L’influence des technologies relatives aux ambiances dans la conduite de projet

Influence of ambiances related technologies in the carrying out of urban projects

Jean-Jacques Terrin

p. 23-56

Citer cet article

Référence papier

Jean-Jacques Terrin, « L’influence des technologies relatives aux ambiances dans la conduite de projet », Cahiers RAMAU, 4 | 2006, 23-56.

Référence électronique

Jean-Jacques Terrin, « L’influence des technologies relatives aux ambiances dans la conduite de projet », Cahiers RAMAU [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 29 octobre 2021, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/457

L’auteur propose un aperçu d’un travail de recherche fondé sur des études de cas en France et à l’étranger et ayant cherché à identifier la place grandissante et le rôle des technologies liées aux ambiances dans la conduite de projets urbains. Cette recherche a cherché à voir si elles favorisaient de nouvelles démarches de conception en facilitant la gestion des exigences des maîtres d’ouvrage, la prise en compte de l’usage et les contraintes de la maintenance, et si elles imposaient de nouveaux positionnements aux métiers traditionnels de la maîtrise d’œuvre ou encore si elles provoquaient l’émergence de nouveaux métiers ou de nouveaux services. Dans ce compte rendu, l’auteur aborde les questions liées à la représentation des phénomènes d’ambiances et au rôle que peuvent jouer leur restitution au niveau des différentes phases du projet, puis les conditions d’émergence d’expertises techniques liées aux ambiances, commentant leur rôle et leur légitimité.

The writer of this essay proposes a summary of research work based on case studies in France and abroad that sought to reveal the increasing presence and role of ambiance-related (atmosphere-related) technologies in the execution of urban projects. In doing so he attempts to determine whether these technologies favour the emergence of new approaches to design, by facilitating control of the objectives of contracting authorities, by taking into account constraints of functioning and maintenance, and by considering whether or not they impose new strategies on traditional design stake-holders or are leading to the emergence of new professions or new services. In the course of his essay Terrin also touches on questions that concern the representation of “atmosphere” phenomena and the role played by their reconstitution at different phases of the project, and describes the conditions conducive to the emergence of technical expertise linked to ambiances while commenting on their role and legitimacy.

Cette contribution est issue d’une recherche qui a été menée dans le cadre du département Génie des systèmes urbains de l’université de technologie de Compiègne (UTC) pour l’Aciv – Action concertée incitative ville – du ministère de la Recherche. Cette recherche a été réalisée en collaboration avec Lamia Rouleau-Tiraoui, ingénieur de recherche à GSU et avec la participation de plusieurs chercheurs de l’UTC1.

À partir d’études de cas situées en France et à l’étranger, mobilisant un large réseau de chercheurs et de professionnels de différentes disciplines, ce travail a tenté d’identifier la place et le rôle croissants des technologies liées aux ambiances dans la conduite de projet. Les questions abordées ont été les suivantes : quelles sont les fonctions remplies par ces technologies dans la conduite de projets urbains ? Peut-on considérer qu’elles favorisent de nouvelles démarches de conception en facilitant la gestion des exigences de la maîtrise d’ouvrage, la prise en compte de l’usage, les contraintes de la maintenance ? Imposent-elles de nouveaux positionnements aux métiers traditionnels de la maîtrise d’œuvre ou provoquent-elles l’émergence de nouveaux métiers, de nouveaux services ?

L’article qui suit se concentre sur deux aspects de cette problématique : dans une première partie, il aborde les questions liées à la représentation des phénomènes d’ambiances et au rôle que peuvent jouer leur restitution aux différentes phases du projet. Dans une seconde partie, il aborde les conditions d’émergence d’expertises techniques liées aux ambiances, leur rôle et leur légitimité.

Constats préliminaires. Les processus de projet urbain se transforment de façon significative. Les études de cas que nous avons analysées et, d’une façon plus générale, les observations qui sont faites par un certain nombre de chercheurs que nous avons réunis, nous amènent à la ville, semble favoriser une nouvelle culture urbaine constituée qui, dans une certaine mesure, se fonde sur une meilleure prise en compte des notions de confort et d’usage, autour de questions réunissant le quotidien et le long terme. Ce contexte encourage le développement de nouveaux langages entre maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre, producteurs et usagers de l’espace public. Ce dialogue est sans doute facilité par les nouvelles technologies accompagnant ces processus. Nous avons en effet constaté que des expertises techniques, initialement conçues pour intervenir en aval de la conception afin de mesurer et d’évaluer des opérations réalisées sont de plus en plus fréquemment appelées à intervenir en amont du projet, aux phases de programmation et de faisabilité pour simuler et anticiper une situation et faciliter le débat et la décision.

La place des ambiances est essentielle dans cette évolution. Le terme même d’ambiance et les notions qu’il recouvre, bien que difficiles à définir pour la plupart des acteurs du projet, est de plus en plus souvent évoqué dans les débats entre acteurs, dans les discours politiques, dans les descriptions programmatiques et dans les représentations architecturales. À la croisée du sensible, du perçu et du vécu, cette notion tend à se développer pour constituer un vocabulaire qui lui est propre. La notion d’ambiance emprunte une double signification composée de phénomènes identifiables, mesurables et décomposables tels que l’acoustique, la thermique, la qualité de la lumière, de l’air, etc. et de phénomènes plus difficilement saisissables qui sont liés à l’interprétation personnelle ou collective de ces phénomènes physiques et qui varient selon le contexte individuel, social et culturel de leur perception.

1. La représentation des ambiances

1.1. Les enjeux de la représentation des ambiances

Un langage partagé. Tout projet est à la fois un moyen de compréhension, d’expression, de persuasion et de communication. Il véhicule un message pour partie implicite et pour partie explicite. Sa représentation repose donc sur un langage qui doit être partagé entre un émetteur et un certain nombre de récepteurs. Compte tenu de la diversité des émetteurs et du nombre toujours croissant de récepteurs – acteurs multiples composés de décideurs, de professionnels et d’usagers, qui gravitent autour du montage, de la négociation et de la conception d’une opération – la recherche d’un langage commun devient de plus en plus problématique. Toute représentation a pour objectif de présenter sans confusion une ou plusieurs idées, de clarifier des enjeux ou des résultats en illustrant les commentaires oraux et écrits qui les décrivent et de mettre en valeur un projet ou un aspect spécifique de ce projet. Ce dernier point entraîne une certaine confusion sur les véritables missions de l’image et soulève des questions quant au rôle parfois disproportionné de persuasion qu’elle joue par sa force de séduction. Il y a en effet les images « (...) qui séduisent et celles qui éclairent »2. Si les croquis, perspectives et axonométries constituent toujours les outils traditionnels des débats et des négociations autour du projet, les outils numériques, notamment les images de synthèse, offrent des avancées indéniables pour faciliter la perception de l’espace tant par les renseignements qu’ils donnent sur les volumes, les jeux de lumières, de couleurs et de textures que sur les parcours et les visites virtuelles qu’ils autorisent. Ces outils numériques proposent des explorations multidimensionnelles de l’espace et permettent d’intégrer d’autres approches que la seule dimension visuelle. La représentation numérique est un moyen de communication efficace à certains moments du dialogue entre les acteurs du projet en raison de sa fluidité, de sa maniabilité et sa capacité d’évolution en temps presque réel. Si cette technique permet une compréhension plus intuitive d’un projet, il est néanmoins difficile de considérer qu’elle constitue, à elle seule, une représentation des phénomènes d’ambiances3.

Séduire ou éclairer. La représentation d’effets d’ambiances ne se limite en effet pas à la seule reproduction visuelle, voire esthétique de l’état futur d’un projet. Elle est non seulement un moyen très concret de renseignement sur la qualité de ce projet mais elle permet aussi d’expliquer ce dernier à des interlocuteurs non-initiés aux techniques traditionnelles d’élaboration du projet. La représentation d’un phénomène d’ambiance, selon l’information qu’elle véhicule et le mode de représentation qu’elle adopte, peut être un outil d’étude, un outil d’information et de communication entre acteurs ou un outil d’aide à la décision. Selon la fonction qui prédomine, la technique de représentation et ses performances varient entre le désir d’expliquer en cherchant à simuler fidèlement des phénomènes d’ambiances et le désir de séduire à l’aide de techniques qui tiennent parfois plutôt du simulacre4 que de la simulation5. Qu’il s’agisse du réalisme mathématique d’un modèle de simulation ou du réalisme plus visuel d’une image de synthèse, dans les deux cas, la relativité de l’interprétation pose problème. Tous deux reposent en effet sur des référents et des étalonnages qui peuvent induire l’observateur en erreur si ceux-ci ne sont pas explicites. En effet, l’objectif d’une image n’est pas de représenter la réalité dans toute sa complexité, mais au contraire de la simplifier. Non pas que les moyens techniques n’existent pas. Le développement des processeurs et des mémoires permet de pousser très loin les niveaux de réalisme. Mais la représentation simplifiée d’un objet en facilite souvent la reconnaissance. L’interprétation d’un projet ne nécessite pas forcément une grande précision ; c’est la comparaison entre les qualités du projet et les interprétations qu’il est possible d’en faire qui est recherchée (Lescop, 1999).

