Au cours des trente dernières années s’est accrue l’attention aux problèmes écologiques posés par le développement industriel. Pourtant, peut-on supposer que ce souci de l’environnement résulte d’une prise de conscience spontanée devant la gravité des atteintes à la nature ou encore du seul spectacle largement médiatisé de catastrophes comme l’incendie de la centrale de Tchernobyl en 1986 ? En effet, si le public n’a pas de mal à refuser les émanations malodorantes d’une usine ou le bruit d’un aéroport, la dangerosité de certaines installations industrielles est souvent inaccessible à sa perception et le classement de l’ensemble de ces atteintes au sein d’une même catégorie (dégradation de l’environnement) susceptible d’induire une politique systématique ne va pas de soi. Le développement d’une sensibilité aux questions d’environnement et, par conséquent, la possibilité de mobilisations environnementalistes ne peuvent donc pas être considérés comme la simple conséquence de la constatation publique des atteintes à l’environnement. Une des hypothèses possibles ferait de la progression des préoccupations écologiques l’effet du travail symbolique de « montreurs de pollution » (Latour, 1984). Dans cette perspective, la sensibilisation progressive du public à la nécessité de la protection de l’environnement serait la résultante d’une lutte symbolique entre des militants écologistes attachés à dénoncer les dangers des pollutions et des industriels enclins au contraire à les relativiser, affrontement arbitré par des « savants » ou des « experts » réputés capables d’établir « scientifiquement » la réalité des risques1. Pourtant, à l’échelon local, la réalité est plus complexe. À Strasbourg, l’émergence de la question environnementale n’est ni le résultat de pollutions dont l’évidente nuisance s’imposerait, ni le produit du seul travail de sensibilisation des associations environnementalistes, mais le résultat des interactions politiques ordinaires, notamment de la nécessité pour la municipalité Trautmann élue en 1989 de se démarquer des réalisations de ses prédécesseurs et de la mise en œuvre, sous l’effet de la concurrence électorale des Verts, de politiques labellisées écologistes, en particulier le tri sélectif des déchets et la politique de transports associant le tramway au vélo. Nous tenterons ici de comprendre comment a été construite et matérialisée la politique de l’environnement industriel de la ville de Strasbourg. En nous attachant à l’analyse de la création par la municipalité et la préfecture d’une instance routinisée dite de concertation où sont consultés à propos de questions d’environnement urbain à la fois des industriels, des savants et des militants, nous chercherons à montrer comment les élus et les ingénieurs de la municipalité, en arbitrant au cas par cas entre les logiques du développement économique et celles de la réduction des nuisances, vont mettre en place, sur le mode pratique de la gestion ordinaire, une politique de l’environnement réputée originale, dont la mise en scène publique contribuera à l’établissement d’une sensibilité accrue à l’environnement. Le discours « savant » adopté par les acteurs administratifs leur permet alors d’écarter légitimement certains discours « militants », tout en imposant aux industriels la nécessité d’une diminution des rejets.
1. La fabrication de l’action municipale en matière d’environnement
Face aux mobilisations des associations environnementalistes attachées à mettre en cause les « nuisances » des rejets industriels, le recours à des « experts » susceptibles d’établir « scientifiquement » le niveau et la nocivité des « pollutions » constitue souvent la seule façon pour les pouvoirs publics municipaux ou préfectoraux de désamorcer les protestations écologistes. Les acteurs politiques vont alors être amenés, en fonction de leur position institutionnelle – majorité ou opposition – et, par conséquent, de leurs intérêts électoraux, à adopter les discours « militants » ou les discours « savants ».
Avant la campagne électorale de 1989 comme après son élection, Catherine Trautmann avait apporté son soutien aux mobilisations écologistes franco-allemandes destinées à repousser l’implantation d’une usine d’incinération de déchets toxiques à Kehl, ville allemande frontalière de Strasbourg2. Mais, en 1989, la municipalité nouvellement élue va être confrontée aux débats suscités par les activités « polluantes »3 de trois entreprises : Stracel, usine fabriquant du papier, Trédi, incinérateur industriel, et l’usine d’incinération d’ordures ménagères, propriété de la communauté urbaine de Strasbourg (CUS), gérée par une filiale commune de la Compagnie générale des eaux et de la Lyonnaise des eaux. À partir de 1992, la municipalité se voit reprocher la non conformité aux normes nationales de rejets de l’usine d’incinération de Strasbourg par les deux élues des Verts siégeant dans l’opposition municipale et par les associations déjà fédérées contre le projet d’usine à Kehl.
