Alors que les projets d’écoquartiers se multiplient en France et font l’objet d’un soutien important des pouvoirs publics depuis le Grenelle de l’Environnement, quel rôle occupent les habitants dans ces opérations ? Des recherches menées au cours de ces dix dernières années sur des expériences européennes de quartiers durables font état de dispositifs participatifs parfois très avancés allant jusqu’à la coproduction ou l’autopromotion (Lefèbvre, 2008 ; Heland, 2008 ; Souami, 2011). Qu’en est-il en France ?
Malgré une reconfiguration des modes de gouvernance urbaine depuis vingt ans (Frébault, 2005) et un cadre réglementaire devenu de plus en plus incitatif dans les différents domaines de l’aménagement, conduisant les maîtres d’ouvrage publics à revendiquer le caractère « concerté » de leurs opérations, l’implication des habitants dans les projets d’urbanisme en France semblait jusqu’à présent rarement dépasser un stade consultatif. Les projets d’écoquartiers, censés être des « laboratoires de la ville durable » (Bonard, Matthey, 2010), viendraient-ils contester cette tendance ? Comment l’enjeu participatif est-il perçu et mis en œuvre par les maîtres d’ouvrage urbains à l’occasion du montage de ces opérations ? Quelles sont les incidences des actions participatives engagées sur la fabrication des projets et plus précisément sur les décisions qui y sont prises ? Telles seront les questions abordées au cours de cette contribution. Elle s’appuiera sur les résultats d’une recherche1 menée de 2009 à 2012 à l’échelle nationale sur les premiers projets d’écoquartiers français, qui a donné lieu à différents types d’enquêtes par méthodes statistiques et qualitatives2.
Modalités d’implication des habitants dans les projets d’écoquartiers en France
La portée3 des démarches participatives4 dans les processus de décision dépend de la nature des actions menées et de leur positionnement dans le déroulement du projet. Selon les chefs de projet enquêtés, les opérations d’écoquartiers auraient été l’occasion d’impliquer les habitants plus que d’habitude dans la moitié des cas recensés (51,7 %). Ce résultat ne présage par pour autant du niveau d’implication effectif. On remarque ainsi que, dans la moitié des cas concernés par une seconde enquête ciblée sur les opérations où l’implication des habitants a été jugée significative ou supérieure aux pratiques antérieures de la collectivité, le chef de projet a estimé que les habitants avaient somme toute été « moyennement voire peu associés ». L’impression que peuvent avoir les chefs de projet à propos du degré d’implication des habitants apparaît d’abord liée au fait d’avoir mis en place plus d’actions ou des actions singulières. Dans 56,3 % des cas, les projets d’écoquartiers auraient été l’occasion d’expérimenter de nouveaux dispositifs ou outils. Néanmoins, près des trois-quarts de ces interventions ont une vocation au plus consultative, ce qui signifie qu’elles ont peu engagé les maîtres d’ouvrage à tenir compte des avis des habitants. L’organisation d’ateliers d’urbanisme, où peut davantage s’opérer une construction collective d’éléments de projet, reste encore minoritaire (22 cas sur 87), sachant de surcroît que ces dispositifs ne s’avèrent dans certains cas que des lieux d’information. Mais, surtout, on remarque que les habitants sont très rarement présents dans des instances de décisions aux côtés d’élus et de responsables économiques. Ils sont par exemple généralement absents des jurys de sélection de concepteurs, là où pourtant ils pourraient trouver facilement place au sein du collège des « personnes dont la participation présente un intérêt particulier au regard de l’objet du concours5 ». Si les maîtres d’ouvrage envisagent donc éventuellement de « coproduire », ils restent encore très réticents à accepter de partager, même de manière très relative, leur pouvoir de décision avec les citoyens.