En fait, l’interprétation de cette représentation dépend de la culture individuelle, sociale et professionnelle de son destinataire, ce qui rend l’accompagnement « pédagogique » de cette représentation souvent indispensable, même si celle-ci semble à première vue fidèle à la « réalité ». Les infographistes sont bien conscients du fait que certains objets ne doivent pas être restitués tels qu’ils sont dans la réalité mais selon des codes de représentation : ainsi du bleu pour les vitrages ou du gris-bleu pour le métal. Il en est de même de l’image numérique qui tente de refléter le flou et l’imprécision de projets architecturaux et urbains en phase d’élaboration, en indiquant des volumes qui véhiculent l’idée d’inachevé et de temporaire.

Représenter et interpréter. La représentation de phénomènes d’ambiance repose davantage sur une interprétation technique que sur une recherche de simulacre de la réalité. Elle constitue un moyen d’étude de certains éléments du projet nécessaires à sa conception, à sa réalisation ou à sa gestion. Dictée principalement par des considérations d’ordre scientifique, elle est parfois difficilement compréhensible à des personnes non initiées. Pour mieux communiquer avec ces dernières, le professionnel peut être amené à mettre en scène les informations qu’il a obtenues. De nombreux travaux du Cresson6 et du Cerma7 ont abordé la question des modes de représentation des ambiances. Nous inspirant des travaux de L. Lescop dans le cadre de sa thèse sur les éléments de communication sur les ambiances, nous avons distingué trois modes de représentation : les représentations cursives, les représentations techniques et les représentations réalistes. Les représentations cursives sont basées sur l’utilisation de symboles qui se superposent sur un plan ou un croquis pour faciliter la compréhension d’un phénomène sensible ou d’une ambiance. Ces représentations permettent de saisir le comportement d’un phénomène d’ambiance ou son impact, le mouvement de l’air entre extérieur et intérieur d’un édifice par exemple, par de simples schémas explicatifs.

Illustration 1. Explication et recommandation sur l’effet Venturi d’accélération de la vitesse du vent en modifiant les configurations spatiales (Gandemer et Guyot, 1976)

Illustration 1. Explication et recommandation sur l’effet Venturi d’accélération de la vitesse du vent en modifiant les configurations spatiales (Gandemer et Guyot, 1976)

© Cstb.

Les représentations techniques permettent de décrire des ambiances par simulation, mesures ou enquêtes. Elles peuvent être représentées sous forme de graphes ou d’iso-valeurs sur une maquette virtuelle ou sur une cartographie des phénomènes d’ambiance. Elles peuvent également s’exprimer sous la forme de données ponctuelles ou de diagrammes sur une maquette ou sur un plan de situation. D’une façon générale, ces données s’expriment sous forme numérique et sont d’ordre quantitatif plutôt que qualitatif. Généralement, ce type de représentation est difficilement compréhensible par des non-initiés.

Illustration 2. Ville de Herve. Études des impacts sonore des autoroutes E40/E42 et T.G.V.Modélisation 3D et résultats de simulation

Illustration 2. Ville de Herve. Études des impacts sonore des autoroutes E40/E42 et T.G.V.Modélisation 3D et résultats de simulation

© Tisseyre & Associés.

Les représentations réalistes constituent le mode de représentation des ambiances le plus évident à interpréter pour des profanes, celui qui met en scène un paysage ou une architecture et ses éléments constitutifs : formes, textures, matériaux, couleurs, composition, etc. à travers un choix de points de vue et de perspectives. Elles peuvent s’assimiler aux images de synthèse et n’ont généralement pas de capacité directe de calcul.

Illustration 3. ZAC de la Porte d’Aubervilliers

Illustration 3. ZAC de la Porte d’Aubervilliers

Maître d’ouvrage : EMGP (Compagnie des Magasins généraux de Paris) ; architectes et urbanistes : Grumbach, Arte - Charpentier, Kohn, Pederson, Fox K Vouquette ; paysagiste et bureau d’étude : Desvignes Dalnoky AEP ; image de synthèse : Marc Todesco, agence Logicarch.

Maquette virtuelle ou réalité virtuelle. Il existe différents types d’environnements virtuels et de superposition plus ou moins interactive entre information virtuelle et monde réel. La maquette virtuelle est issue d’un processus de modélisation géométrique rendant possible l’expression numérique d’espaces et de volumes. L’image numérique générée comporte plusieurs niveaux de réalisme. Elle peut être figée ou dynamique, planaire ou stéréoscopique. Elle peut utiliser partiellement le monde réel comme support ou être totalement virtuelle. L’image qui en résulte, dynamique ou pas, reproduit les conditions nécessaires à l’impression d’immersion dans un site. Cette immersion constitue le principe fondamental de la réalité virtuelle. Celle-ci se définit comme une image interactive tridimensionnelle, générée par un calcul numérique8. Cette image doit répondre en temps réel aux conditions d’exploration dynamique de l’individu qui la parcourt. La dimension sensorielle est un élément fondamental de la réalité virtuelle. En effet, la restitution d’effets sensibles rend plus réaliste la perception d’un lieu virtuel, plus intuitive la compréhension du projet. Le sensoriel est-il destiné à devenir le support universel d’une communication du projet (Dard, 2002) ? Cette technique de réalité virtuelle est cependant lourde et ne peut être utilisée que sur un projet relativement abouti.

Illustration 4. Le SAS cube9, inauguré en 2001, est une salle immersive cubique de 3 mètres de côté dont les panneaux sont des écrans

Illustration 4. Le SAS cube9, inauguré en 2001, est une salle immersive cubique de 3 mètres de côté dont les panneaux sont des écrans

L’observateur se trouve à l’intérieur, au cœur de l’image, totalement immergé grâce à la vision 3D stéréoscopique des images projetées qui évoluent en fonction de ses mouvements. Ce prototype développé par le consortium Barco-Clarte-Irisa-Z-A est co-financé par le ministère de l’Économie, des finances et de l’industrie et le Centre national de la cinématographie, ministère de la Culture.

1.2. Les techniques d’étude et de représentation des phénomènes d’ambiances

Outils de mesure. Ce sont généralement des capteurs localisés, fixes ou mobiles, lourds (satellites) ou légers (capteur manuels). Ils permettent d’effectuer des mesures in situ ou en laboratoire. Ils reproduisent dans de bonnes conditions les sollicitations qu’un dispositif technique, architectural ou urbain, ou qu’un usager peut subir (par exemple sous la forme d’un mannequin muni de capteurs dans une soufflerie). Certaines techniques demandent une gestion assez lourde des prises de mesure et du traitement des données, notamment lorsqu’il s’agit d’un satellite ou d’un dispositif composé de plusieurs capteurs.

Illustration 5. Utilisation d’un mannequin pour l’évaluation du confort thermique développé par Nimatic (Danemark)

Illustration 5. Utilisation d’un mannequin pour l’évaluation du confort thermique développé par Nimatic (Danemark)

Le mannequin mesure le rapport entre la surface extérieure de la personne vêtue et la surface du corps nu. Le mannequin est chauffé à la température d’un corps réel, ce qui permet de simuler les réactions physiologiques par rapport à une exposition donnée (température insolation, humidité, etc.). Le mannequin est composé de 16 sections indépendantes comportant des récepteurs reliés à un revêtement à base de nickel qui permet de relever les données sur toute la surface de chacune des seize sections du mannequin.

Les modèles de simulation. Les outils de simulation numériques mettent en œuvre un ou plusieurs modèles représentant un phénomène donné sous forme mathématique, algorithmique ou logique. Ils peuvent être connectés à des outils de traitement de données et de visualisation éventuellement multidimensionnels.

Trois types de modèles de simulation peuvent être utilisés pour modéliser un phénomène d’ambiance :

  • des modèles descriptifs qui décrivent un phénomène ou une situation existante,

  • des modèles prédictifs qui décrivent un contexte susceptible d’être créé,

  • des modèles explicatifs qui peuvent être prédictifs ou descriptifs mais dont l’objectif est moins de mesurer un phénomène que de tenter d’en établir les causes et les modes de fonctionnement.

Un outil de simulation peut comporter plusieurs modèles de simulation, descriptifs et explicatifs par exemple. La plupart des modèles existant dans le domaine urbain sont à la fois prédictifs et descriptifs. Les modèles explicatifs sont essentiellement utilisés en recherche.

