Le 1er janvier 1987, la loi de décentralisation transfère à l’État la responsabilité des équipements de justice auparavant gérés par les collectivités locales et les communes. Un vaste programme de mises à niveau, extensions et constructions est alors engagé1. En une décennie seront construits ou aménagés par la DGPPE2 plus d’une quinzaine de Palais de Justice à Bordeaux, Nantes, Caen, Grenoble, Montpellier, Draguignan, Melun, Epinal, Grasse, Lyon, Nice, Fort-de-France, etc.
Ces projets sont intéressants à plusieurs titres, notamment du point de vue des ambiances3 qui nous intéresse ici. On ne peut en effet imaginer que les ambiances d’un Palais de Justice soient tout à fait ordinaires ou fortuites : la mise en scène symbolique des lieux de justice appelle de fait une mise en ambiances. On pense en particulier à la lumière naturelle, aux couleurs et aux textures, aux traitements acoustiques qui conditionnent en partie les caractères qu’un bâtiment donne à percevoir. La question du confort convenant aux lieux de justice, entre autorité menaçante et souci de conciliation, est également au cœur du débat sur la nouvelle architecture judiciaire4.
Les nouveaux Palais de Justice offrent donc un terrain de choix pour analyser les qualités des ambiances dans la production architecturale contemporaine. Cette question a fait l’objet d’une recherche dont le présent article restitue quelques résultats5. Nous avons, dans cette recherche, proposé une approche « relativiste » des qualités d’ambiances, en interrogeant dans quelle mesure les qualités exprimées une fois les bâtiments construits rejoignent les qualités programmées en amont. Cette approche évite les impasses d’une évaluation strictement performancielle des ambiances, qui renseigne peu sur les qualités d’ambiances elles-mêmes. Elle offre également l’intérêt d’une mise en tension, entre une programmation toujours idéalisée et une réception toujours critique ; cette tension décrit en creux ce que nous avons appelé le voyage des ambiances dans les processus de conception. Comment se présentent les ambiances en amont du projet, quelle alchimie particulière les conduit des fictions du concours, à des matérialités si tangibles qu’elles nuisent parfois à l’accomplissement des usages affectés aux bâtiments ?
La recherche a porté sur le nouveau Palais de Justice de Nantes (J. Nouvel) et sur celui de Bordeaux (R. Rogers) que nous détaillons ci-après. Nous avons analysé les espaces qui forment l’ossature d’un Palais de Justice (salles d’audiences et salle des pas perdus) mais aussi les bureaux des magistrats, dans lesquels la justice est également rendue, ainsi que les circulations et les espaces d’attente. Le corps des qualités « exprimées » a été construit par l’analyse des différents documents mis en jeu dans la programmation, la conception et l’évaluation des projets : le rapport dit Sompairac (du nom de son auteur) concernant l’évolution de la symbolique judiciaire6, le Guide technique pour la conception des Palais de Justice7, les programmes des concours, les propositions graphiques et les dossiers techniques remis par les lauréats, ainsi que les rapports constitués par les commissions techniques et les jurys des concours. Nous y avons ajouté différents éléments extérieurs (publications, discours publics) permettant de mieux situer les positions de principe des architectes au sujet des ambiances8.
Pour ce qui concerne les qualités exprimées, nous avons analysé les discours des différents acteurs, une fois les bâtiments construits et investis. Le discours du maître d’ouvrage a été abordé selon trois points de vue : à travers la parole « officielle » exprimée dans les documents produits par la DGPPE à des fins de communication ; à travers l’entretien que nous a accordé R. Eladari en décembre 2001 ; à travers les discours des conducteurs d’opération (relais locaux du maître d’ouvrage) lors de visites commentées des bâtiments. Les paroles des usagers enfin, ont été recueillies à travers une série d’entretiens conduits auprès de magistrats, fonctionnaires de justice et avocats9.