Sous l’effet de la concurrence des associations écologistes et des Verts, alors perçus comme une force montante se distinguant des acteurs politiques de gauche et de droite, la nouvelle équipe municipale élue en 1989, ayant d’ailleurs fait campagne autour d’une sensibilité revendiquée aux préoccupations environnementales des citoyens, est amenée à démontrer qu’elle est en mesure de lutter contre le bruit et les émissions industrielles de fumées et d’odeurs. La municipalité cherche alors à peser dans les arbitrages entre « l’intérêt économique » des industriels et le « respect des normes environnementales », en négociant directement avec les industries « polluantes » et avec les services de l’État chargés de leur contrôle. Le succès de sa stratégie dépend de sa capacité à se faire entendre des industriels et des services étatiques, ce qui suppose une maîtrise du langage technique et des méthodes de travail requis par ces administrations, notamment dans la formulation des avis municipaux émis lors des procédures d’autorisation d’exploiter une installation classée.
1.1. La constitution de l’« environnement » comme thème d’intervention municipale
La sensibilité environnementale revendiquée par la nouvelle municipalité rocardienne laisse penser aux associations écologistes que celle-ci se montrera plus disposée à répondre à leurs manifestations et à leurs campagnes de presse contre les trois usines que les ingénieurs de la direction régionale de l’Industrie, de la recherche et de l’environnement (Drire), exerçant un pouvoir de police sur les « installations classées pour la protection de l’environnement ». Ceux-ci, en effet, sont comptables non seulement de la protection de l’environnement mais aussi du développement industriel, autrement dit, depuis la montée d’un chômage de masse à la fin des années 1970, du niveau de l’emploi, qui requiert toute l’attention de leur autorité de tutelle. Les ingénieurs d’État, qui, selon les associations écologistes, n’effectuent pas de contrôle systématique lorsqu’ils reçoivent une plainte contre une usine, comme leur pouvoir de police les y autoriserait – arguant de la nécessité de vérifier le bien-fondé des doléances, de « hiérarchiser les risques » et du manque chronique de personnel à leur disposition pour l’accomplissement de ces tâches – ne sont ainsi pas perçus comme une voie de recours efficace pour faire pression sur les industries « polluantes ».
Les associations écologistes peuvent alors d’autant plus espérer faire pression sur la nouvelle municipalité que la campagne pour les élections municipales de 1989 a notamment porté sur des projets d’aménagement de la ville mettant en cause la place de l’automobile. En effet, l’équipe sortante de Marcel Rudloff, défendant la cause du métro VAL à Strasbourg, était opposée à Catherine Trautmann, dont le projet de tramway en site propre, accompagné par le développement de modes de transport alternatifs (bus, vélo, piétonisation,…), limitait la circulation des voitures en centre-ville et constituait, selon ses promoteurs, une transformation globale de la qualité de la vie passant par l’accessibilité des équipements publics aux « plus fragiles » (personnes âgées, handicapés, femmes enceintes, chômeurs…). Pour pouvoir tenir ses promesses électorales, la municipalité socialiste cherche à se doter de moyens supplémentaires et organise dès octobre 1989 une direction de l’Environnement et de l’écologie urbaine en redéployant des services existants, auxquels sont adjointes trois équipes originales : un service Écologie urbaine, des cadres spécialisés dans le service Hygiène et santé, et, à partir de 1992, un département Valorisation des déchets et développement au sein du service Propreté4.
« Lorsqu’on est arrivé aux affaires en 89, [l’un de nos grands soucis] était de créer une administration en termes d’environnement, qui soit à la fois une administration de mission et de gestion, et qui soit à égalité totale de compétence avec les autres grandes directions de la maison (…). Il y a aujourd’hui une direction de l’Environnement et de l’écologie urbaine. Et le directeur de l’Écologie urbaine a le rang de secrétaire général adjoint, donc il participe à l’équipe de direction de la ville et de la CUS »5.
