La conception à l’épreuve de la gestion des eaux pluviales

Silvère Tribout

p. 90-99

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Silvère Tribout, « La conception à l’épreuve de la gestion des eaux pluviales », Cahiers RAMAU, 8 | 2017, 90-99.

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Silvère Tribout, « La conception à l’épreuve de la gestion des eaux pluviales », Cahiers RAMAU [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 08 février 2021, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/314

À partir d’une observation participante menée dans une agence parisienne d’architecture, d’urbanisme et de paysage (2010-2013), cet article interroge la manière dont les concepteurs en agence analysent les inadéquations éventuelles entre leurs objectifs de projet et la manière dont les espaces conçus puis réalisés sont alors utilisés ou entretenus. Nous prenons ici l’exemple des « techniques alternatives » de gestion des eaux pluviales dans les projets urbains. Souvent portées par un désir d’innovation, celles-ci questionnent avec pertinence l’évolution des pratiques de conception et de gestion des espaces bâtis. Face aux difficultés rencontrées ou constatées dans la mise en œuvre de ces techniques alternatives, les concepteurs reconnaissent (avec des postures parfois différentes) la nécessité d’une montée en compétences généralisée et d’une évolution des méthodes de conception. Mais, en même temps qu’ils les énoncent, ils révèlent des inquiétudes vis-à-vis de ces évolutions, non sans impact éventuel sur leur place dans la chaîne du projet urbain.

Depuis le milieu des années 2000, on assiste au développement de techniques dites alternatives, « susceptibles de compléter voire de se substituer complètement au système par réseau, qui permettent de se rapprocher le plus possible du cycle naturel de l’eau1 ». Aujourd’hui encore, la majeure partie du réseau d’eaux pluviales, apanage d’ingénieurs et de techniciens, prend la forme de réseaux enterrés. Mais, à partir de la fin des années 1990, et plus encore à la suite du Grenelle de l’environnement, en 2007, les acteurs de la maîtrise d’œuvre ont progressivement été sollicités pour participer à la conception de réseaux ouverts, malgré leur peu d’expérience dans ce domaine2.

Cet article porte sur les modalités d’évolution des pratiques des architectes, urbanistes ou paysagistes3 impliqués dans la conception et l’aménagement des espaces publics. Il étudie le travail d’adaptation de ces concepteurs face à la demande croissante de gestion alternative des eaux pluviales dans le projet urbain4.

Nous avons cherché à déterminer dans quelle mesure et en quoi les pratiques, les routines et les compétences de ces acteurs ont été transformées par les nouveaux dispositifs spatiaux destinés à mieux gérer les eaux pluviales. Comment ces derniers interrogent-ils les pratiques professionnelles des concepteurs – et plus généralement le processus de conception et de mise en œuvre du projet ? Quelles évolutions ces acteurs identifient-ils pour faire face à cette nouvelle demande ? Comment sont-elles conduites ? Quels apports mais aussi quels risques associent-ils à ces évolutions ?

Nous partons de l’idée que « l’apparition de nouvelles tâches force les praticiens à ajuster leur activité et à réajuster leurs relations professionnelles » (Claude, 2006)5. Nous envisageons les techniques alternatives comme un révélateur des modalités d’adaptation des concepteurs face aux attentes nationales et locales de durabilité. Elles représentent pour nous un objet d’enquête particulier du point de vue de l’importance de la dimension gestionnaire de ces équipements, qui, en dehors du motif spatial qu’ils peuvent constituer dans l’espace public, doivent remplir leur fonction au sein d’un réseau technique global.

Nous présentons ici les résultats d’un travail issu d’une observation participante conduite dans le cadre d’une thèse CIFRE6 réalisée entre 2010 et 2013 au sein d’une agence parisienne d’architecture, d’urbanisme et de paysage, l’agence Lilas7. S’il est difficile de généraliser à partir du suivi d’une seule agence, cette enquête, construite à partir d’une observation longue et régulière, nous a permis d’accéder à des éléments de connaissance et de compréhension des pratiques professionnelles difficilement appréhendables par des observations extérieures ou des entretiens8. Pendant près d’un an, nous avons pu suivre au plus près les questionnements des concepteurs grâce à un cycle de réflexions collectives sur la gestion alternative des eaux pluviales.