On remarque aussi que l’ensemble des actions et dispositifs décrits relève très majoritairement de modes participatifs « descendants », et on ne trouve pas trace, dans l’ensemble des questionnaires retournés, d’organisations citoyennes partenaires de la collectivité ou présentées comme « parties prenantes » au même titre que d’autres opérateurs ou maîtres d’ouvrage. Aucune structure associative jouant un rôle comparable à celui du Forum Vauban à Fribourg (Allemagne) ou d’Eva-Lanxmeer à Culembourg (Pays-Bas) n’apparaît à l’occasion de cette enquête nationale. En France, seule la référence à des groupements d’autopromoteurs pourrait laisser entendre que de tels partenariats se mettent en place. Mais ils ne sont toutefois pas cités dans les systèmes d’acteurs pilotant le projet. Précisons aussi que ces projets d’habitat groupé autogéré sont parfois suscités par les collectivités elles-mêmes, dans des opérations dont elles gardent totalement la maîtrise, via une procédure de ZAC par exemple.
Recours à des dispositifs participatifs dans les processus de projet : essai de typologie
La façon d’envisager les conséquences de la mise en place des dispositifs participatifs et délibératifs sur les décisions doit être nuancée. Il s’agit moins de considérer la décision comme un acte pouvant être clairement situé dans un espace-temps que de s’intéresser à des « processus de décision » prenant appui sur des séquences itératives de programmation et de conception (Camus et alii, 2010). Comment sont pris en compte les apports des habitants à travers les actions mises en place, quelles sont les incidences de cette implication sur la définition du projet à travers les études produites et les décisions prises ?
Pour mieux comprendre comment se structurent les relations entre modalités d’implication des habitants et impacts sur la fabrication du projet, nous avons construit une typologie combinant les résultats statistiques de nos deux enquêtes par questionnaires. Les dimensions suivantes ont été croisées, explorant à la fois des pratiques et des représentations :
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le degré d’ouverture et d’inclusion des publics ;
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l’intensité perçue par le chef de projet de la participation citoyenne ;
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les modalités de la participation citoyenne ;
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les objets et phases de la participation citoyenne ;
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les motivations et préoccupations associées à l’implication des habitants, en lien ou non avec les enjeux de développement durable.
Trois grands cas de figures, sortes d’idéaux types, se sont dégagés ; ils concentrent environ 80 % des opérations étudiées, les autres (20 %) se trouvant dans des situations intermédiaires
Type A : Des expérimentations participatives avancées liées aux enjeux de développement durable et ayant suscité des innovations (26,4 % des cas)
Un type que nous avons qualifié arbitrairement de A regroupe 23 opérations pour lesquelles un lien direct est établi entre un niveau participatif assez élevé et les ambitions de la collectivité en matière de développement durable. Ce type se singularise surtout par des actions associant les habitants en amont du projet et/ou des opérations qui le constituent, et selon des modalités qui dépassent le stade consultatif. Ces projets d’écoquartiers auraient donné lieu à la mise en place de démarches ou de dispositifs particuliers pour l’occasion sous la forme d’un groupe de suivi ou d’un atelier d’urbanisme. Une autre dimension que l’on retrouve quasi exclusivement dans ce type concerne le fait d’impliquer les habitants dans la définition d’éléments de programmes, en particulier de logements, d’équipements et de commerces, et pas seulement d’espaces publics comme ce peut être le cas dans le type B (cf. infra).
C’est moins la contrainte légale de « concertation » avec les habitants qui semble être mise en avant dans ces opérations qu’un volontarisme local s’appuyant sur une certaine vision du développement durable et de l’exercice de la démocratie portée par la collectivité depuis plusieurs années. Les chefs de projet concernés relatent fréquemment un contexte où le projet déclinerait des objectifs définis dans un Agenda 21 local et/ou un Plan Climat parmi lesquels se trouverait l’application de démarches participatives ou concertées. Enfin et surtout, pour les opérations où le lien avec le développement durable est le plus systématiquement évoqué, il est indiqué que l’implication des habitants a conduit à des innovations dans la prise en compte et le traitement des aspects liés au développement durable. Le rapport établi par les chefs de projet entre différentes formes d’innovation et la participation citoyenne contribue fortement à la spécificité de ce type : la plus communément partagée porte sur la façon d’associer les habitants à l’élaboration du projet. Le fait d’avoir créé des structures particulières pour faire travailler ou réagir les habitants peut avoir entraîné une réflexion plus globale sur la façon de conduire un projet. Les innovations peuvent aussi avoir concerné les modes de gestion définis ou mis en œuvre : ces cas contribuent au type mais, dans l’absolu, restent peu fréquents. Ce type regroupe les quelques villes qui envisagent de déléguer à des habitants la gestion de lieux d’échanges liés au développement durable. Le milieu associatif est alors sollicité pour contribuer à l’organisation des dispositifs participatifs comme à la sensibilisation des acteurs à des enjeux environnementaux. D’une manière générale, les collectivités concernées ont souvent fait appel à des instances de médiation ou d’accompagnement spécifiques, des assistants à maîtres d’ouvrage, pour faire travailler les habitants sur ou autour du projet.