Illustration 6. Exemples de modélisation classique à caractère descriptif et prédictif

Illustration 6. Exemples de modélisation classique à caractère descriptif et prédictif

A gauche : Écoulement et champ de pression autour de l’hôtel du département des Bouches-du-Rhône.
A droite : Écoulement autour de l’ensemble « Grotte-Rolland » à Marseille.

© Optiflow.

Ces modèles peuvent répondre à deux types de modélisation :

  • La modélisation classique reproduit, à partir d’une restitution numérique, un comportement face à des phénomènes physiques : phénomènes d’ambiances, résistance au vent, comportement au feu, etc. Cette modélisation donne lieu à une simulation directe : on modélise un objet et on observe son comportement vis-à-vis de certains facteurs.

  • La modélisation déclarative (Siret, 1997, Nivet, 1999) reproduit des objets répondant à des intentions, des exigences, des contraintes et identifie des propositions à partir de l’énoncé de leurs propriétés. La transposition de cette approche dans le domaine des ambiances permet de réaliser des dispositifs architecturaux ou urbains à partir d’intentions ambiantales : ainsi l’outil Solimac du Cerma fixe les caractéristiques géométriques d’un édifice qui répondent à des propriétés de durée et de qualité d’ensoleillement données. Cette modélisation donne lieu à une simulation dite inverse : elle consiste à déterminer les conditions que doit remplir une configuration donnée pour répondre à un état du phénomène analysé. La modélisation déclarative facilite l’étude de solutions géométriques à partir d’une intention.

Illustration 7. Application du logiciel Solimac à la conception d’écrans solaires pour une maison d’habitation par modélisation déclarative à caractère exclusivement prédictif

Illustration 7. Application du logiciel Solimac à la conception d’écrans solaires pour une maison d’habitation par modélisation déclarative à caractère exclusivement prédictif

© Cerma

Traitement de données et systèmes d’information géographique. Ces outils permettent d’analyser et de visualiser – entre autres données – des facteurs d’ambiance. Ce ne sont pas des outils de simulation à proprement parler dans la mesure où ils n’effectuent pas de calculs physiques mais permettent la gestion de données d’ordre géographique pour faciliter l’observation d’un phénomène. Ces données peuvent provenir de mesures, de simulations, d’enquêtes ou d’entretiens. Ces systèmes d’information géographique sont fréquemment associés à des modeleurs 3D. Un exemple en est fourni par l’Environmental Simulation Center LTD qui utilise un SIG 3D pour l’analyse des potentiels des espaces de bureaux dans les quartiers sud de Manhattan. Une base de données Oracle est liée à un modèle 3D représentant l’ensemble des immeubles étage par étage. Ce modèle est lui-même relié à des informations statistiques concernant certains phénomènes d’ambiance tels que l’ensoleillement ainsi que les infrastructures, les modes de construction des immeubles, leur âge, la surface des étages, le nombre d’ascenseurs, leur état de préservation.

Illustration 8. Analyse des potentiels des espaces de bureaux de Manhattan sud

Illustration 8. Analyse des potentiels des espaces de bureaux de Manhattan sud

© ESC New York.

1.3. L’utilisation des technologies liées aux ambiances dans le projet

Il n’est pas simple de classer ces outils ; il l’est encore moins de faire une typologie de leur emploi compte tenu du fait que certains d’entre eux sont utilisés de façon très différente d’un acteur à l’autre et d’une configuration à l’autre. L’expérience montre qu’ils sont parfois détournés des fonctions initiales pour lesquelles ils ont été conçus et que leurs utilisateurs leur confèrent un rôle en décalage avec leurs fonctionnalités techniques. Ainsi, les mêmes outils peuvent être utilisés différemment selon l’état d’avancement du projet ou la précision recherchée. On peut évoquer le cas des systèmes d’information géographique, initialement conçus pour constituer des bases de données géographiques, comme leur nom l’indique, et utilisés par certains comme de véritables outils de conception urbaine.

La plupart des logiciels de conception assistée comportent des interfaces offrant des possibilités de simulation solaire directe et de rendu lumineux. Ils peuvent être reliés à des périphériques de sortie de type visuel, sonore, olfactif, temporel, ou plus globalement immersif. Il est donc théoriquement possible de faire de la simulation à partir de ces outils aux diverses étapes du projet architectural ou urbain. Cependant, ceux-ci exigent une définition architecturale assez précise pour permettre le calcul des ambiances. Leur utilisation n’est donc possible qu’une fois leur processus de conception bien défini, ce qui freine le rôle qu’ils pourraient jouer comme outil d’aide à la conception. À cette raison d’ordre méthodologique, s’ajoutent le manque de formation à ces technologies des professionnels de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre, la réduction des temps d’étude et la faiblesse des marges que dégagent les honoraires de la maîtrise d’œuvre pour expliquer le faible développement de ces outils dans le champ de la conception10. Néanmoins, il apparaît que les phases d’utilisation les plus adaptées à ces technologies sont celles qui se situent en amont du projet, au stade de sa faisabilité ou du diagnostic, et celles qui sont en aval de celui-ci, notamment pour son évaluation. Si les applications dans le domaine de l’évaluation sont connues depuis longtemps, celles qui se situent en amont se sont développées plus récemment et ce sont ces dernières que nous avons approfondies.

Nous avons classé ces interventions en amont du projet en quatre catégories : l’aide à la décision, l’aide au marketing, l’aide à la négociation et l’aide à la conception.

  • L’aide à la négociation utilise les capacités d’évocation et de stimulation qu’offrent les techniques de simulation et de représentation d’ambiances pour faciliter le dialogue entre décideurs et concepteurs, mais aussi entre acteurs du projet et habitants ou futurs usagers.

  • L’aide à la décision utilise la capacité des outils de simulation à anticiper des contraintes ou des comportements et permettre de choisir une solution en fonction de critères de performance établis en amont du projet et faisant appel à un ou plusieurs facteurs d’ambiance.

  • L’aide au marketing utilise ces techniques pour produire une image mettant en valeur des phénomènes d’ambiance et destinée à séduire des citadins aussi bien que des entreprises ou des investisseurs de la qualité urbaine d’un projet et de l’attractivité d’une ville ou d’un quartier.

  • L’aide à la conception et à la programmation s’adresse aux maîtres d’ouvrage et aux maîtres d’œuvre pour définir les performances d’un projet, en assurer le suivi et évaluer les résultats en fonction des objectifs affichés.

Il va de soi que ces interventions peuvent se combiner et se compléter de façon plus ou moins implicite.

Aide à la négociation : le cas de l’ESC, New York. L’Environmental Simulation Center (ESC) est une structure de conseil en planification urbaine nord-américaine créée et dirigée par l’architecte Michael Kwartler. Basés à New York City (NYC), Michael Kwartler et ses collègues travaillent sur des projets variés, aussi bien dans des villes à forte densité comme NYC que dans des zones semi-rurales ou suburbaines du Mid-West, de l’Ouest ou du Sud des États-Unis. Dans un environnement urbain où la pression démographique est élevée, ils sont fréquemment chargés par des décideurs locaux (à l’échelle d’une commune ou d’un groupe de communes) d’animer un processus de réflexion et de participation citoyenne sur le développement de la communauté en question, en vue de l’élaboration d’un plan d’urbanisme. L’ESC ne développe pas d’outils. Il s’appuie sur la combinaison d’outils de représentation tridimensionnelle et de gestion de bases de données. Il est ainsi devenu un spécialiste de l’application urbaine des systèmes d’information géographique en 3D. Michael Kwartler explique que pour lui il y a deux fonctions essentielles et complémentaires qui justifient l’emploi des technologies informatiques dans le processus de concertation : la fonction d’interaction qui permet à toute personne familière de l’utilisation d’un ordinateur de se déplacer dans un modèle 3D et de le regarder à partir du point de vue qu’elle souhaite, et la fonction d’interrogation d’une base de données qui lui permet à tout instant d’obtenir des informations complémentaires à celles présentées visuellement.

Illustration 9. Santa-Fe, Nouveau-Mexique, scénario d’évolution d’un quartier

Illustration 9. Santa-Fe, Nouveau-Mexique, scénario d’évolution d’un quartier

© ESC New York.

L’ESC est intervenu récemment sur plusieurs études que nous avons analysées, notamment un projet récent à Santa-Fe au Nouveau-Mexique. Il s’agissait de développer des scénarios d’évolution pour un quartier qui grandit rapidement et sur un mode de banlieue américaine assez atypique dans cette ville. Plusieurs workshops furent organisés. Plutôt que de demander aux participants d’exprimer leurs souhaits en termes de style ou de densité (thèmes récurrents dans les discussions de ce genre aux États-Unis), l’équipe d’ESC a proposé un certain nombre de scénarios qui ont été illustrés un à un grâce à une maquette numérique du quartier, débattus et affinés puis finalement acceptés ou rejetés par un vote.