Au fil de l’observation, les questionnements se sont centrés sur le diagnostic établi par les concepteurs sur la manière dont ces objets ont évolué dans le temps. Plus spécifiquement, l’enquête porte sur les « décalages » qu’ils ont constatés entre les objectifs définis en phase de conception et les modes de gestion pratiqués par les services chargés de leur entretien, ainsi que les usages avérés des lieux par les habitants. Il ressort de ce suivi que la composition des dispositifs techniques et spatiaux a généré du doute dans les choix de conception et dans la manière d’envisager les relations avec les autres professionnels comme avec les usagers. Les inquiétudes se sont notamment focalisées sur le devenir des ouvrages techniques et sur leur fonctionnement. Les expériences éprouvées par les concepteurs semblent les avoir conduits à se projeter au-delà des moments de conception et de réalisation pour s’intéresser à la gestion et à l’entretien des espaces réalisés une fois livrés. Cet apprentissage a contribué à une réflexion et à une prise de conscience plus large des discontinuités entre la conception, la réalisation et l’appropriation des espaces livrés9.

Cet article est structuré en trois parties. La première rend compte du retour d’expérience des praticiens de l’agence sur les techniques alternatives mises en œuvre et de l’évaluation de leurs compétences dans le domaine. La deuxième porte sur l’interprétation faite par les concepteurs des dysfonctionnements et des défauts de concordance entre les intentions de projet et la gestion ou l’appropriation des espaces réalisés. La troisième, enfin, révèle la manière dont les concepteurs envisagent une montée en compétences et une évolution de leurs méthodes de conception pour réduire les risques d’inadéquation entre objectifs conceptuels et évolution des espaces aménagés.

Retour d’expérience et compétences en construction

L’atelier mené au sein de l’agence Lilas s’est appuyé sur une formation professionnelle intitulée « Eau, solutions techniques et paysagères pour des constructions et des aménagements durables10 », à laquelle nous avons participé en compagnie d’un paysagiste de l’agence. Nous en avons restitué la teneur aux membres de l’agence puis engagé plusieurs séances de travail inscrites dans une perspective de retour d’expérience et de réflexivité sur le sujet. Dans un premier temps, les concepteurs ont été amenés à présenter des projets auxquels ils avaient participé, en centrant leur propos sur les systèmes de gestion alternative mis en place. Dans un deuxième temps, nous avons organisé quatre séances de synthèse collective11 centrées sur les contraintes auxquelles les concepteurs doivent faire face au moment d’élaborer un projet de gestion des eaux pluviales, les enjeux qu’ils associent à un tel sujet, les dispositifs à mettre en œuvre pour y répondre et enfin les étapes nécessaires de conception d’un projet de gestion des eaux pluviales.

Ce travail a d’abord abouti à l’établissement d’une liste concernant les enjeux économiques, environnementaux et sociaux que les concepteurs associaient à la mise en œuvre de techniques alternatives :

  • la limitation des risques d’inondation liés à l’imperméabilisation des sols ;

  • la limitation des risques de dysfonctionnement des systèmes classiques de traitement des eaux usées ;

  • la réduction des coûts pour les collectivités ;

  • la réduction de la consommation d’eau potable ;

  • le rétablissement partiel du cheminement naturel de l’eau ;

  • la création de nouveaux paysages ;

  • le renforcement de la biodiversité en milieu urbain.

Élaboré à partir de situations de projet diverses, ce repérage a été long et laborieux, et les échanges ont mis en évidence une absence de compétences stabilisées sur ces questions. Cette liste a évolué au fil des semaines, faisant apparaître le fait que, face à un sujet pourtant présent dans la quasi-totalité des projets urbains, les concepteurs n’identifiaient pas toujours clairement les enjeux des dispositifs de gestion des eaux pluviales qu’ils proposaient et développaient.