1. Les bureaux du nouveau Palais de Justice de Bordeaux
R. Rogers est désigné en décembre 1992 lauréat du concours pour l’Ilot judiciaire de Bordeaux. Le projet retenu se développe dans un bâtiment d’emprise rectangulaire prolongeant le Cours d’Albret et laissant libre une grande partie de la parcelle. Le tribunal est composé en deux travées séparées par un atrium et couvertes par une toiture ondulante. La travée sur le Cours d’Albret abrite plusieurs étages de bureaux tandis que la travée Est forme une vaste halle accueillant des coques aux formes surprenantes contenant les salles d’audience (Illustration 1).
Ce projet développe les engagements environnementaux de l’architecte. La « climatisation naturelle », c’est-à-dire la capacité à réguler l’ambiance thermique des bâtiments sans recours à la climatisation mécanique en été ni au chauffage excessif en hiver, fait partie des stratégies mises en œuvre, en utilisant le volume d’air de l’atrium central (Illustration 2). L’architecte s’explique à ce sujet10 :
« Les bâtiments conçus autour d’un atrium peuvent contenir de vastes niveaux, permettre de bons contacts visuels entre les gens et offrir une ventilation saine. (…) Le Palais de Justice que nous concevons aujourd’hui dans le centre-ville de Bordeaux applique des principes semblables de ventilation naturelle sous un climat européen chaud. La nécessité de faire circuler de l’air frais dans les salles d’audience a influé sur leur forme. Celles-ci ressemblent à des séchoirs et fonctionnent comme tels (…). Le hall public sur lequel s’ouvrent les salles est ombragé tout en étant totalement vitré. (…) Ce système de climatisation naturelle fait partie intégrante d’une composition architecturale qui offre des vues et des reflets à ceux qui sont à l’intérieur mais peuvent aussi être appréciés depuis l’extérieur. »
L’organisation générale du bâtiment conduit R. Rogers à proposer une façade intérieure de bureaux, totalement ouverte sur l’atrium central en regard de la salle des pas perdus (Illustrations 3 et 4). Ces espaces de travail s’avèrent particulièrement dépréciés par leurs usagers ; ils sont représentatifs des distorsions fortes, voire extrêmes, qui peuvent se faire jour entre des qualités d’ambiances programmées en amont d’un projet architectural et les qualités exprimées une fois le bâtiment investi. Cet article propose de dresser le bilan de ces distorsions et d’en analyser les causes11. Nous développerons tour à tour les questions d’expression symbolique liées à la façade transparente, les différents problèmes de confort induits notamment par la solution de climatisation naturelle, et la question de l’apaisement des conflits potentiels dans les espaces d’attente. Nous présenterons à chaque fois une synthèse des intentions en amont du projet et des expressions a posteriori, ainsi que des éléments de discussion des situations constatées.
2. Expression symbolique
2.1. Intentions
La façade transparente intérieure laissant voir les bureaux depuis la salle des pas perdus n’est pas seulement une conséquence du parti énergétique, mais aussi une mise en scène symbolique. Selon la plaquette publiée par la DGPPE en 1998 et citant l’architecte : « La base du concept était d’ouvrir le fonctionnement. Ce sera tout à fait transparent. Avec toutes ces passerelles, on verra de l’activité partout, pour que tout le monde voit qu’il y a des gens qui travaillent, qu’un Palais de Justice ce n’est pas seulement des salles d’audiences »12. Le chef de projet de l’opération pour l’agence Rogers confirme ce parti en expliquant que « le grand principe était de rendre visibles les organes de la justice »13.
