Une expertise « ambiance » est-elle possible ?

Réserves, propositions et plaidoyer

Is “ambiance expertise” possible?

Pascal Amphoux

p. 57-68

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Pascal Amphoux, « Une expertise « ambiance » est-elle possible ? », Cahiers RAMAU, 4 | 2006, 57-68.

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Pascal Amphoux, « Une expertise « ambiance » est-elle possible ? », Cahiers RAMAU [En ligne], 4 | 2006, mis en ligne le 29 octobre 2021, consulté le 24 avril 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/459

Cet article souligne l’enjeu de la définition des concepts et distingue les « ambiances » de l’« Ambiance ». L’auteur énonce une série de réflexions critiques sur l’usage, la légitimité ou l’intérêt de la notion d’ambiance en proposant trois critères pour fonder un usage rigoureux du mot (le caractère irréductible de la notion, son caractère relationnel et son caractère dynamique), puis, à partir de ceux-ci, trois principes méthodologiques pouvant constituer les fondements d’une recherche ou d’une « démarche Ambiance » : un principe d’interdisciplinarité, un principe « d’intersensorialité », et un principe « d’intergénérationnalité ». Il souligne ensuite la distinction entre, d’une part, des outils techniques destinés à des tâches monovalentes et reposant sur un principe de « réduction quantitative » et, d’autre part, des outils technologiques relevant de la mise en relation de représentations hétérogènes et incommensurables et reposant sur un principe « d’augmentation qualitative ». Il identifie alors les processus risquant de privilégier les représentations techniques au détriment des notions de conception, de décision ou d’habitation : « hyper-technicisation » des moyens techniques, « hypo-compréhension » des phénomènes sensibles et « expertocratisation ». L’auteur propose alors des orientations pour lutter contre ces tendances en réintroduisant la notion fondamentale d’usage (apparition d’une maîtrise d’usage ?) et en adoptant des techniques de récitation et les technologies du récit, favorisant ainsi l’expression et la prise en compte de la « tierce parole ».

This essay looks at the problems inherent to defining and distinguishing the various concepts of ambiance (atmosphere). The writer makes critical remarks concerning the usage, legitimacy or pertinence of the term and proposes three criteria to establish a more rigorous use of it: the irreducible character of the notion, its relational character and its dynamic character. Extrapolating these criteria he proposes three methodological principles to serve as the basis for research into ambiance or an ambiance approach. They are : the interdisciplinary principle, the inter-sensorial principle and the inter-generational principle. He goes on to make the distinction between the technical tools destined to mono-valent tasks (which proceed from “quantitative reduction”), on one hand, and the technological tools that serve to correlate heterogeneous and un-quantifiable data (which proceed from “qualitative addition”). Amphoux identifies the processes that tend to favour technical representations to the detriment of notions of design, decision or habitation. He proposes ways of counteracting these tendencies by referring to the fundamental notion of usage and by adopting the techniques and technologies of recitation, favouring expression of and consideration for the ‘third word’.

À partir d’une lecture critique de l’étude qui nous avait été préalablement transmise (Terrin, Tiraoui et al., 2003) et dont la contribution de Jean-Jacques Terrin rend compte dans cet ouvrage, le texte qui suit vise à énoncer une série de réflexions à valeur plus générale sur l’usage, la légitimité ou l’intérêt de la notion d’ambiance dans différents contextes de recherche, d’analyse ou de projet. L’enjeu n’est donc pas d’émettre un jugement de valeur sur le document (d’ailleurs livré dans une version provisoire) mais d’en extraire différents niveaux logiques et d’y repérer différents registres sémantiques qui, pour ne pas être clairement distingués, risquent de faire perdre à la notion toute pertinence. Critiquer, nous dit l’étymologie, c’est séparer, ou plus encore, distinguer. Une réserve, une proposition, un hommage et un plaidoyer feront les quatre arguments pour établir ces distinctions.