Ces séances révèlent des manques concernant le travail de diagnostic puis de formulation de propositions concrètes : « Il faut arriver à très vite se rendre compte des situations et qu’il n’y a pas qu’une gestion des eaux pluviales12 […] Je n’avais pas bien compris ça dès le départ. Nous n’avons jamais été sensibilisés à ça. »

Interrogés sur les contraintes auxquelles ils doivent faire face lorsqu’ils sont amenés à concevoir des dispositifs de gestion des eaux pluviales, les concepteurs pointent leurs propres limites de « connaissances et compétences ». C’est ce que révèle, par exemple, un paysagiste intervenant depuis de longues années sur un projet de l’agence : « Le problème majeur, c’est que nous, paysagistes, on n’y connaît rien, à ces solutions, […] l’approche “éco-quelque chose”, on ne l’a pas, on n’est pas formés à ça, […] on [réfléchit] sur le développement durable pour faire des choses incroyables, mais on ne sait pas comment ça marche. » Un architecte de confirmer : « Ces sujets-là […], est-ce qu’on les maîtrise vraiment ? »

On notera, lors de la dizaine de séances organisées, une forte mobilisation des concepteurs de l’agence. Au total, ce sont près d’une trentaine d’heures qu’environ dix personnes de l’agence ont accepté de mobiliser sur ce sujet sans que leur travail ne soit allégé d’une quelconque manière. La participation des salariés, sur la base du volontariat, a montré l’intérêt qu’ils ont porté à cette démarche collective de formation autour d’expériences passées ou en cours et de retours réflexifs sur leurs pratiques professionnelles. On peut penser que la thématique travaillée n’était pas pour rien dans cet intérêt. Elle pourrait révéler l’existence d’un certain malaise sur ces questions porteuses mais encore peu maîtrisées.

Malgré ces incertitudes, les concepteurs font de la gestion des eaux pluviales un thème très présent dans leurs discours et leurs projets, ce qui leur permet de donner des signes qu’ils « font de l’écologie ou du développement durable » – celui-ci constituant au moins autant un objet d’affichage et de séduction à l’adresse des commanditaires qu’une réelle préoccupation économique, environnementale ou sociale. Mais la mise en lumière d’un hiatus entre compétences affichées et compétences réelles est susceptible de générer un sentiment désagréable et une certaine tension dans le travail.

Ces constats rappellent que les agences et leurs membres s’inscrivent, au-delà de l’intérêt général qu’ils peuvent servir, dans un environnement concurrentiel où la condition d’exercice est l’accès à la commande, ici publique. Pour ce faire, les concepteurs doivent trouver les arguments qui satisferont la demande de leurs clients. On se situe dans la logique du monde marchand, au sein duquel la compétition et le désir de « se détacher du peloton » constituent des valeurs centrales (Boltanski, Thévenot, 1991). Dans ce cas, il peut arriver que la prise en compte d’un sujet comme la spatialisation de dispositifs alternatifs (les réseaux de noues, les espaces en creux, les bassins de rétention) ou la définition d’objectifs précis (le pourcentage de surfaces perméabilisées, les capacités de gestion à la parcelle) répondent avant tout à une logique d’affichage, sans que les concepteurs n’aient défini clairement les enjeux économiques, environnementaux ou sociaux de leurs propositions ni ne disposent des compétences pour les mettre en œuvre.

De l’objet conçu à sa perception et à sa gestion

Au fil des débats, il est apparu que les manques ou limites constatés à l’échelle de l’agence pouvaient être repérés auprès d’autres acteurs importants du projet, notamment les bureaux d’études techniques et les entreprises. Ces échanges révèlent en outre la reconnaissance progressive du rôle majeur que détiennent d’une part les usagers et d’autre part les services d’entretien des espaces publics ou de l’assainissement13.

