Partnering et gestion des risques : les transformations de l’action publique

Élisabeth Campagnac

p. 138-144

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Élisabeth Campagnac, « Partnering et gestion des risques : les transformations de l’action publique », Cahiers RAMAU, 8 | 2017, 138-144.

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Élisabeth Campagnac, « Partnering et gestion des risques : les transformations de l’action publique », Cahiers RAMAU [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 08 février 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/321

La prévention des conflits, la construction d’accords ainsi que le partage et la négociation d’objectifs participent au développement du management de la qualité de la construction et de l’aménagement. Analysant les contributions de David Ross et de Véronique Guillaumin, cet article met en exergue l’enjeu de la construction d’un cadre normatif partagé par des acteurs aux cultures professionnelles différentes et aux intérêts parfois contradictoires. Alors que la qualité se décline différemment selon les acteurs, la remontée vers l’amont des échanges entre les sphères politiques et économiques favorise une meilleure prise en compte de la gestion. Celle-ci devient alors un travail de réflexion concernant aussi bien la conception architecturale et urbaine que la maintenance des édifices construits et l’entretien des espaces aménagés. Elle repose sur la conciliation entre les objectifs sociaux, techniques et économiques des politiques publiques. Ainsi, partnering et Convention qualité se présentent ici autant comme des outils d’accompagnement des projets que comme des formes institutionnelles contribuant à légitimer l’action publique.

Les deux contributions présentées dans le cadre de ce chapitre offrent de multiples intérêts pour le thème de ces Cahiers Ramau n° 8. L’entretien avec Véronique Guillaumin porte sur « la Convention qualité constructions neuves à Plaine Commune », où elle a été directrice de l’habitat. L'article de David Ross, urbaniste à la municipalité de Montréal, étudie la méthode de partnering expérimentée par cette ville pour l’aménagement du Quartier des spectacles.

Les deux textes traitent de l’importance de la gestion dans les processus de construction et les projets urbains, mais chacun l’aborde sous un éclairage spécifique : Véronique Guillaumin insiste sur le rôle crucial dévolu aujourd’hui à la prévention des conflits, David Ross sur la capacité de construire des accords autour d’objectifs négociés ou partagés pour la réussite d’une opération. Pour ce faire, l’un et l’autre soulignent la nécessité d’une implication élargie et renforcée des parties prenantes à un stade précoce du projet ; ils montrent en effet les enjeux décisifs qui s’y attachent, dans les sphères tant politiques qu’économiques.

Ces deux contributions présentent un autre intérêt : celui de lier la redéfinition de la gestion à une profonde transformation de l’action publique. Celle-ci, toutefois, prend des formes différentes à Plaine Commune et dans le Quartier des spectacles de Montréal. De quoi nous inciter, sinon à ouvrir un chantier comparatif – objectif bien ambitieux sur la base de ces deux analyses –, du moins à poser les bases d’un questionnement qui nous permette d’identifier quelques pistes pour d’éventuelles investigations ultérieures.

C’est donc cet axe – redéfinition de la gestion/transformation de l’action publique – qui est au cœur de ce qui nous intéresse ici. Le statut accordé par les auteurs à la construction d’accords avec les parties prenantes dans la gestion des risques et la prévention des conflits permet l’articulation entre ces deux dimensions.

La redéfinition de la gestion des espaces bâtis et aménagés à l’heure du développement durable

L’un des objectifs de notre réflexion est d’interroger les formes et les modalités de définition de la gestion à l’aune du développement durable. La gestion est comprise ici comme un travail de réflexion concernant aussi bien la conception architecturale et urbaine que la maintenance des édifices construits ; l’enjeu est bien d’intégrer très en amont les préoccupations de maintenance.

L’apport des deux contributions qui précèdent est d’aborder le développement durable par le biais de la conciliation entre objectifs sociaux, techniques et économiques, dans le cadre et à l’appui de politiques architecturales et urbaines définies.

Dans le cas de la Plaine Commune, la conception de la durabilité découle du souci « d’éviter de construire de futures copropriétés défaillantes dans un territoire marqué par les copropriétés en difficulté », comme l’expose clairement Véronique Guillaumin. La première question posée par son témoignage porte sur les implications de cette approche de la durabilité dans les choix de conception architecturale, ainsi que dans les options adoptées en matière de maintenance, dans le cadre d’une politique de l’habitat. La seconde question porte sur la nature des tensions rencontrées et les moyens mobilisés pour concilier des objectifs de qualité, de maîtrise des coûts et de soutenabilité économique, puis pour les gérer sur le long terme, lors de la construction mais aussi de l’exploitation.