1. Ambiance au singulier, ambiances au pluriel

La première remarque émettrait une réserve et une mise en garde concernant l’usage du mot « ambiance », qui recouvre au moins deux significations différentes. En son sens commun, ce mot désigne quelque chose de parfaitement singulier qui, se situant entre la donnée physique, l’action sociale et la perception sensible, relève de l’ordre de l’expérience intime et personnelle. En son sens technique, il désigne à l’inverse quelque chose de répétable qui, en tant que donnée mesurable, semblerait au contraire relever de l’ordre de l’expérience objective et de la production maîtrisable. Aussi avons-nous pris l’habitude, au sein de l’équipe du Cresson1 de faire une distinction claire entre les deux acceptions, entre ce que nous appelons « l’Ambiance », au singulier, que nous écrivons par convention avec un A majuscule pour marquer la singularité du sens et de l’expérience perceptive, et « les ambiances », au pluriel, que nous écrivons par différence avec une minuscule mais avec un s pour marquer la multiplicité des significations qu’elles peuvent revêtir selon la discipline qui se l’approprie : ambiance sonore, ambiance thermique, ambiance lumineuse, etc.

Le but de cette distinction pourrait être de renvoyer dos à dos les deux acceptions, en départageant le travail de la science et de la technique, qui parviendrait à objectiver les ambiances dans certains domaines spécialisés, de celui des philosophes ou des poètes qui en exprimeraient la subjectivité. Il est pour nous inverse et consiste à dire que si la notion a un intérêt, c’est parce qu’elle permet de postuler l’inséparabilité de ces deux acceptions. Davantage, je dirais que d’un point de vue épistémologique, l’intérêt de la notion réside précisément dans sa capacité à casser les dualismes ordinaires entre l’objectif et le subjectif, le physiologique et le psychologique, le simulacre et la simulation…, ou encore entre la mesure et le calcul, l’enquête et l’observation, la représentation et l’expression…, ou plus fondamentalement encore entre le réel et le virtuel. L’ambiance est-elle réelle ou virtuelle ? Nous sentons bien que la vérité ou la puissance du mot réside dans un passage, dans une circulation du sens, entre l’un et l’autre.

Cette duplicité sémantique étant posée, comment asseoir malgré tout le sens d’une telle notion ? Et si tout effort de définition par le contenu est de ce fait voué à l’échec, c’est par la forme qu’il faut l’approcher en se demandant quels sont les caractères spécifiques qui font « une » Ambiance (au singulier), je veux dire très prosaïquement : qu’est-ce qui fait, dans la vie courante, que nous parlons d’ambiance ou quelles sont les situations dans lesquelles nous avons recours au mot ? Et, plus rigoureusement : qu’est-ce qui peut légitimer, scientifiquement, le fait de parler d’ambiance - plutôt que de milieu, d’environnement, de lumière ou de climat) ? La question n’est pas si simple et nous la débattons dans un livre récent (Amphoux, Thibaud, Chelkoff, 2004). Pour ma part, j’en suis actuellement à proposer trois critères de légitimation de l’usage du mot :

  • le caractère irréductible de la notion : l’Ambiance, au sens fort du terme, ne peut en aucun cas être réduite à une dimension unique, qu’elle soit physique ou psychologique, physiologique ou sociale, systémique ou autre ; et en effet, c’est peut-être précisément lorsque nous ne parvenons pas à en décrire le contenu que le mot s’impose à nous pour en exprimer l’expérience ; on n’épuise pas le phénomène par sa représentation ;

  • son caractère relationnel : l’Ambiance met en relation des choses, des personnes ou des idées, c’est un rapport au Monde, toujours local et circonstanciel ; plus spécifiquement, elle met en relation le réel et le virtuel ; et de fait c’est lorsqu’elle nous donne à méditer le statut incertain de la frontière entre ces deux instances qu’elle nous paraît la plus forte ;

  • son caractère dynamique : l’Ambiance est en mouvement ; davantage elle est un mouvement, une mouvance, quelque chose qui n’est perceptible que dans et par sa dynamique d’évolution ; c’est un changement de rapport au Monde et de fait c’est bien au moment où elle apparaît ou disparaît que nous y sommes le plus sensible.