[A propos du département Valorisation des déchets et développement] « À l’époque, il y avait un plan de modernisation de l’administration et le service Propreté faisait partie du service pilote de l’administration de la CUS (…). Les élus de ces services et le directeur de l’Environnement estimaient que c’était intéressant de créer au sein du service Propreté une structure qui soit là pour faire de la recherche et du développement, mettre en place à la fois un nouveau concept de gestion des déchets, travailler sur la mise en place des collectes sélectives et définir de nouveaux secteurs. (…) Au départ, on était deux ingénieurs et une secrétaire à mi-temps. On est 36 personnes en 99, et on fait travailler 70 ou 80 personnes de l’extérieur dans toutes les filières »6.
Ce renforcement des services s’accompagne d’efforts nouveaux pour impliquer certaines associations dans le processus de concertation et publiciser l’action municipale. Dès 1989, l’adjoint au maire chargé de l’environnement donne partiellement accès aux responsables d’associations écologistes à certaines réunions7 de la commission municipale où sont présentées les études d’impact des industries considérées comme polluantes. Cette ouverture permet la mise en scène de la pression exercée sur les usines incriminées pour pollution et a donc pour effet de rendre perceptible aux représentants d’associations l’action de la municipalité sur l’environnement et les procédures de concertation. La participation des responsables d’associations écologistes à la commission environnement les conduit en pratique à être spectateurs du discours des élus et de l’administration. La municipalité, en suscitant la présence d’associations de résidents et de groupes d’écologistes à ces commissions, place les responsables d’usines dans l’obligation de répondre aux mises en cause environnementalistes, sans toutefois apparaître systématiquement hostile aux intérêts industriels. En effet, la ville et la communauté urbaine cherchent simultanément à favoriser l’emploi et le développement industriel et accordent par conséquent aux entreprises des aides financières – usage gratuit d’un terrain, allégement provisoire de la fiscalité locale, etc. – pour faciliter leur implantation. La municipalité est alors amenée à concilier les logiques environnementalistes et les logiques de création d’emplois attachées à l’industrie. Pour les responsables des usines « polluantes », le passage d’une confrontation directe avec des groupes d’habitants et d’écologistes sur les seuls thèmes de la pollution et des nuisances à un débat où le coût des équipements dépolluants est pris en compte les fait échapper à un simple rôle d’accusés dans lequel l’émergence des préoccupations écologistes risquait de les cantonner.
« En fonction de l’importance du dossier, les commissions peuvent aussi être ouvertes ou fermées. Il y a quelques années quand il y a eu les projets d’extension de Stracel, on a fait des commissions ouvertes parce que ça avait un intérêt évident pour les associations. Au départ, les industriels étaient un petit peu réticents, parce qu’ils avaient l’impression d’être convoqués, de venir devant un tribunal. Aujourd’hui ils ont très bien compris l’intérêt pour eux comme pour nous d’avoir un dialogue dans ce cadre‑là »8.
Cependant, le cadre municipal de concertation est secondaire dans la procédure de délivrance des autorisations d’exploiter une « installation classée pour la protection de l’environnement ». Celles-ci sont en effet attribuées par le préfet, selon une loi de 1976, après une « inspection sur la recevabilité du dossier », effectuée par les personnels spécialisés de trois services de l’État (la direction régionale de l’Industrie, de la recherche et de l’environnement, la direction départementale de l’Agriculture et de la forêt, et la direction Sanitaire et vétérinaire), qui précède l’enquête publique au cours de laquelle la commune d’implantation et « le public », par la personne du commissaire enquêteur, émettent un avis consultatif, favorable ou défavorable, sur le dossier de l’industriel9. Le nouveau service d’Écologie urbaine a adopté une stratégie de formulation des avis municipaux – les assortissant éventuellement de réserves pouvant être levées si l’industriel modifie son dossier en montrant qu’il respecte les normes environnementales et prévoit le retraitement de ses émissions – qui les rend susceptibles de se voir accorder du poids par les inspecteurs des installations classées, puisqu’ils respectent les contraintes économiques des industriels tout en reflétant les préoccupations des habitants mobilisés. En reprenant à son compte