En mars 1977, l’année où naît ce qui allait devenir la Politique de la ville, le Plan Construction rend publics les résultats de la 9e session du PAN1 dont le thème est « L’amélioration des grands ensembles ». Le projet « Delta » (anonymat oblige, mais il s’agit en fait de la cité du « Petit Séminaire » à Marseille) est lauréat non sur la rhétorique graphique habituelle dans ce concours, mais sur une démarche de « programmation continue » qui pose la nécessité d’une concertation avec les habitants de cette cité de 240 logements très économiques. Ce label ouvre la possibilité d’une réhabilitation expérimentale (REX) impliquant en particulier le Bureau des études sociologiques du Ministère de l’urbanisme.
Plusieurs textes ont témoigné de cette expérience (Boutron, Anselme, 1981 ; Anselme, 1986), mais la richesse des processus de concertation avec les habitants et l’expérimentation du tiers (sociologue) médiateur ont occulté la façon dont un tel contexte modifie la conception architecturale. Les opérations menées en concertation révèlent en effet des dimensions inédites et spécifiques en décentrant le concepteur et en désenclavant l’habitant. Revenir sur ces questions2 peut contribuer à la réflexion et à la pratique au moment où l’ancienne participation des habitants se rebaptise démocratie participative (Bacqué et al., 2005). C’est pourquoi j’ai souhaité reprendre cet ancien texte resté inédit3 en le retouchant à peine au risque de sembler parfois naïf (dans les connaissances mobilisées) ou dépassé (dans l’apparent post-modernisme du projet) ; ce témoignage direct sur la relation entre un projet d’architecture et ses habitants renvoie aux liens entre les hypothèses à l’origine de tout projet architectural et son devenir lorsqu’il est réalisé. J’exposerai d’abord nos postures de jeunes architectes sur ce projet, puis j’insisterai d’une part sur les apports de l’enquête de terrain, outil inhabituel aux architectes pressés de faire, et d’autre part sur les instruments théoriques d’approche de l’espace, détours indispensables pour cerner des phénomènes apparemment incompréhensibles. Je terminerai sur les relations entre l’esthétique de ce projet et les groupes sociaux qui l’habitent, surgies de façon assez inattendue, avant de conclure sur les apports de projets de ce type. Ce texte met ainsi l’accent sur la maturation conjointe du projet et de l’équipe, étant acquis que les quatre moments qu’il identifie se chevauchent souvent chronologiquement. Et qu’ils sont précédés d’un long détour par des demandes extra-architecturales préalables ou parallèles au développement du projet. Il a ainsi fallu recréer les conditions d’un dialogue entre la population du Petit Séminaire et l’organisme gestionnaire de la cité en donnant, par exemple aux habitants la possibilité de choisir ou de quitter son voisin à l’intérieur d’une cité comptant environ 30 % de logements vacants (nous avions accepté la règle de non-sortie de la cité, condition de notre mission). Ce n’est qu’après ce premier temps, d’urgences et d’assurances pré-architecturales, par ailleurs indispensable pour se familiariser à la population du quartier et à l’architecture existante, que l’on peut engager le projet de part et d’autre et discuter reconfiguration du logement, dessin des façades et formes des espaces publics.
1. Nos architectures préalables : points de vue communs et divergences
« La théorie engagée dans une pratique, théorie de la connaissance de l’objet et théorie de l’objet, a d’autant plus de chances d’être mal contrôlée, donc mal ajustée à l’objet dans sa spécificité, qu’elle est moins consciente ».
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron (1973), p. 59.
Par leur formation et leur trajectoire, les trois architectes impliqués dans ce qui est leur premier projet à la sortie de leurs études4 partagent une volonté de regarder et d’écouter en préalable, un intérêt pour une approche ethnographique du milieu, une sensibilité au lien entre le social et le spatial. Ce fond commun, fait des présupposés et des désirs de chacun, est d’autant plus nécessaire à clarifier qu’une opération de ce type implique des populations en situation de relégation ou de précarité.