Et ces trois caractères m’amènent à proposer trois principes méthodologiques qui de mon point de vue peuvent constituer les fondements d’une recherche ou d’une « démarche Ambiance » :

  • un principe d’« interdisciplinarité » ;

  • un principe d’« intersensorialité » ;

  • et un principe d’« intergénérationnalité ».

Je me suis expliqué sur les deux premiers dans un ouvrage publié par le PUCA2 (Amphoux et al, 1998). Approcher un terrain d’étude, un projet d’urbanisme ou une problématique de recherche en termes d’Ambiance, c’est nécessairement croiser les représentations de plusieurs disciplines ; et je plaide à ce niveau pour une interdisciplinarité restreinte : il ne s’agit pas de prétendre atteindre une exhaustivité (l’Ambiance est par principe supposée inatteignable par la représentation) mais plutôt de confronter un nombre limité de disciplines (de manière à ne pas se noyer dans une infinité d’images dispersées) en veillant à ce que ce choix restreint soit hétérogène, c’est-à-dire et c’est la règle du jeu que je propose, qu’il couvre ou soit représentatif de trois champs qu’il faut tenir pour incommensurables : le physique, le social et l’esthétique.

Second principe : adopter une « démarche Ambiance », c’est mettre en relation des modalités sensorielles différentes : ce qui fait l’Ambiance d’un espace public ou d’un moment festif, ce n’est pas seulement l’environnement matériel, le milieu sonore ou le paysage visuel, mais c’est la perception synesthésique de toutes sortes de facteurs qui engagent toutes les modalités sensorielles à la fois.

Quant au troisième principe, que j’ai tendance aujourd’hui à ajouter et dont la formulation est néologique, il est là pour désigner la nécessité, pour exprimer une Ambiance, d’avoir recours à des techniques d’observation, d’écriture, de mesure ou de simulation qui soient elles-mêmes dynamiques, soit qu’elles recourent respectivement au déplacement, à la durée ou à l’animation pour générer des représentations du phénomène d’ambiance (génération), soit qu’entre elles, par décalage, tension ou ressaisissement, elles rendent possible une expression plus complexe de l’Ambiance analysée ou projetée (« inter-génération »). Mettre en mouvement les représentations des ambiances pour exprimer une Ambiance. C’est-à-dire échapper au réductionnisme explicatif des premières pour faire sentir quelque chose de la seconde. L’expression naturellement est incomplète et ne démontre rien ; mais elle montre mieux, parce qu’elle fait sentir la chose. Ce passage du niveau de la représentation à celui de l’expression est également une thématique qui nous semble fondamentale. Elle sera reprise plus loin, mais si je la souligne ici, c’est parce que je pense que le développement actuel des nouvelles technologies et des performances techniques du multimédia ouvrent de ce point de vue des perspectives nouvelles, encore très peu explorées.

2. Techniques et technologie

La seconde remarque est une proposition, qui touche la définition même des termes de l’étude de J.-J. Terrin et de ses collaborateurs : rétablir une distinction, qui comme on va le voir est homologue à la précédente, entre techniques et technologie. L’étude distingue avec pertinence deux grandes catégories d’outils : des outils d’aide ou d’assistance et des outils de négociation de représentations différentes entre acteurs, en soulignant d’ailleurs la rareté des seconds (sont notamment analysés la plate-forme EVE du Cstb ou l’ESC de New York) et la pléthore des premiers.

Je suggérerais d’établir une distinction plus tranchée encore entre les deux types en qualifiant les premiers d’outils techniques, dans la mesure où l’aide ou l’assistance qu’ils offrent ne concerne que des tâches monovalentes et mesurables, qui sont strictement codifiées et normées par des protocoles limités, et en qualifiant les seconds d’outils technologiques dans la mesure où la négociation des représentations relève, en principe, de l’ordre de la médiation, de l’organisation ou de la mise en relation de représentations hétérogènes et incommensurables.

