La participation des habitants et usagers dans les opérations de travaux de réhabilitation, de construction-démolition ou de résidentialisation a fait l’objet de nombreuses recherches, notamment dans la perspective du programme national de rénovation urbaine (Donzelot et Epstein, 2006 ; Blanc, 1999). La manière spécifique qu’ont les organismes HLM d’appréhender cette question est néanmoins peu étudiée en tant que telle alors même qu’ils sont gestionnaires de la plupart des logements dans les quartiers concernés. C’est à partir de cette entrée que je développerai mon propos. Je réalise depuis deux ans une thèse en convention CIFRE1 dans un organisme HLM dans lequel je suis embauchée en tant que chargée d’études en développement social. Cette contribution présente des premiers résultats sur les groupes professionnels au sein de ces organismes et leurs stratégies de comportement dans des opérations de réhabilitation-résidentialisation. Elle met en lumière la place des processus participatifs et leur rôle dans ces stratégies de comportement. L’analyse est menée à partir des discours et des attitudes en situation d’agents appartenant aux différents groupes professionnels d’organismes HLM en Ile-de-France. Les discours ont été recueillis par une méthode d’observation participante au sein de l’entreprise et par la conduite de 31 entretiens en dehors de cet organisme, auprès de salariés de neuf organismes HLM en Ile-de-France2 ainsi qu’auprès de salariés de l’Union nationale des organismes HLM. Après m’être arrêtée un instant sur les formes de participation qui sont en jeu dans ces processus, j’aborderai la définition des groupes professionnels et les enjeux qui leur sont liés. Je proposerai ensuite une typologie de la perception de la participation par ces groupes en fonction de leur comportement stratégique.
La participation des locataires dans le cadre des opérations de travaux revêt plusieurs significations. La participation est d’abord un impératif législatif et prend le nom de « concertation ». Deux législations principales rendent obligatoire la concertation avec les locataires : la circulaire de Charrette de 1993 fait dépendre l’attribution des subventions publiques pour certains travaux d’une concertation avec les locataires, et la loi SRU de 2000 impose la conduite d’une concertation avec les locataires. Cette dernière porte sur « la consistance et le coût des travaux, leur répercussion prévisible sur les loyers ou les charges locatives, les modalités de leur réalisation, sur l’opportunité de créer un local collectif résidentiel ainsi que, le cas échéant, sur les conditions de relogement des locataires, notamment pour les opérations de construction-démolition ». La concertation prend la forme d’une réunion publique de présentation ou d’une réunion avec une amicale des locataires représentative, suivie du vote des locataires3. Selon la loi, le vote peut « éventuellement » conduire à une annulation en cas « d’opposition persistante ». La participation des locataires peut également prendre d’autres formes qui ne sont pas imposées par la législation mais que les professionnels font le choix de mettre en œuvre. Selon les cas, les processus impliquent des locataires pris individuellement ou des locataires organisés en groupements, associations, amicales. Des ateliers sont ainsi parfois menés avec les locataires pour définir le programme de travaux ou pour réaliser le suivi de chantier. Les locataires sont souvent invités à participer à des animations au cœur des résidences, des ateliers dans des appartements pédagogiques, du porte-à-porte pour être sensibilisés et sensibiliser leurs voisins aux nouveaux usages qui surviennent à la suite des travaux comme, par exemple, la mise en place du tri sélectif, la mise en service de logements BBC ou de nouveaux équipements. Une autre forme de participation est celle des enquêtes de satisfaction réalisées après les travaux, qui interrogent les locataires sur un certain nombre d’items relatifs au déroulement du chantier et à leur vie dans le nouvel environnement. Ce procédé se systématise dans les organismes HLM. Enfin, des rencontres et des réunions avec les amicales de locataires représentatives sont organisées, généralement à la demande de ces amicales. Les organismes sont en effet tenus de reconnaître comme interlocutrices les amicales représentatives, c’est-à-dire affiliées à une organisation nationale comme la CNL (Confédération nationale du logement) ou la CLCV (association nationale Consommation logement cadre de vie), ou ayant obtenu 10 % des voix aux dernières élections au conseil d’administration. Dans le cadre de l’impératif de concertation lors d’une opération de travaux, s’il y a une amicale dans la résidence, le bailleur peut se contenter de rencontrer celle-ci et non l’ensemble des locataires. En dehors des travaux, le bailleur est tenu de rencontrer l’amicale au moins une fois par trimestre si celle-ci le demande. Ces associations et leurs membres sont pour beaucoup des « relais » du bailleur (au sens de l’analyse stratégique) et acquièrent un statut d’interlocuteurs privilégiés à préserver. Leur implication influence les stratégies de l’organisme HLM.