Par respect des fragiles équilibres existants, mais surtout parce que rien ne garantissait le relogement sur place, un consensus s’était rapidement dégagé pour préférer la réhabilitation de l’existant à une rénovation brutale. La première décision architecturale importante qui s’ensuivit fut de casser l’unité d’ensemble de la cité au bénéfice d’une individuation de chaque entrée et de sa façade, que chacun de nous (re)concevrait. Certaines réalisations jouent alors un rôle dans ce choix5, mais il fonctionne aussi comme un mécanisme d’évitement, un moyen pour les architectes de ne pas entrer en conflit sur des valeurs esthétiques (nous ne partageons pas les mêmes « goûts » architecturaux et n’adhérons pas aux mêmes écoles) ou sur un processus de travail (en particulier sur les exigences de dessin et les « prétentions à faire de l’architecture »). Il n’y aura d’ailleurs jamais de réelle dynamique collective du point de vue architectural, en tout cas pendant la phase de conception proprement dite (APS et APD), aussi du fait de la présence indispensable mais parfois déplacée de l’équipe de sociologues-programmateurs, ce qui ne nous mettait pas toujours en situation favorable pour négocier certains aspects du projet vis-à-vis du maître d’ouvrage, ou pour poser certaines exigences de réalisation.
Le projet s’engage ainsi découpé. Les quelques habitants qui le voient alors sont surpris, voire réticents « Pourquoi ne faites-vous pas tout le bâtiment pareil ? ». La référence à la Canebière que nous évoquons (« Toutes les entrées, tous les immeubles sont différents sur une grande longueur ») remporte la conviction, le jeu est accepté, et dès lors la diversité des concepteurs peut jouer avec celle des habitants. Cela s’était déroulé plus facilement que nous ne l’avions craint, et allait donner au projet un de ses caractères architecturaux déterminants : la différenciation comme esthétique, comme règle d’engendrement du projet.
2. L’enquête et le projet, ou comment enrichir la conception
« En effet, sans préjuger de ces ordres de priorité qualitatifs et quantitatifs, une amélioration réelle du logement ne peut être envisagée qu’à partir de recherches sur les exigences véritables qui s’expriment à travers les différentes formes de protestation et de revendication des habitants. »
Bernard Huet (1981), p. 46.
Parallèlement à ces engagements doctrinaux, qui amènent à redécouper le projet, la fréquentation régulière de la cité et l’écoute de ses habitants produisent un nouveau type de sensibilité aux dysfonctionnements de détail qu’évoquent les habitants ou que nous constatons par nous-mêmes. Voici quelques-uns de ces détails triviaux qui construisent aussi l’appréciation des bâtiments par leurs habitants :
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Les fenêtres des chambres de l’un des bâtiments comportent des impostes hautes tout le long de la paroi intérieure, indépendantes des fenêtres elles-mêmes, que les habitants ont dû soit supporter telles quelles (c’est-à-dire en renonçant à l’obscurité totale) soit boucher de façon définitive (se contentant alors d’une très petite fenêtre). Toutes les impostes seront donc maçonnées et les fenêtres agrandies à une taille plus conventionnelle.
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Les fenêtres des séjours sont en revanche nettement plus grandes, ce que les habitants apprécient ; ils remarquent toutefois que leurs deux persiennes métalliques offrent une prise au vent bruyante et dangereuse qu’ils peuvent d’autant moins contrer qu’ils sont aux prises avec trois ouvrants de fenêtre ! Le système de blocage est en outre inutilisé, ce qui accentue risques et battements ! Après avoir expérimenté dans les « appartements-test » des volets traditionnels (difficiles à rabattre par jour de grand vent), des jalousies auto-bloquantes et des volets coulissants, le consensus se porte sur les deux derniers ; la composition de la façade décidera des uns ou des autres, redonnant aux architectes une liberté qui n’était pas prévue, et les fenêtres retrouveront deux vantaux normaux.
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Le séchage du linge le long des façades est à la fois dénoncé et indispensable, et je reviendrai sur la compréhension et la résolution de ce fait problématique.
