de massifs ont souffert de l’absence de mise à disposition de matériel d’arrosage par le gestionnaire.

La création ou la restructuration d’espaces s’accompagne de nouvelles responsabilités de gestion qu’il s’agit d’anticiper en termes de calendrier et de faisabilité économique et organisationnelle, en posant la question de la nature des prestations à assurer, des effectifs et des moyens matériels nécessaires ainsi que des qualifications professionnelles à faire évoluer. C’est d’autant plus vrai dans les projets urbains à grande échelle (qui s’accompagnent souvent d’un redécoupage et d’échanges fonciers), pour lesquels les transferts de gestion peuvent être très significatifs.

Le faible positionnement des gestionnaires dans les projets urbains et immobiliers ne leur permet pas d’avoir un rôle d’alerte sur les dépenses de fonctionnement induites. Dans le cadre de projets d’espaces publics ou de résidentialisation7, nous avons constaté la difficulté à mobiliser des informations fiables pour avoir une idée des coûts de fonctionnement des restructurations envisagées, compte tenu du caractère très parcellaire du suivi des coûts de gestion8. Si l’information existe, elle n’est pas forcément disponible et elle est difficile à reconstituer à l’échelle des territoires – sans compter qu’elle revêt parfois un caractère politiquement sensible. Au stade de l’élaboration d’un projet, le coût de gestion futur est une approximation qui tient compte d’un niveau de qualité et d’un usage théorique attendus. Les aléas liés aux conditions d’exécution et à l’impact des usages futurs sont complexes à anticiper, ce qui entretient l’idée que la gestion est un objet autonome, qui ne peut être véritablement appréhendé qu’après la réalisation des projets.

Comment intégrer la gestion dans la conception des espaces urbains ? 

Pour faire évoluer cette situation, il faut d’abord reconnaître le caractère stratégique de la gestion et la repositionner au sein de la maîtrise d’ouvrage. Son intégration dans la conception des espaces urbains suppose d’opérer un changement d’approche et de la considérer comme une dimension essentielle de la durabilité et de la qualité des espaces urbains.

Cette évolution est amorcée dans le cadre particulier des ÉcoQuartiers et du renouvellement urbain. L’un des engagements du référentiel national ÉcoQuartier9 propose de « prendre en compte les pratiques des usagers et les contraintes des gestionnaires tout au long du projet », tandis que l’un des objectifs incontournables du nouveau Programme national de renouvellement urbain est de « réaliser des aménagements et des programmes immobiliers de qualité, prenant en compte les usages, les enjeux de gestion et de sûreté, et anticipant les évolutions et mutations futures ».

Dans les deux cas, l’intégration des enjeux de gestion est identifiée comme participant de la qualité et de la durabilité des projets urbains et des opérations associées.

Intégrer les enjeux de gestion aux différents stades d’élaboration et de conduite des projets

L’intégration des enjeux de gestion dans les projets urbains suppose de repenser le rôle de la maîtrise d’ouvrage et d’identifier plus précisément les acteurs qui ont la charge de cette mission au sein des organisations. En effet, le maître d’ouvrage doit être capable de faire face aux différentes contraintes techniques, juridiques, financières, de gestion et d’usages liées aux projets. C’est pour cela que certains bailleurs sociaux ont entrepris de confier ce rôle à des gestionnaires dans certaines opérations de réhabilitation, le service de maîtrise d’ouvrage classique n’étant qu’assistant sur cette mission.

Les gestionnaires doivent pouvoir faire valoir leurs préoccupations et apporter leur expertise aux différents stades d’élaboration et de mise en œuvre des projets. Leur positionnement dès la phase amont est gage de cohérence et d’efficacité pour la prise en compte de la gestion. Au-delà, le projet entre dans une phase d’exécution pendant laquelle il est beaucoup plus complexe et coûteux d’intégrer les préconisations et les préoccupations des gestionnaires, et de revenir sur d’éventuelles configurations pénalisantes pour les conditions d’exploitation.