le double souci des contraintes économiques des industriels et de la prévention des risques et de la pollution, la municipalité adopte une posture qui la désigne davantage comme un allié que comme un adversaire des services de la préfecture, eux aussi attachés à concilier le développement de l’activité économique, le respect de normes environnementales et l’évitement de mobilisations de riverains qui nuisent à la réputation de l’industriel comme des administrations publiques. En effet, même en cas de conflit entre une usine et un groupe d’écologistes et de riverains, les inspecteurs rédigeant les autorisations préfectorales ne peuvent pas toujours imposer l’achat d’équipements destinés à assurer une meilleure prévention des risques, l’industriel pouvant récuser l’applicabilité de certaines normes à son activité, contester devant un tribunal administratif la décision préfectorale ou menacer de s’installer ailleurs. L’appoint des « avis réservés » et des déclarations publiques de la municipalité peuvent avoir pour effet, face aux industriels, de renforcer la position des services de l’État alors conduits à accueillir favorablement le renforcement de la capacité d’expertise de la municipalité. Les services de la direction régionale de l’Industrie valident de ce fait la posture arbitrale entre les industriels et les associations environnementalistes que cherche à adopter la municipalité. Cependant, en dix ans et une centaine de demandes d’autorisation d’exploiter une installation classée à Strasbourg, seule une dizaine de dossiers a reçu du conseil municipal un avis « défavorable avec motivation » pouvant également s’interpréter comme un avis « favorable avec réserves » ; les services de la préfecture se sont trouvés en accord avec les modifications demandées par les services de la ville, sauf dans trois cas où ils ont autorisé l’industriel à s’installer.
La diffusion dans la presse locale des comptes-rendus des avis, favorables ou émis avec des réserves par le conseil municipal dans le domaine des installations classées, permet à la municipalité de rendre manifeste son action et d’atténuer les effets de la publication de lettres de lecteurs protestant contre les odeurs industrielles et des interpellations de la municipalité par les élues écologistes à propos de l’usine d’incinération et de l’absence d’une politique municipale en matière de déchets et de lutte contre les pollutions.
« [La ville de Strasbourg] a pris une place plus grande, a fait des choses qui ne sont pas interdites, mais je ne suis pas sûr qu’elles sont permises. Au départ, on donnait ou des avis favorables ou des avis défavorables. (…) [Aujourd’hui] on peut aussi donner des avis avec des réserves, c’est-à-dire si l’industriel lève les réserves, on peut estimer que c’est favorable. Je pense que la palette [est] plus large qu’une vision purement administrative favorable/défavorable »10.
« Les avis de la ville étant des avis motivés, ce sont des avis techniques, que la Drire peut réutiliser ensuite, ça passe en conseil départemental d’hygiène, et après c’est le préfet qui donne l’autorisation. On s’aperçoit dans la plus grande partie des cas que le préfet tient compte des observations faites par la ville et qu’on les retrouve dans les arrêtés d’autorisation de fonctionnement des installations »11.
Au début des années 1990, dans un contexte national d’accroissement de la sensibilité à l’environnement, la nécessité de mener une action orientée vers « l’écologie » devient telle que la municipalité, pour minimiser les possibilités de mise en cause, est amenée à mettre en avant son action écologiste et à classer en « problèmes d’environnement » des événements locaux, tels les effondrements de galeries souterraines ou les nuisances industrielles. La mairie est alors conduite à se présenter aux opposants écologistes et aux journalistes comme attentive aux activités de ceux que les environnementalistes appellent les pollueurs. Le succès de la résorption de la décharge d’Entzheim, un des dix principaux sites pollués français, participe à l’établissement d’un cadre de perception favorable de l’action municipale par les journalistes locaux.
« Il y a les sites et sols pollués, [comme] la décharge d’Entzheim, qui était un des dix points noirs recensés par le ministère de l’Environnement au niveau national. (…) Parce que la communauté urbaine de Strasbourg est propriétaire du terrain de cette décharge et est en place, (…) même si elle n’est pas responsable de ce point noir, c’est [elle] qui l’a traité. Quand il n’y a pas de responsable identifié, c’est au maire, politiquement, d’assumer la gestion du problème »12.