Il est clairement question ici de mettre les technologies informatiques les plus avancées au service du débat citoyen afin d’aborder des questions qui sont essentiellement des questions d’ambiance, même si, dans le contexte nord-américain, elles sont abordées sous l’angle du place-making, c’est-à-dire de la participation des citoyens à la définition des qualités essentielles et des valeurs du quartier ou du village où ils résident.

Aide à la décision : le cas du Lema, Liège. Le laboratoire d’étude méthodologique architecturale (Lema) de l’université de Liège en Belgique développe depuis plusieurs années, sous la direction du professeur Albert Dupagne, des outils pour la simulation solaire et thermique. À partir des démarches qu’il a développées avec ces outils, le laboratoire a été régulièrement sollicité pour étudier la qualité des ambiances de nombreux espaces urbains.

Parmi ces études, nous avons analysé le projet de l’îlot Tivoli situé sur la place Saint-Lambert à Liège. Le Lema était intervenu en 1992 dans le cadre d’une expertise judiciaire concernant l’extension du palais de justice de Liège situé sur la place Saint-Lambert. En effet, les associations de riverains avaient fait un recours au Conseil d’État pour s’opposer à la réalisation de cette extension, prenant comme principal argument l’important impact négatif qu’aurait ce bâtiment sur l’ensoleillement de son environnement urbain. L’expertise commandée au Lema par la maîtrise d’ouvrage, la Régie des bâtiments de Liège, devait apporter des réponses à cette question et démontrer si possible le non-fondé de ces accusations.

Illustration 10. La place Saint-Lambert. L’implantation du palais de justice actuel, de son projet d’extension et de l’îlot Tivoli

Illustration 10. La place Saint-Lambert. L’implantation du palais de justice actuel, de son projet d’extension et de l’îlot Tivoli

© Lema.

En 2000, le Lema était sollicité dans le cadre de l’aménagement de l’îlot Tivoli, situé également à Liège, à proximité du projet précédent. Il devait apporter des éléments pour faciliter les décisions concernant le devenir de cet îlot important pour les habitants de la ville sur les plans symbolique et historique. Le Lema entreprenait des analyses morphologiques et climatiques poussées qu’il appliquait à plusieurs scénarii. Les scénarii d’aménagement soumis à l’analyse du Lema ont été étudiés sur la base de trois variables permettant une lecture morphologique des espaces :

  • la fermeture relative des places,

  • la continuité ou la discontinuité du skyline entre les deux places séparées par l’îlot,

  • l’axialité de la composition.

Ces caractéristiques ont permis d’identifier quinze possibilités théoriques d’aménagement qui ont été illustrées par des places existantes prises comme référence pour leur qualité urbaine reconnue. À cette occasion, dans le cadre des festivités de l’an 2000, une maquette grandeur nature du chevet de la cathédrale, autrefois érigée sur la place, permettait de visualiser un des scénarios proposés. Ces variantes ont été examinées sous l’angle des attentes que les citadins avaient exprimées : importance relative du minéral et du végétal, régularité ou irrégularité des formes urbaines, etc. L’articulation entre les places limitrophes de l’îlot a également été analysée en termes de continuité et de transition. À l’issue de cette première évaluation, huit variantes ont été retenues, quatre d’entre elles étant moins réalistes que les autres mais destinées à alimenter les débats et élargir les réflexions.

Les comparaisons enregistrées par le Lema entre ces variantes sur le plan de la qualité de l’ensoleillement et sur celui de la perception de l’espace ont été communiquées aux acteurs locaux pour les aider à prendre leur décision. Parallèlement, le Cleo (Centre liégeois d’études d’opinion) était sollicité pour sonder l’opinion publique sur le sujet. Les enquêtes ont été réalisées entre le 5 mars et le 10 mars 2001, par téléphone, auprès d’un échantillon représentatif de six cents habitants de la ville de Liège et de son arrondissement. Ce questionnaire concernait notamment l’identification des usages et la représentation de la place par les habitants, ce qui devait permettre au Lema d’identifier les premiers scénarios d’aménagement. L’enquête et les analyses spatiales ayant dû être réalisées en l’espace de trois mois, seuls quelques scénarios d’aménagement ont donc servi de base à l’investigation du Cleo : aucun aménagement, un espace vert, un monument décoratif, un bâtiment fonctionnel et sans avis. Le questionnaire était composé d’un total de trente questions. Les premières soulevaient des questions générales sur les habitudes et les modalités de fréquentation des espaces urbains centraux. Les sept dernières questions concernaient le devenir de l’îlot Tivoli. On demandait aux riverains s’ils se souvenaient de l’îlot avant sa destruction, dans les années soixante-dix et, bien évidemment, s’ils désiraient qu’on l’aménage. À ceux qui avaient répondu favorablement à la construction de l’îlot, on demandait de donner un point de vue sur la forme que devait avoir le bâtiment, en se référant aux dimensions de la reconstitution du cœur de la cathédrale encore présente dans les mémoires. Cette enquête, peut-être trop rapide car menée sans attendre les résultats des travaux du Lema, reflétait un rejet massif de tout aménagement sur le site autre que paysager. Ces résultats ont amené la ville à reconsidérer son action de sensibilisation et de concertation.

Illustration 11. Simulation de l’ensoleillement et de l’ouverture du ciel de la place Saint‑Lambert

Illustration 11. Simulation de l’ensoleillement et de l’ouverture du ciel de la place Saint‑Lambert

© Lema.

Aide au marketing, le cas de la ZAC de la porte d’Aubervilliers. Dans le cadre de la promotion du projet de la ZAC porte d’Aubervilliers, au seuil nord de Paris, comprenant un grand centre commercial, des bureaux et des logements, une restitution 3D de l’opération a assuré le marketing du projet dans le but de fédérer des partenaires financiers et de convaincre les partenaires clés de l’opération qui avaient exprimé beaucoup de réserves sur le projet proposé, notamment la Ville de Paris.

Illustration 12. La restitution en 3D du projet de la ZAC d’Aubervilliers

Illustration 12. La restitution en 3D du projet de la ZAC d’Aubervilliers

La restitution 3D, éditée sur un CD Rom, a permis aux différents acteurs de visualiser et d’explorer le projet de façon simple, accessible et très réaliste. Elle a été diffusée aux partenaires potentiels du projet, aux éventuels promoteurs et futurs investisseurs. Le débat s’étant focalisé sur le centre commercial, celui-ci a donc fait l’objet d’une attention particulière en terme d’ambiance. Il fallait démontrer que cet important équipement commercial avait été réparti sur plusieurs bâtiments, avec un souci d’intégration urbaine non seulement sur le plan du gabarit des édifices mais aussi par la création d’espaces publics de transition.

Aide à la conception, le cas de la plateforme EVE. Dans le cadre du programme RD3, le Cstb10 a lancé en 2000, pour une durée de cinq ans, une recherche sur les « environnements virtuels augmentés » appelés ensuite « enrichis ». Son objectif était de produire un outil multidimensionnel permettant de représenter et de communiquer l’ensemble des résultats d’expertises, notamment ambiantales, qui pouvaient leur être demandées sur des projets architecturaux ou urbains. Cet outil, en cours d’élaboration, couplera des modèles de simulation de phénomènes d’ambiances à un modeleur 3D, ce qui permettra de visiter virtuellement un projet en prenant en compte un différents éléments tels que la lumière, l’acoustique, la thermique, la sécurité au feu ou l’accessibilité. Il pourrait également croiser plusieurs critères, afin d’optimiser par exemple les caractéristiques d’une enveloppe du double point de vue thermique et sonore. Cette plate-forme s’appuie sur un certain nombre de logiciels de calcul et de simulation dont disposent actuellement les différents services du Cstb : acoustique, éclairage, thermique, désenfumage, structures, etc.

Le Cstb destine cet ensemble d’outils à devenir un moyen de communication entre la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre et l’utilisateur final, non seulement sur les phénomènes d’ambiances mais aussi sur l’ensemble des facteurs techniques, architecturaux, financiers, réglementaires, environnementaux, etc. du projet. Il aurait des possibilités d’application à toutes les phases du projet au delà des phases de concertation et de conception. L’objectif serait de participer à la mise en place d’une approche globale et pluridisciplinaire. De plus, il rendrait plus intuitive la compréhension des phénomènes d’ambiances grâce à une restitution multidimensionnelle du projet : croisement des données 3D avec des dimensions sensibles, le sonore par exemple.

2. Le rôle des expertises dans la conduite de projet

2.1. Émergence d’une expertise à partir de l’outil

Une expertise fortement instrumentalisée. Les équipes de simulation ou de conception d’ambiances dont nous avons étudié les interventions témoignent d’une inévitable fusion entre expertise et technologie : maquette virtuelle, simulation, réalité virtuelle augmentée sont autant de moyens technologiques nécessaires pour mesurer, représenter, évaluer, valider un projet. Ces outils sont le plus souvent des « boîtes noires » dont l’accès est limité à leurs créateurs. Ils tendent à se situer à l’interface entre décideurs, techniciens et usagers ; et leur développement tend à favoriser l’intervention de l’expert qui les exploite. Celui-ci dépend donc le plus souvent de son outil, un outil coûteux et d’un usage généralement complexe.