Des dysfonctionnements constatés dans un projet d’espace public conçu par l’agence et comprenant des techniques alternatives ont permis de discuter concrètement de situations fréquemment rencontrées. Il s’agit d’un cas emblématique dans lequel des difficultés de mise en œuvre, d’appropriation et de gestion de réseaux alternatifs ont été rencontrées.

Un paysagiste impliqué dans ce projet précise, par exemple, que les techniques alternatives ont été pensées avec un bureau d’études techniques non spécialisé dans ce domaine, tout comme ne l’étaient pas les entreprises chargées de leur mise en œuvre. Selon lui « dans la fabrication du développement durable […], les entreprises galèrent. Elles prennent des marchés, mais, quand on parle avec elles, elles disent “ce serait à refaire, je ne le reprendrais pas, ce marché”. En même temps, elles se sont formées, donc, le prochain, elles le feront mieux ». La phase de mise en œuvre a donc constitué un moment d’apprentissage, chemin faisant, autant pour le bureau d’études techniques que pour les entreprises. Cet apprentissage montre que le tâtonnement et l’incertitude ne concernent pas seulement les métiers généralistes de la conception, mais aussi ceux, plus spécialisés, de l’exécution ou de l’ingénierie, pourtant marqués du sceau de la rationalité.

À la suite de la livraison d’une partie du projet, l’équipe de maîtrise d’œuvre a eu connaissance de réclamations portées par certains habitants, au sujet des noues, et transmises à la mairie. Différentes essences végétales avaient été plantées pour assurer une certaine biodiversité, que les riverains jugèrent peu entretenues. La végétation fut alors tondue par la municipalité, ce qui limita la colonisation de certains prédateurs de moustiques, contribuant ainsi à la prolifération de ces insectes14. En voulant régler un désagrément paysager, les habitants ont conforté un autre dommage, celui de la présence de moustiques (qu’ils ont également dénoncée). Les concepteurs ont mis ces difficultés sur le compte d’un déficit de sensibilisation des citoyens à l’intérêt et au rôle des plantations dans les noues. Ils ont ainsi pu constater que soit l’information n’a pas été diffusée (ou pas sur le long terme), soit elle n’a pas été claire. Ils ont vu dans cette situation un « décalage » entre les choix opérés au moment de concevoir le projet et la manière dont les habitants peuvent comprendre, s’approprier, voire détourner de leur fonction première les objets réalisés15. Ils ont enfin considéré que les informations essentielles à l’entretien des noues telles que celles-ci avaient été conçues n’ont pas été transmises aux services d’entretien ou pas été respectées par ces derniers.

Toujours dans le même projet, les services de la ville ont également exprimé des inquiétudes sur leur capacité à entretenir un parc accueillant un bassin de rétention (dont le mode de fonctionnement semblait fortement technique et complexe). Ce serait « aux dernières réunions de remise du parc » que la collectivité aurait réalisé ce qu’elle devait entretenir : « Déjà qu’on n’a pas les moyens […] et qu’on n’a pas un bonhomme de plus pour entretenir le parc ! Comment on fait ? On ne sait pas faire. » Ici, comme dans le cas des noues mentionné plus haut, le dysfonctionnement a été interprété par les concepteurs comme un déficit de pédagogie et d’implication des services d’entretien et de gestion en amont du projet, au moment des études pré-opérationnelles. L’absence de « mission de maîtrise d’œuvre de suivi des ouvrages » fut regrettée par les concepteurs, qui ont pointé le manque récurrent de « continuité de la conception à l’exploitation » des projets auxquels ils participent16.