L’analyse prend appui sur la grille de lecture de l’analyse stratégique des organisations (Crozier & Friedberg, 1977). Elle postule que les acteurs agissent d’après une rationalité limitée, c’est-à-dire que l’acteur est rationnel pour lui-même. Le sens de son comportement doit être retrouvé par rapport à ses enjeux, ses contraintes et ses ressources. Ainsi, les acteurs disposent d’une marge de liberté : ils ont la capacité de choisir leur conduite en fonction des opportunités, du contexte. Le choix est plus ou moins restreint et se réalise dans un espace structuré mais les acteurs ont toujours la possibilité de choisir. Cette grille d’analyse suppose que l’acteur a un enjeu, un but, et qu’il met en œuvre une stratégie pour l’atteindre en fonction des ressources et des contraintes du moment compte tenu de sa situation. Le pouvoir de chaque acteur, sa réussite à atteindre son but, est également fonction de sa capacité à maîtriser une zone d’incertitude pertinente, c’est-à-dire une incertitude qui affecte les acteurs dans leur capacité à poursuivre leur propre stratégie. Celui qui contrôle la zone d’incertitude construit un rapport de force favorable pour lui.
Au sein des organismes HLM, quatre groupes professionnels peuvent être identifiés :
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Les métiers de la maîtrise d’ouvrage (chargés d’opération du siège et des agences décentralisées). Ce sont eux qui assurent la maîtrise d’ouvrage : ils programment les opérations, réunissent les subventions, suivent le chantier et s’assurent du respect des calendriers et des coûts.
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Les métiers de la gestion de proximité correspondent au personnel des agences (directeurs d’agence, chefs de secteur, gardiens…). Leurs missions consistent à assurer la gestion quotidienne des ensembles immobiliers (entretien courant, gestion locative…).
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Les métiers du développement social urbain (chargé de développement social urbain) proposent des actions, généralement à la demande des métiers de la gestion de proximité, pour remédier, selon leur vocabulaire, aux dysfonctionnements identifiés sur les ensembles immobiliers, sur des thématiques de vivre-ensemble, d’accompagnement des usages. Ils répondent à des commandes mais ont souvent des idéaux humanistes et souhaitent que leurs actions améliorent les conditions d’existence des locataires.
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Enfin, les métiers de la relation client (direction générale, direction de la clientèle) assurent le développement de services à la clientèle, sont en charge de la définition et de la mise en œuvre de procédures qualité, des enquêtes de satisfaction et de l’adaptation des politiques de l’entreprise en fonction de la satisfaction des locataires.
Dans une opération de travaux, les organismes HLM sont confrontés à quatre impératifs qui correspondent aux groupes professionnels : mener à bien le chantier en respectant les délais et les coûts, rôle assumé par les métiers de la maîtrise d’ouvrage ; assurer une bonne gestion au cours du chantier et une bonne utilisation des espaces et des équipements après le chantier (pérennité des investissements), mission prise en charge par les métiers de la gestion de proximité ; garantir le bien-être des locataires, fonction donnée aux métiers du développement social urbain ; vérifier la satisfaction des locataires, qui est la responsabilité des métiers de la relation client. Chacun de ces groupes est à un moment ou à un autre exposé à la question de la participation des locataires, selon l’une ou l’autre des modalités évoquées auparavant. La participation des locataires constitue une zone d’incertitude pour les professionnels dans la mesure où les comportements des locataires (et de leurs représentants), leur implication variable, leurs réactions par rapport au projet peuvent affecter les professionnels dans la poursuite de leur stratégie. L’étude systématique de chacun de ces groupes permettra de comprendre la place qu’y prennent les processus participatifs.