Ces intentions symboliques des concepteurs font écho à l’analogie entre transparence architecturale et transparence judiciaire suggérée par les promoteurs de la nouvelle architecture judiciaire. Le rapport Sompairac, qui précède tous les projets des nouveaux Palais de Justice, discute cette question de la transparence qu’il s’agirait de faire passer d’une simple prouesse technique vers une expression symbolique correspondant à « une signification essentielle »14. L’institution judiciaire semble cultiver elle-même l’analogie entre transparence de façade et transparence symbolique. Ainsi, le Directeur des services judiciaires conclut-il son introduction au Colloque sur la nouvelle architecture judiciaire15 en estimant que « c’est dans cette tendance de transparence, de clarté et de monumentalité que (…) les Palais de Justice de demain doivent s’inscrire ». Dans le même colloque, le président du tribunal de grande instance de Nice voit lui aussi dans la transparence et la lumière les prémisses de nouveaux symboles pour la justice16. À propos de la réhabilitation du palais Monclar à Aix-en-Provence (ancienne prison devenue Palais de Justice), on explique pourquoi il serait paradoxal de délivrer une justice transparente dans un bâtiment opaque : « Comment les architectes résoudront-ils le paradoxe qui, au moment où la Justice aspire à la transparence et à la clarté, choisit d’implanter la nouvelle Cour aixoise au cœur d’une enceinte fermée, voire quasi aveugle ? ».17. Ainsi, un bâtiment présentant peu d’ouvertures (ou des ouvertures nombreuses et étroites comme celles d’une prison) serait impropre à rendre une justice transparente. Du symbole de la transparence, on passe à l’image de la transparence et, insensiblement, à la façade transparente. Les exemples sont multiples mais c’est à Bordeaux que l’analogie a été poussée le plus loin, R. Rogers donnant une vision très littérale, à travers les bureaux, de l’analogie suggérée initialement par A. Sompairac.
2.2. Expressions
A posteriori, les usagers du palais de Bordeaux font tous le procès de cette mise en scène de la justice par l’idée de transparence spatiale, tant pour les problèmes pratiques qu’elle pose que pour l’inconfort moral qu’elle impose. Comment meubler un bureau transparent ? Comment maintenir propre l’ensemble des vitres ? « Il y a des reflets partout, des reflets dans tous les sens. (…) La transparence, les ascenseurs qui le soir sont constamment maculés de traces de doigts apparentes »18.
Mais c’est le confort moral qui semble le plus mis à mal dans la proposition de Rogers. Le principe de transparence, « quand il est appliqué jusqu’au bout, c’est la pornographie » explique J. Nouvel, sans faire référence à Rogers19. À Bordeaux effectivement, la transparence des bureaux suscite un malaise proche de l’impudeur : « J’étais comme dans un bocal, constamment sous le regard d’autres magistrats et fonctionnaires qui sont dans les bureaux en face », explique un magistrat, mettant en évidence l’effet paradoxal de cette transparence qui finit par isoler les personnes. « Travailler avec son voisin de bureau, ce n’est pas pareil, parce que physiquement on peut le toucher. Là cet espace, ça fait sentiment aquarium réciproque ». Ne pas pouvoir ouvrir les fenêtres accentue encore l’effet et réveille la nostalgie de l’ancien palais. « Au niveau du confort c’était pas terrible, mais on pouvait ouvrir les fenêtres, il y avait une respiration quand on en avait envie », explique une fonctionnaire. « Ici vous êtes vraiment dans un bocal, c’est très pénible. »
Les regards du public depuis la salle des pas perdus s’avèrent gênants : « Dans l’espace de travail, il y a aussi une part d’intimité que l’on crée avec les collègues, avec le lieu dans lequel on travaille, et parce qu’il y a un regard extérieur permanent on est moins libre. » Certains bureaux, comme celui du président du tribunal, sont si exposés au regard qu’il est impossible d’y travailler sans stores : « À moins d’être Truffaut ou Rohmer et de regarder passer les femmes, c’est un truc de fou ça ! Il est obligé de travailler en permanence avec des stores vis-à-vis de l’escalier, et réciproquement. »20
La transparence s’oppose même au fonctionnement de la justice lorsqu’elle n’est pas souhaitée. Les magistrats en donnent des exemples éloquents :