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À l’intérieur, la solidité a été le maître mot d’une part parce qu’on fait ici moins attention qu’ailleurs et d’autre part parce que le gestionnaire y était particulièrement attentif : les plinthes en plastique devraient résister aux coups, les prises électriques à un retrait brutal, les enfants doivent pouvoir s’accrocher à un lavabo où mettre le pied sur les tuyaux de la plomberie, le courrier doit être à l’abri dans les boîtes à lettres, etc. Pour les concepteurs, ce sont autant de recherches de fabricants pour des réponses les plus pertinentes possibles.
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Il a fallu redonner aux indignes entrées d’immeuble un statut en les dessinant enfin : ce seront donc de petits édifices différents (car dessinés par chacun des trois architectes) abrités et ouverts, avec de quoi s’asseoir (bancs ou larges emmarchements).
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Il a aussi fallu permettre à ceux qui habitent au rez-de-chaussée et y cultivent leur jardin d’y accéder directement… sans que cela soit pour autant pénalisant en termes de surface corrigée et de sur‑loyer !
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Dans les espaces extérieurs, des bancs en bois (en prenant alors le risque de la « dégradation » en toute conscience) remplacent les bancs en béton (froids l’hiver, chauds l’été), et on ménage de l’ombre à un stationnement mieux organisé.
À force de présence, d’écoute, d’attention mais aussi d’entêtement dans la recherche de solutions ou de compromis, les usages retrouvent droit d’asile dans la cité, la vie quotidienne est accueillie par l’architecture. Cette valeur d’usage qui constitue le degré zéro de l’architecture une fois atteinte, il reste à la dépasser en offrant plus que la réponse à la demande (Conan, 1998), ce qui allait nous conduire dans deux directions. L’une, plutôt anthropo-architecturale, nous amène à comprendre le sens de certaines pratiques de l’espace dans cette cité. L’autre voit l’émergence d’une demande esthétique dans le projet, envers laquelle nous nous sentons moins armés.
3. L’outil typo-morphologique, ou comment comprendre avant de transformer
« Il ne s’agit pas de construire une abstraction théorique, mais de fixer un questionnement dont la pertinence permettra ou non une compréhension claire de la structure urbaine ».
Philippe Panerai
Le contact avec la cité se prolongeant et s’approfondissant, nos questions se déplacent. Qu’est-ce que cette demande (des habitants, mais aussi des institutions) d’un changement de l’image de la cité ? Le linge, apparemment omniprésent sur toutes les façades, traduit-il un véritable désordre aléatoire ? À chaque étape, le regard s’affine, on se sent un peu moins démuni et des solutions s’ébauchent. Visites de chaque logement, contacts avec ceux qui les habitent, plans des appartements et de la cité, photo aérienne et photos des façades prennent sens à la lumière des travaux typo-morphologiques de J. Castex et al. (1979), de B. Huet (1981) et d’H. Raymond (1977). L’interrogation détaillée de l’espace montre ainsi que chaque immeuble, pourtant constitué des mêmes cages d’escaliers, fonctionne différemment. Par exemple, les deux immeubles qui longent la rue lui offrent des façades fleuries, et le linge demeure étendu à l’intérieur des loggias, c’est-à-dire en retrait des façades, alors que les cordes à linge s’enchevêtrent et débordent sur les autres façades. Cela se vérifie quelle que soit l’orientation de l’appartement, alors que ces immeubles sont constitués d’appartements identiques mais orientés tête-bêche6. Les pratiques (étendre le linge, présenter une façade plus soignée que l’autre…) semblent soumises à la loi de la rue plus qu’à l’orientation de l’appartement : le devant et le derrière se jouent ainsi par rapport à la rue, et non par rapport à la distribution interne de l’appartement. Il n’en est pas de même pour un troisième bâtiment (ainsi que pour le dernier qui constitue la cité), nettement plus éloigné de la rue, et dans lequel c’est l’orientation de chaque appartement qui définit en quelque sorte sa façade avant et sa façade arrière, sans tenir compte de la situation vis-à-vis d’une voirie urbaine probablement trop lointaine. « Devants » et « derrières » alternent ainsi sur les deux façades, où les loggias ne sont plus que des espaces de renvoi (Haumont, 1975, p. 80) que, dès lors, on aperçoit de la rue et du petit square, mais aussi depuis les entrées situées sur l’autre façade.