La technologie souvent sophistiquée dont il accompagne son travail impose à l’expert une certaine forme de dépendance. En effet, son autorité lui provient dans une certaine mesure de la « boîte à outils » dont il dispose, à l’instar du médecin qui instrumentalise son diagnostic clinique en s’appuyant sur un arsenal d’examens toujours plus complexes, opaques et coûteux. Dans ce contexte, les équipes de recherche scientifique à caractère universitaire ou parapublic, développant leurs propres outils, sont naturellement privilégiées par rapport à des acteurs traditionnels ou des agences spécialisées indépendantes, moins bien équipés et dont ce type de prestation ne constitue pas une activité centrale. On connaît le statut public du Cstb, le Lema est un laboratoire de l’université de Liège, l’équipe de Space Syntax11 dépend de l’University college de Londres. Ce statut leur permet de développer et de faire évoluer des outils coûteux en formation, en fonctionnement et en maintenance et dont l’utilité n’est pas encore évidente pour l’ensemble de la communauté professionnelle de l’archi-tecture et de l’urbanisme, toutes disciplines confondues. Quant aux agences indépendantes qui se sont spécialisées dans la simulation, elles sont obligées pour l’instant de diversifier leurs activités dans d’autres domaines que ceux des études urbaines pour amortir leurs investissements.

Visualiser pour mieux comprendre les enjeux. Face aux professionnels, aux maîtres d’ouvrage et aux maîtres d’œuvre, les habitants d’une ville ou usagers d’un espace urbain ont du mal à exprimer leurs besoins, à dégager des exigences, à dialoguer sur des enjeux. Ils ont plus de difficulté encore à évaluer les propositions qui leur sont faites. La performance ambiantale, l’adaptabilité d’un espace et les fonctionnalités qui en découlent constituent des notions généralement trop abstraites pour leur permettre d’engager un vrai débat avec les décideurs et les concepteurs. Les représentants de la société d’HLM Le logement français expriment clairement cette difficulté lorsqu’ils décrivent les procédures de concertation qu’ils mettent en place pour élaborer de nouvelles entrées d’immeubles dans leurs ensembles de logements. À une autre échelle, le Lema évoque le même point de vue face aux associations qui réagissent aux projets d’aménagement de la place Saint-Lambert à Liège. Dans les deux cas, cette difficulté a amené les maîtres d’ouvrage à faire appel à différents moyens de représentation pouvant aller jusqu’à la réalisation de maquettes à grande échelle : Le logement français construit régulièrement ces entrées d’immeuble sous forme de prototype éphémère pour les faire approuver par les habitants avant leur réalisation définitive ; la ville de Liège a édifié la maquette grandeur nature du cœur de la cathédrale autrefois située sur la place Saint-Lambert pour simuler un des scénarios d’aménagement de l’îlot Tivoli.

Pour faire face à cette difficulté de communication, maîtres d’ouvrage et usagers ont besoin d’images qui leur permettent de visualiser et de comparer une ou plusieurs propositions, d’évaluer une solution et d’engager un débat. Les outils de simulation d’ambiances constituent à divers titres une réponse adaptée à cette demande. Ils facilitent la prise en compte de la complexité d’un site urbain. Ils ont une bonne capacité à identifier et à quantifier des sources de nuisances mais aussi à anticiper les contraintes que celles-ci apporteront au projet. Ils peuvent apporter des éléments de comparaison, évaluer des scénarios ou des projets, faciliter des choix.

Des interventions justifiées par l’existence de boîtes à outils. Si les démarches et les outils diffèrent de façon significative, on peut considérer que les scénarios d’intervention des experts sont comparables : à l’origine, on identifie une question que ni les acteurs traditionnels de la maîtrise d’ouvrage, ni ceux de la maîtrise d’œuvre ne sont en situation de résoudre de façon incontestable. Dans le cas du Lema, il s’agit de mesurer l’ensoleillement des espaces de la place Saint-Lambert. Pour l’ESC l’enjeu est de définir les conditions de densification d’un quartier périphérique de la ville de Santa-Fe. Pour le Cstb enfin, la demande consiste à croiser des contraintes thermiques et acoustiques pour vérifier la cohérence d’une solution constructive. Dans tous ces cas, apparaît une demande d’arbitrage, soit pour éviter ou réduire une situation conflictuelle, soit pour anticiper une situation complexe, soit pour optimiser une solution technique. Cet arbitrage est confié à un expert indépendant, d’une part du fait de sa compétence reconnue, de l’autre parce qu’il est extérieur au jeu des acteurs opérationnels en présence et qu’il n’est pas directement impliqué par les enjeux politiques, économiques ou techniques de l’opération. L’expert fait appel à son savoir-faire et à sa boîte à outils pour appréhender la problématique, simuler des contraintes d’ordre environnemental (l’ensoleillement par exemple), physique (l’acoustique), fonctionnel (l’accessibilité ou la densité), technique (la mobilité des personnes) et mesurer l’impact des scénarios ou des solutions proposés. Une analyse multicritère lui permet de porter un regard croisé sur plusieurs de ces contraintes (acoustique et accessibilité par exemple), étudier les interactions entre différents systèmes sur lesquels elles agissent (transport et façades) et prescrire des solutions permettant de réduire les risques (aménagement et sécurité, par exemple).

On mesure l’importance de l’instrumentation technique dans ce type d’intervention qui met l’expert qui la détient au centre du processus de décision. A contrario, on ne peut que constater les limites d’un conseil qui ne ferait pas appel à ces techniques sophistiquées, techniques dont peuvent difficilement disposer les acteurs traditionnels du projet, à la fois pour des raisons financières et par manque de compétence ou plus simplement de formation et d’expérience.

La technologie, vitrine de l’expertise. Ces prestations d’aide à la décision, tendent à faire de la technologie une vitrine marketing de l’expertise. Les outils de simulation, par leur fort potentiel d’anticipation, constituent des éléments stratégiques de positionnement comme conseil d’une maîtrise d’ouvrage. Pourtant, paradoxalement, la technologie conforte et fragilise à la fois l’expert. Elle le conforte par l’incontestable image de sérieux et de rigueur que le profane accorde le plus souvent aux démarches scientifiques. Elle le fragilise dans la mesure où les résultats des simulations, des campagnes de mesures et les démarches de validation qu’ils impliquent ne favorisent pas toujours le dialogue et la critique. J.Y. Trepos (2001) cite l’exemple de débats avec les riverains sur la création de nouveaux couloirs aériens et la densification du trafic nocturne de l’aéroport de Gosselies près de Charleroi. En marge de la négociation, ces derniers ont décidé de se doter de matériel et ont établi, à partir de points de mesure qui leur étaient propres, une cartographie sonore différente de celle des experts consultés par les autorités.

Les difficultés de communication entre experts, maîtres d’ouvrage et citoyens sont fréquentes. D’une part, les riverains ou les associations qui les représentent craignent que les experts soient manipulés par le politique. De l’autre, ils s’inquiètent de la boîte noire que constituent les équipements et les méthodes d’investigation de l’expert. Dans ces conditions, l’expert va devoir légitimer sa démarche scientifique et technique sans s’affranchir de la commande initiale qui lui impose une certaine neutralité. Pour traiter en toute objectivité des questions qui lui sont posées, il ne peut s’adosser à son seul savoir-faire technique. Son instrumentation, bien que sophistiquée, est insuffisante pour lui assurer sa légitimité. Il va devoir affirmer sa position au sein du processus de projet.

2.3. Développement de compétences au delà de l’outil

Nécessité de se référer aux usages. Deux raisons principales poussent l’expertise à se développer au-delà de l’outil qui la génère.

En premier lieu, la demande d’expertise se formule le plus souvent sans tenir compte des spécificités de la technologie dont celle-ci dispose. L’expression de cette demande est généralement complexe, globale, floue. La maîtrise d’ouvrage n’a pas de connaissances techniques sur les phénomènes d’ambiances. Elle n’évoque pas les questions en termes d’ensoleillement ou de lisibilité de l’espace. Elle s’interrogera plutôt sur la mise en valeur et la qualité de l’espace, notions pouvant englober des questions diverses et hétéroclites. Il n’y a pas forcément une réelle adéquation entre la formulation de la demande, le mode d’intervention de l’expert et les résultats que peut lui apporter la technologie qu’il met en œuvre. L’expert ne peut donc se contenter de produire les résultats de ses investigations sous forme de mesures et de simulations. L’ESC organise des séances de formation tout au long de ses interventions pour sensibiliser ses interlocuteurs ; le Lema définit des critères de qualité de l’espace urbain de la place Saint-Lambert qui puissent être reconnus par tous les participants du projet et notamment par les élus et les représentants des associations de riverains.