« Éloge de la transparence, peut-être, sauf que ça s’oppose aussi au principe de justice qui a besoin sur un certain type d’interventions de calme, de discrétion, parce que les gens n’ont pas à exposer non plus leurs conflits, leurs griefs, systématiquement sur la voie publique. La transparence est un principe que l’on peut souhaiter, mais qui s’oppose aussi aux règles de procédure et de droit. (…) Juste avant le déménagement, la semaine qui a suivi l’installation, à l’époque Rogers avait interdit qu’il y ait des stores aux fenêtres d’instruction, le juge d’instruction a fait une confrontation, il était le dos à la fenêtre, face à lui et à la salle des pas perdus il y avait un témoin et un prévenu, et dans le dos du magistrat il y avait la famille du gitan qui menaçait le témoin en lui faisant des signes qu’ils allaient lui couper la gorge si jamais il parlait. C’est l’exemple type par l’absurde de ce que la justice ne peut pas non plus être complètement ouverte sur le public, il faut aussi à un moment donné accepter qu’il y ait un peu de lieux clos pour que les choses qui se disent se passent dans de bonnes conditions. On aurait mis un juge des affaires familiales en libre accès : ce qui se passe dans un bureau de juge des affaires familiales avec des cris, des larmes parfois, de l’énervement, des menaces, n’est pas une bonne chose pour le reste de la population, le juge des affaires familiales, c’est quand même la sphère de l’intime. Donc pas forcément transparence à l’égard du reste de la population. C’est un concept qui me gêne. »
2.3. Discussion
Croire ou laisser croire que la transparence de façade peut améliorer le fonctionnement et l’image de la justice (la transparence architecturale au service de la transparence judiciaire) est assez illusoire. La notion de transparence judiciaire recouvre un ensemble de principes d’action propres au fonctionnement de la justice et qui ont peu à voir avec la matérialité d’une façade : lutte contre l’opacité de certaines procédures, motivation des décisions des juridictions d’assises, ouverture aux justiciables, etc.21 En forçant l’analogie, les acteurs du projet se rassurent quant à la nouvelle symbolique judiciaire, mais ils éludent les questions spécifiques que pose la transparence architecturale dans un lieu de travail. Cette illusion conduit finalement à une sorte d’aveuglement qui apparaît avec force dans les premiers moments de l’usage du bâtiment. Ainsi explique R. Eladari en 199822 :
« Le projet de Rogers est basé sur la transparence à l’intérieur du bâtiment, qui permet de voir travailler les gens dans les bureaux. C’est un parti qui se répand beaucoup dans le monde du tertiaire et que tout le monde trouve normal. Mais à Bordeaux, une des façades de la barre administrative donne sur l’intérieur de l’atrium. Les usagers se sont aperçus que le public, qui se trouve au niveau de la salle des pas perdus, est en visibilité directe, à 8 mètres des bureaux de l’instruction qui, eux, demandent une certaine confidentialité. Dans ce cas particulier, il est certain que cela ne peut pas fonctionner. Le changement d’implantation n’étant plus possible, nous avons opté pour la mise en place de stores pour isoler ce département. »
La phrase « les usagers se sont aperçus que… » dit tout de la situation dans laquelle se trouve le maître d’ouvrage aux premiers temps de la réception. Insidieusement, les corrections apportées par la mise en œuvre de stores annihilent l’effet de transparence recherché et redoublent l’effet d’enfermement des fonctionnaires et magistrats.
La position de l’architecte ne peut se réduire à cette dérive analogique. Certes, R. Rogers « revendique à Bordeaux la transparence qui permet de voir les hommes au travail (...) cette mise en abîme, en miroir d’hommes au travail » comme l’explique un commentateur23. Pourtant, les « bons contacts visuels » que permettraient les atriums selon l’architecte (cf. supra) font de toute évidence référence au fonctionnement d’un bâtiment de type tertiaire ou scolaire ; ils n’impliquent pas de symbolique panoptique, laquelle ne prend son sens que dans le contexte particulier d’un bâtiment où le regard peut devenir intrusif et inopportun. Tout se passe au final comme si l’architecte avait saisi au bond les amalgames de la transparence, pour justifier d’une manière biaisée, et de façon très littérale, la pertinence de sa composition énergétique autour de l’atrium. On voit que l’ambiance est prise dans un carcan d’amalgames dont les usagers sont finalement les prisonniers.