Durant la programmation, les gestionnaires peuvent exposer leurs attentes globales par rapport au projet, mais également analyser de manière spatialisée et hiérarchisée les difficultés de gestion et les dysfonctionnements liés aux usages qui existent, et la manière de les prendre en charge. En ce qui concerne les études préalables de définition et d’orientation du projet, le schéma directeur (ou schéma de cohérence) et les études pré-opérationnelles, il leur revient d’apprécier de quelle façon les enjeux de gestion identifiés ont été pris en compte par le concepteur et d’analyser l’impact des orientations du schéma directeur et des scénarios proposés sur les conditions d’exploitation, et de formuler des points de vigilance. Ceci revient à positionner la gestion comme l’un des critères de construction du projet urbain ou immobilier, et les gestionnaires comme acteurs en charge de son enrichissement progressif.

L’implication des gestionnaires dans la conception d’un tel projet permet de mobiliser leur connaissance du contexte urbain et du fonctionnement social du site en projet, notamment des pratiques et des représentations des habitants et des usagers. Elle permet, par exemple, de travailler à la valorisation d’un espace très utilisé par les habitants, mais sous-dimensionné ou faiblement qualifié ; d’alerter sur la visibilité et l’accessibilité d’un espace (pour les usagers comme pour les services d’entretien) ; de questionner les choix de configurations et de dispositifs techniques ; et de formuler des propositions pour adapter les modes de gestion et accompagner les évolutions d’usages, compte tenu des pratiques usuelles.

Pendant la phase « chantier », qui apporte des contraintes nouvelles pour l’exécution des prestations de gestion et les usages du site, l’implication des gestionnaires permet de rechercher, avec le maître d’œuvre et les entreprises, des solutions pour anticiper et atténuer l’impact des travaux sur le cadre de vie, et adapter les services urbains et la gestion à cette phase.

Après la mise en service des opérations, un suivi en continu du fonctionnement des espaces neufs ou restructurés permet d’analyser de manière contextualisée l’incidence du projet en matière de gestion et d’usages (Bonetti, Collet, 2011b). L’objectif est de proposer des ajustements rapides pour prévenir la détérioration des espaces : travaux correctifs pour mieux relier les aménagements à la gestion et aux usages, redimensionnement de la gestion, accompagnement des transformations d’usages qui posent problème. C’est dans ce sens que certains projets de rénovation urbaine ont pu intégrer une ligne de financement pour la reprise des aménagements post-travaux, ce que prévoient également certains projets d’aménagement.

Favoriser le rapprochement entre les métiers de la gestion urbaine et ceux de la conception

Le développement du dialogue au sein de la maîtrise d’ouvrage entre chefs de projet et chargés d’opération, d’une part, et gestionnaires, d’autre part, passe par une meilleure appréhension des enjeux de fonctionnement et d’exploitation par les premiers. Il suppose également une compréhension des enjeux ainsi que du processus d’élaboration et de conduite du projet par les gestionnaires, et une familiarisation avec les outils associés.

Des initiatives transversales peuvent favoriser le rapprochement entre les métiers de la gestion et ceux de la conception. Par exemple, la réalisation de diagnostics in situ sur le fonctionnement des espaces neufs ou restructurés, associant les professionnels en charge de l’élaboration et de la conduite du projet d’aménagement et les gestionnaires, permet de repérer les configurations positives ou pénalisantes pour la gestion et d’assurer un retour d’expériences pour les projets à venir. Ce diagnostic peut être enrichi par la participation d’habitants ou d’usagers du site.

Des rapprochements organisationnels renforcent l’articulation entre gestion et conception. Ainsi, certaines directions des espaces publics regroupent l’ensemble des activités de développement, de conception, de réalisation et d’exploitation. De même, de nombreuses directions des espaces verts intègrent aujourd’hui la recherche-développement, la conception paysagère, les travaux d’aménagement paysager, la gestion et l’animation des sites verts, ce qui permet de valoriser la compétence des professionnels de la gestion dans la création et la requalification des sites en question. Par exemple, la direction générale des services techniques de la ville de Rennes10 témoigne de cette intégration organisationnelle entre conception et gestion : les services de maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’œuvre et d’exploitation ont été regroupés au sein de la même direction. La direction des parcs, des jardins et des espaces verts de Paris comme le service des espaces verts de Grenoble regroupent les missions de conception, de réalisation et d’exploitation des sites verts.

