Le champ de recherche qui se consacre à l’évolution des mutations professionnelles du métier d’architecte dans la perspective de l’internationalisation de la profession est particulièrement fécond. V. Biau (1998, 1999), F. Champy (1997, 1999, 2001), B. Haumont (1995, 1997, 1998, 1999) et R. Prost (1995, 1997, 1999) ont chacun expliqué l’évolution de la profession par rapport à celle de la commande, de la formation des compétences et du système de la reconnaissance. On ne saurait reprocher à des travaux dont l’objet est le métier d’architecte de s’intéresser davantage à l’organisation du travail qu’aux formes produites. En revanche, les recherches sur la différenciation des qualités architecturales des œuvres selon les conditions de leur production doivent prendre pour matière première la fabrication et la réception de ces mêmes œuvres. Ceci veut dire que le point de départ et le matériau premier de notre recherche sur l’import-export de l’architecture du logement en Europe était les œuvres, telles qu’elles sont coproduites par les différents acteurs et reçues par les habitants, d’où une approche par monographies précédant une analyse transversale de la production de logement des architectes retenus1.
La restitution du travail de projet par le discours de son concepteur, par l’examen des documents graphiques intermédiaires, replacés dans le corpus des projets de ce concepteur, participe ainsi d’une analyse compréhensive de l’action et du cadre de références de l’architecte. Si la confiance réciproque entre maître d’ouvrage et architecte est réputée être un gage de qualité de la conception et de l’exécution du projet, la distance géographique et culturelle (dont l’appareil réglementaire n’est qu’une dimension) n’est-elle pas un obstacle ? Comment la confrontation avec l’autre pays (c’est-à-dire avec d’autres cultures de l’habitat, avec d’autres cultures du projet, avec d’autres types de missions) modifie-t-elle l’écriture du projet ? La déclinaison des thèmes architecturaux propres à l’architecte passe-t-elle les frontières ou se soumet-elle au contexte ? Le projet réalisé hors de ses frontières ne représente-t-il pas, dans le parcours professionnel, davantage une prise de risque qu’un bénéfice assuré ? Seront ici exposés deux des résultats de cette recherche, un premier sur l’organisation du travail de conception et d’exécution aux Pays-Bas, un second sur l’introduction en France d’une typologie de logements que nous avons appelée « plan bâlois ».
1. La division du travail aux Pays-Bas : traduire sans trahir le projet
1.1. Projet et chantier : séparer, mais négocier
Aux Pays-Bas, faire assister l’architecte étranger par un architecte néerlandais est une possibilité que se réserve le maître d’ouvrage en fonction de ses propres manières de faire et de la compétence supposée de l’architecte étranger. Les plans d’exécution sont de toute façon réalisés par un bureau spécialisé (composé d’architectes et d’ingénieurs) et le chantier n’est généralement pas placé sous l’autorité du concepteur, d’où qu’il vienne. La division instituée du travail entre conception et exécution consacre les réserves de la maîtrise d’ouvrage envers la compétence technique des architectes et valorise d’autant leur fonction créative. La prestation de l’architecte, dont la compétence esthétique est reconnue, est réduite à la création de formes et, dans le logement, à la traduction des modes d’habiter. Les promoteurs privés ne manquent pas de souligner le manque de compétence des architectes néerlandais en matière d’exécution et, à leur tour, les architectes non néerlandais assurant d’habitude la mission de chantier, dans leur pays ou dans d’autres, jugent l’exigence des maîtres d’ouvrage hollandais peu élevée et assurent que l’ouvrage aurait été bien meilleur s’ils en avaient dirigé la réalisation. Un tel discours étant bien connu en France comme dans d’autres pays2, le renvoi réciproque du jugement d’incompétence n’est-il pas un invariant culturel ?
Aux Pays-Bas, le partage des rôles entre maître d’ouvrage et architectes limite donc la responsabilité de ces derniers, mais pas la revendication de leur titre d’« auteur » : entre les Pays-Bas et la France, on ne perçoit de différence sur cette reconnaissance, ni dans le discours des architectes ni dans celui de la critique architecturale. Les Pays-Bas se distinguent par la puissance acquise par la promotion privée depuis quinze ans, ce qui signifie que les architectes « dont on parle » construisent aussi – et même beaucoup – pour le secteur privé, tendance encore récente en France. En fait, aux Pays-Bas comme en France, l’opposition entre le public et le privé était jusqu’à ces dernières années fortement idéologisée dans le secteur du logement, où deux cultures s’affrontaient. En comparaison, la construction des bureaux est forcément privée et celle des équipements, forcément publique. Dans les deux pays, les promoteurs privés se considèrent comme les co-concepteurs, non seulement de l’ouvrage, mais aussi de l’œuvre, parce qu’ils procèdent à de nombreux allers-retours avec les architectes, en vertu de l’application des textes réglementaires, au nom des exigences de commercialisation et parce qu’ils assurent la maîtrise du chantier.