En revanche, alors même que se développe la norme « haute qualité environnementale », aujourd’hui défendue par certaines figures politiques écologistes comme appartenant à la sphère environnementaliste, l’habitat, relevant traditionnellement de l’action sociale de la municipalité et traité par les deux directions de « l’aménagement et du développement » et de « l’habitat et du patrimoine », n’est pas intégré au service de l’écologie urbaine ou au service « hygiène et santé ». L’entrée des problèmes d’environnement dans l’action de la municipalité apparaît comme directement reliée à leur présentation par des groupes écologistes susceptibles, lorsque leur poids politique est suffisamment élevé, d’amener les élus à se positionner sur les questions qu’ils mettent en avant. La concurrence électorale participe au premier chef à la redéfinition des catégories de perception des thèmes faisant l’objet d’une intervention publique13 et amène les élus à fabriquer de l’action environnementale en faisant émerger des acteurs spécialisés pour animer les services municipaux.
1.2. Les usages politiques de la référence à la « science » et à la « technique »
Pour mener une politique d’environnement, la municipalité élue en 1989 est amenée à faire acquérir à l’administration communale une maîtrise du discours administrativo-technique en usage dans les services de l’État, afin de pouvoir figurer dans les arènes institutionnelles où elle peut faire valoir ses intérêts. En outre, elle fait usage de façon croissante de techniques de communication et d’un registre de discours environnementaliste auprès des journalistes locaux pour mettre en valeur ses réalisations. Pour cela, les services de la direction de l’environnement sont réorganisés en fonction des attitudes et des langages requis par les principaux acteurs, administrations, habitants et médias locaux, qui développent, chacun selon sa logique, une manière de dire ce qui est bon ou acceptable et de juger l’action de la municipalité à la conformité de sa mise en forme.
Pour être en mesure de s’immiscer dans les relations anciennes et complexes de régulation des activités industrielles par les services de l’État14, la municipalité est amenée à recruter dans son nouveau service d’écologie urbaine constitué en 1990 des cadres dotés de propriétés professionnelles spécifiques (diplômes de chimie, hydrogéologie, génie thermique, droit de l’environnement, carrières dans des institutions renommées pour leur savoir-faire environnemental) opérant comme des ressources dans la coopération concurrentielle avec les ingénieurs employés par les services de l’État. Les titres universitaires dont ils sont détenteurs leur permettent d’être symboliquement et statutairement acceptés dans l’interaction avec d’autres ingénieurs, et leurs parcours professionnels antérieurs leur confèrent la maîtrise d’un ensemble de dispositions, savoir-dire et savoir-faire, ajustés aux attentes de leurs interlocuteurs. Ainsi, le principe de l’employabilité du chef du service par la municipalité (contractuel15, chimiste de formation, qui a travaillé à l’Ineris16 et a occupé le poste d’inspecteur des installations classées17 dans une autre direction régionale de l’Industrie) est constitué par ses propriétés de « spécialiste » issu des services de l’État et « d’expert » en environnement industriel, qui lui permettent de formuler des avis consultatifs, légitimes et donc efficaces, sur les établissements potentiellement polluants. Pour accroître les effets institutionnels des avis de la municipalité, il faut donc qu’ils soient émis par des acteurs disposant à la fois des savoir-faire en matière de procédures technico-administratives et des titres en adéquation avec les prétentions municipales à figurer parmi les institutions habilitées à poser des diagnostics ou des verdicts18 sur les usines et sur les contraintes économiques qui pèsent sur elles.
« Une collectivité territoriale importante doit avoir un outil d’expertise. (…) Vous avez en face de vous les administrations d’État, notamment la Drire, qui a des fonctionnaires compétents (…), et il faut pouvoir discuter d’égal à égal. De l’autre côté, vous avez, dans d’autres domaines, les industriels qui viennent avec leurs bureaux d’études, qui sont également compétents, même s’ils défendent l’intérêt de l’entreprise (…). Donc quand je vais à une réunion, je ne viens pas seul avec mes idées à moi, mais je viens avec les éléments d’expertise nécessaires pour qu’on ait une discussion technique, ce qui veut dire qu’en dehors du fait de dire que les élus maintenant s’occupent de l’environnement, on a la crédibilité par rapport au point de vue qu’on défend, par rapport à nos interlocuteurs institutionnels ou aux autres partenaires »19.