Les métiers de la maîtrise d’ouvrage
Comme le remarquait Blanc (1999), la plupart des gestionnaires ne croient pas aux vertus de la participation, assimilée à une perte de temps ou à une remise en cause de leur légitimité. Les chargés d’opération expliquent ces réticences par la complexité de leur métier. Ils doivent disposer de connaissances techniques sur le bâtiment mais également savoir se positionner dans un partenariat parfois étendu et coordonner les équipes intervenant sur le chantier. Ils sont soumis à des contraintes de budget et de calendrier fortes que les processus de rationalisation économiques actuels renforcent. L’implication des locataires est perçue comme un point supplémentaire de complexité parce qu’il ajoute un élément au processus de réalisation du chantier. La parole des locataires, écoutée et prise en compte, peut conduire à amender le projet. La procédure légale est mal perçue dans la mesure où elle peut permettre aux locataires de refuser le projet par leur vote et forcer les chargés d’opération à revoir leur programme. Ces professionnels sont suspendus au vote des locataires. Comme l’explique un chargé d’opération :
« Il y a des luttes internes. Il y a des gens qui voient ces façons de faire comme menaçantes. L’acte de la construction est quelque chose de complexe. Introduire une politique de concertation locative plus forte, ça bouleverse les process. »
L’implication des locataires peut être vécue comme une contrainte dans la mesure où, selon les chargés d’opération rencontrés lors des observations, les locataires « ne comprennent rien ». Les professionnels doivent alors tout mettre en œuvre pour expliquer les programmes aux locataires sous peine que ceux-ci s’opposent au projet. Une chargée d’opération expose ainsi la situation :
« Des fois, on se prend la tête, ce n’est pas toujours évident d’expliquer les choses, on n’est pas toujours sur la même planète que les locataires. Quand ce sont des gens qui n’ont aucune idée du fonctionnement des choses et qui prennent trop de place, ça pollue les réunions et ça peut poser problème. »
Cependant, les chargés d’opération peuvent utiliser la procédure légale comme une ressource. Les réunions publiques ou ateliers de concertation permettent parfois de faire adhérer les locataires au projet et donc d’éviter les blocages dans un premier temps, et de faciliter le chantier dans un second. Plusieurs chargés d’opérations expliquent ainsi que les réunions sont un moyen pour eux d’expliquer aux locataires les contraintes techniques, financières, réglementaires qui sont les leurs et leur faire comprendre que le projet n’est pas conçu contre eux. L’écoute des locataires est ainsi pensée par ces professionnels comme un moyen d’améliorer leurs conditions de travail :
« Le process de la concertation travaux oblige au vote, au oui des locataires, ça nous oblige à aller leur parler. On travaille avant le vote, si le résultat du vote est non, c’est une grosse quantité de temps et d’énergie dépensée. Si on procède autrement, on a un oui et un environnement autour de l’immeuble qui est plus positif. »
« On n’aurait pas pu le faire sans concertation. Les locataires, quand ils n’étaient pas d’accord, ils n’ouvraient pas leur porte. Il fallait les convaincre du bien-fondé du projet. »
Pour les chargés d’opération, la mise en œuvre de la participation des locataires relève alors d’un équilibre subtil entre le droit à la parole et sa limitation. Echanger avec les locataires permet d’anticiper les résistances, mais une parole trop libérée peut conduire à ouvrir la « boîte de Pandore » (Blanc, 1999) :
« Il y a concertation. Elle peut être plus ou moins développée. Dans le cadre de certaines opérations d’espaces extérieurs, il est même arrivé qu’on fasse intervenir des sociologues. Mais là, c’est vraiment la concertation la plus complète que l’on fasse (…). Quand on a stabilisé le programme de travaux et toutes nos intentions, on en informe les locataires. Ils sont tous invités à une réunion, et après on leur passe un courrier avec le récapitulatif des travaux et on leur demande de voter. »