Au-delà de ces caractéristiques qui définissent fortement ce type, on peut toutefois distinguer deux sous-catégories d’opérations. L’une (9 opérations) rassemble des cas où des associations, collectifs d’habitants ou individus se sont le plus spontanément mobilisés voire organisés autour du projet ou d’éléments particuliers de projet. Ces citoyens ont eu un rôle moteur dans la définition du projet et/ou l’élévation des ambitions en matière de développement durable au cours de celui-ci, et/ou la prise en charge de la réalisation ou la gestion d’espaces verts, voire de logements en autopromotion. Dans l’autre catégorie de projets (14 opérations), ce type de mouvement ascendant n’est pas évoqué.
Type B : Une approche « pédagogique » et humaniste associée à l’implication des habitants (21,8 % des cas)
Une autre catégorie d’opérations de type B représente des cas où l’implication des habitants est considérée par les chefs de projet comme ayant été importante, surtout par rapport aux pratiques habituelles de la collectivité. Mais à la différence du type précédent, les nouveaux dispositifs mis en place relèvent essentiellement de modes informatifs ou de communication. Au-delà, ils concernent la gestion d’espaces publics. Dix-neuf opérations sont très significatives de ce type.
L’ampleur ou l’importance de l’opération en lien avec des enjeux du développement durable justifierait l’effort engagé en matière d’implication des habitants. Cet effort se traduit par la publication de plaquettes et de brochures, la réalisation de films ou de reportages photographiques sur la mémoire des lieux, auxquels contribuent parfois les habitants mais qui font surtout l’objet de recours à des agences de communication. Plus encore qu’un principe d’information, une préoccupation « pédagogique », « d’adhésion » à un projet est mise en exergue. Il s’agit selon certains chefs de projet qui paraissent relayer directement le point de vue de la collectivité, « d’apprendre aux habitants à habiter » selon de nouvelles modalités. Si la maîtrise « d’éco-gestes » paraît un enjeu fort de ces démarches auprès des habitants, l’idée de favoriser une convivialité, le renforcement des liens sociaux entre les habitants, peut être aussi présente. Une vision humaniste du développement durable semble sous-jacente aux objectifs poursuivis. Il s’agit de favoriser le « bien-vivre ensemble » dans ce quartier, de renforcer les liens sociaux autour de la gestion de certains lieux, des espaces collectifs ou publics notamment.
Les dispositifs d’information développés sont parfois explicitement présentés comme ayant surtout pour vocation de désamorcer des conflits. Des chefs de projet font référence à des habitants mobilisés contre certains aspects du projet ; ils évoquent des craintes émises sur la forme architecturale ou urbaine (densité, hauteur, esthétique des bâtiments) ou sur l’impact de l’arrivée d’une nouvelle population sur la circulation aux abords du quartier par exemple. Pour la moitié de ces cas, on note cependant aussi des velléités de prise en charge par les habitants de la gestion d’espaces publics, d’espaces verts, en particulier sous la forme de jardins partagés. En revanche, les habitants ont peu été associés à la définition du projet, si ce n’est sur un mode réactif, lors des consultations réalisées sous la forme de réunions publiques qui ont permis parfois de l’amender un peu, surtout du point de vue de certaines caractéristiques du bâti. La collectivité n’a pas envisagé une contribution des habitants sur des aspects stratégiques, sur la programmation ou la conception des logements ou équipements. Aucune structure de travail de type atelier n’a généralement été créée à cet effet. Les chefs de projet paraissent non seulement relayer mais également partager l’idée défendue par leur maître d’ouvrage qu’il n’est pas possible d’envisager une implication des habitants sur des questions de politique ou de programmation urbaine. Pour certains, il est toutefois souhaitable de les solliciter pour connaître « leurs besoins, leurs attentes ». Les dispositifs engagés participent surtout à sensibiliser les habitants au développement durable ou à légitimer le projet par rapport à cette ambition, avec une préoccupation sociale importante vis-à-vis des modes de vie futurs, beaucoup plus perceptible que dans le type suivant.