3. Conforts de travail
3.1. Intentions
Une partie des décisions de justice se rend désormais dans les cabinets des magistrats. Cette « tertiarisation » des processus judiciaires conduit naturellement l’institution à définir, pour les nouveaux Palais de Justice, les qualités attendues dans les bureaux. Le Guide technique pour la conception des Palais de Justice détaille ces questions. En 120 pages, tous les aspects techniques des dispositions et dispositifs intéressant le confort et les ambiances sont abordés, en rubriques séparées concernant successivement les thèmes de la sûreté des palais, des besoins et attentes en matière de thermique, chauffage et ventilation, acoustique, éclairage, immotique, ainsi que des contraintes d’exploitation et maintenance des bâtiments.
Les recommandations du Guide technique manifestent une forte orientation bioclimatique. Ainsi, le guide recommande-t-il partout de trouver dans l’architecture elle-même (organisation des masses, orientations, composition des percements, matériaux) les solutions passives de maîtrise des ambiances (notamment les questions de confort d’été). Il est notable que ces préconisations, écrites en 1992 avant l’avènement et la popularisation de la notion de haute qualité environnementale, soient aussi claires, précises, et d’une certaine façon engagées. On doit remarquer également la très forte importance accordée à la question de l’éclairage, qui domine toutes les autres. Les auteurs du Guide technique font preuve d’une sensibilité aiguë à ce thème de la lumière, et d’une grande maîtrise technique des différents aspects de l’éclairage naturel et artificiel.
Les programmes des projets répercutent ces recommandations, et les renforcent parfois, comme c’est le cas à Bordeaux. Les bureaux y sont décrits comme « bien davantage qu’un lieu seulement destiné à être décoré ou meublé ». Le programme demande qu’une « attention particulière [soit] portée sur la mise en scène des espaces de travail : individuels, pour lesquels la confidentialité est importante ; d’accueil et de réception, pour lesquels la convivialité est importante ; collectifs, qui correspondent à des activités où le travail est complémentaire et dans lesquels les échanges et la communication des personnes et des dossiers doivent être favorisés ». Suivent alors les « aspects [à prendre] en compte pour développer le confort du travail : l’ambiance : lumineuse, acoustique, thermique ; l’esthétique : la qualité des espaces, les couleurs et les matériaux ; la fonctionnalité du mobilier et des aménagements ». Le programme mentionne par ailleurs que « l’éclairage naturel et latéral de ces espaces est obligatoire. » L’acoustique enfin « doit être soignée. Le caractère confidentiel de certains entretiens qui peuvent se dérouler dans les bureaux des juges, les boxes d’entretien… exige une bonne insonorisation de ces espaces par rapport aux autres espaces et aux circulations (portes d’accès insonorisées de préférence sans sas). »
3.2. Expressions
A posteriori, les situations d’inconfort exprimées par les usagers des bureaux dépassent largement les récriminations courantes à l’égard d’un bâtiment nouveau. Les plaintes concernent toutes les modalités sensibles : sonores, visuelles, lumineuses et thermiques. Des problèmes sonores apparaissent ainsi de manière récurrente : la porte donnant sur le couloir isole bien des bruits mais la personne qui frappe n’entend pas la voix qui dit « entrez ». Les visiteurs ne savent pas s’ils sont attendus et ces difficultés de communication ont des incidences sur le processus judicaire, lorsque par exemple la porte s’ouvre pendant une confrontation. L’effet bocal des bureaux semble alors démultiplié par le fait que la transparence visuelle se double d’une parfaite opacité sonore. Par ailleurs, bien que transparents, les bureaux donnant sur l’atrium souffrent d’une faible vue sur l’extérieur et de fortes carences lumineuses. Ceux donnant au-dessus du niveau de la salle des pas perdus « ont une vague lumière », comme l’exprime un magistrat. Pour les bureaux installés sous le niveau de la salle des pas perdus, « c’est l’absence totale de lumière », c’est-à-dire qu’ils fonctionnent en lumière artificielle « du premier au dernier jour de l’année ». Ces problèmes lumineux deviennent un critère d’attribution des bureaux. Une « course au soleil » est engagée, selon les mots de nos interlocuteurs.