Des questions similaires se posent à propos de la création du Quartier des spectacles à Montréal, et notamment de l’aménagement de la Place des arts. Comment le développement durable est-il conçu à l’échelle urbaine, dans le contexte politico-urbanistique singulier de Montréal ? Comment cette conception se décline-t-elle à la fois dans la politique urbaine de la ville et dans la création-aménagement de l’un des quartiers du centre, dont les fonctions se recomposent autour de la volonté affichée de développer les activités culturelles ? Quels problèmes particuliers de gestion rencontre-t-on dans l’aménagement de tels espaces urbains et dans le fonctionnement de ces secteurs d’activité ?

Au-delà des différences de contexte, ces deux contributions ont en commun de définir la gestion à l’heure du développement durable ainsi que la capacité à atteindre et à concilier une série d’objectifs souvent contradictoires – et à les assurer sur le long terme. Elles ont également en commun d’aborder la gestion avant tout par le biais des processus d’élaboration du projet, des systèmes d’acteurs et de l’invention de nouveaux dispositifs d’échange et d’interactions. Ces derniers ne s’adressent pas seulement aux acteurs directement impliqués dans la construction ou l’aménagement urbain, mais aussi – et peut-être surtout – à l’ensemble des parties prenantes. La capacité du politique, de l’aménageur ou du maître d’ouvrage à s’assurer, sinon de leur adhésion, du moins de leur accord pour s’impliquer dans l’échange et le dialogue, apparaît, dans les deux contributions, comme l’un des principaux facteurs de réussite – ou d’échec – d’un projet, à court, moyen et long terme.

Le statut de la construction d’accords avec les parties prenantes, et ses différents enjeux

Un autre intérêt de ces deux témoignages est l’importance singulière qu’ils accordent à la construction d’accords avec les parties prenantes. Cet éclairage particulier a le mérite d’articuler redéfinition de la gestion et transformation de l’action publique.

La recherche de la construction d’accords avec les parties prenantes s’inscrit tout d’abord dans des préoccupations de gestion. Celles-ci se déclinent en trois objectifs : anticipation et réduction des risques, prévention des conflits, intégration précoce de la gestion future. En effet, au-delà de leurs différences d’objet et de contexte, les deux contributions font état d’orientations communes, que l’on peut ainsi résumer :

  1. Développement de démarches préventives, supposant des capacités d’anticipation et de prévention des risques et des conflits ; il s’agit donc de « prévenir » plutôt que de chercher ultérieurement des solutions à la survenue de risques ou de conflits. La montée de cette préoccupation s’explique par les différents enjeux qui y sont attachés : économiques (affordability) environnementaux (durabilité) et sociaux (acceptabilité sociale). Elle se trouve renforcée par deux autres facteurs.

  2. En effet, le risque de conflits semble s’accroître avec l’élargissement des objectifs fixés au projet (par exemple, la dimension « abordable » et « durable » de la construction privée dans le cas des copropriétés, le renforcement de l’activité culturelle en centre-ville, les atouts mais aussi les différentes contraintes ou nuisances que celle-ci entraîne). Les conflits potentiels entre les groupes et les personnes, chacun ayant des intérêts différents, se doublent d’un antagonisme entre les besoins et les objectifs, ce qui témoigne de la complexité des projets urbains et de l’incertitude croissante qui accompagne leur réalisation.

  3. La montée des préoccupations autour de l’usage et de l’exploitation future des espaces bâtis et aménagés, le souci de maintenir leur potentiel de performance sur le long terme, constitue le second facteur de renforcement des démarches anticipatrices. Ces facteurs conditionnent en effet les choix opérés en amont.

On ne s’étonnera donc pas que la recherche de la construction d’accords avec les parties prenantes s’appuie en grande partie sur une démarche gestionnaire. Celle-ci se traduit dans la réorganisation du système d’acteurs et du processus décisionnel. Là encore, les deux contributions présentent bien des points communs. Elles montrent, chacune à leur façon, comment cette construction d’accords est recherchée dans :

  • l’élargissement des parties prenantes et la recherche de leur association au projet très en amont ;

  • l’implication non moins précoce des acteurs de la construction et de l’aménagement (ainsi des promoteurs et des bailleurs sociaux lors des ateliers « construction neuves » à Plaine Commune) ;

  • la prise en compte dès l’amont des préoccupations liées à l’usage ;

  • la recherche d’un engagement des parties prenantes sur les objectifs ainsi que sur le produit et ses normes de qualité, définies dans la perspective de l’usage futur, en dépassant notamment les habitudes des « concepteurs plus attachés à produire un bel objet », comme le souligne Véronique Guillaumin.