« C’est ce qui explique le caractère un peu particulier de ce service, où il y a sept cadres (…). Ma voisine est spécialiste en urbanisme (…). Toute la difficulté dans ce genre de travail, c’est de grouper les données de la façon dont on a besoin, il y en a un qui a besoin d’un périmètre de risque industriel avec un périmètre de risque inondable (…). Ensuite, vous avez une juriste spécialisée en droit de l’environnement. Après ça, vous avez un hydrogéologue qui est chargé du suivi de la qualité des eaux souterraines. (…) Et vous avez un spécialiste galeries souterraines et réseaux de chaleur »20.
En recrutant des géographes, des urbanistes et deux éco-conseillers21 crédités par leur diplôme d’un savoir-faire polyvalent « authentiquement » écologiste22, l’équipe municipale dote en outre ses services d’agents capables de mettre en forme à destination des associations et des médias locaux son action environnementale. Les éco-conseillers, dont la formation comprend, outre des enseignements théoriques, des entraînements à des situations professionnelles – rédaction de communiqués de presse, « animation d’une table-ronde sur un sujet environnemental polémique », mais aussi « réponse à un appel d’offre » – sont réputés défendre une vision globale des problèmes d’environnement, promouvoir le « développement durable » de la ville et connaître les réglementations qui s’y rapportent. L’embauche d’éco-conseillers fournit aux services municipaux le concours de cadres dotés d’une connaissance à la fois des personnes qu’ils peuvent être amenés à rencontrer au cours de leur activité et aussi de la mise en forme environnementaliste de l’action municipale traditionnelle. Enfin, en mettant en avant la production de services municipaux « experts » proposant une formulation technico-scientifique aux contraintes électorales des élus, la municipalité se donne à voir comme soucieuse de toutes les dimensions des problèmes d’environnement industriel et minimise les angles d’attaque possibles de la part de ses concurrents politiques.
« Après ça, nous avons un chargé d’affaires général, mais en réalité il est très orienté sur les aspects communication en matière d’environnement. C’est lui qui fait la liaison avec l’ensemble des associations qui s’occupent d’environnement sur le territoire de l’agglomération. Ensuite, nous avons une personne, [éco-conseillère], qui s’occupe de la sensibilisation à l’environnement en milieu scolaire. C’est devenu une spécialité avec un problème tout à fait particulier qui est celui du centre d’initiation à l’environnement (…). C’est un projet très politique (…). Et puis nous avons hérité aussi la problématique des inondations (…). C’est un besoin qui est apparu de s’occuper de l’information de la population par rapport au risque d’inondation. »23
L’effort municipal de production d’une politique de l’environnement débouche sur la requalification environnementaliste d’anciennes administrations, comme le service des ordures ménagères, et sur la mise en place de dispositifs originaux, notamment le tri sélectif des déchets, dont un des principes d’adoption est sa labellisation écologiste. Le travail politique de transformation d’une charge traditionnelle des municipalités en symbole de la gestion municipale « moderne » de Catherine Trautmann va rencontrer les intérêts des entreprises de recyclage qui voient dans le retraitement modernisé de certains déchets ménagers une possibilité de développement d’un marché avec les principales communes « productrices » de déchets24. La ville de Strasbourg signe par exemple un contrat de collecte et de retraitement avec la société anonyme Eco-Emballages25 et crée en 1992 un département Valorisation des déchets et développement. La rhétorique environnementaliste sur la « nécessité » du retraitement des emballages issus de la consommation des ménages, diffusée dans la presse spécialisée à destination des collectivités locales26, va par conséquent être alimentée aussi bien par les municipalités et les entreprises de recyclage que par les partis et les associations écologistes. La généralisation d’un discours environnementaliste appliqué aux déchets ménagers va ainsi être l’effet émergent de la convergence des intérêts d’acteurs politiques et d’acteurs économiques.
En demandant aux habitants un effort de tri, la municipalité matérialise son action environnementale et effectue un travail d’intéressement des habitants aux difficultés de l’écologie quotidienne. Cette politique a pour effet de désamorcer les critiques écologistes en leur interdisant certaines thématiques et en rendant plus difficiles des tentatives visant à produire dans la population un souci environnementaliste.