La situation thermique des bureaux sur l’atrium est également dénoncée avec d’autant plus de violence que la façade vitrée étanche interdit toute régulation personnelle. Les usagers ne peuvent pas ouvrir les fenêtres, ce qui renforce le sentiment de confinement. Le système de climatisation naturelle proposé par l’architecte n’est pas distingué, par les usagers, d’un système de climatisation classique. Il impose les mêmes servitudes d’étanchéité complète et semble provoquer les mêmes pathologies. Sa régulation s’avère de plus très délicate (bureaux trop chauds ou trop froids) et les inconvénients sonores du système sont signalés.
3.3. Discussion
Le défaut d’hyper isolation phonique des bureaux trouve clairement son origine dans les recommandations du Guide technique, réitérées avec fermeté par le maître d’ouvrage durant la procédure de concours24. Le problème de la cohérence entre les différents usages sonores des bureaux apparaît ici. De même, les attentes en matière de confort thermique sont balayées par la solution de « climatisation naturelle ». Celle-ci répond aux recommandations du Guide technique sur le plan énergétique mais ignore les questions d’usage. Dans sa note en réponse au concours, l’architecte justifie d’ailleurs cette solution d’un point de vue strictement technique, sans jamais aborder la question du confort25.
Les problèmes de lumière naturelle posent avec acuité la question de l’évaluation physique des phénomènes. Au moment du concours, les niveaux d’éclairement sur la façade intérieure de bureaux sont de toute évidence surestimés. Ainsi, le concepteur n’hésite pas à diminuer la surface ouverte en installant des bacs plantés26 au devant de la paroi vitrée (voir les croquis d’ambiance de la salle des pas perdus, illustration 4, et la coupe transversale sur les bureaux, illustration 1). La commission technique n’émet de réserve que pour les espaces situés sous les salles d’audience. Elle n’anticipe aucunement les difficultés potentielles d’usage des bureaux de la façade Est et souligne au contraire la « recherche d’éclairement naturel de tous les espaces »27.
On voit que le confort se laisse difficilement enfermer dans des préconisations techniques. D’une part, le caractère parcellisé des recommandations du Guide technique conduit à isoler les composantes physiques, en les abordant du point de vue de la performance (énergétique, sonore), sans les mettre en relation avec l’usage des espaces concernés. D’ailleurs, le guide ne développe pas de préconisations spécifiques pour les espaces tertiaires, dont les qualités sont supposées indépendantes de leurs usages28. D’autre part, les attentes esthétiques et symboliques concernant la lumière naturelle, exprimées avec force dans le programme comme dans le Guide technique, s’avèrent au final difficiles à évaluer et ne peuvent de ce fait tenir lieu de contraintes. L’ambiance se trouve ici prise au piège d’une technicité exacerbée, dont l’efficacité, en termes de conception des ambiances, s’avère assez faible.
4. Apaisement des conflits
4.1. Intentions
Un Palais de Justice est par définition un lieu de situations conflictuelles. La théâtralisation des procédures permet d’éviter que les conflits ne soient exacerbés dans les salles d’audience. Les choses sont différentes pour la justice de cabinet où les justiciables se trouvent convoqués dans des espaces d’attente jouxtant les bureaux des magistrats. Le programme du Palais de Justice de Bordeaux s’attarde sur ces espaces, et sur les conflits éventuels qui peuvent y voir le jour. C’est dans le soin apporté à l’ambiance ou l’atmosphère que le programme suggère de trouver les moyens d’apaiser les processus conflictuels. Ainsi, concernant la juridiction des mineurs, le programme attend que l’aménagement des espaces d’attente participe à la mise en confiance des personnes :
« Un soin particulier sera porté à l’aménagement, l’atmosphère des espaces d’attente et des circulations à proximité des cabinets de juges, des locaux du service éducatif auprès du tribunal et de la salle d’audience. L’aménagement de ces espaces participera à la mise en confiance des personnes. Le public bénéficiera depuis ces espaces d’une vue sur l’extérieur (…). Une salle d’attente sera spécialement aménagée pour les jeunes enfants qui accompagnent leurs parents ou leurs frères et sœurs afin qu’ils puissent jouer sans déranger les adultes ».