Le problème de l’image de la cité est ainsi consubstantiel aux usages, et la solution n’est pas une réglementation que l’on sait d’aucune efficacité dans ces situations, mais une astuce architecturale. Les bricolages des habitants suggèrent la solution pour la façade arrière des bâtiments sur rue : en fichant des poulies dans les arbres qui font face à leur façade, ils peuvent tendre des cordes à linge assurant un étendage ergonomique et efficace. Le projet n’a plus qu’à légitimer et généraliser cet ingénieux dispositif, jouant pleinement au passage la logique d’une véritable façade arrière en y intervenant le moins possible afin de concentrer l’effet esthétique (et les crédits de réalisation !) sur les façades les plus vues et les plus aptes à modifier l’image de l’immeuble. Des poulies seront donc installées sur des mâts régulièrement implantés en façade arrière, et le séchage du linge étant moins conflictuel si les cordes ne se superposent pas, une disposition rayonnante des cordes autour du mât est retenue. Au moment de la mise en œuvre de cette idée, se pose la question du choix des fournitures. Les fabricants des poteaux PTT et EDF sont contactés. Ils se montrent sceptiques, voire soupçonneux, mais envoient leurs devis : de l’équivalent de 900 € pour les poteaux en béton de l’électricien à 120 € pour les anciens poteaux téléphoniques en bois qui sont donc choisis ! Intervient alors la logique gestionnaire de l’Ophlm : « Qui changera les cordes cassées, les poulies rouillées ? ». Une visite chez les fabricants d’accessoires d’accastillage, qui engendre le même scepticisme que précédemment, mais permet de repérer des poulies fiables avec galvanisation renforcée, des cordages d’une exceptionnelle solidité, ainsi que des produits inconnus qui nourrissent d’autres lieux du projet et rejouent, par exemple, l’esthétique paquebot qui s’ancre dans notre formation autant qu’elle parle à certains habitants.
Pour les façades de devant de ces mêmes bâtiments, des balcons, des jardinières, ou de simples supports de plantes en attente s’inscrivent dans la logique de représentation des habitants tout en permettant la recomposition de l’immeuble et la différenciation des entrées souhaitées par les trois architectes. Ils s’accompagnent des inévitables problèmes d’articulation de la technique et de l’usage, comme en témoigne, par exemple, le choix du mode d’isolation thermique destinée à réduire les charges de chauffage et améliorer le confort intérieur. Les concepteurs souhaitent privilégier ce qui permet de recomposer et d’enrichir la façade avec un vocabulaire reconnaissable par les habitants : ordonnance binaire ou ternaire, moulures marquant des divisions d’étages, chaîne d’angles, encadrements de fenêtre, corniches et même un fronton… Les plaques agrafées ne permettent aucune mouluration et expriment des valeurs techniques qui sont étrangères aux habitants, et les plaques collées avec enduit projeté, même si elles ont une apparence plus familière, sont fermées au jeu de mouluration voulu par les architectes. Il reste donc à utiliser un enduit isolant, suffisant pour la région. Mais personne, à l’Ophlm, ne connaît ce produit… et le bureau d’études thermiques ne se prononce pas. Concepteurs, fabricant et entreprises accumulent alors visites de chantier, rédaction de rapports comparatifs, tests grandeur nature, pour mettre le maître d’ouvrage en confiance… Un accord de principe est obtenu, car entretemps le fabricant a mis au point un enduit extrêmement résistant pour les rez-de-chaussée, ce qui est un argument de poids pour les gestionnaires. Mais le temps n’est pas qu’improductif, puisque les concepteurs le mettent à profit pour explorer les possibilités inédites de ces matériaux : jouer sur le grain, les nuances, les surépaisseurs de l’enduit de finition, ce qui va dans le sens du projet et amène de nouvelles discussions avec les entreprises et le bureau de contrôle sur de nouvelles techniques de mise en œuvre.