C’est ainsi que la mission du Lema sur l’îlot Tivoli comprenait l’analyse de l’impact de différents scénarios d’aménagement sur l’ensoleillement et le confort thermique des édifices existant sur la place – ce qui constitue un des domaines spécifiques de compétence de ce laboratoire – mais également une appréciation de la qualité de l’espace public engendré, notion floue s’il en est et difficile à cerner.

Lorsqu’elle exprime ses exigences, la maîtrise d’ouvrage évoque volontiers des éléments d’ambiance mais sans les qualifier, encore moins les quantifier. Dans l’exemple de l’extension du palais de justice de Liège, le problème de la perte d’ensoleillement due à l’impact du projet n’a pas été soulevé par l’opinion publique en termes d’ambiances, ni même de qualité de confort des habitations mitoyennes. Celle-ci a justifié son désaccord en évoquant un risque de déqualification du quartier et de perte de valeur immobilière des logements.

Des résultats qui demandent une interprétation. En second lieu, on observe que le résultat des simulations est difficilement exploitable directement par les maîtres d’ouvrage et les usagers. En effet, si certains outils permettent des représentations formelles plus ou moins accessibles par les néophytes grâce à des interfaces graphiques, les résultats des outils de simulation s’expriment le plus souvent sous forme de graphes pour représenter par exemple l’intensité lumineuse, le nombre d’heures d’ensoleillement, l’absorption acoustique ou les mouvements de l’air. Si peu de personnes sont en mesure de lire un plan, moins nombreuses encore sont celles qui sont capables d’interpréter ces résultats et de les prendre en considération. L’expert doit donc synthétiser les résultats de son outil et faire ressortir les éléments utiles au débat ou à la prise de décision. Il doit construire un discours plus lisible et plus engageant pour faciliter le dialogue entre les acteurs du projet que sont le politique, l’usager, le concepteur, le technicien, l’investisseur.

En réalité, bien souvent, les résultats de l’expertise ne sont pas l’objet central du débat. Ils en sont plutôt l’initiateur ou le catalyseur. La rhétorique de l’expert s’établit au-delà de ses compétences scientifiques et techniques. Sa mission implicite relève de la médiation et du dialogue. Les connaissances scientifiques qu’il établit doivent être synthétisées et mises en scène, ou plutôt en récit. C’est dans ce sens que nous avons interprété les demandes incessantes de l’ESC auprès des éditeurs de logiciels pour disposer d’outils de représentation relativement peu sophistiqués, voire simplistes, qui, couplés à des bases de données plus complexes ausquelles l’usager n’a pas nécessairement accès, facilitent le dialogue et permettent une plus grande liberté d’interprétation individuelle.

L’étude du Lema sur l’extension du palais de justice de Liège montre bien comment l’expertise se construit au-delà du savoir faire scientifique et technique de l’expert et des capacités de son outil. En effet, à la demande qui leur était faite, ces experts ont confirmé les pertes significatives d’ensoleillement que craignaient les riverains. Face à ce constat, ils ont, dans un second temps, comparé la nouvelle situation solaire du quartier provoquée par le projet d’extension à celle des autres quartiers de la ville. Ils en ont conclu que ce quartier bénéficiait de conditions d’ensoleillement exceptionnelles et que le projet d’extension ne ferait que les ramener à celles des autres quartiers. Pour convaincre les riverains, le Lema s’est appuyé sur des considérations d’ordre subjectif, en prenant comme référence des conditions d’ensoleillement dites « moyennes » basées sur des critères d’appréciation de référence impliquant un minimum de consensus entre les experts et leurs interlocuteurs.

Illustration 14. Bibliothèque d’objets et de bâtiments mis au point dans le cadre d’une étude participative pour l’étude du troisième plan régional de Princeton

Illustration 14. Bibliothèque d’objets et de bâtiments mis au point dans le cadre d’une étude participative pour l’étude du troisième plan régional de Princeton

© ESC New York.

En fait, si le discours des experts a permis de mettre les habitants d’accord sur le constat que, globalement, les conditions d’ensoleillement de la ville de Liège n’étaient pas mauvaises, et que le vrai débat était ailleurs ; implicitement, la question posée par les mandataires de l’étude était la suivante : quel aménagement veulent réellement les habitants de Liège sur la place Saint-Lambert ? Tandis que les riverains s’inquiétaient sur les risques de dévalorisation de leur logement.

2.4. Expertise et médiation

Une demande de médiation plus ou moins implicite. Au-delà de la réponse scientifique qu’il apporte dans le domaine de la simulation des ambiances, l’expert est amené à remplir d’autres missions plus ou moins implicites qui relèvent de la médiation et de la communication. Parallèlement à ses investigations scientifiques et techniques, il identifie des terrains de dialogue entre élus et citoyens, entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre, et simule des hypothèses pour alimenter ces dialogues. Son savoir-faire reste certes essentiel à l’évaluation scientifique du projet. Mais il faut être conscient que ses critères scientifiques n’ont qu’une importance relative au regard des véritables enjeux politiques, économiques et sociaux des acteurs en présence, et notamment du décideur politique. Son expertise a tendance à se dissoudre dans les mécanismes décisionnels pour faciliter les échanges, engager les débats, réduire les écarts entre les opinions et donc les risques d’échec de la négociation. Il n’intervient plus uniquement en amont de la décision politique pour faciliter celle-ci, mais tout au long d’un processus de projet qui le plonge au sein de l’action.

L’approche duale des questions d’ambiance, physique d’une part et sensible de l’autre, facilite sans doute ce rôle de médiation souvent implicite. L’expérience de l’ESC est sans doute significative à ce sujet. Les missions confiées à cette équipe se trouvent le plus souvent à l’interface des communautés de citoyens et des autorités urbaines. La régulation de l’urbanisme aux États-Unis, essentiellement basé sur la négociation, favorise l’émergence et le pouvoir de ces communautés, que celles-ci soient ethniques, riveraines ou liées à un intérêt économique ou géographique commun. Ces communautés sont plus souvent les commanditaires des études d’ESC que les administrations municipales ou les promoteurs.

Un dialogue parfois difficile. Plusieurs raisons rendent néanmoins ce dialogue difficile. Experts et profanes ne parlent pas le même langage. Les particularités de l’expert exigent de ce dernier des efforts de pédagogie et un travail continu d’information sur son travail. Il l’oblige également à resituer ses travaux dans un contexte plus global et à les hiérarchiser dans une échelle de priorités qui dépasse ses propres préoccupations. Son expertise débouche presque toujours sur la recherche des conditions d’un dialogue entre élus, techniciens et citoyens et sur les moyens à mettre en œuvre pour faciliter la concertation autour d’un projet. La technologie utilisée par l’expert, s’il lui permet de mesurer, de simuler et de restituer les performances ambian-tales d’un espace, ne joue qu’un rôle relatif dans le dialogue qui s’instaure. Les résultats de la simulation constituent des moyens d’analyse, d’anticipation et d’évaluation, mais l’expert doit en assimiler les résultats, les interpréter et les communiquer à ses interlocuteurs. Les moyens de communication qu’il utilise alors sont les plus variés, des plus traditionnels aux plus sophistiqués, et rarement interfacés aux outils de simulation, ni aux outils de mesure.

Les expériences de ESC sont les plus significatives dans ce domaine parmi celles que nous avons analysées, car elles optimisent de façon très subtile les moyens de communication mis en œuvre au profit du débat. Ces moyens sont adaptés à leurs interlocuteurs : maquettes physiques ou virtuelles, tables lumineuses sophistiquées, logiciels 3D relativement rudimentaires et bases de données issues de SIG, etc. On peut également évoquer les expériences du MIT12 qui, pour rendre plus accessible à des non-initiés l’exploration de scénarios d’aménagement sur le plan climatique, a développé une interface constituée d’une table lumineuse sur lequel est projeté le plan. Dès que des maquettes de bâtiments sont placés sur la table, les ombres et les mouvements aérauliques sont calculés de façon interactive. Les techniques de réalité virtuelle augmentée et de virtualité augmentée sont, elles aussi, destinées à jouer un rôle croissant de communication, bien que leur coût ne les rende pas accessibles pour l’instant aux acteurs de la plupart des projets urbains. Certaines questions doivent cependant être posées : ces missions qui relèvent dans les faits plus de la médiation que de l’expertise technique, justifient-elles de mener en amont des études techniques très poussées ? On a le sentiment que, dans certains cas, bien que ces dernières aient pour seule capacité de mesurer les impacts de phénomènes d’ambiances, on les met en œuvre pour initier un débat entre des gens auxquels les résultats de ces études sont peu accessibles. Et qu’on cherche parfois, en mettant en avant ces dernières, à éviter toute remise en question du projet, à limiter la discussion autour de ce dernier sous couvert de résultats de nature scientifique.