Aux Pays-Bas, les maîtres d’ouvrage publics interviennent moins dans la conception que leurs collègues du privé, bien qu’ils soient la plupart du temps responsables du chantier. La forte implication des maîtres d’ouvrage néerlandais n’entame pourtant pas la revendication des architectes comme auteurs de l’œuvre, alors qu’ils n’en dirigent pas la réalisation, ce qui représente une situation encore plus impensable pour un Suisse que pour un Français. Le cas des Pays-Bas montre donc qu’il n’est pas nécessaire que la mission de l’architecte soit complète pour que celui-ci apparaisse (et soit reconnu) comme l’unique maître de l’œuvre. Il est vrai que le niveau élevé de qualification des partenaires de l’exécution du projet (bureau de contrôle, autres consultants, entreprises) et l’intensité de la négociation permanente entre eux garantissent une exécution de l’œuvre généralement très conforme au projet, de l’aveu même des architectes, néerlandais comme français.
L’évaluation des qualités architecturales doit prendre en compte la co-construction du projet par ses différents partenaires. Dans cette perspective, s’il ne peut être question de rapporter tel dispositif ou tel détail à son initiateur, il faut bien pourtant classer des moments, pointer des décisions, hiérarchiser des actes, en deçà de la notion d’œuvre collective dans laquelle serait diluée chaque responsabilité. Par exemple, quelle est, pour leurs habitants, la première qualité des appartements conçus par l’architecte française É. Girard à La Haye dans le cadre du Woningbouwfestival 3 ? Il semble que ce soit la taille (de grands trois-pièces de 85 m2) due aux rédacteurs du cahier des charges de cet événement, au maître d’ouvrage et au système réglementaire et économique de ses financements. À partir de quoi É. Girard a su tirer un fort parti de ces 85 m2 en proposant un plan de logement original qui, en s’affranchissant de la trame imposée de 5,80 m, permet un vaste séjour de 43 m2 (Illustration 1) ouvert sur la cuisine et sur l’extérieur au moyen d’un astucieux balcon suspendu.
1.2. Commander à un architecte étranger pour contourner la règle du consensus
Interrogés, les maîtres d’ouvrage, urbanistes et autres opérateurs néerlandais des ensembles de logements étudiés ont tous déclaré faire appel à des architectes étrangers pour ouvrir davantage les thèmes de la conception, les architectes hollandais étant prétendument bridés par leur intériorisation excessive des normes et des règles. Un tel argument est proprement inouï, au pays de l’une des architectures les plus inventives d’Europe. La seconde déclaration de ces professionnels (déjà lue dans les évaluations des projets Europan, cf. Rousseau, 1997) est le reproche fait aux architectes étrangers de ne pas partager la fameuse culture de négociation néerlandaise. Les règles de la recherche du consensus supposent que chaque proposition soit soumise aux partenaires et longuement discutée, alors que les architectes étrangers apparaissent arrogants par leurs affirmations sans argumentation. Les étrangers méconnaissent la réglementation ainsi que les méthodes et les techniques de construction des entreprises ; ils sont blâmés pour leur ignorance des lois du marché et de la demande, et pour leur différence de mentalité (même s’ils sont Allemands ou Suisses alémaniques !). Au contraire, la connaissance du cadre de la négociation par les architectes néerlandais permet à ceux-ci d’exploiter au maximum les contraintes dans le projet et de jouer au mieux les négociations avec le maître d’ouvrage, le bureau de contrôle et les entreprises. C’est ce qui permet à l’architecture hollandaise d’être aussi inventive, dans les typologies de logement comme dans les morphologies d’immeuble et le choix des matériaux. Pourquoi alors s’adresser à l’étranger ?
La commande faite à un architecte extérieur – souvent due aux élus – mobilise bien sûr des raisons de prestige, en donnant une surface internationale au projet, dans un contexte de compétition entre élus, entre maîtres d’ouvrage, entre villes, entre pays. Mais il nous semble qu’elle permet aussi de pousser davantage le partage des compétences instituées et d’échapper à la culture du consensus. Il est en effet plus facile d’imposer à des étrangers qu’à des nationaux la réécriture du projet et sa traduction – sa possible trahison – dans les dessins d’exécution pour le rendre conforme aux exigences locales. Les étrangers se trouvent dans une position infériorisée pour négocier, faute de disposer de l’habitus néerlandais de la négociation et faute de maîtriser la langue néerlandaise, l’usage de l’anglais ou de l’allemand par les deux parties ne compensant pas le plein partage d’une culture commune. L’appel à un étranger est donc pour le maître d’ouvrage la meilleure manière d’utiliser au mieux la division conventionnelle du travail qui sépare clairement la conception de l’exécution. Avec un étranger, l’exogamie est poussée à son maximum. Sans être un marché de dupes, la culture du consensus est pratiquée à l’intérieur de la famille néerlandaise : les étrangers n’y sont que des invités.