4. Des esthétiques des habitants au paysage du projet
« Réfléchir sur “comment est-ce fabriqué, pourquoi ?” aboutit plus efficacement à une conception d’interprétation que décréter des partis pris d’ordre émotionnel. »
Patrice Chéreau (1980), p. 98.
Le projet se développe ainsi, prenant enfin en compte des usages triviaux longtemps ignorés par ces bâtiments et replaçant dans une perspective plus large (de lien social, de respect…) l’attention au bâti. Mais le plus inattendu, le plus surprenant est sans doute la façon dont la dimension esthétique émerge, questionnant l’identité d’une pratique professionnelle en quête de fondements théoriques et nourrie des migrations hebdomadaires entre Paris et Marseille.
Un cycle de conférences organisées sur le paysage se déroule à Paris, et en avril 1980 Bernard Lassus pose la question des images pertinentes pour « découvrir des incommensurables » ; on y parle de voyage, d’exploration, d’exotisme, on y évoque Cook et le premier pas sur la lune. Michel Conan y insiste sur les différences de sensibilité qui permettent aux groupes sociaux de se réaliser dans des productions esthétiques différentes. À Marseille, les photos de la cité prises par Jacques Reboud s’accumulent. Mais la distance que l’objectif et le noir et blanc produisent met, littéralement, ces intérieurs que nous connaissons pourtant bien, en série. Les posters de paysages exotiques (palmiers, plages de sable fin, couchers de soleil en mer) et d’animaux sauvages nous sautent aux yeux. Cela est aux antipodes de l’exposition « Intérieurs »7 du Centre Pompidou, qui présente des photos d’intérieurs de logements sociaux de Wallonie et leurs posters de clairières, de ruisseaux, de lacs de montagne, de forêts. Au-delà des différences locales de conceptions de l’évasion, ou de la nature, cela indique que le projet d’aménagement des abords des immeubles peut s’inspirer de tels thèmes imaginaires. Les habitants le confirment. On nous parle d’une source qui était là à l’origine, et nous partons à sa recherche en suivant des enfants dans des caves pour ne constater, en fait, que la présence d’un regard d’eau pluviale à moitié effondré ! On nous lance « menez-nous la mer » comme s’il fallait rendre la Méditerranée encore plus proche ; les rapatriés évoquent leurs morts laissés en Algérie et qui pourraient avoir leur place ici ; enfin à l’occasion des séances de projection en plein-air organisées sur le pignon d’un bâtiment8, on nous félicite et nous déclare vouloir encore « des films de Romains » alors que King Kong se révèle moins populaire même lorsqu’il escalade le bâtiment grandeur nature !
Sabine Chalvon-Demersay présente alors ses recherches en cours sur des intérieurs de classes moyennes intellectuelles dans le cadre du séminaire de Raymonde Moulin à l’Ehess : souvenirs de voyages lointains, plantes vertes venues d’ailleurs et proliférantes mais surtout ce désordre savant qui confère une structure au visuel (Chalvon-Demersay, 1983, pp. 42‑55). Au-delà du montré et du caché, qui diffère selon les groupes sociaux, comme les premiers travaux de Pierre Bourdieu (1976) sur le goût le montrent alors, d’autres catégories permettent ainsi de mieux appréhender les valeurs esthétiques des habitants du Petit Séminaire. Après les thèmes exotiques, c’est l’esthétique des relations entre les objets qui me frappe : motifs des papiers peints et des imprimés de tissus, contrastes et dorures, vitrines, bars et mobilier où s’accumulent des objets miniatures, évocateurs…
Tout cela nous met en relation avec des matériaux très inhabituels. L’innocence, ou son hautain contraire, l’arbitraire esthétique, ne sont plus possibles, mais de nouvelles pistes esthétiques semblent possibles tant pour les façades que pour les espaces publics aux aménagements sommaires (depuis plus de 20 ans). La façade, production multiple, tente des liens avec l’esthétique des intérieurs : elle juxtapose, accumule, prend ses références sans trop se soucier de leur unité stylistique. C’est l’homologie avec la structure relationnelle des objets à l’intérieur qui guide ici le projet. Le jeu de la concentration par ailleurs, même s’il a été très faible à ce niveau architectural, permettrait d’introduire des éléments repérables par les habitants : les uns identifient les arcades, d’autres le carrelage blanc (« qui fait moderne »), d’autres les entrées « rondes », tous éléments qui seront conservés dès qu’ils sont repérés positivement, supprimés s’ils sont repérés négativement. Ainsi par itérations successives, reconductions et abandons, se tisse le projet, nous laissant nos plages d’intervention dans le non-dit et le non-perçu des habitants.