Type C : Une implication « habituelle », des dispositifs d’information orientés vers les performances environnementales (32,2 % des cas)
Une troisième grande catégorie d’opérations, associée à un type C, correspond à des projets où l’implication des habitants est jugée assez peu importante ou/et habituelle, n’allant pas au-delà d’un stade informatif. Celle-ci n’apparaît pas forcément comme un levier du développement durable. Vingt-huit opérations constituent le cœur de ce type, la plupart n’étaient pas éligibles à la seconde enquête ou n’y ont pas répondu.
On trouve également dans ce type des cas où il est question d’une implication des habitants moins importante qu’habituellement, justifiée par l’absence de résidents sur le périmètre d’intervention. Autrement dit, la « concertation » à laquelle se seraient livrés les élus, comme sur leurs projets précédents, prend essentiellement la forme de réunions publiques. Les relations avec les habitants sont peu fréquentes avant la livraison des premiers logements.
Dans l’ensemble, il est rare que l’opération ait donné lieu à la mise en place d’un dispositif particulier d’implication des habitants, si ce n’est pour communiquer autour du projet ou expliquer ses enjeux liés au développement durable. La dimension « pédagogique » des démarches engagées auprès des habitants est très présente, comme pour les cas du type B. Des conférences ou ateliers de sensibilisation aux « éco-comportements » sont organisées. Il s’agit aussi d’inciter les futurs riverains ou habitants à de « bonnes pratiques » à l’extérieur et dans leur logement. Des « livrets verts » peuvent accompagner ces démarches. Le caractère « durable » du projet est surtout abordé par le prisme environnemental, que ce soit au moment de la conception du projet que du point de vue des pratiques futures des lieux. Comme le disent certains chefs de projet, il s’agit souvent d’une démarche Haute Qualité environnementale étendue à l’aménagement. Les performances énergétiques des bâtiments sont mises en avant ainsi que le travail sur le traitement des eaux et des déchets. Les modes de déplacement privilégiés pour desservir le quartier et la densité du bâti élargissent au plan urbain cette approche. Une mixité de l’habitat peut aussi être revendiquée, surtout pour attirer de nouvelles populations (par exemple des cadres dans des territoires à développer) en faisant valoir la qualité environnementale des espaces proposés.
La dimension durable a été portée initialement par des élus et des techniciens, avec le recours à une assistance spécialisée dans ce domaine. Les projets en question ont pour une part significative d’entre eux été engagés il y a près de dix ans, et ont pris relativement tardivement une connotation en termes de « durabilité ». On trouve dans ces cas différentes postures du chef de projet. Peu affirment que l’implication des habitants est indispensable, une bonne partie répond « souhaitable » mais sans être en mesure (ou prendre le temps dans le questionnaire ?) d’exprimer pourquoi. Par ailleurs, certains se révèlent assez sceptiques, voire très critiques, arguant du conservatisme des habitants vis-à-vis de nouvelles façons de se comporter, d’habiter, ou de leur incapacité à saisir des problématiques techniques. Des chefs de projet peuvent alors faire référence à une implication des habitants qui serait « contre-productive » pour le projet.
Quelle portée des démarches participatives sur les processus de décision ?
Cette typologie montre que les projets d’écoquartiers auraient été l’occasion pour près des trois quarts des collectivités d’impliquer leurs habitants plus qu’habituellement, pour des raisons liées aux enjeux de développement durable, mais avec des motivations et selon des modalités diverses. Pour les unes, affiliées aux types A et B, se joue la construction sociale et collective d’un lieu comme « bien commun », c’est-à-dire suscitant des engagements mutuels (Paquot, 2002 ; Rumpala, 2009) ; pour les autres, l’enjeu serait surtout d’ordre écotechnique ou d’attractivité territoriale ; il s’agit de mieux informer pour favoriser des conduites adaptées.