L’intégration de la gestion dans les projets urbains et immobiliers passe également par des documents de prescriptions11 à l’attention des concepteurs et des maîtres d’œuvre, qui formulent des recommandations en termes d’exploitation à intégrer au stade de la programmation et de la conception des projets.

Analyser l’impact des projets urbains et immobiliers sur la gestion

Dans le cadre de nos précédents travaux, nous avons identifié des principes de conception des espaces qui nous semblent essentiels et structurants pour en faciliter l’exploitation (Bonetti, Collet, 2011b).

Ces principes peuvent être repris et enrichis en continu par les maîtres d’ouvrage, comme catégories d’analyse de la prise en compte des enjeux de gestion dans le cadre des projets :

  • Cohérence entre la conception, la vocation, l’usage et la gestion.
    La conception doit définir précisément la vocation d’un espace et ses destinataires (résidents d’un immeuble, habitants du quartier, visiteurs etc.) pour permettre d’anticiper et de dimensionner la gestion, en termes de nature des prestations, de fréquence et d’horaire d’intervention, de moyens humains et matériels.
    La configuration et la qualification proposées doivent tenir compte de la vocation attendue, sous peine de générer une usure trop rapide et un surcoût d’entretien.

  • Clarté dans l’organisation du parcellaire et la délimitation des espaces
    La délimitation claire des espaces accroît la lisibilité des responsabilités de gestion, facilite l’intervention des gestionnaires et permet leur implication durable. Le traitement des limites doit intégrer une réflexion sur l’accessibilité des espaces pour l’exploitation.

  • Articulation entre espaces publics et privés
    La qualité du fonctionnement d’un site suppose un équilibre d’intentions entre puissance publique et opérateurs privés, c’est-à-dire entre espaces publics et privés. La complémentarité entre ces deux types de lieux est essentielle, chacun répondant à une fonction et à des catégories d’usagers différents. Par exemple, le fonctionnement des espaces résidentiels dépend bien sûr de leur qualification, mais aussi des espaces publics à proximité. En l’absence de tels lieux, apportant une possibilité de convivialité à une échelle plus large que celle de l’habitation, les espaces résidentiels peuvent jouer ce rôle par défaut, alors qu’ils n’en ont a priori ni le dimensionnement, ni la qualification, ni les modalités de gestion. Réciproquement, le traitement des espaces résidentiels contribue à qualifier les espaces publics qui les bordent et a une incidence sur leur gestion.
    Ainsi, la qualité d’usage et la facilité de gestion des aménagements dépendront de la qualité intrinsèque de leur conception mais aussi de leur articulation avec des espaces publics ou privés complémentaires.
    La conception des espaces de transition entre espaces publics et privés est à soigner, car ceux-ci sont des points de contacts entre deux univers de gestion et d’usages.

  • Conception d’aménagements ergonomiques du point de vue de leur entretien
    L’efficacité de la gestion dépend pour une large part des conditions de travail des agents, induites par l’accessibilité, la configuration et la qualification des espaces.
    Pour favoriser une approche ergonomique des configurations spatiales du point de vue de la gestion, trois points de vigilance nous semblent centraux. D’abord, l’accessibilité des espaces aux prestations de gestion : configurations simples, facilité d’accès y compris pour les véhicules, possibilités de mécanisation pour limiter la manutention (nettoyage, arrosage, etc.) et continuité de qualification (les espaces fragmentés étant plus difficiles et coûteux à gérer). Ensuite, l’adaptation des configurations et des qualifications spatiales, des équipements et du mobilier au contexte local : capacités et moyens des gestionnaires, conditions climatiques, conditions de veille, de réparation et de maintenance. Enfin, les règles d’usage des espaces neufs et restructurés doivent être anticipées, claires et en adéquation avec la vocation des lieux, pour permettre des modes de régulation simples et efficaces, gage de la qualité de leur appropriation dans le temps.