L’espace public, au pied des bâtiments, suivra ce double programme d’usage et de sens. Il pourrait ainsi y avoir l’ombre des arbres à croissance rapide, des treillages, une palmeraie ou le cheminement touffu qui passe près du murmure (artificiel) d’une source (imaginaire, on l’a vu). Mais surtout, des détails traduiront, par exemple, la tentative d’« amener la mer », comme la girouette qui couronne un des bâtiments. À l’origine destinée à donner à voir le vent, on la cherchera (difficilement chez les fabricants) en forme de bateau. En espérant, qu’à la manière des bateaux et du sous-marin d’un habitant paysagiste photographié par M. Conan (B. Lassus, 1976, pp. 16‑17), ou qu’à la façon de la girouette de la loge de Mer à Perpignan, elle évoquera un bateau sur le ciel bleu-de-mer. J’ajouterai en outre quelques références maritimes sur une des façades que je travaille : fenêtres en forme de hublots dans les escaliers, coursives claires, tubes d’inox horizontaux puis ondulés comme une vague devenant une mouluration d’ombre. Derrière, comme des fanions, le linge sèche aux grands mâts ; chacun des poteaux, comprend, en plus, une petite voile fixe. Encore la mer, et ce sera la seule décoration que j’ajouterai aux façades arrières. L’enjeu m’en semble suffisant pour ne pas être tout à fait orthodoxe aux principes que je m’étais fixés concernant les façades arrières.
Du haut de certains appartements, derrière un épais rideau de sapins (bleus bien sûr) on remarque, au coucher du soleil, des scintillements que font vibrer les mouvements des arbres. C’est peut-être une façon d’entrevoir la mer. Ce ne sont pourtant que des fragments de miroir que je veux incorporer à un rocher de béton inaccessible et entouré d’arbres bleus. Les paysages d’I.H. Finlay (Lassus, 1976, pp. 17‑18) voudraient ne pas être trop loin, comme les précieuses discussions avec Michel Conan.
Rien de tout ce qui concerne les espaces extérieurs que nous avions en projet ne sera pourtant réalisé ; une réhabilitation s’arrête en général au pied des bâtiments, et il est probable qu’aucun des principaux acteurs ne tienne vraiment à changer cela. Les concepteurs auront assez à faire avec la réalisation de ce projet (Anselme, 1986) et le maître d’ouvrage est assez déstabilisé pour ne pas en redemander. Quant au politique, si l’on en croit un article contemporain de notre aventure paru dans Libération, il prend acte du fait que, même sur des panneaux de chantier, « Les Marseillais ne peuvent plus voir les palmiers en peinture » ce qui ne favorise pas la réflexion sur le paysage urbain.
Conclusion : expérimentation, coproduction, accompagnement du projet architectural
Le temps est passé sur cette opération, mais il semble que sa conception partagée, possible à la dimension d’un petit grand ensemble, voulue par une équipe déterminée, facilitée par son statut de lauréate du PAN et soutenue comme REX, permette de mieux comprendre les relations entre l’architecture et les non-spécialistes qui l’habitent.