Ces situations font apparaître que la mise en œuvre de dispositifs de gestion alternative des eaux pluviales n’est pas nécessairement maîtrisée par les équipes ayant conçu ces équipements, pas plus que par les entreprises qui les fabriquent ni par la municipalité en charge de les entretenir. Leur appropriation par les habitants et les usagers, enfin, ne semble pas toujours évidente. Ce faisant, même s’ils ne les nomment pas comme telles, les concepteurs pointent de manière évidente les limites de la linéarité, de la rationalité et du découpage du projet par phase et par acteur. Ces modes de faire ne semblent pas adaptés aux processus de conception et de mise en œuvre de projets innovants et peu éprouvés.

Vers de nouvelles méthodes de travail ? Désirs et ambiguïtés

Face à ces constats, les concepteurs de l’agence ont pu identifier plusieurs pistes d’évolution de leurs propres pratiques professionnelles. Ils ont proposé de se former davantage aux « procédures et contenus » sur les différents « thèmes » liés à la gestion des eaux pluviales, mais aussi sur les différents « dispositifs techniques » qu’il serait possible de développer. Le partage d’expériences, la poursuite de « sessions de travail sur l’eau », voire la « création d’un pôle eau » au sein de l’agence, ont aussi été proposés par les salariés eux-mêmes, révélant à quel point ces derniers ont conscience du chemin à parcourir avant de maîtriser davantage un tel sujet.

Les concepteurs appellent en outre à modifier leurs méthodes de travail. Ils proposent par exemple de conforter leurs « compétences en analyse de site » en veillant à définir du mieux possible les « cahiers des charges des études nécessaires » (« géotechniques », « nivellements », « études structurelles », etc.), les résultats de ces études permettant de mieux connaître les territoires aménagés et de proposer les dispositifs les plus adéquats possible. Les concepteurs proposent de définir plus clairement, en amont, le « synoptique de l’eau17 » et l’ensemble des enjeux auquel il répond. Il s’agit surtout de le diffuser « à toutes les phases, aux maîtres d’ouvrage, aux entreprises, à l’équipe de maîtrise d’œuvre », pour réduire les risques d’incohérences entre des objectifs définis en amont, la mise en œuvre des dispositifs qui lui sont associés et leur fonctionnement une fois livrés. Ils appellent finalement à renforcer les liens avec différents acteurs dont les compétences spécifiques leur sont nécessaires ou dont ils reconnaissent le rôle dans l’évolution des aménagements qu’ils conçoivent. Les concepteurs appellent ainsi à « trouver des partenaires compétents » et à « créer un annuaire de partenaires », ce qui permettrait notamment de renforcer les collaborations avec les bureaux d’études techniques, « de l’esquisse à la réalisation ».

Par ailleurs, face à la technicité des dispositifs proposés, et face au constat que « la ville a [parfois] du mal à prendre ces ouvrages en entretien », bien des concepteurs appellent au renforcement des liens entre équipes de projets et « services d’entretien et de gestion ». Ils proposent en outre que « les services municipaux soient formés » le plus en amont possible aux activités d’entretien dont ils auront la charge. Certains proposent de négocier un rôle d’« audit » afin de « contrôler si toutes [les] prescriptions ont bien été suivies ». Cette posture peut renvoyer à une démarche d’évaluation a posteriori, ou simplement au désir des concepteurs d’accompagner sur le long terme les services d’entretien et de gestion. D’autres, en revanche, considèrent qu’il faut accepter les limites de prestations classiquement accordées aux concepteurs, dont le rôle est de transmettre et d’accompagner au mieux les maîtres d’ouvrage jusqu’à la livraison du projet.

En parallèle, certains reconnaissent le rôle majeur des habitants et des usagers dans le devenir des aménagements qu’ils contribuent à concevoir. Pour les uns, la production et la diffusion de « notices » permettrait de faire mieux comprendre les principes de projet définis entre autres par les concepteurs. Ils font alors l’hypothèse que de tels outils réduiraient les risques d’inadéquation entre ces aménagements et les pratiques qui s’y développent. Pour d’autres, « il faut maintenant […] informer le citoyen et l’impliquer dans le projet », révélant ainsi un désir de mobilisation plus important que la simple information unilatérale.