« J’évite de laisser la porte ouverte sur les choses, sinon ils commencent à être très revendicatifs. Et si tu cèdes à un, il faut céder à tous (…). Chez nous, la seule chose que les locataires choisissent, c’est la couleur du carrelage. Les habitants, tu peux les positionner sur des projets que tu peux contrôler. »
Ce groupe professionnel envisage donc la participation comme justifiée lorsqu’elle peut permettre que les locataires ne s’opposent pas à la bonne marche du chantier. Certains chargés d’opération montrent une volonté d’essayer de respecter au mieux l’avis des locataires une fois qu’ils ont été contraints de le prendre. Une certaine sensibilité, un sentiment d’empathie envers les locataires peut survenir à la suite de phases participatives. Cependant, les chargés d’opération s’estiment toujours seuls juges pertinents de ce qui est à prendre ou à laisser dans la parole des locataires. Ils s’ouvrent alors au savoir d’usage des locataires mais dans une perspective élitiste (Sintomer, 2008) : les locataires sont en capacité de donner un avis sur leur vécu quotidien mais sont considérés comme incompétents dès qu’ils s’éloignent de la proximité immédiate (Schumpeter, 1946). Leur avis sur des questions techniques, concernant des bâtiments par exemple, ne peut être considéré comme raisonnable dans la mesure où il ne relève pas de leur expérience directe. En cas de difficultés, de désaccords persistants avec les locataires, les chargés d’opération les renvoient à leur statut d’administrés selon deux types de raisonnement : (1) le locataire est captif, il doit s’estimer heureux d’avoir un logement et que l’organisme lui propose de réhabiliter son logement et/ou sa résidence, occasionnant des frais minimes pour lui. Le locataire est alors renvoyé à sa condition de pauvre ayant besoin de l’aide sociale et devant s’en satisfaire telle qu’on la lui propose. A moins de faire valoir sa condition de citoyen, que le professionnel ne l’aide pas à développer, le locataire est assujetti au service (Chauvière & Goodbout, 1992). (2) Le locataire est solvable, il doit accepter le programme de travaux ou changer de logement puisque ses revenus le lui permettent.
Les métiers de la gestion de proximité
En relation quotidienne avec les locataires, ces professionnels ont intérêt à entretenir avec eux des relations apaisées qui favorisent un climat de travail satisfaisant et à garantir un usage des espaces et équipements conforme aux prévisions pour faciliter la gestion. Sur les chantiers, les gestionnaires de proximité remplissent des tâches similaires à celles qu’ils accomplissent en temps ordinaire. Mais les relations avec les locataires sont plus fréquentes et les gestionnaires ont plus de difficulté à permettre quotidiennement une « jouissance paisible » du logement au locataire.
Les gardiens sont les plus proches des locataires. Ils habitent la plupart du temps au sein de la résidence dans laquelle ils travaillent. Leur bureau d’accueil a de larges horaires d’ouverture et ils peuvent habituellement être joints par les locataires sur leur téléphone portable en dehors des horaires d’ouverture. Les locataires connaissent l’appartement dans lequel habite le gardien et peuvent donc aller sonner chez lui en dehors de ses heures de travail, même si cela ne fait bien évidemment pas partie de ses missions. En cas de problème, le premier interlocuteur des locataires est le gardien. Les organismes HLM n’ont par ailleurs de cesse de le répéter. Le gardien est donc le premier professionnel pour qui la qualité de la gestion quotidienne revêt une importance majeure. Il est tenu pour responsable des dysfonctionnements de l’organisation et apparaît parfois comme la victime des contradictions internes de l’organisation (Maury, 2001).