Par les relations structurantes qu’elle établit, cette typologie aide à appréhender la portée de l’implication des habitants dans les projets d’urbanisme. Elle montre l’importance de mettre en rapport les outils ou dispositifs participatifs ou délibératifs avec des « situations de projet » caractérisées par des systèmes d’acteurs, des procédures, des enjeux spécifiques s’exprimant à des moments particuliers d’une opération. En effet, on constate que, si un peu plus d’un quart des opérations a donné lieu à des ateliers d’urbanisme, ces derniers n’ont pas forcément concerné l’ensemble de la démarche de projet et tous les objets qui lui sont associés. Ainsi, rares sont les opérations où des dispositifs participatifs ont porté sur la définition d’éléments stratégiques, ou alors sur un mode essentiellement informatif ou consultatif. Les espaces publics apparaissent en revanche comme de plus petits dénominateurs communs aux expériences participatives les plus ambitieuses menées par les collectivités. Les espaces verts plus précisément, dont la valeur écologique est particulièrement forte dans l’espace urbain (Blanc, Hamman, 2008), sont le plus volontiers « concertés », « coproduits », voire envisagés, comme pouvant faire l’objet d’une cogestion ultérieure.
Les directives légales de l’aménagement contraignent les maîtres d’ouvrage à porter une attention particulière à l’organisation de débats publics et à les prévoir selon un échéancier particulier, en phase avec les grandes étapes de validation de choix d’aménagement par les autorités compétentes. Néanmoins, les dispositifs participatifs peuvent varier en nombre, en modalités et en intensité au cours d’une opération, et se trouver plus ou moins articulés à des temps de réflexions et de décisions intermédiaires importants. Nos précédents travaux sur des opérations d’aménagements urbains nous ont montré qu’une multitude de dispositifs mobilisés n’était pas pour autant le signe d’un grand intérêt de la maîtrise d’ouvrage pour la contribution des habitants à la fabrication d’un projet, et que certaines chartes de participation ou de concertation adoptées par des collectivités pour réguler la démocratie locale ne disaient souvent rien du niveau d’articulation souhaité entre les dispositifs participatifs et les instances de suivi technique et de décision en vigueur dans les opérations d’aménagement (Dimeglio, Zetlaoui-Léger, 2007 ; Gardesse, 2011). Or la portée de ces dispositifs dépend fortement de leur positionnement par rapport aux temps forts du projet, et plus encore, de leur niveau d’intégration à son ingénierie. Cette hypothèse, encore confortée par de récents travaux sur l’organisation de débats publics dans l’élaboration de plans de déplacements urbains en France (Paulhiac, 2008), conduit à analyser dans quelle mesure l’implication des habitants est appréhendée par les maîtres d’ouvrage comme une dimension structurante du processus d’élaboration du projet et de son système de décision. La façon dont les maîtres d’ouvrage sont en capacité de rendre compte des articulations entre les différentes instances mobilisées, de même que la manière dont est organisée la traçabilité des apports des habitants comme concourant à la réflexion générale sur le projet, fournissent une indication précieuse des attentes vis-à-vis de la participation habitante. Dans bien des projets, ces articulations s’avèrent peu mises en visibilité dans les documents techniques produits en interne ou diffusés au public. À Strasbourg, pour la réalisation de l’écoquartier Danube, qui constitue l’un des cas étudiés, où l’implication des habitants a été la plus significative6, ce fut une demande préalable des participants de l’atelier de projet, qui souhaitaient comprendre quels étaient les temps forts de réflexion et de décision, attente à laquelle ont immédiatement répondu les services de la CUS et de la Société d’études de la région strasbourgeoise, qui sera désignée comme aménageur. Ces derniers vont ainsi régulièrement mettre à jour le calendrier prévisionnel de l’opération (cf. tableau). Celui-ci témoigne alors de l’alternance entre les réunions des différentes instances, donnant un caractère itératif à la démarche. Il illustre la façon dont les dispositifs prévus pour chaque séquence du projet alimentent celui-ci.