Face à ces propositions, plusieurs « outils » ou documents de méthode ont alors été pensés au sein de l’agence Lilas. L’un d’entre eux rappelle les éléments qu’il est important de réunir avant de penser un quelconque dispositif (contenu de la commande, données réglementaires, données du site, données économiques, système d’acteurs). Il indique les enjeux auxquels les dispositifs de gestion des eaux pluviales peuvent répondre. Un autre outil propose, en fonction des enjeux, une base de données sur les différents dispositifs que les concepteurs pourraient alimenter selon leurs expériences. Enfin, un troisième document a été réalisé, qui constitue le canevas d’un « synoptique de projet » à partager avec l’ensemble des partenaires, maîtres d’ouvrage, co-traitants, mais aussi avec les entreprises, les services de gestion des municipalités, voire avec les habitants.

Conclusion

À l’issue de ce cycle de « formation et de réflexions collaboratives », les concepteurs aboutissent ainsi à différentes conclusions. La démarche les a conduits à partager leurs connaissances, leurs expériences, mais aussi les difficultés qu’ils pouvaient rencontrer dans leurs projets respectifs. L’affichage de signes d’une action en faveur de l’écologie ou du développement durable ne semble plus suffire si les compétences nécessaires à la traduction opérationnelle des discours ne sont pas maîtrisées. Ils identifient également le besoin de dépasser les logiques sectorielles et la mobilisation d’acteurs différents sur un socle de projet commun et de partager davantage la conception, notamment avec les ingénieurs, les habitants et les services de gestion. Ils reconnaissent finalement la nécessité d’une montée en compétences et d’une évolution de leurs pratiques professionnelles. C’est à travers ces processus que les concepteurs eux-mêmes semblent percevoir la possibilité de réduire les incohérences parfois rencontrées entre des dispositifs pensés en chambre et leur fonctionnement, leur entretien et leur appropriation une fois construits. En ce sens, il semble que l’opérationnalisation du développement durable conduit les concepteurs à développer des stratégies d’adaptation, voire de transformation, de leurs métiers, comme ils ont eu l’occasion de le faire dans d’autres contextes durant les décennies précédentes (ex : Moulin, 1973 ; Tapie, 2000 ; Chadoin, 2007, etc.).

Cependant, chacune des évolutions auxquelles ils appellent les amène en parallèle à identifier certains risques. L’intégration plus grande d’acteurs divers (bureaux d’études, habitants, usagers, services de gestion et d’entretien) est vécue comme une source de partage mais aussi de dessaisissement des compétences, tout en étant synonyme de complexification méthodologique et de difficultés économiques. Nous pouvons d’ailleurs interpréter l’existence du cycle de « formation et de réflexions collaboratives » engagé pendant trois ans comme un moyen d’internaliser un maximum de compétences à valoriser auprès des commanditaires et à ne pas (ou moins) exiger des partenaires extérieurs.

Les pratiques professionnelles observées méritent ainsi d’être lues au croisement d’une double reconnaissance que l’on pourrait qualifier d’antagoniste : celle d’évolutions nécessaires et des difficultés qui en découleraient. Cet antagonisme apparent révèle bien la diversité, voire la contradiction, des mondes dans lesquels s’inscrivent conjointement ou successivement les concepteurs. S’ils répondent aux logiques issues des mondes « civique » (en lien avec la prééminence d’une conscience collective) et de l’« inspiration » (porté par la quête de créativité et d’innovation), ils répondent en même temps aux logiques des mondes « marchand » (porté par un objectif de concurrence), de l’« opinion » (porté par la quête d’affichages multiples) et « industriel » (marqué par le besoin d’efficacité et de performance dans l’organisation, la conception et la production de projets) (Boltanski, Thévenot, 1991).

Les pistes d’évolution des pratiques professionnelles, au nom d’une préoccupation du devenir des espaces aménagés sont aussi nécessaires que diverses. Les craintes et les freins que les concepteurs associent à ces évolutions illustrent la complexité et l’inscription dans un temps long des transformations des pratiques et des cultures professionnelles.