2. Le plan bâlois et le minimalisme suisse revus par les normes et les doctrines françaises
2.1. Des cellules génétiquement modifiées
En 1996, le concours gagné par l’équipe bâloise Herzog & de Meuron pour la construction de logements rue des Suisses (sic), à Paris, est la troisième manifestation de l’intérêt de la RIVP4 pour l’architecture suisse, après la commande directe adressée au bureau bâlois Diener & Diener en 1992 pour des logements rue de la Roquette et après la première ouverture faite au Tessinois L. Vacchini pour une opération rue Albert en 1990. Les deux dernières opérations se caractérisent par l’importation de ce que l’on peut appeler le « plan bâlois », qui se distingue des typologies de cellule en usage en France par trois particularités : la présence d’un important couloir de distribution, l’inversion de la partition jour / nuit (le couloir distribuant d’abord les chambres, puis le séjour et la cuisine) et une certaine homogénéité de la taille des pièces. Certains architectes bâlois (parmi lesquels M. Alder, R. Diener, F. Kuhn, M. Meili, M. Morger, G. Pfiffner, R. Senn, etc. ; voir Alder et al., 1993) souhaitent retrouver la polyvalence et l’indépendance des pièces qui étaient la règle au tournant du siècle, et encore chez certains illustres concepteurs modernes des années 1920 (B. Taut, O. Haesler). Aujourd’hui, R. Diener explique que le travail à la maison sous toutes ses formes oblige à repenser la distribution du logement, à envisager des chambres plus grandes placées plus près de l’entrée, loin de la partie la plus privée du logement ; il perçoit aussi le besoin diurne d’espaces de retrait autres que la chambre, à placer plutôt à proximité du séjour5. Dans un immeuble mince procurant un meilleur éclairement des pièces qu’un immeuble épais, l’inversion de la partition jour / nuit est un moyen de donner au séjour toute la largeur du logement sans obliger à le traverser pour accéder aux chambres. Rue de la Roquette, la distribution privée se substitue à la distribution collective des appartements, ce qui assure un excellent rendement de plan selon le ratio SHAB / SHON (surface habitable / surface hors œuvre nette) puisque les couloirs sont intégrés à la surface habitable et que les escaliers sont seulement au nombre de deux. Quant au minimalisme suisse, s’il qualifie assurément l’ensemble de l’œuvre de Diener & Diener, y compris l’opération de la rue de la Roquette, il faut lui accoler le brutalisme ou le sensualisme pour décrire l’œuvre d’Herzog & de Meuron, dont l’opération de la rue des Suisses est un authentique représentant.
La RIVP a d’abord été surprise par la présentation des premières esquisses de Diener & Diener faisant la démonstration de l’inversion conventionnelle du jour / nuit ; elle a néanmoins respecté les choix des architectes, jouant le jeu de l’expérimentation de ces plans par des concepteurs suisses invités à Paris pour leur différence. De son côté, R. Diener a été surpris par la diversité du programme (revu plusieurs fois, de surcroît), par la petite taille des logements parisiens, accentuée par la contrainte de devoir séparer salles de bains et WC. La RIVP acceptera finalement que certains WC soient intégrés à l’une des salles de bains, en se pliant à la recherche de la géométrie du plan voulue par Diener & Diener, ce qu’elle n’aurait pas fait pour des concepteurs français. Le fameux couloir, voulu à Bâle comme une pièce à part entière, rétrécit en fait au lessivage des normes parisiennes. De 1,83 m de largeur (le Modulor, bien sûr) dans une opération bâloise de l’architecte R. Senn, par exemple, il passe à 1,30 m et même à un mètre dans tel appartement de la rue de la Roquette, où il représente cependant 15 m2, soit la surface d’une pièce supplémentaire, option qu’auraient préférée les habitants. En revanche, le rééquilibrage des pièces pousse certaines chambres à atteindre près de 17 m2 (du jamais vu dans le logement social parisien), en ramenant le séjour à, en moyenne, une vingtaine de mètres carrés, en supprimant les rangements et, on l’a dit, en incluant parfois les WC dans les salles de bains (Illustration n° 2).