Ces deux analyses soulèvent donc la question des incidences de la redéfinition de la gestion à l’heure du développement durable sur la transformation des systèmes d’acteurs, sur la révision des processus dans la fabrique des espaces bâtis et aménagés, mais aussi sur l’ajustement des caractéristiques du produit.

La transformation de l’action publique et ses dispositifs

L’intérêt de ces deux textes est aussi de nous inviter à mettre en rapport la construction des accords avec les parties prenantes et une transformation de l’action publique. Celle-ci peut être abordée, en premier lieu, par l’analyse des dispositifs employés. Ainsi, leur présentation est au cœur des deux contributions, et elle justifie les termes de leur titre : « Convention qualité constructions neuves » d’une part, « partnering » d’autre part.

Différentes questions pourraient être posées aux auteurs à ce sujet. La première a trait au rapport que ces dispositifs entretiennent avec les démarches anticipatrices revendiquées ici. Car, répétons-le, il s’agit bien d’une recherche de voies et de moyens d’anticipation et de prévention des risques ou des conflits, et non de leur résolution une fois ceux-ci advenus. David Ross est très explicite sur ce point lorsqu’il distingue le partnering de la médiation. Les deux notions ont en commun de constituer « un processus confidentiel, un engagement volontaire et non contraignant, [supposant] l’aide d’un tiers indépendant ». Mais le partnering vise à « prévenir les conflits », alors que la médiation entend les résoudre.

Cette définition soulève la question de la différence entre le partnering et le débat public, et nous pousse à nous interroger sur les raisons qui privilégient, dans un cas, le processus confidentiel1. On sait que le débat public s’applique davantage aux grands projets d’infrastructures2 qu’aux projets urbains, mais on pense aussi à l’antériorité de l’expérience québécoise du BAPE (Bureau d’audiences publiques sur l’environnement), dont s’est largement inspirée la Commission nationale des débats publics en France (Gauthier M. et Simard L., 2005 et 2007).

La deuxième question qui pourrait être posée aux auteurs a trait au statut d’outils d’accompagnement de la commande publique3 des procédés analysés : commande immobilière (convention de qualité) ou d’aménagement urbain (partnering). Ces nouveaux outils de la commande publique n’émergent pas ex nihilo : ils se situent dans un contexte et s’inscrivent dans un processus historique que retracent bien les auteurs. Ces derniers en situent l’importance – de manière plus ou moins explicite – par rapport à un état de « crise4 » ou du moins de conjonction de difficultés à laquelle est confrontée cette commande. On pourrait donc leur demander de qualifier plus avant, sinon les origines de cette « crise » dans leurs éléments de nature économique, sociale, environnementale et urbaine5, du moins la nature des difficultés rencontrées par la commande publique, et qui dicteraient la recherche de la construction d’accords avec les parties prenantes.

La troisième question que nous pourrions poser à Véronique Guillaumin et à David Ross se rapporte aux différentes formes institutionnelles revêtues par ces dispositifs, sous l’angle de la construction d’accords (charte, convention de qualité ou partnering), à la légitimité auxquels ils se réfèrent, aux processus qu’ils enclenchent et, enfin, aux formations et aux compétences qu’ils supposent.

En effet, malgré un certain nombre de points communs, ces deux contributions n’en présentent pas moins des formes différentes de construction des accords. Cela s’explique à la fois par leur domaine d’étude (habitat vs aménagement urbain), l’objet analysé (niveau de qualité de l’espace bâti vs prévention des conflits pour le réaménagement d’un quartier) et les parties prenantes visées par la construction de ces accords (communautés d’agglomération, promoteurs privés et bailleurs sociaux dans un cas ; citoyens, élus et fonctionnaires municipaux, promoteurs et maîtres d’ouvrage publics dans l’autre). Ces différentes approches soulèvent un ensemble de questions et de problèmes dont on peut commencer à esquisser ici les contours.

Quelle est la portée de ces « innovations », et quelles sont leurs limites ? En quoi se différencient-elles d’une simple concertation ou de la participation, ou encore du débat public, comme nous l’avons souligné plus haut ? Véronique Guillaumin évoque la difficulté d’implication des habitants et s’appuie plutôt sur des enquêtes (une enquête sur le logement étudiant construite avec des étudiants, une autre sur les stratégies résidentielles…). Nous avons donc là des dispositifs de concertation entre acteurs professionnels et avec la société civile (à Montréal, on parle de « personnes morales », cf. contribution de David Ross). Chez David Ross, la finalité est clairement « de créer ou d’améliorer les liens entre les gestionnaires du projet et les intervenants, facilitant ainsi la circulation des informations et la recherche de solutions ».