1 Cf. La Ville et son assainissement, 2003, Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (CERTU), p. 14

2 À part quelques-uns d’entre eux qui ont travaillé sur des réseaux ouverts dans les villes nouvelles au cours des années 1970-1980, ou ceux qui, plus

3 Ces professionnels sont appelés concepteurs dans la suite de cet article. Pour autant, nous ne considérons pas les autres membres des équipes de

4 Voir l’article de Juliette Chauveau et Taoufik Souami dans ce même numéro, qui donne des exemples de techniques alternatives.

5 A propos des travaux d’Andrew D. Abbot.

6 Le dispositif CIFRE (Conventions industrielles de formation par la recherche) subventionne toute entreprise de droit français qui embauche un

7 Ce nom est fictif, puisque le choix a été fait de rendre l’analyse anonyme.

8 L’agence Lilas représente un type bien spécifique d’agence d’architecture en France, compte tenu de sa situation, de sa taille, de son chiffre d’

9 Ces trois étapes correspondent aux trois temps de « l’art de bâtir » définis par J.-P. Boutinet (Boutinet, 2012).

10 Celle-ci a été organisée par le groupe Moniteur. Parallèlement à la publication de son journal Moniteur des travaux publics et du bâtiment, cette

11 Ces séances de synthèse collective ont été organisées selon une méthode d’animation appelée Métaplan, dont l’objectif est de rendre visible et de

12 Dans un passage non retranscrit ici, le concepteur considère que la diversité des dispositifs de gestion des eaux pluviales est liée, au-delà de la

13 Cf. l’article de Juliette Chauveau et Taoufik Souami dans le présent numéro.

14 La présence de moustiques dans les noues de ce projet n’est pas simplement liée à la tonte des espèces végétales initialement plantées. Il existe

15 Comme l’a montré par exemple le travail de François Valegeas (2014).

16 On notera cependant que les concepteurs ne cherchent que rarement à aller d’eux-mêmes sur les sites livrés pour analyser l’évolution et les modes d

17 Le « synoptique de l’eau » désigne ici le projet de gestion des eaux pluviales dans sa cohérence d’ensemble.

Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, Paris.

Boutinet J.-P., 2004, Anthropologie du projet, Presses universitaires de France, Paris.

Chadoin O., 2007, Être architecte : les vertus de l’indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, PULIM, Limoges.

Claude, V., 2006, Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XXe siècle, Parenthèses, Marseille.

CERTU, 2003, La Ville et son assainissement. Principes, méthodes et outils pour une meilleure intégration dans le cycle de l’eau. L’essentiel, CERTU, Paris.

Moulin R., Dubost F., Gras A., Lautman J., Martinon J.-P., Schnapper D., 1973, Les Architectes. Métamorphose d’une profession libérale, Calmann-Lévy, Paris.

Tapie G., 2000, Les Architectes : mutations d’une profession, L’Harmattan, Paris.

Valegeas F., 2014, Concevoir et habiter un quartier dit durable. Injonctions écologiques et dynamiques collectives à Beauregard (Rennes) et Les Brichères (Auxerre), thèse de doctorat en aménagement de l’espace, urbanisme, université Paris Est.

1 Cf. La Ville et son assainissement, 2003, Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (CERTU), p. 14.

2 À part quelques-uns d’entre eux qui ont travaillé sur des réseaux ouverts dans les villes nouvelles au cours des années 1970-1980, ou ceux qui, plus tardivement, ont développé une sensibilité et une expertise propres au sein de leurs agences sur les techniques alternatives, en lien avec les objectifs de durabilité urbaine.

3 Ces professionnels sont appelés concepteurs dans la suite de cet article. Pour autant, nous ne considérons pas les autres membres des équipes de maîtrise d’œuvre, notamment les ingénieurs, comme extérieurs à l’acte de conception.