2. La construction d’un site institutionnalisé de contrôle des interactions politiques sur l’environnement
La politique environnementaliste de la municipalité est mise en place dans une configuration politique et administrative nationale favorable aux thématiques écologistes. En 1990, le ministre Brice Lalonde présente un plan national tendant à renforcer l’action environnementale de l’État et à sensibiliser les services préfectoraux aux problèmes écologiques27. Le ministère de l’Environnement cherche alors à susciter la constitution de structures administratives de concertation à l’échelon local sur les questions d’environnement industriel, les secrétariats permanents pour la prévention des pollutions industrielles (SPI). À Strasbourg, la création de ce secrétariat sera favorisée par la publication d’un rapport réalisé par des médecins d’une association franco-allemande sur le rôle des dioxines émises par l’usine d’incinération de Strasbourg dans la mortalité infantile, qui oblige les pouvoirs publics municipaux et préfectoraux à élaborer dans l’urgence une réponse commune28. La constitution de cette instance de concertation nouvelle va avoir pour effet de routiniser et de normaliser les débats locaux sur les pollutions en plaçant la municipalité en position arbitrale entre les associations écologistes et les industriels.
2.1. Un lieu de socialisation à l’« expertise »
Les deux administrations organisatrices du SPI, la préfecture et la municipalité, invitent tous les acteurs locaux susceptibles d’être concernés par les questions de pollutions industrielles29, en particulier les industriels et les associations écologistes.
« On a décidé de créer le SPI, où on mettait tous les interlocuteurs autour de la table, les administrations d’État, les administrations territoriales, les élus, les industriels et les plaignants, pour qu’ils fassent connaissance et pour qu’ils discutent entre eux de la réalité du problème, de l’urgence, des priorités pour intervenir sur les problèmes, parce que personne ne peut tout faire en même temps, et puis pour se mettre d’accord sur une solution qui soit défendable par tout le monde, tant du point de vue de l’autorité de police, de l’autorité politique, que du point de vue des représentants des associations, pour qu’ils puissent défendre auprès de leurs adhérents la solution qui a été retenue collégialement »30.
Au sein du secrétariat permanent se traitent aussi bien la cartographie des odeurs dans l’agglomération de Strasbourg que l’évolution du niveau des rejets des modes de fabrication successifs de l’industrie, les procédés de mesure des polluants dans l’air et dans l’eau ou la circulation des matières dangereuses dans les quartiers riverains du port de Strasbourg. Lorsqu’un problème d’environnement les concerne, les industriels, ou plutôt leurs ingénieurs, sont invités à présenter leur point de vue devant le secrétariat permanent. De même, les associations écologistes et les associations de résidents peuvent y présenter leurs doléances face aux odeurs nauséabondes, au bruit des camions desservant le port du Rhin ou à la « neige » artificielle susceptible d’apparaître aux abords de l’usine Stracel.
« On a cherché à créer les conditions d’une bonne concertation, à travers un langage commun d’évaluation des situations environnementales dont on a connaissance. Ça suppose d’être un forum, de recueillir une information suffisamment large, suffisamment critique et suffisamment plurielle, de façon à ce qu’on ait tous les éléments (…). Le caractère multipartenaire, c’est absolument essentiel, c’est ça qui permet une appréciation des situations qui ne soit pas seulement avec des œillères »31.
« Il y a toute une partie de présentation des efforts des entreprises, mais il y a aussi le dialogue avec le public : “Monsieur l’industriel, je suis désolé, le 4 mai dernier, il s’est passé quelque chose dans votre usine, à trois heures du matin il y a eu une grosse fumée noire” »32.
La succession des réunions, une quinzaine par an, conduit les acteurs, ingénieurs d’État, services municipaux, représentants des industriels et des associations, à se connaître et à ajuster leurs attentes et leurs comportements à ce qu’ils perçoivent des intentions et des discours de leurs interlocuteurs. L’habitude de se côtoyer et de débattre permet de développer une compréhension des sous-entendus et des codes propres au discours des représentants de l’industrie, de la ville, des services de l’État ou des associations. Les acteurs s’expriment et agissent sous le regard des autres, de sorte que, de réunion en réunion, leurs déclarations ayant été entendues par tous, chacun peut être confronté à ses positions passées en se les voyant rappelées. Les engagements des différents groupes, leurs alliances et leurs oppositions sont officialisés, du fait que nul ne peut dans le temps de la réunion tenir des discours différents à chaque interlocuteur. La possibilité de contester les propos tenus par les acteurs présents place les participants en position d’être mis publiquement en minorité ou récusés par l’ensemble du groupe, ce qui a pour effet de les amener à anticiper une attitude conforme afin d’éviter leur mise à l’écart. La présence au SPI de tous les acteurs concernés par les questions d’environnement permet la constitution d’alliances objectives susceptibles de placer certains participants, « pollueurs » ou « contestataires », en position isolée.