Conclusion

L’approche dévalorisée dans laquelle la gestion est le plus souvent enfermée ne permet pas d’en mesurer l’importance pour la pérennité des espaces urbains. En tant qu’élément interagissant avec la conception, elle doit être intégrée aux projets d’aménagement et immobiliers comme une dimension à part entière de leur qualité et de leur durabilité.

Travailler l’articulation entre conception et gestion suppose donc de favoriser le rapprochement entre les métiers relevant de ces deux champs, pour faire évoluer les postures et les identités professionnelles, et améliorer la compréhension des enjeux et des contraintes réciproques. Cela passe aussi par un positionnement plus affirmé des gestionnaires aux différents stades de la conception et de la conduite des projets, depuis les réflexions d’orientation de la programmation jusqu’à leur mise en œuvre. Plus fondamentalement, cela suppose de reconsidérer le rôle de la maîtrise d’ouvrage dans ses différentes dimensions et la place stratégique que doit y occuper la gestion.

1 Citons comme travaux précurseurs : Bonetti M., Marghieri I., Humblot P., 1988, Méthode de conduite des opérations de réhabilitation. La

2 Cette difficulté des gestionnaires à penser l’incidence des modes d’intervention de la gestion urbaine sur le fonctionnement des territoires rejoint

3 Cette approche plus politique et plus globale de la relation des collectivités locales aux usagers est soulignée par Waechter V., 2002, dans « Quel

4 Compte tenu de ces difficultés, le nouveau Programme national de renouvellement urbain propose le pilotage de « projets de gestion » en

5 Ces questions restent à réévaluer dans le contexte actuel, qui a récemment fait l’objet d’une étude commandée par la Mission interministérielle pour

6 À cet égard, il existe de notre point de vue une différence entre les architectes et les paysagistes, ces derniers anticipant plus naturellement l’

7 Voir notamment Bouvier J. et Liorente M., 2009, Les Coûts de la ville, Programme Ville & Territoires durables, CSTB, Paris.

8 Jean-Claude Thoenig montre que les missions de contrôle de gestion et de comptabilité analytique dans les collectivités locales restent marginales

9 CEREMA, MLHD, 2016, Référentiel national pour l’évaluation des ÉcoQuartiers. Premiers éléments de repère à destination des collectivités.

10 Cf. l’article de Juliette Chauveau dans ce même numéro.

11 Cahiers de prescriptions urbaines et architecturales, chartes de qualité des espaces publics, etc.

Aballea F., Benjamin I., 1990, Évolution de la professionnalité des architectes. Diversification des pratiques, actualisation de la profession, Fondation pour la recherche sociale/Plan construction et architecture, Paris.

Allen B., 2001, « La gestion urbaine de proximité dans les organismes HLM. Diversité des situations et conduite du changement », Les Annales de la recherche urbaine, p. 182‑189.

Allen B, Bonetti M, 2004, Stratégies de gestion de l’habitat social et dynamiques résidentielles, CSTB, Paris.

ANRU, 2013, Des quartiers comme les autres ? La banalisation urbaine des grands ensembles en question, La Documentation française, Paris.

Biau V., 1998, « Stratégies de positionnement et trajectoires d’architectes », Sociétés contemporaines n° 29, p. 7‑25.

Bonetti M, Collet A., 2011a, L’Impact des projets de renouvellement urbain sur le fonctionnement social et la gestion des quartiers d’habitat social, Guides de l’Union sociale de l’habitat.

Bonetti M, Collet A., 2011b, Rénovation urbaine : outils d’autoévaluation des opérations livrées au regard de la gestion et des usages, Guides de l’Union sociale de l’habitat.