Les directeurs d’agence et les chefs de secteur sont généralement situés en dehors des résidences, quoique certains organismes HLM favorisent l’implantation sur site pour une plus grande proximité. Après le gardien, le chef de secteur est le deuxième interlocuteur du locataire. Le locataire ne s’adresse généralement pas à lui en direct : c’est le gardien qui porte à la connaissance du chef de secteur les problèmes survenus qu’il n’est pas en mesure ou en droit de régler seul. Le directeur d’agence supervise et peut être saisi dès lors que le gardien et le chef de secteur sont confrontés à une impasse. Les relations peuvent donc être d’autant plus dures que les professionnels de la proximité ne disposent pas de l’ensemble du pouvoir décisionnel lors des chantiers. Le gardien doit en référer à l’agence pour quasiment l’ensemble des décisions, qui doit elle-même s’adresser aux chargés d’opération du siège pour avoir les informations nécessaires. L’incapacité récurrente de ce personnel à donner une réponse au locataire ne favorise pas la cordialité des relations. Le personnel adopte dès lors deux stratégies de comportement : (1) rencontrer les locataires, dialoguer avec eux afin d’apaiser les tensions ; (2) commander des actions de sensibilisation des locataires à la vie pendant et après le chantier (nouveaux usages, précautions, information…).
Le travail sur la relation
Les professionnels de la gestion de proximité estiment que les opérations de réhabilitation peuvent permettre d’améliorer la relation avec les locataires :
« Quand on mène une opération de réhabilitation, ça permet de reprendre contact avec les locataires, de renouer, de prendre les problématiques de chacun, ça améliore les choses, l’ambiance de travail. On prend contact avec les locataires, qui comprennent davantage les choses, (…) ça permet de remettre les pendules à l’heure : on n’est pas que le méchant bailleur qui est là pour récupérer les loyers. Donc c’est plutôt une bonne chose. Quand on vient de réaliser un site, c’est un nouveau départ pour beaucoup de monde, notamment pour le gardien, ça lui permet de voir des locataires qu’il ne voyait pas, de gérer d’autres problématiques. Le gardien, ça lui permet de se réinvestir et de se repositionner à ces moments-là. (…) Quand on procède côte à côte, les relations sont apaisées. » (responsable de secteur)
La relation est entretenue, parfois même avec plaisir, mais les professionnels font part de la nécessité de poser des limites pour ne pas se laisser « envahir » par les locataires. A répondre systématiquement aux demandes, les professionnels finissent par apparenter le locataire à un « usager demandeur » (Vallon, 2002). Il est considéré comme un « parasite, un enfant qui ne sait pas ce qu’il veut » (ibid.), mais doit néanmoins être pris en compte par les professionnels pour entretenir des relations cordiales. Ainsi, un membre d’une agence expose ses difficultés :
« Quand on fait une démarche comme celle-ci, quand on discute avec les gens, après les gens sont demandeurs, et vous tournez en spirale. Et ça, c’est un peu mon tort aujourd’hui (…). Ils nous écoutent et, ce qu’il y a, c’est qu’ils attendent beaucoup de nous et surtout de moi, donc des fois je dois lâcher un peu, mais pas systématiquement, parce que je peux me faire bouffer aussi. Ça demande de réguler aussi mon comportement, ce que je peux dire ou ne pas dire. C’est une gestion de parole que je ne connais pas ou en tout cas que j’apprends aujourd’hui. Lors de ma prochaine évaluation, je vais demander à mon supérieur de me filer une formation sur la communication parce qu’il y a des attitudes certainement à ne pas avoir, et il y a sans doute des choses que je dis que je ne dois pas dire. »
Au cours de leurs récits, ces professionnels opèrent une classification des locataires et des amicales selon leur attitude dans le processus. En haut de l’échelle des valeurs se trouvent les locataires qui « s’y connaissent », qui « comprennent les enjeux », « comprennent les contraintes ». Ils sont valorisés, écoutés, reçus à chaque demande. Certains professionnels l’expliquent en disant que la relation apporte quelque chose à leur travail et les aide dans la réalisation de leurs missions. D’autres disent que la relation est privilégiée avec ce type de locataires parce qu’ils ont plus d’influence que les autres et peuvent tout aussi bien porter la parole de l’organisme auprès de l’ensemble des locataires qu’avoir un véritable pouvoir de nuisance. A l’autre bout de l’échelle, se trouvent ensuite ceux qui sont apparentés à des « usagers demandeurs » (Vallon, 2002). Des relations cordiales doivent néanmoins être entretenues avec tous afin que les ambiances des résidences restent apaisées. Dès lors, les relations doivent être conservées avec l’ensemble des locataires mais surtout avec ceux qui s’intéressent dans la durée, les « usagers citoyens », selon la typologie établie par Vallon, qui ont un pouvoir d’influence plus fort que les autres : les amicales de locataires.