Les outils techniques reposent sur un principe de « réduction quantitative » et relèvent donc de la logique des ambiances (au pluriel) : la langue le dit bien, ce sont des outils de programmation des ambiances, de conception des ambiances ou de simulation des ambiances et l’on ne peut qu’être respectueux dans ces domaines des avancées de la technique (précision, vitesse, réalisme,…). Des outils technologiques, je dirais au contraire qu’ils reposent sur un principe d’« augmentation qualitative » et relèvent de la question de l’expression d’une Ambiance (au singulier). Les outils techniques consistent toujours à déconstruire le sens en une multiplicité de significations, les outils technologiques à reconstruire du sens à partir d’une multiplicité de représentations. Expertise du technicien relevant d’une compétence de spécialiste dans le premier cas (le technicien s’en tient aux chiffres, auxquels il ne peut que croire), expertise du « sage » relevant d’une compétence de généraliste dans le second (la sagesse ne prend pas les chiffres pour argent comptant et a pour tâche de les mettre en rapport avec l’expérience accumulée). Ne pas oublier que la technologie, étymologiquement, veut dire le discours sur la technique, sous-entend donc un minimum de distance critique et relève, en ce sens, de ce deuxième ordre d’expertise.

C’est à ce niveau que la distinction à faire est peut-être plus rigoureuse qu’il n’y paraît. Car même si des outils comme EVE ou ESC sont présentés par leurs protagonistes comme des outils de négociation, ils reposent sur des logiques d’interactivité modulaire qui les mettent peut-être sur la pente d’une « hypertechnicisation » des représentations à négocier ; de sorte que, au lieu de problématiser leur hétérogénéité et de valoriser leur incommensurabilité pour faire monter le débat et rendre possible une décision complexe mais sage, ils tendraient au contraire à en faire une présentation homogène pour rendre possible une décision simple, mais détachée de la réalité, de la complexité et/ou de l’expérience acquise par ailleurs. Inversement, même si des outils comme ceux de la simulation peuvent paraître ne relever que de l’ordre de la performance technique (et l’on sait combien ce genre de critique, souvent empreint de nostalgie, est fréquente), ils sont susceptibles de contribuer à augmenter la réalité de phénomènes d’ambiance, à condition de prendre cette expression au pied de la lettre, c’est-à-dire à condition que l’utilisation de ces techniques ne soit pas naïvement l’occasion de les substituer à d’autres, plus anciennes, sous prétexte d’un plus grand réalisme, mais qu’elles soient utilisées en plus, comme un moyen supplémentaire, qui peut venir s’interposer, se superposer ou se juxtaposer à d’autres pour décaler le regard ou approfondir la perception (cf. les exemples classiques de la réalité augmentée, cockpits d’avion, manipulations miniatures, etc.)3. Ces techniques alors deviennent un moyen d’augmenter le champ de perception de ladite réalité, laquelle, est dès lors explicitement, ou plus précisément technologiquement, affichée comme une construction que du coup l’on ne peut que négocier.

Performance technique des ambiances et pertinence technologique de l’Ambiance ne sont donc pas exclusives l’une de l’autre : ce ne sont pas deux catégories d’outil en soi, mais ce sont deux façons de les utiliser et/ou de les concevoir. Force est de constater, une fois de plus, les glissements sémantiques de l’une à l’autre et les confusions que cela entraîne, soit volontairement parce que cela constitue un enjeu de marché, soit naïvement parce que cela constitue un oubli épistémologique de la part de certains scientifiques. Ainsi l’expertise comme savoir technique est-elle souvent confondue avec l’expertise comme sagesse pratique. Ainsi le pluriel du mot ambiance se fait-il prendre pour plus singulier qu’il n’est.