Qu’elles portent, comme à Strasbourg ou Amiens (4e tranche ZAC P. Claudel), sur l’ensemble du quartier et son schéma d’aménagement, ou seulement sur des objets plus particuliers, comme à Mulhouse (Burtzwiller), où elle a concerné principalement un parc urbain, les démarches participatives qui dépassent le stade consultatif et donnent lieu à l’organisation d’ateliers d’urbanisme en amont du processus de projet se structurent autour d’une démarche de programmation urbaine. Si cette activité censée instruire « la demande sociale » d’aménagement a souvent eu tendance au cours des trois dernières décennies à être considérée par les maîtres d’ouvrage et leurs assistants comme un exercice technico-administratif visant d’une part à s’assurer de la faisabilité économique de leur opération, et d’autre part à sélectionner des maîtres d’œuvre urbains (Zetlaoui-Léger, 2009), elle prend alors ici une dimension beaucoup plus qualitative et stratégique. Elle permet en effet aux habitants de s’exprimer dès l’amont sur le projet de vie et d’habiter du quartier, et contribue à questionner en permanence en termes de systèmes de « valeurs » (Faburel, Roché, 2012) et de modalités d’appropriation futures les conditions de durabilité des aménagements.
Cette double dimension itérative et intégrée de la démarche participative qui anime le processus de projet conduit à ce qu’il devient difficile de distinguer les apports des membres de la société civile de ceux des « experts patentés », même si parfois, dans un discours reconstruisant des événements a posteriori, certains seront tentés d’endosser la paternité de telle ou telle idée. Des professionnels comme les concepteurs, habitués à être considérés comme des auteurs uniques, peuvent se trouver perturbés par cette situation où, comme ce fut le cas à Strasbourg, le projet a été exposé à la population comme le résultat des réflexions de l’atelier de projet, et non du seul maître d’œuvre urbain. D’un autre côté, la légitimité des décisions prises dans ce type de processus où s’échange une diversité de points de vue repose sur « l’effet démonstratif » (Rowe, Frewer, 2000) qu’aura su créer la collectivité à partir des apports des uns et des autres, jusqu’à parfois les rendre indiscernables. De telles démarches supposent donc que les maîtres d’ouvrage urbains acceptent d’argumenter sans cesse solidement leurs positions et leurs décisions ; elles les entraînent ainsi à s’exposer de manière importante politiquement, ce qui a pu expliquer jusqu’à présent leur grande frilosité à l’égard de la participation citoyenne. Les enjeux liés au développement durable semblent faire évoluer ces positions, même si les collectivités les plus engagées dans cette voie sont avant tout celles qui ont commencé à l’emprunter depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies.
L’implication des habitants dans le domaine de l’aménagement et de la construction soulève globalement la question de la définition des ingénieries de projet. Y réfléchir en ces termes conduit à se défaire d’un « tropisme procédural » (Mazaud, 2009) se limitant à l’analyse du fonctionnement de certains dispositifs institutionnels ou ad hoc, dans laquelle se sont beaucoup cantonnés jusqu’à présent les travaux sur la démocratisation de l’action publique, pour les recontextualiser à plusieurs niveaux. Dans une perspective de développement de travaux sur la « portée » (Fourniau, 2010) des dispositifs participatifs ou délibératifs en urbanisme et en architecture, il serait donc important d’apporter une attention particulière aux modalités « d’intégration » des initiatives dans le management des opérations et, par extension, d’apprécier les temporalités et situations de projets dans lesquelles elles s’inscrivent. Ces indicateurs, qui jouent un rôle fondamental dans le domaine de l’urbanisme, sont à considérer comme des critères d’évaluation des démarches ou dispositifs, aux côtés de ceux d’argumentation, d’inclusion, d’équité, de publicité et de transparence, mis en exergue ces quinze dernières années par les théoriciens des espaces publics de débat dans la lignée des travaux d’Habermas (Blondiaux, 2008).
L’évaluation menée révèle aussi qu’en considérant les dispositifs participatifs comme des moteurs du développement du projet à travers une démarche de programmation urbaine qui instruit les différents attendus du projet pour une collectivité, les professionnels sont amenés à réinterpréter les procédures de l’aménagement qu’ils avaient l’habitude d’appliquer. Or, dans ces conditions, la tentation est toujours forte d’invoquer la « raison technique » pour restreindre les velléités participatives émanant du pouvoir politique ou de la société civile, au nom, par exemple, de principes de confidentialité ou de préservation de l’équilibre financier d’une opération ; la dépasser revient à repenser de manière inventive les rapports entre processus et procédures, entre construction du sens d’un projet et approche normative de l’urbanisme.