De même, l’espace d’attente du service de l’application des peines « doit être réfléchi de façon à éviter l’énervement et l’impatience du public. » La chambre de la famille (juge aux affaires familiales) est décrite comme « une entité qui reçoit un public nombreux, composé de couples et parfois d’enfants, en situation difficile. Les espaces d’attente seront accueillants, confortables et isolés visuellement des espaces de circulation pour préserver l’intimité des personnes en attente. »
4.2. Expressions
A posteriori, les appréciations que font les usagers des circulations et des espaces d’attente sont particulièrement négatives et s’opposent de manière flagrante aux intentions initiales. L’architecte propose un système de circulations sous la forme de couloirs linéaires, découpant chaque niveau de la barre tertiaire en deux allées de bureaux (Illustration 5) ; ces couloirs font également office d’espaces d’attente. Ils sont décrits par leurs usagers comme exigus, uniformes et impersonnels, et sont jugés peu conformes à leur vocation, notamment sur le plan de la sérénité recherchée dans les phases d’attente. Contrastant avec la recherche d’une « mise en confiance des personnes » invoquée dans le programme, un interlocuteur définit au contraire les couloirs de Bordeaux comme un lieu où l’angoisse augmente :
« Au juge pour enfants par exemple (…). Vous auriez en plus les gens qui attendent dans les couloirs, au juge des affaires familiales aussi les lundis matins vous verriez dans ces couloirs, c’est bondé de gens qui attendent assis par terre. Ça ne correspond pas du tout à une image d’un lieu serein. (…) Quand on a un lieu d’attente comme ça où les gens attendent dans le couloir, c’est un lieu où l’angoisse augmente. »
D’autres magistrats confirment ce point de vue, notamment pour ce qui concerne le tribunal pour enfants :
« Là on se pose des questions : l’accueil c’est des bancs de fer, un truc absolument rikiki, on ne peut même pas s’asseoir, la moitié des gens sont debout, sont explosés. Comment est-ce qu’on peut rattraper un truc sécurisant là-dedans ? On ne peut pas… C’est la banalité qui insécurise. »
La référence à l’hôpital est présente chez l’ensemble de nos interlocuteurs. « Je ne me sens pas dans un Palais de Justice, explique un magistrat. J’hésite entre une entreprise et un hôpital qui n’a pas eu les moyens de finir les travaux ». Certains évoquent également la prison ou l’hôpital psychiatrique. Les installations techniques au plafond, ainsi que la couleur (blanche) participent à ce sentiment. Cette uniformité « hygiénique » (le mot est employé par un magistrat nantais) et l’absence de possibilités de personnalisation conduisent à un dépit très sensible dans les paroles de nos interlocuteurs.
4.3. Discussion
Le programme des équipements de l’Ilot judiciaire de Bordeaux ne demande pas à ce que les bureaux soient groupés en un ensemble compact. Au contraire, le programme introduit le tribunal par les composantes de l’organisation judiciaire29 ; aucun espace tertiaire n’est identifié isolément, mais un ensemble de bureaux dispersés viennent servir les différentes juridictions. Les couloirs aveugles linéaires résultent donc bien de la composition architecturale et du système de contraintes mis en œuvre dans le projet : compacité de l’ensemble tertiaire (saluée par ailleurs en ce qu’elle libère une grande partie du terrain et satisfait aux objectifs énergétiques) et mode de climatisation. On remarquera d’ailleurs que dans les plans soumis au concours, si le cloisonnement intérieur des bureaux n’est pas encore figuré30, le couloir central est quant à lui parfaitement défini (cf. Illustration 1).