3. « Hypertechnicisation », « hypocompréhension » et « expertocratisation »

La troisième remarque est un hommage au travail analysé : elle consiste à souligner la justesse des premiers éléments de conclusion qu’il me semble particulièrement important de préciser et que je reformulerai librement, ressaisissant une troisième fois les deux arguments précédents, en énonçant trois menaces et un enjeu.

Les trois menaces s’inscrivent sous le signe de l’effacement : à ne s’occuper que des ambiances (au pluriel) et à n’en privilégier que les représentations techniques, on assiste à un effacement progressif, voire à la mort programmée, de notions majeures comme celles de conception, de décision ou d’habitation (du moins dans le sens fort et complexe des pratiques que ces termes désignent). Cette évolution peut être renvoyée à trois processus, que nous venons d’évoquer et que nous devons dès lors essayer de nommer, pour ne pas se laisser happer par les discours fréquents et fatalistes qui consistent à les tenir pour irréversibles (« c’est malheureux mais c’est une évolution inéluctable ») :

  • la tendance à une « hypertechnicisation » des moyens, dont témoigne notamment l’emprise grandissante et le déterminisme de plus en plus exclusif d’un système machinique de représentations, je veux dire d’un système qui tend à produire et reproduire ses propres représentations de manière quasi automatique ; un tel système de représentation ne peut évidemment produire que des stéréotypes, qui deviennent « fatalement » de plus en plus durs à mesure qu’ils se déploient et qui rendent de plus en plus improbables les possibilités d’y échapper ; effacement de la notion de conception (ce dont témoigne peut-être le fait que l’on en parle tant depuis quelques années ?), auto-amplification du processus,… ; « la conception », pour certains, se réduit bientôt à l’usage sophistiqué de techniques, qui sont perçues comme étant d’autant plus pertinentes qu’elles sont plus mystérieuses ou inaccessibles ;

  • la tendance corrélative à une « hypocompréhension » des phénomènes sensibles ou des phénomènes d’ambiance que sous-entend l’opacité de ce système de représentation dont le paramétrage, l’architecture et la construction sont totalement inaccessibles au non spécialiste ; effacement de la notion de décision, qui dès lors ne mérite plus son nom : celle-ci ne peut en effet plus être prise qu’à partir du moment où, paradoxalement, la méconnaissance du système est suffisamment forte et où du coup le refuge dans la représentation de synthèse, abstraite, paraît légitime (et ce que l’on appelle aujourd’hui banalement l’image de synthèse peut naturellement, mais non nécessairement, en faire partie) ! Mais est-il bien légitime de parler encore de « décision » lorsqu’elle ne peut plus être prise qu’« en méconnaissance de cause » ?

  • la tendance enfin à une « expertocratisation », néologisme que je proposerais, avec sa barbarie, pour désigner la réduction des processus de négociation à des jeux d’expertise et de contre-expertise. De même que le bon professeur est celui qui rêve de parvenir à ce que ses élèves deviennent meilleurs que lui, le bon expert est celui qui rêve de savoir « faire de l’usager un expert de son propre quotidien », pour reprendre l’un des intertitres du travail ici évoqué. On sait que les stratégies sont le plus souvent inverses. Et c’est cette fois à l’effacement de la notion d’habitation que ce processus me paraît travailler : on voit des associations de riverains, d’habitants ou de quartiers devenir les seuls porteurs légitimes d’une parole habitante, ce qui en soi est déjà extraordinairement réducteur et choquant, et l’on voit les mêmes associations, lorsqu’elles prennent de l’ampleur, engager leurs propres experts, produire des contre-expertises, devenir « expertes en expertise » ; il y a ainsi une focalisation exclusive de tous les problèmes de voisinage ou de vie quotidienne sur un discours technique auquel plus personne n’a accès, alors que chaque habitant est en puissance l’expert de l’usage et de la pratique des lieux qu’il habite (encore faudrait-il lui reconnaître cette compétence et se donner les moyens de la révéler).