Illustration 2 : deux cellules de l’opération de la rue de la Roquette, Paris 11ème. Arch. : Diener & Diener. Le meilleur et le moins bon du « plan bâlois »
La différence entre l’un des plans de Diener & Diener (rue de la Roquette) et l’un des plans de Herzog & de Meuron (rue des Suisses), de distribution et de taille pourtant comparables, est que le premier (2a) est un cinq-pièces tandis que le second (2b) est un quatre-pièces. Dans le premier, ce n’est pas tant l’alignement systématique des chambres qui gêne les habitants que la longueur et l’étroitesse du couloir, qui représente l’équivalent d’une pièce (15 m2). Or, la sur-occupation des logements parisiens donne tout son sens à la notion d’espace utile. Diener & Diener ont toutefois proposé d’autres cellules, comme celle-ci (Illustration 3) où l’importance du couloir (12 m2) n’empêche pas un rééquilibrage des chambres, qui mesurent entre 13 m2 et 17 m2, sans entamer un séjour de 21 m2.
2.2. Peine maximale pour l’architecture minimaliste
En s’insérant dans la continuité d’une rue très parisienne, le projet de la rue de la Roquette démontre combien l’architecture de Diener & Diener est « une architecture pour la ville » (Steinmann, 1997). En répondant à des règles universelles, les bâtiments de Diener & Diener veulent toujours se dissoudre dans la ville, apparaître intemporels. Ceux de la rue de la Roquette parviennent-il à résoudre la contradiction, énoncée par B. Huet (1996), entre l’autonomie de l’objet architectural et les conventions de la ville ? C’est ce dont est convaincu J. Lucan, pour qui « le projet semble être le résultat d’un processus de développement rationnel quasi objectif » (Lucan, 1997, p. 31). Le point de vue de ces critiques n’a cependant pas été partagé par les fonctionnaires chargés de veiller au respect d’une doctrine au demeurant jamais définie, « l’intégration ». L’avis du directeur de l’aménagement urbain de la Mairie de Paris fut sans appel : « La façade sur la rue de la Roquette, particulièrement morne et sans animation, et les façades intérieures qui présentent la même indigence, mériteraient un aspect plus soigné, d’autant que ce projet est situé à proximité immédiate du cimetière du Père-Lachaise et en co-visibilité avec son portail d’accès classé Monument Historique. L’échelle et les proportions des percements du couronnement, du soubassement et la volumétrie générale (en particulier, le retrait aux deux derniers niveaux) devraient entièrement être revues, et la pente naturelle du terrain, prise en compte »7. De son côté, l’Architecte des Bâtiments de France émettait lui aussi un avis défavorable : « Le projet porte atteinte à la qualité des lieux, écrin de nombreux monuments historiques dont le portail du Père-Lachaise situé juste en face du boulevard par son volume, le rapport des vides et des pleins en façade, le manque de modénature (bandeau, corniche, acrotère, appuis…) »8. C’est ainsi que le projet subira de nombreuses modifications : suppression d’un niveau dans le bâtiment de droite, abaissement du bâtiment de gauche pour marquer la pente de la rue, remplacement du toit terrasse par un toit à pentes et des fenêtres horizontales par des fenêtres verticales.
Conclusion
En opposant la créativité à la soumission, Winnicott (1975) permet un déplacement dans la compréhension de la conception architecturale pour donner une autre forme à l’opposition innovation / convention généralement employée en architecture. Le couple créativité / soumission paraît un bon outil pour analyser la conception depuis la position de l’architecte. Ce qui est en jeu n’est pas la pulsion créatrice telle que les psychologues la définissent, mais la manière dont l’architecte est créatif en se confrontant avec les autres acteurs. Comment l’import-export d’architecture modifie-t-elle ce fonctionnement ? En mettant face-à-face des acteurs aux habitus différents, situation dans laquelle chacun voit, en une première phase, une libération de la créativité, bientôt reprise, dans les phases suivantes, à une soumission à la règle. Le cas des Pays-Bas montre tout particulièrement comment, pour les maîtres d’ouvrage, le recours à des concepteurs étrangers est une manière d’acheter des projets (concepts de formes et d’usages) dont le bénéfice symbolique en termes de prestige est renforcé par un rapport de négociation déséquilibré par la distance géographique et culturelle, qui permet d’adapter le projet aux exigences locales – double bénéfice, donc.
Si l’on se place du point de vue des habitants, on peut cependant se demander si de telles innovations passent nécessairement par l’importation de projets. En effet, aucun pays n’est en panne de propositions novatrices de la part de ses architectes nationaux. Quant à la réception de ces innovations par les habitants, il en va comme des innovations introduites par les architectes nationaux : seule l’évaluation au cas par cas permet de les valider ou de les condamner. Quel que soit le pays de fabrication et d’application de l’architecture, la critique de l’usage n’a de sens que dans la correspondance entre le dispositif et l’habitant. Il n’y a donc de résultat de l’import-export d’architecture du logement qu’opération par opération, dispositif par dispositif. Ce qui laisse de beaux jours à l’évaluation de l’architecture du logement.