4 Voir l’article de Juliette Chauveau et Taoufik Souami dans ce même numéro, qui donne des exemples de techniques alternatives.

5 A propos des travaux d’Andrew D. Abbot.

6 Le dispositif CIFRE (Conventions industrielles de formation par la recherche) subventionne toute entreprise de droit français qui embauche un doctorant pour le placer au cœur d’une collaboration de recherche avec un laboratoire public. Cf. www.anrt.asso.fr/fr/espace_cifre/accueil.jsp#.WTfO2dSLQ-U

7 Ce nom est fictif, puisque le choix a été fait de rendre l’analyse anonyme.

8 L’agence Lilas représente un type bien spécifique d’agence d’architecture en France, compte tenu de sa situation, de sa taille, de son chiffre d’affaires, du type de projets sur lesquels elle intervient et des professions qu’elle regroupe. Rappelons qu’elle est implantée dans la région, l’Île-de-France, où le nombre d’architectes inscrits à l’ordre est le plus élevé. Notons, en outre, qu’1 % seulement des agences françaises employaient, en 2011, plus de vingt salariés, comme c’était le cas à l’agence Lilas lorsque j’étais présent (cf. ministère de la Culture et de la Communication, « Mini-chiffres clés de la profession d’architecte – édition 2012 »). Cette dernière se situe dans les 11 % des agences où le paysage et l’urbanisme ont constitué, en 2011, les domaines d’activité majoritaires (cf. Ordre des architectes, « Observatoire de la profession d’architecte », 2011). Une autre spécificité de cette agence tient au fait que son dirigeant a accepté d’intégrer, pendant plusieurs années, un doctorant en CIFRE, ce qui n’est pas commun et révèle, notamment, une volonté de réflexivité. Ces éléments sont importants puisqu’ils rappellent les limites, assumées, de la généralisation possible des résultats de cet article.

9 Ces trois étapes correspondent aux trois temps de « l’art de bâtir » définis par J.-P. Boutinet (Boutinet, 2012).

10 Celle-ci a été organisée par le groupe Moniteur. Parallèlement à la publication de son journal Moniteur des travaux publics et du bâtiment, cette société propose des formations payantes dans le champ de la construction.

11 Ces séances de synthèse collective ont été organisées selon une méthode d’animation appelée Métaplan, dont l’objectif est de rendre visible et de synthétiser en temps réel le contenu des échanges engagés entre les participants.

12 Dans un passage non retranscrit ici, le concepteur considère que la diversité des dispositifs de gestion des eaux pluviales est liée, au-delà de la diversité des enjeux qu’ils doivent servir, à la nature du site d’intervention.

13 Cf. l’article de Juliette Chauveau et Taoufik Souami dans le présent numéro.

14 La présence de moustiques dans les noues de ce projet n’est pas simplement liée à la tonte des espèces végétales initialement plantées. Il existe plusieurs autres raisons que nous ne développons pas ici. Disons simplement que cette présence serait notamment due à la modification de la composition végétale initiale des noues, qui devait créer un écosystème.

15 Comme l’a montré par exemple le travail de François Valegeas (2014).

16 On notera cependant que les concepteurs ne cherchent que rarement à aller d’eux-mêmes sur les sites livrés pour analyser l’évolution et les modes d’appropriation effectifs.

17 Le « synoptique de l’eau » désigne ici le projet de gestion des eaux pluviales dans sa cohérence d’ensemble.

Silvère Tribout

Silvère Tribout est maître de conférences à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpines (université Grenoble Alpes – UMR PACTE). Ses travaux portent sur l’évolution des connaissances, savoirs, savoir-faire et valeurs des acteurs du projet urbain au contact de l’injonction de durabilité et de la diffusion de nouveaux outils informatiques de conception urbaine. De manière concomitante, ils interrogent la transformation des modalités de collaborations interprofessionnelles et donc du processus de conception urbaine.
Contact silvere.tribout@univ-grenoble-alpes.fr

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