Comment alors lutter contre ces trois tendances ? Et si la technicisation des méthodes d’analyse des ambiances est en cours, le recours à cette notion pour désigner de nouvelles modalités d’action n’est-il pas producteur des pires effets pervers sur les processus de conception, de décision ou d’habitation, que la notion a pourtant pour ambition de renouveler ? La réponse une fois de plus est positive et négative à la fois : positive si l’on s’en tient à la définition technique et plurielle des ambiances, négative si l’on en retient le sens technologique et singulier. En d’autres termes, il s’agit d’établir une distinction claire entre une « expertise Ambiance » au sens majeur, entendue comme une démarche spécifique permettant de lutter contre les trois tendances précédentes, et une « expertise sur les ambiances » au sens technique, entendue comme une évaluation de critères mesurables qui tend au contraire à accroître le processus. Mais comment formaliser la spécificité d’une telle démarche ?

Ma réponse est la suivante : apprendre et savoir adopter une position tierce, variable suivant le contexte, c’est-à-dire inventer des outils de décalage, de déplacement ou de « déformation » plus que de simulation (Amphoux, 2001). À partir du moment où l’on postule que la réalité n’est pas donnée mais construite et fondée sur le jeu des interprétations, la question n’est pas de simuler les ambiances par des représentations de plus en plus sophistiquées (qu’il s’agisse d’ailleurs de représentations visuelles ou de représentations sociales), elle est de décaler ces représentations les unes par rapport aux autres pour faire émerger une expression de la réalité de l’ambiance décrite ou recherchée. Cette expression doit être « réaliste » sans doute, c’est-à-dire sensée et sensible à la fois, mais elle ne peut plus être prise pour la réalité en soi. Son réalisme est de savoir toucher, évoquer ou faire sentir, mais surtout pas de prouver, fasciner ou faire croire. La simulation des ambiances nous fait croire qu’on y est et est en ce sens illusoire, c’est pourquoi elle est une technique de vulgarisation particulièrement efficace : elle sait anesthésier son public et c’est précisément en cela qu’elle est fascinante… L’expression d’une Ambiance nous fait seulement sentir ce qu’elle est ou ce qu’elle pourrait être, et elle est en ce sens, critique (puisqu’elle nous oblige à garder conscience du fait qu’elle n’est qu’interprétation), c’est pourquoi elle prend la forme d’une « récitation » : elle se donne les moyens de décaler les discours (de renvoyer la représentation d’un public à celle d’un autre public) et c’est bien en cela qu’elle peut se révéler essentielle dans la méthode de projet urbain.

4. « Mise en récit »