GIE Villes et quartiers, 2002, Les Démarches de gestion urbaine de proximité. Améliorer le quotidien des habitants par une gestion concertée villes-bailleurs. Étude réalisée par Brigitte Guigou, IAURIF.

Molina G., 2014, « Distinction et conformisme des architectes-urbanistes du star-system », Métropolitiques.

1 Citons comme travaux précurseurs : Bonetti M., Marghieri I., Humblot P., 1988, Méthode de conduite des opérations de réhabilitation. La programmation générative, CSTB, Paris ; Allen B., Bonetti M, Salignon B., Sechet P., 1990, Programme conception et usage de l’habitat : enseignements méthodologiques sur l’élaboration des projets issus des expérimentations, PCA, CSTB, Paris ; Bonetti M., 1994, « La gestion urbaine des quartiers d’habitat social et la construction des relations sociales », communication au colloque de l’ENHR « Housing : making the connection », Glasgow. Sur l’histoire de la méthode de programmation générative, voir Zetlaoui-Léger J., 2015, « Invention et réinvention de la “programmation générative” des projets : une opportunité de collaboration entre architecture et sciences humaines et sociales pour des modes d’habiter durables », Clara n° 3, « Penser les rencontres entre architecture et sciences humaines », Mardaga, Bruxelles, p. 101‑113.

2 Cette difficulté des gestionnaires à penser l’incidence des modes d’intervention de la gestion urbaine sur le fonctionnement des territoires rejoint une tendance plus générale des institutions à sous-estimer les effets de leur organisation (Allen, Bonetti, 2004).

3 Cette approche plus politique et plus globale de la relation des collectivités locales aux usagers est soulignée par Waechter V., 2002, dans « Quel modèle de relation entre l’organisation municipale et l’usager citoyen depuis la décentralisation ? », Flux, p. 48‑49.

4 Compte tenu de ces difficultés, le nouveau Programme national de renouvellement urbain propose le pilotage de « projets de gestion » en accompagnement du déploiement des projets de renouvellement urbain, pour anticiper notamment son impact sur les modes de gestion et l’organisation des gestionnaires.

5 Ces questions restent à réévaluer dans le contexte actuel, qui a récemment fait l’objet d’une étude commandée par la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publique et le ministère de la Culture et de la Communication. Cf. Macaire É., Zetlaoui-Léger J. (dir.), 2017, Étude qualitative et quantitative sur les concours d’architecture en France, 2006‑2015, MIQCP/MCC.

6 À cet égard, il existe de notre point de vue une différence entre les architectes et les paysagistes, ces derniers anticipant plus naturellement l’évolution dans le temps de la conception des espaces, compte tenu du caractère vivant des espaces verts, et intervenant dans l’exploitation lors des phases de confortement.

7 Voir notamment Bouvier J. et Liorente M., 2009, Les Coûts de la ville, Programme Ville & Territoires durables, CSTB, Paris.

8 Jean-Claude Thoenig montre que les missions de contrôle de gestion et de comptabilité analytique dans les collectivités locales restent marginales et ne concernent, à la fin des années 1990, que 10 % des villes de plus de 10 000 habitants. Cf. Thoenig J.-C., 1998, « La gestion des services communaux », Annuaire des collectivités locales n° 1, p. 17‑35.

9 CEREMA, MLHD, 2016, Référentiel national pour l’évaluation des ÉcoQuartiers. Premiers éléments de repère à destination des collectivités.

10 Cf. l’article de Juliette Chauveau dans ce même numéro.

11 Cahiers de prescriptions urbaines et architecturales, chartes de qualité des espaces publics, etc.

Alice Collet

Alice Collet est urbaniste et sociologue. Elle est actuellement chargée de mission cohésion sociale et gestion urbaine à la direction de la stratégie et de l’accompagnement des acteurs de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU). Elle a auparavant travaillé au département économie et sciences humaines du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), où elle a notamment mené des recherches sur la gestion urbaine et la territorialisation de l’action publique locale.
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