Cette organisation spatiale hiérarchisée, qui conduit à installer les circulations et lieux d’attente dans les espaces résiduels libérés par les autres composantes, semble imposer une sorte de hiérarchisation symbolique des parties du projet. Le maître d’ouvrage confirme cette idée lorsqu’il suggère que l’expression symbolique de la justice se réduirait aux parties publiques du Palais de Justice, le reste relevant du « back office »31 :
« On a renvoyé en fait au projet architectural le soin de reconstituer à partir du programme ce besoin de symbolique pour les lieux que sont, le monument dans son ensemble, le traitement de son entrée et de son rapport avec la ville, le traitement de la salle d’audience et le traitement de la salle des pas perdus. Tout le reste est totalement libre, banalisé en quelque sorte, puisque le reste c’est le back office, c’est le fonctionnement de bureaux. »
Cette vision s’avère doublement fausse à Bordeaux. D’une part parce que dans le projet de Rogers, c’est ce « back-office » lui-même qui est utilisé comme support de la symbolique avec l’idée de transparence. La symbolique a comme échappé à la salle des pas perdus (difficile à identifier en tant que telle et sans lecture symbolique forte) pour se plaquer sur la façade intérieure des bureaux. D’autre part, la banalisation des circulations, loin de suggérer l’anonymat d’une organisation tertiaire ordinaire, fait au contraire resurgir d’autres références symboliques, comme celles de l’hôpital et de la prison. La symbolique surgit en quelque sorte là où on ne l’attend pas ; une barre de bureaux banalisée, munie de circulations ordinaires, s’avère être, dans un Palais de Justice, un redoutable piège symbolique.
Conclusion
Pour le maître d’ouvrage, les qualités d’ambiances d’un nouveau Palais de Justice seraient garanties par le choix du concepteur : « Prenez un bon architecte et un bon projet architectural, par définition les qualités de ce projet architectural sont les outils qui permettent d’atteindre les objectifs en matière de symbolique, d’ambiance, de confort... et d’agrément de vie tout simplement qui est finalement la chose la moins définissable de la qualité architecturale »32. Cette position est sans doute légitime pour une institution qui souhaite éviter l’enfermement dans une expression artistique officielle comme celle qui a marqué le 19e siècle. L’expérience de Bordeaux montre cependant que les notions de « bon architecte » et de « bon projet architectural » ne suffisent pas à garantir la qualité attendue, du moins celle du confort des espaces de travail. Elle montre au contraire les difficultés auxquelles peuvent conduire l’absence de cohérence de l’intention en matière d’ambiances : les attentes symboliques, techniques et organisationnelles ne semblent pas avoir été l’objet d’une synthèse, en termes d’ambiance et d’usage. Le projet architectural effectue certes cette synthèse par le dispositif de l’atrium, qui fournit une réponse forte sur les plans symbolique (transparence), technique (climatisation naturelle) et fonctionnel (compacité). Cette réponse se révèle cependant a posteriori très éloignée des qualités attendues par les usagers du bâtiment, qui refusent les amalgames de la transparence, les inconforts de la climatisation naturelle et la banalisation des espaces d’attente.
Ces constats amènent à revendiquer la nécessité d’une « conscientisation », voire d’une co-construction des ambiances entre usagers, concepteurs et maître d’ouvrage, dès les premières étapes du processus de conception. Une telle approche devrait notamment se donner pour objectif de dépasser les effets de masquage que produisent entre eux les différents aspects de la qualité architecturale, pour aboutir à une synthèse qui ressortirait précisément du domaine de l’ambiance, au sens le plus commun et le plus complexe. Il s’agirait alors de définir les mots, plus que les normes, qui permettent d’évaluer les situations proposées par les concepteurs, d’exprimer un ressenti en devenir et une ambiance en projet, par delà les artifices rhétoriques et les fictions graphiques du projet.