Ceci m’amène à la dernière distinction que je proposerais d’établir entre « techniques de récitation » et « technologie du récit » et qui prendra la forme finale d’un plaidoyer. Je ne peux à ce niveau qu’être d’accord avec les arguments finaux de l’étude qui insistent sur « la nécessité de se référer aux usages », sur le fait que les résultats obtenus par les nouvelles techniques demandent une interprétation, qu’il existe « une demande de médiation plus ou moins implicite » ou que le dialogue entre acteurs différents reste « un dialogue difficile ». Comme je le dis souvent, la dimension usagère est celle qui passe par pertes et profits lorsque s’opposent les dimensions technique et esthétique que les nouveaux outils analysés naturellement exacerbent ; et aux métiers de la maîtrise d’ouvrage que trop souvent l’on oppose à ceux de la maîtrise d’œuvre devraient s’ajouter de mon point de vue ceux de ce que peut-être on appellera bientôt la maîtrise d’usage. Encore faut-il savoir comment réintroduire cette dimension fondamentale de l’usage dans le processus de projet, comment lui redonner ce rôle de tiers inclus entre le technique et le sensible…, et montrer comment il ne saurait être saisi à simples coups de questionnaires ou d’enquêtes sociologiques traditionnelles. C’est ici que la distinction entre technique et technologie peut permettre, une dernière fois, de préciser les choses. D’un côté, je plaiderais pour le développement et la généralisation de méthodes que j’inscris sous le signe des techniques de récitation. Ces méthodes sont encore peu connues et pourtant désormais bien formalisées dans diverses publications4 : Cartes mentales, enquêtes topo-réputationnelles, recueils d’anecdotes, observations récurrentes, écoutes réactivées, parcours commentés ou itinéraires sont autant de techniques, dont la rigueur n’a rien a envier à celle de méthodes plus classiques, et qui sont aujourd’hui disponibles pour catalyser ce que nous appelons une « parole habitante », c’est-à-dire une parole qui s’exprime spontanément sur le lieu habité et non sous l’influence des questions, directes ou indirectes, posées par un « enquêteur »5. Ces techniques consistent toujours à remettre la personne en situation de perception, soit par le truchement de l’enregistrement (visuel, sonore, oral ou écrit), soit par celui d’un entretien in situ. De plus, elles reposent toutes sur le fait de remettre la personne en situation d’agir, ou plus précisément de parler en actes : c’est l’action qui est le catalyseur de la parole (le dessin, le tour de parole, l’écriture, l’écoute d’un fragment sonore, le décryptage d’un vidéogramme, ou encore la déambulation, la visite ou le déplacement dans le territoire). Les modes de restitution sont variables suivant les cas, mais ils offrent au concepteur, sans jamais lui donner de recettes, une matière d’une richesse incomparable sur le vécu du lieu, sur les pratiques ordinaires ou sur la mémoire collective de ce qui s’y joue et auxquels il n’a normalement pas accès. Le tout constitue un matériau de travail inédit sur lequel il peut s’appuyer pour projeter, au même titre que sur un fond de plan, un programme d’urbanisme ou des références architecturales. Ce qui importe en l’occurrence, ce n’est donc pas tant le contenu de ce qui est récité (encore que parfois…), mais la façon dont cela est récité, ce qui est révélé et ce qui est occulté, la manière dont le récit de ce lieu-là se construit, à travers les paroles recoupées de divers acteurs, habitants ou figures du quartier. L’enjeu et le pouvoir de ces techniques ? Révéler la parole secrète, latente et inédite de l’habitant ordinaire plus que la parole codifiée, stéréotypée ou déjà constituée d’un acteur officiel ou d’un représentant des habitants.

D’un autre côté, je plaiderais pour la recherche et l’expérimentation de méthodes de « multimédiatisation » qui permettent de mettre en scène ou en récit l’hétérogénéité essentielle de paroles qui se croisent (ou justement ne se croisent pas) au cours d’un projet urbain : de l’acteur politique à l’habitant, du militant à l’associatif, de l’ingénieur à l’architecte, etc. J’inscrirais de telles méthodes, encore très peu explorées, sous le signe des technologies du récit : ce n’est plus le mode de récitation du lieu qui intéresse le concepteur parce qu’il lui fournit un matériau de travail inédit, c’est la construction d’un discours sur la diversité des paroles accumulées, mise en réseau qui est dès lors susceptible d’intéresser tous les acteurs. C’est à ce niveau que la logique du tiers inclus redevient fondatrice et que les technologies nouvelles peuvent retrouver leur sens plein : il y a une vraie réflexion à avoir sur la construction d’espaces publics virtuels qui puissent devenir le support de débats sur le projet urbain, sur l’usage et la conception de ce que j’appelle des SIP, des sites d’informations projectuelles (clin d’œil aux SIG, sites d’informations géographiques). La question n’est plus alors celle d’une médiation destinée, il faudrait presque dire condamnée, à désamorcer les conflits éventuels et à neutraliser les partis intéressants, elle est de mettre en scène l’hétérogénéité des représentations en tant que telle, de gérer le dissensus plutôt que de chercher le consensus, comme disait Deleuze, et de rendre possible d’improbables convergences de vues entre des données incommensurables. Comment ? En réintroduisant le tiers exclus dans les modes de médiation ordinaire, la parole de l’usager, entre celle du décideur et celle du concepteur ; ou encore en réintroduisant la dimension sociale entre la donnée technique et la perception sensible, la lecture du candide entre celle de l’expertise et celle de la contre-expertise, etc.