Loin d’affaiblir le statut culturel ou savant de l’architecture, lié à la reconnaissance par les médias qui consacrent et transmutent des bâtiments en les publiant (Camus, 1996), le partage de la conception avec les habitants devrait au contraire l’élargir. Elle se distingue du populisme que certains auteurs suggèrent (Cohen, 2004) et s’apparente à un processus démocratique de prise en main de sa vie, ou en tout cas de son cadre (Mendel, 2003). Conjuguer le souci de triviaux « problèmes de l’espace de la vie quotidienne » (Hoddé, 1995, pp. 12‑13), émouvoir ou rendre fiers les habitants d’un bâtiment, et obtenir quelque reconnaissance professionnelle ne devrait pas être antinomique, comme en témoigne l’œuvre de l’architecte finlandais Alvar Aalto (Hoddé, 1998). Les réhabilitations en concertation ajoutent à l’ingénierie hétérogène caractéristique du projet d’architecture (Callon, 1996, p. 30) la nécessité d’en inventer son management (Hoddé, 2006). Mais paradoxalement ces expériences de co-conception montrent que l’architecture n’est pas tout mais s’inscrit dans un tout. La réhabilitation architecturale du Petit Séminaire s’inscrit en effet entre un long détour de programmation (il fallait que chacun soit sûr de son futur emplacement dans la cité avant de s’intéresser au logement et à ses prolongements) et un long processus de réalisation (Anselme, 1986). Ce qu’il est advenu du Petit Séminaire après notre intervention le confirme. La cité réhabilitée mais de nouveau délaissée par ses gestionnaires, la dégradation reprit9. D’autant plus qu’au vide de gestion s’ajoutait notre départ du terrain. L’appel du gestionnaire à l’assistance du CSTB pour mettre en œuvre des projets d’amélioration de la gestion devait inciter à sa refonte sur plusieurs cités, ce qui a permis au Petit Séminaire de reprendre sa place de quartier normal. La réhabilitation matérielle de cette petite cité, pour importante qu’elle soit, est donc consubstantielle de son accompagnement. Le cadre architectural tient ainsi par les fils invisibles de la gestion, du politique, du social. Mais il est loin de pouvoir se réduire à ces seules dimensions comme cette expérience le montre. Le témoignage sur ce que la concertation fait à l’architecture aboutit donc à un paradoxe : l’architecture a beaucoup à gagner à être partagée avec ceux qui y vivront et à se faire dans un processus à la fois plus ouvert, plus risqué et politiquement explicite. Mais elle ne peut exister en soi et elle est indissociable de ce qui la rattache au monde social et lui donne sa valeur de cadre de vie. Il apparaît donc indispensable de prendre en compte les enjeux de gestion dans le processus de conception et d’y associer les gestionnaires, sans quoi la plus belle œuvre architecturale se dégrade rapidement. Les projets de rénovation urbaine actuellement en chantier en fournissent la triste illustration, puisque bon nombre d’opérations sont à nouveau dégradées… avant même l’achèvement des travaux. Cela ouvre le jeu de la conception et invite à la penser comme acteur social.
Chronologie de la réhabilitation du Petit Séminaire
établie à partir des archives des documents remis
(et différent parfois de celle donnée par M. Anselme in A. Mollet, 1986)
Fin 1975-début 1976 :
- premiers contacts
Décembre 1976 :
- démarche présentée à la IXe session du PAN (Programme architecture nouvelle) et lauréate (mars 1977)
Juin 1978 :
- « programme » remis à l’OPHLM de Marseille
Septembre 1979 :
- « opération-test » sur 7 logements, dont 3 couplages permettant la création de grands appartements
Eté 80 :
- début enquête technique dans tous les logements en vue de la réhabilitation
- projection des films en extérieur
- réalisation des photos par Jacques Reboud
Septembre 80 :
- rendu APS (Avant projet sommaire) de l’ensemble de l’opération ; passage de 240 logements à 196
Décembre 80 :
- rendu APD (Avant projet détaillé) première tranche (20 logements)
Avril 81 :
- rendu APD, seconde et dernière tranche (180 logements)
Septembre 81 :
- début du chantier (50 mois de chantier)