2.5. Légitimité de l’expertise technique dans la conduite de projet urbain

Fonder l’action politique sur des savoirs scientifiques et techniques. « Les experts sont formels ». On connaît l’expression qu’agite régulièrement le politique pour légitimer sa décision, sans toujours citer ses sources. Nombreuses sont les expériences qui montrent la volonté des élus de fonder leur action sur des savoirs scientifiques et techniques. Pour répondre à ce besoin, ces derniers font appel à un expert indépendant, généralement doté d’une boîte à outils sophistiquée, auquel ils demandent de leur fournir des éléments de réponse « ponctuels » destinés à les aider à prendre une décision13. Les expériences de la place Saint-Lambert montrent bien cette volonté. Les objectifs majeurs de l’étude confiée au Lema décrits par la maîtrise d’ouvrage sont clairement de « confronter les opinions aux possibilités objectives offertes par le site (...) » et de « (...) fournir aux autorités communales liégeoises un outil scientifique d’aide à la décision »14. On peut faire la même observation à propos des recherches menées par Space Syntax sur les rapports entre accessibilité et criminalité qui tentent de démontrer que la typologie d’un espace urbain peut augmenter ou diminuer le risque de criminalité15. Ainsi, par exemple, si l’entrée du logement se trouve sur la façade arrière de l’îlot, à l’opposé donc de la voie de circulation, le risque de criminalité diminuerait d’environ 37 %. Bien que cette démarche nous laisse perplexe, on peut constater qu’elle s’appuie sur un argument à caractère scientifique difficilement vérifiable pour aborder le problème de l’insécurité des espaces urbains. En réalité, dans le domaine de l’urbain, les experts techniques appelés à répondre à une question précise peuvent rarement se limiter à la formulation d’une investigation ponctuelle. Ils sont presque inévitablement amenés à s’affranchir de leur statut d’indépendance et se voient bien souvent obligés d’entrer dans le champ de l’action, dans celui de la conduite du projet. L’efficacité de leur intervention passe par l’affirmation – voire l’intégration – de leur rôle au sein du processus de projet, ce qui soulève évidemment le problème de leur neutralité et donc de leur légitimité.

Ici apparaît une première contradiction : quelle responsabilité l’expert prend-il au delà de celle que lui permet en principe d’assumer sa propre compétence scientifique. Autrement dit, comment réagit-il à l’inclination naturelle de la maîtrise d’ouvrage à renvoyer la responsabilité de la décision sur lui ? Dans le cas de l’îlot Tivoli de Liège, le Lema s’était gardé d’émettre la moindre comparaison d’ordre qualitatif entre les scénarios d’aménagement qu’il avait analysés. Malgré cette position stricte, la presse leur a clairement imputé la responsabilité du choix de la solution retenue16. Les experts sont parfois mis en avant un peu malgré eux.

Désamorcer d’éventuels conflits. Sans vouloir caricaturer, on peut dire que tout conflit avec l’opinion publique est généralement perçu par le politique comme un frein à l’avancement d’un projet plutôt que comme un moyen d’expression citoyenne et de dialogue avec les habitants. Pourtant, le conflit est un état naturel du processus du projet, une première étape incontournable, dans le sens où les enjeux et les questionnements se construisent au fur et à mesure du projet et le dialogue doit faire apparaître les contradictions entre différents points de vue. Le conflit est la première forme du dialogue et donc un moyen d’exercer une influence et de faire valoir son opinion. Autrement dit, la mise en place d’un processus participatif devrait consister à mettre en relief les situations conflictuelles plutôt qu’à les occulter. Le projet n’est-il pas avant tout un espace de dialogue et de négociation et donc de règlement de conflits ?

L’expert, en simulant des ambiances et en les soumettant au débat, anticipe des réactions, désamorce des conflits latents. Il permet au politique de mieux apprécier les limites du risque qu’il est en mesure de prendre, de définir la ligne au-delà de laquelle le conflit pourrait dégénérer et faire échouer le projet. Sous couvert de négociation, il ne s’agit parfois que de détourner la démarche scientifique des experts et les résultats de leurs simulations pour anticiper les réactions des citoyens, de réduire les écarts entre les opinions et donc les risques d’échec, de désamorcer enfin d’éventuels conflits et rassurer ainsi les administrations, les investisseurs.

À Liège où le conflit était d’ordre juridique, l’expertise technique avait réussi à invalider l’opinion des riverains sur l’impact du projet sur le quartier. Pourtant, les autorités locales n’ont pas su mettre en place de véritable processus de consultation, encore moins de participation. Seules les opinions qui se sont exprimées sur le devenir de l’îlot ont été dévoilées. Les enquêtes sur l’usage des lieux n’ont pas été exploitées et n’ont engendré aucun débat public. Pourtant, les relations tendues entre riverains et autorités municipales ont non seulement obligé ces dernières à reformuler leur programme, elles ont aussi contribué à éveiller leur conscience sur la question de la participation citoyenne. Une réflexion prospective s’est exprimée sur les processus à venir permettant de mieux intégrer en amont l’avis des citoyens.

Gérer le risque. L’annulation par le Conseil d’État du projet d’extension du palais de justice de Liège du fait de l’intervention d’associations de riverains a valu aux autorités locales d’énormes préjudices. Il leur a fallu arrêter le projet alors que le chantier avait déjà commencé, démolir les fondations déjà réalisées, mobiliser et mettre en place de nouveaux partenariats et élaborer un nouveau projet. C’est dans ce contexte extrêmement conflictuel que la municipalité s’est réellement interrogée sur l’impact de l’opération sur les riverains. Cette approche par l’extrême, qui caractérise la société du risque, se reflète sur l’attitude des acteurs de la ville. On agit quand la limite de tolérance risque d’être atteinte. On anticipe cette limite si on dispose des moyens nécessaires pour le faire, on gère les conflits dans le cas contraire. Cette prééminence du discours sur les risques, portée par l’opinion publique, induit un processus de projet qui repose de plus en plus sur la négociation et la concertation. La hiérarchisation des risques devient un moyen de structuration des enjeux et de définition des objectifs d’un projet.

Les maîtres d’ouvrage ont également besoin d’anticiper les risques lorsqu’ils évaluent les solutions qui leur sont proposées. Lorsque les responsables du patrimoine de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (APHP) évoquent leurs principales difficultés dans la conduite de leurs opérations, ils le font en décrivant les nombreux risques auxquels ils sont confrontés aux différents stades d’élaboration du projet : programmation, consultation de concepteurs, analyse des offres de l’ingénierie, etc. Ils précisent que c’est à l’interface de deux systèmes (par exemple : la sécurité et la qualité de l’air) que la prise de risque est la plus grande ; la maîtrise des grandes fonctionnalités est plus ou moins bien assurée par les équipes de maîtrise d’œuvre mais c’est leur intégration qui fait problème.

La principale difficulté pour ces maîtres d’ouvrage est de disposer d’outils fiables qui leur permettent d’anticiper ces risques aux différentes étapes de décision. L’étude physique des phénomènes d’ambiances, qu’il s’agisse de qualité de l’air ou de l’eau, de nuisances ou de pollution visuelles, sonores, thermiques, constituent un moyen intéressant de définir la performance d’un système et d’assurer le suivi et l’évaluation de cette performance aux étapes clé du projet. C’est ce que tente de faire le Cstb en mettant en œuvre la plate-forme EVE. C’est ce que fait l’ESC lorsqu’il interface les données urbaines d’un projet rassemblées dans un SIG 3D avec des données d’ordre environnemental.

Pourtant, l’expertise technique sur les risques engendrés par un projet est basée le plus souvent sur un respect de la norme, lorsque celle-ci existe. Ainsi, dans le domaine de l’acoustique, l’expert se limite généralement à étudier la gêne induite par une source et quant celle-ci s’avère trop importante, il se réfère à la norme en vigueur pour en définir les limites acceptables. Aucune des agences spécialisées que nous avons interrogées ne cherche à élargir son expertise sur les questions liées à l’usage des espaces, ni n’intègre dans ses préconisations leurs dimensions sensibles. Pour aller au delà d’une démarche purement normative, pour être en mesure d’offrir une prestation facilitant l’aide à la décision, cette expertise doit s’intégrer dans les dispositifs de conduite de projet et adopter des méthodes qui facilitent cette intégration.

1 Ont également participé à cette recherche Benjamin Cimerman, ingénieur UTC, Philippe Dehan, architecte, enseignant chercheur au département GSU (

2 cf. entretien avec A. Dupagne (Dard 2002, Vol 1, p. 55).