Fidèles en cela aux théories de la communication qui montrent qu’il n’existe pas de communication possible sans la présence active d’un tiers, le rôle des experts (ou le statut de l’expertise) peut être différencié. Soit ils sont de faux tiers et la communication entre l’usager le décideur et lui-même est un leurre : tant que l’expert fait croire qu’il est objectif, ce qu’induit trop souvent l’obligation de résultat auquel il est soumis pour préserver son activité, c’est un faux tiers : il est, si l’on veut, le double du décideur, mais la parole de l’usager n’a aucune légitimité possible ; et de fait s’il était vraiment objectif, il n’y aurait plus besoin de décideur du tout (on sait d’ailleurs que parfois il s’y substitue). Soit ils sont de vrais tiers et la communication peut s’établir : à partir du moment où l’expert joue un rôle de catalyseur de la parole des autres en faisant passer son expérience, en déplaçant le problème, en décalant les représentations, en modifiant la question…, c’est un vrai tiers : non seulement il l’est par rapport au discours du décideur et à celui de l’habitant ; mais il permet à chacun d’être le tiers des deux autres et de leur redonner ainsi une pleine légitimité au cœur d’un processus de construction collective du sens du projet ; et peut-être est-ce là la plus belle définition du rôle que l’on pourrait attribuer à une « expertise Ambiance » qui ne se réduirait dès lors plus à une « expertise sur les ambiances », celui de savoir jouer un rôle de passeur entre des savoirs constitués, des pratiques ordinaires et des expériences sensibles.

1 Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain, UMR Cnrs 1563, École nationale supérieure d’architecture de Grenoble.

2 Plan Urbanisme Construction Architecture.

3 cf. par exemple Cadoz, 1997.

4 cf. notamment Grosjean, Thibaud (éds), 2001, pp. 153‑170.

5 On trouvera la description détaillée et exemplifiée de la plupart d’entre elles dans l’ouvrage précédemment cité.

Amphoux P., Thibaud J.-P., Chelkoff G. (éds.), 2004, Ambiances en débats, Grenoble, Éd. de la Croisée.

Amphoux P. et al., 1998, La notion d’ambiance, Une mutation de la pensée urbaine et de la pratique architecturale, Collection « Programmer et Concevoir, pratiques de projet et ingénieries », Plan Urbanisme Construction Architecture, ministère de l’Équipement, des transports et du logement, recherche no 103, Paris.

Cadoz, C. 1997, Les réalités virtuelles, Paris, Flammarion, Domino.

Amphoux P., 2001, « La logique du tiers à l’épreuve du projet urbain », in Alain Charre (éd.), Les nouvelles conditions du projet urbain, Critique et méthodes, Sprimont (Belgique), Éditions Mardaga, pp. 43‑48.

Grosjean M., Thibaud J.-P. (éds), 2001, L’espace urbain en méthodes, Marseille, Éditions Parenthèses, pp. 153‑170.

Terrin J.-J., Tiraoui L. et al., mai 2003, Influence des technologies relatives aux ambiances sur la conduite de projet : nouveaux métiers, nouveaux projets, ministère de la Recherche, UTC, vol. 1, document provisoire.

1 Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain, UMR Cnrs 1563, École nationale supérieure d’architecture de Grenoble.

2 Plan Urbanisme Construction Architecture.

3 cf. par exemple Cadoz, 1997.

4 cf. notamment Grosjean, Thibaud (éds), 2001, pp. 153‑170.

5 On trouvera la description détaillée et exemplifiée de la plupart d’entre elles dans l’ouvrage précédemment cité.

Pascal Amphoux

Cresson (Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain), UMR Cnrs-MCC 1563
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60 av. de Constantine,
BP 2636
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