Le travail sur les usages
Les aménagements extérieurs modifiés, les parkings recomposés, les logements rénovés… Les travaux entraînent de nouvelles manières d’utiliser les espaces qui ne sont pas évidentes pour les locataires. Les professionnels des agences font alors souvent appel aux chargés de développement social pour mener des actions de sensibilisation des locataires aux nouveaux usages. Ici, l’implication des locataires est recherchée et leur participation aux ateliers est plébiscitée. Avec les impératifs de développement durable, les logements qui sont réhabilités contiennent de nouveaux équipements et doivent être utilisés d’une manière nouvelle pour être effectivement économes en énergie. A la demande des agences, les chargés de développement social (qui peuvent être accompagnés de prestataires spécialisés) réalisent des guides d’utilisation des équipements, animent des appartements pédagogiques ou encore mènent des sensibilisations en porte-à-porte. Le locataire est alors considéré comme un « usager récepteur » (Vallon, 2002), un « consommateur de base » qui « vient utiliser un service ou en bénéficier ». Selon Vallon, « l’usager récepteur est la matière première du social, matière jugée malléable, canalisable, comptable, soumise ». Les actions d’éducation, de sensibilisation, de modification des comportements sont pensées pour modeler un usager adapté à l’environnement modifié qu’il doit respecter. Ainsi, un membre d’une agence affirme :
« Avec tout ce qui a trait au développement durable, on est amené à communiquer un livret de gestes verts aux habitants pour les habituer à certaines pratiques, pour les sensibiliser à certaines attitudes qui contribuent à faire des économies d’énergie, d’eau, amélioration du tri des déchets, et une meilleure utilisation des équipements du type installation VMC, expliquer un minimum l’importance de la ventilation, les économies de charge. »
Au cours des observations, j’ai pu constater que ce groupe professionnel est fortement imprégné d’une logique économique : s’il faut « sensibiliser » les locataires, c’est d’abord pour faire en sorte que les quartiers « restent neufs le plus longtemps possible » et pour « pérenniser les investissements ». Une fois les travaux achevés, l’entretien courant revient à la charge des agences. Les objectifs économiques des organismes HLM étant de plus en plus stricts, la préoccupation pour les coûts de gestion après travaux est extrêmement forte. Ainsi, les agences font également appel aux chargés de développement social suite aux travaux, après avoir constaté que les locataires n’utilisaient pas les espaces comme le programme de travaux l’avait envisagé.
Les métiers du développement social urbain (DSU)
Leur mission est d’être au service de la gestion et d’offrir à l’organisme des solutions sociales, notamment lorsque les solutions techniques ne sont pas concluantes. Cependant, la formation et les parcours de ces professionnels les inscrivent dans une culture militante. Les chargés de développement social portent souvent des idéaux humanistes et cherchent à leur donner réalité dans leur activité. Cette posture est quasiment exclusive aux chargés de développement social, généralement peu nombreux dans les organismes HLM et situés en bas des échelles hiérarchiques. Aussi, ils mettent en œuvre les projets selon les commandes passées (animation de la concertation, accompagnement des usages…) mais leur adjoignent des objectifs qui ne figurent pas dans la commande. Une chargée de développement social urbain explique ainsi :
« On accompagne les projets de réhabilitation ou de livraison neuve. L’idée, c’est d’essayer d’allier le développement urbain et le développement social. Concrètement, c’est comment faire en sorte que le locataire, une fois son appartement réhabilité, se sente mieux dans son logement, se l’approprie et vive bien dans son quartier. »
L’objectif de ces professionnels est de rendre les locataires « acteurs » et qu’« ils ne subissent plus » les travaux qui leur sont imposés. L’un des professionnels formule cette ambition qui reste difficile à définir clairement :
« - Après, le côté plus théorique, c’est de se dire “si on arrive à faire participer les habitants on va en faire des acteurs”. Ça, je le conceptualise mais je ne sais pas si c’est concret, si ça fonctionne. C’est une idée que je partage avec plein de gens mais je ne l’ai jamais vue en action alors je ne sais pas si ça marche…
- Qu’entendez-vous par “acteur” ?