3 On pourra se référer à ce sujet à la distinction que fait P. Amphoux entre Ambiance et ambiances.

4 Le Petit Robert définit le simulacre comme une « apparence sensible qui se donne pour une réalité ». Ce terme est utilisé ici dans le sens de « 

5 Techniques de représentation reposant sur le calcul physique des phénomènes sensibles.

6 Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain, UMR Cnrs 1563, école d’architecture de Grenoble.

7 Centre de recherche méthodologique d’architecture, UMR Cnrs 1563, école d’architecture de Nantes.

8 Aukstakalnis and Blatner 1992, Silicon Mirage. The Art and Science of Virtual Reality, Berkeley, California, Peachpit Prexx Inc.

9 J.J. Terrin et B. Chalandard, L’intégration des notions d’ambiance dans les processus de programmation et de conception, PUCA, 2003.

10 Centre scientifique et technique du bâtiment, Paris.

11 University college London.

12 Massachusetts Institute of Technology.

13 Voir définition de l’expert par Trepos (2001, p. 72).

14 Extrait du discours de Michel Foret, ministre wallon de l’Aménagement du territoire et de l’environnement. Ministère de l’Aménagement du territoire

15 B. Hillier, « Can street be made safe », 10/02/2002, document dactylographié.

16 L’espace Tivoli en question in La Meuse, 11 août 2001. Sous le titre de « Square vert ou construction ? Le débat reste ouvert », le journal La

On a retenu ici les principales références de la recherche dont est issu ce texte.

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Terrin J.-J., 1998, Qualité, conception,. gestion de projet, Programme « Programmer Concevoir », Paris, Plan Urbanisme Construction Architecture.

1 Ont également participé à cette recherche Benjamin Cimerman, ingénieur UTC, Philippe Dehan, architecte, enseignant chercheur au département GSU (Génie des systèmes urbains), Isabel Guglielmone, maître de conférence au département TSH de l’UTC, et Mindjid Maïzia, maître de conférence au département GSU.

2 cf. entretien avec A. Dupagne (Dard 2002, Vol 1, p. 55).

3 On pourra se référer à ce sujet à la distinction que fait P. Amphoux entre Ambiance et ambiances.

4 Le Petit Robert définit le simulacre comme une « apparence sensible qui se donne pour une réalité ». Ce terme est utilisé ici dans le sens de « donner l’illusion d’être dans un lieu » et non celui de « faire croire qu’un lieu est vrai alors qu’il ne l’est pas ».

5 Techniques de représentation reposant sur le calcul physique des phénomènes sensibles.

6 Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain, UMR Cnrs 1563, école d’architecture de Grenoble.

7 Centre de recherche méthodologique d’architecture, UMR Cnrs 1563, école d’architecture de Nantes.

8 Aukstakalnis and Blatner 1992, Silicon Mirage. The Art and Science of Virtual Reality, Berkeley, California, Peachpit Prexx Inc.

9 J.J. Terrin et B. Chalandard, L’intégration des notions d’ambiance dans les processus de programmation et de conception, PUCA, 2003.

10 Centre scientifique et technique du bâtiment, Paris.

11 University college London.

12 Massachusetts Institute of Technology.

13 Voir définition de l’expert par Trepos (2001, p. 72).

14 Extrait du discours de Michel Foret, ministre wallon de l’Aménagement du territoire et de l’environnement. Ministère de l’Aménagement du territoire, de l’urbanisme et de l’environnement de la région wallonne, « Comment aménager l’espace Tivoli ? », plaquette de synthèse de l’étude du Lema et du CLEO, juin 2001.

15 B. Hillier, « Can street be made safe », 10/02/2002, document dactylographié.

16 L’espace Tivoli en question in La Meuse, 11 août 2001. Sous le titre de « Square vert ou construction ? Le débat reste ouvert », le journal La Meuse avance que « les spécialistes préfèrent une construction majeure » alors que « le grand public penche pour un espace vert ». Ces spécialistes sont distingués des concepteurs du projet et ne sont cités que de façon anonyme et aucune référence précise n’est faite à leurs études.

Illustration 1. Explication et recommandation sur l’effet Venturi d’accélération de la vitesse du vent en modifiant les configurations spatiales (Gandemer et Guyot, 1976)

Illustration 1. Explication et recommandation sur l’effet Venturi d’accélération de la vitesse du vent en modifiant les configurations spatiales (Gandemer et Guyot, 1976)

© Cstb.

Illustration 2. Ville de Herve. Études des impacts sonore des autoroutes E40/E42 et T.G.V.Modélisation 3D et résultats de simulation

Illustration 2. Ville de Herve. Études des impacts sonore des autoroutes E40/E42 et T.G.V.Modélisation 3D et résultats de simulation

© Tisseyre & Associés.

Illustration 3. ZAC de la Porte d’Aubervilliers

Illustration 3. ZAC de la Porte d’Aubervilliers

Maître d’ouvrage : EMGP (Compagnie des Magasins généraux de Paris) ; architectes et urbanistes : Grumbach, Arte - Charpentier, Kohn, Pederson, Fox K Vouquette ; paysagiste et bureau d’étude : Desvignes Dalnoky AEP ; image de synthèse : Marc Todesco, agence Logicarch.

Illustration 4. Le SAS cube9, inauguré en 2001, est une salle immersive cubique de 3 mètres de côté dont les panneaux sont des écrans

Illustration 4. Le SAS cube9, inauguré en 2001, est une salle immersive cubique de 3 mètres de côté dont les panneaux sont des écrans

L’observateur se trouve à l’intérieur, au cœur de l’image, totalement immergé grâce à la vision 3D stéréoscopique des images projetées qui évoluent en fonction de ses mouvements. Ce prototype développé par le consortium Barco-Clarte-Irisa-Z-A est co-financé par le ministère de l’Économie, des finances et de l’industrie et le Centre national de la cinématographie, ministère de la Culture.

Illustration 5. Utilisation d’un mannequin pour l’évaluation du confort thermique développé par Nimatic (Danemark)

Illustration 5. Utilisation d’un mannequin pour l’évaluation du confort thermique développé par Nimatic (Danemark)

Le mannequin mesure le rapport entre la surface extérieure de la personne vêtue et la surface du corps nu. Le mannequin est chauffé à la température d’un corps réel, ce qui permet de simuler les réactions physiologiques par rapport à une exposition donnée (température insolation, humidité, etc.). Le mannequin est composé de 16 sections indépendantes comportant des récepteurs reliés à un revêtement à base de nickel qui permet de relever les données sur toute la surface de chacune des seize sections du mannequin.

Illustration 6. Exemples de modélisation classique à caractère descriptif et prédictif

Illustration 6. Exemples de modélisation classique à caractère descriptif et prédictif

A gauche : Écoulement et champ de pression autour de l’hôtel du département des Bouches-du-Rhône.
A droite : Écoulement autour de l’ensemble « Grotte-Rolland » à Marseille.

© Optiflow.

Illustration 7. Application du logiciel Solimac à la conception d’écrans solaires pour une maison d’habitation par modélisation déclarative à caractère exclusivement prédictif

Illustration 7. Application du logiciel Solimac à la conception d’écrans solaires pour une maison d’habitation par modélisation déclarative à caractère exclusivement prédictif

© Cerma

Illustration 8. Analyse des potentiels des espaces de bureaux de Manhattan sud

Illustration 8. Analyse des potentiels des espaces de bureaux de Manhattan sud

© ESC New York.

Illustration 9. Santa-Fe, Nouveau-Mexique, scénario d’évolution d’un quartier

Illustration 9. Santa-Fe, Nouveau-Mexique, scénario d’évolution d’un quartier

© ESC New York.

Illustration 10. La place Saint-Lambert. L’implantation du palais de justice actuel, de son projet d’extension et de l’îlot Tivoli

Illustration 10. La place Saint-Lambert. L’implantation du palais de justice actuel, de son projet d’extension et de l’îlot Tivoli

© Lema.

Illustration 11. Simulation de l’ensoleillement et de l’ouverture du ciel de la place Saint‑Lambert

Illustration 11. Simulation de l’ensoleillement et de l’ouverture du ciel de la place Saint‑Lambert

© Lema.

Illustration 12. La restitution en 3D du projet de la ZAC d’Aubervilliers

Illustration 12. La restitution en 3D du projet de la ZAC d’Aubervilliers

Illustration 14. Bibliothèque d’objets et de bâtiments mis au point dans le cadre d’une étude participative pour l’étude du troisième plan régional de Princeton

Illustration 14. Bibliothèque d’objets et de bâtiments mis au point dans le cadre d’une étude participative pour l’étude du troisième plan régional de Princeton

© ESC New York.

Jean-Jacques Terrin

École nationale supérieure d’architecture de Versailles.
TMU (Théories de mutations urbaines), UMR Cnrs-MCC
7136, École nationale supérieure d’architecture de Versailles
Petites Ecuries du Roi
BP 674
78006 Versailles cedex, France
jjterrin@wanadoo.fr

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