Dans quelle mesure, la recherche de la construction d’accords repose-t-elle sur l’argumentation, la quête de l’adhésion ou la négociation ? David Ross précise que l’enjeu est l’adhésion de toutes les parties : l’argumentation et la négociation sont mobilisées dans ce sens. Pour Véronique Guillaumin, nous sommes dans un cadre de prévention des risques, à partir de la mise en place d’une charte puis d’une convention servant de cadre de référence pour l’analyse des permis de construire.

Où la recherche de la construction d’accords puise-t-elle sa légitimité ? Est-ce dans l’« autorité institutionnelle » ou dans l’« autorité énonciative », pour reprendre la grille utilisée par Bertrand Heriard Dubreuil (2007) ? David Ross précise qu’effectivement l’autorité est primordiale, mais aussi bien d’un point de vue hiérarchique que dans la capacité à ouvrir la discussion et à construire les accords. Pour Véronique Guillaumin, la convention s’impose aux promoteurs et fait donc autorité.

Quel processus d’ouverture au changement la recherche de la construction d’accords ouvre-t-elle également ? Dans quelles limites ? Dans sa contribution, David Ross insiste surtout sur la notion de « solution » et l’enjeu de résolution d’un problème.

Enfin, la conduite des échanges dans le cadre d’une convention de qualité ou du partnering suppose-t-elle des compétences particulières ? Donne-t-elle lieu à de nouvelles expertises ? On a vu, par exemple, que l’animateur du partnering doit maîtriser les éléments de contenu tout autant que la technique de l’animation. David Ross insiste d’ailleurs sur une sorte de rôle moral de l’animateur, qui a « la responsabilité […] de guider les participants et de leur indiquer l’importance d’être honnêtes les uns envers les autres ».

Ce sont donc là quelques questions soulevées par les riches contributions de David Ross et de Véronique Guillaumin.

1 David Ross précise que la confidentialité est destinée à permettre une certaine franchise dans les échanges et la transmission d’informations

2 Le partnering trouve également son origine dans l’industrie de la construction, il est utilisé ensuite « dans le cadre de projets ayant une

3 Il nous semble plus adapté de parler ici d’outils plutôt que de dispositifs (entendus au sens des instruments d’action publique dans Lascoumes P. et

4 Concernant Montréal, l’auteur signale par exemple des tensions dues à la réduction de l’espace possible pour les festivals ou la nécessité de

5 On pourrait penser aux différentes populations (anciennes et nouvelles) et aux usagers des équipements et festivals amenés à cohabiter dans le

Gauthier M., Simard L. et al., 2006, Le Débat public en apprentissage. Aménagement et environnement. Regards croisés sur les expériences françaises et québécoises, L’Harmattan, Paris.

Gauthier M., Simard L., 2007, « Le BAPE et l’institutionnalisation du débat public au Québec : mise en œuvre et effets », dans C. Blatrix et al., Le Débat public : une expérience française de démocratie participative, La Découverte, Paris, p. 78‑91.

Hériard Dubreuil B., 2007, « Introduction », dans C. Blatrix et al., op. cit, p. 93‑99.

Lascoumes P., Le Galès P., 2005, Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, Paris.

1 David Ross précise que la confidentialité est destinée à permettre une certaine franchise dans les échanges et la transmission d’informations sensibles. Mais, effectivement, l’analyse du contexte du projet joue en la faveur du partnering (prévention des conflits). La question reste de savoir dans quelle mesure ce dispositif peut être compatible avec d’autres dispositifs de participation.

2 Le partnering trouve également son origine dans l’industrie de la construction, il est utilisé ensuite « dans le cadre de projets ayant une importante composante environnementale » (cf. contribution de David Ross).

3 Il nous semble plus adapté de parler ici d’outils plutôt que de dispositifs (entendus au sens des instruments d’action publique dans Lascoumes P. et Le Galès P., 2005, Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po).

4 Concernant Montréal, l’auteur signale par exemple des tensions dues à la réduction de l’espace possible pour les festivals ou la nécessité de rassurer des salles qui sont déjà en perte d’activité.

5 On pourrait penser aux différentes populations (anciennes et nouvelles) et aux usagers des équipements et festivals amenés à cohabiter dans le Quartier des spectacles, et, in fine, aux enjeux de la gestion des populations.

Élisabeth Campagnac

Élisabeth Campagnac, juriste et sociologue (HDR en sociologie), est aujourd’hui chercheuse associée au Laboratoire Techniques, Territoires et Société (LATTS) (École des Ponts – université Paris Est). Elle a travaillé dans ce laboratoire comme chercheuse de 1981 à 2013. Ses travaux ont d’abord été consacrés à la sociologie du travail et des acteurs du secteur de la construction, puis à l’analyse comparée des partenariats public‑privé.
Contact e.campagnac@gmail.com