- Que du coup ils se sentent faire partie de ce changement. Qu’ils ne subissent pas en disant “et bah, voilà, le bailleur a fait une nouvelle résidentialisation”. Parce qu’il y a aussi des dysfonctionnements qui sont très importants sur ce quartier. Il y a aussi un sentiment d’abandon. Il y a beaucoup d’économie parallèle avec un sentiment d’impunité. On sent qu’il y a un besoin de repères et que les habitants aussi ont quelquefois le droit de dire non. »
Certains vont jusqu’à se situer dans la perspective décrite par Saul Alinsky, avec l’objectif de créer des contre-pouvoirs citoyens, mobilisant les locataires parfois contre l’organisation qui les emploie. Pour d’autres, les postures sont moins radicales mais mettent toutes en avant la volonté de donner des compétences aux locataires afin qu’ils puissent agir collectivement sur leur environnement. Les pratiques qu’ils mettent en œuvre peuvent s’apparenter à celles du community organizing. Leur volonté est de développer le pouvoir d’agir des locataires. L’implication des locataires est alors conçue comme une « école de citoyenneté » (Sintomer, 2008) : « L’école dont il s’agit vise à émanciper les citoyens, elle entend leur donner un savoir qui leur permette progressivement de se passer de leur tutelle. »
Mais cette posture est contrainte. Si la posture professionnelle originelle se rapproche de celle de l’organizer, les chargés de développement social ont souvent recours à des processus d’adaptation aux logiques gestionnaires, dans une perspective qu’on peut qualifier, à la suite d’Hirschmann (1970), de loyalty, qui réduit les velléités émancipatrices à peau de chagrin. Le développement social n’est généralement pas en position de force dans les organismes HLM, où les perspectives gestionnaires l’emportent. C’est le « parent pauvre » des organismes HLM, selon le mot de l’un des chargés de DSU rencontrés. La tonalité des discours des chargés de DSU est souvent pessimiste. Ils expriment de nombreux doutes sur leur capacité à réaliser leurs ambitions au sein de structures comme les organismes HLM. Ils font part de leur sentiment d’être seuls face à des « gestionnaires », des « gens qui sont là pour faire du chiffre ». L’un de mes collègues explique au cours d’une réunion :
« Le développement social, il faut que je montre que c’est un service qui rapporte et pas seulement un service qui coûte. (…) En parlant gestionnaire avec les autres services, je fais le pari que je vais les intéresser beaucoup plus. Aux habitants, je ne peux pas tenir ce discours. »
Leur posture consiste donc à la fois à agir auprès des locataires pour développer leur pouvoir d’agir et à agir auprès des autres professionnels pour « faire évoluer leur logique » afin qu’elle corresponde davantage à ce que recherche le DSU. La recherche de l’implication des locataires est leur cœur de métier et la raison pour laquelle ils l’ont choisi, mais la confrontation à des professionnels adoptant d’autres logiques les fait adapter leurs stratégies.
Les métiers de la relation client
Depuis le début des années 1990, la notion de qualité de service et la désignation du locataire comme un client se développent dans le milieu HLM. Parler de client, c’est insister sur le service rendu au locataire et sur l’effort fourni pour apporter un service de qualité qui n’ait rien à envier à ceux du secteur privé. Il s’agit évidemment d’un abus de langage si l’on définit le client comme celui qui a la possibilité de choisir entre plusieurs produits puisque le locataire est généralement captif. Mais tout se passe comme si le locataire avait effectivement la possibilité de choisir et que les organismes HLM devaient mettre en œuvre les prestations nécessaires pour que les locataires ne quittent pas les logements. Dans le contexte de précarisation des populations logées, l’appellation client a également un objectif précis : garder au sein du parc les locataires solvables qui pourraient partir dans le privé, et qui le feraient d’autant plus volontiers que des surloyers leur sont administrés. Ils développent ainsi un arsenal d’outils pour mesurer la satisfaction des locataires et mener les actions adaptées pour l’améliorer (procédures qualités, certifications, enquêtes de satisfaction…). Cela devient un moyen pour comparer les organismes HLM entre eux et conduit à une concurrence qui peut avoir des conséquences sur l’attribution des financements par les collectivités locales, sur l’attribution du foncier, etc. La satisfaction des locataires est donc un enjeu non négligeable pour les organismes HLM. Le personnel en charge de le promouvoir et de le surveiller est dès lors particulièrement attentif à ces questions lors des réhabilitations, périodes qui génèrent la plupart du temps une insatisfaction des locataires (pénibilité des travaux, augmentation des loyers…). Les procédures sont établies au niveau des directions générales et des directions clientèles et doivent être mises en œuvre par l’ensemble des intervenants des réhabilitations (chargés d’opération, agents de la gestion de proximité, chargés de développement social…). Ces méthodes de travail permettent, selon les professionnels, « de limiter les risques de réclamations non traitées », de favoriser la communication avec les locataires, comme l’expliquent deux personnes de directions clientèles de deux organismes distincts :
« On met en œuvre une charte réhabilitation qui comprend 10 engagements qu’on prend vis-à-vis des locataires (…). Le dixième engagement de la charte est une enquête de satisfaction qu’on lance en général deux mois après la fin d’une opération de réhabilitation. » « En phase travaux, on continue une concertation puisque, de plus en plus, on organise des permanences. C’est une méthode de travail qui permet de limiter les risques de réclamations non traitées et puis ça facilite l’organisation de tous les rendez-vous avec les locataires, sachant qu’on travaille en milieu occupé, donc il y a des interventions dans les logements. »
Ces professionnels cherchent particulièrement à préserver les amicales de locataires, relais de l’organisme HLM au sein des résidences. C’est un travail qui peut s’avérer complexe, les amicales appartenant généralement à la catégorie des « usagers initiés ». Sans être en mesure de satisfaire l’ensemble des demandes des amicales, le programme de travaux ne relevant pas de leur compétence, les professionnels de la relation client trouvent des pis-aller : les locataires sont invités à des visites de chantier, des réunions de suivi, des inaugurations. Le fait de leur manifester une considération prononcée et soutenue permet la plupart du temps de garantir la satisfaction des amicales.
Conclusion
La participation des locataires est donc utilisée différemment d’un groupe professionnel à l’autre en fonction des enjeux de chacun. Le tableau page 67 synthétise ces positions.
La maîtrise des processus participatifs peut permettre aux acteurs de satisfaire leurs enjeux en devenant une ressource : (1) le groupe des métiers de la maîtrise d’ouvrage fait adopter son projet, (2) le groupe des métiers de la gestion de proximité entretient de meilleures relations avec les locataires et assure la pérennité des investissements par un travail sur les usages, (3) le groupe DSU permet l’émancipation des locataires, (4) le groupe relation client acte le degré de satisfaction des locataires et donc la performance de l’entreprise.
Cependant, l’étude systématique de ces différents groupes montre que le groupe qui maîtrise le plus parfaitement les processus est celui des métiers de la relation client. La participation du locataire envisagé comme client dans une perspective de qualité de service règne en maître dans les organismes HLM. Le rapport de force est donc favorable pour lui. Le groupe en position la plus défavorable est celui du DSU, répondant aux commandes et n’ayant que peu de possibilité d’initiatives propres. Dans ces situations spécifiques, la participation des locataires est alors davantage mise en œuvre pour servir la relation commerciale que le développement des compétences des locataires. Les rapports de pouvoir au sein de ces entreprises positionnent la participation comme un outil permettant de mesurer et d’améliorer la performance des entreprises.