« Quand des problèmes sont exposés dans une enceinte pluripartenaire, où en gros tous les partenaires sont là, les gens ne sont pas tentés d’adopter des doubles ou triples langages, car sinon quand vous avez, A, B, C, D, E qui sont là, le langage tenu par A à tout le monde peut être assez différent du langage que A pourrait tenir à B ou à C en tête‑à‑tête »33.
« À partir du moment où les gens se connaissent, ils sont en confiance. Tout au moins ils savent jusqu’où ils peuvent avoir confiance dans les propos qui sont tenus par les uns et par les autres. On sait que quand on dit quelque chose à quelqu’un, ce ne sera pas déformé, ce sera répété tel quel et ce sera discuté sous cette forme-là. Ce ne sera pas volontairement déformé par quelqu’un qui aurait un autre objectif en tête »34.
La participation au secrétariat permanent a conduit à l’émergence de règles tacites de comportement, dont le non respect renouvelé par l’un de ses membres rend difficile ses relations avec les autres acteurs et sert éventuellement de justification à sa marginalisation par les élus et les services de la ville ou de l’État. Les interventions d’un directeur de l’usine Stracel à des réunions du secrétariat ont, par exemple, suscité une majorité de commentaires défavorables, ce qui a contribué à la mauvaise entente entre les responsables de l’usine et la municipalité de Strasbourg. Tout groupe qui ne manifeste pas de la « bonne volonté », s’attribuant à l’extérieur de l’enceinte le bénéfice d’un projet collectif du secrétariat, ou lors des réunions, prenant à partie ses interlocuteurs en formulant des critiques qui ne tiendraient pas compte, de manière « réaliste », du point de vue de chacun sans démontrer de la considération pour les contraintes ou les efforts des autres, se voit rappelé à l’ordre par l’addition de remarques ou de reproches sur son attitude par les membres du réseau, jusqu’à éventuellement être jugé incapable de « coopérer ». Les acteurs sont ainsi placés en situation de circonscrire les sujets d’affrontement et de limiter l’usage d’un discours polémique, ce qui est un des éléments de construction du consensus recherché par les organisateurs, par le fait même que le temps de réunion est en grande partie consacré à l’élaboration d’une lecture descriptive de la réalité acceptable par tous. La situation d’observation réciproque sous le regard évaluateur des experts de chacun des groupes facilite l’établissement d’un contrôle collectif ou d’une auto-censure individuelle des échanges et tend à les homogénéiser par la production d’un langage et d’actes convenables dans l’arène.
« Il peut arriver que, quand on a chargé un partenaire de mettre en œuvre une action, il a un peu tendance à récupérer les choses et à ce que ça nous échappe. C’est arrivé une fois (…). C’était pas dramatique, c’était lié à la personnalité. Le pilote avait un mode de travail très personnel, qu’on n’arrivait pas à contrôler »35.
« Une des caractéristiques du SPI, c’est qu’il n’y a pas de règle de vote. La règle est, et c’est une des difficultés, d’arriver à une conviction commune sur les problèmes, sur les questions exposées, à un consensus sur les faits »36.
On observe par ailleurs une transmission circulaire de l’autorité d’« expert », les responsables du SPI intégrant ceux qui disposent d’une compétence en matière d’environnement, tandis que peuvent se prévaloir de la qualité d’expert en matière d’environnement ceux qui sont reconnus par la communauté organisée par le SPI. Se constitue donc un réseau d’expertise où le crédit de chacun des membres est renforcé par la participation au réseau et dont le caractère englobant tend à limiter la possibilité d’une expertise indépendante37. Les organisateurs du secrétariat permanent tendent ainsi à matérialiser l’existence d’une communauté scientifique sur les questions d’environnement susceptible de délivrer des titres à l’expertise, c’est-à-dire une capacité à s’exprimer légitimement pour établir la réalité et la dangerosité des pollutions. Le secrétariat pour la prévention des pollutions industrielles constitue donc une instance de socialisation commune des acteurs au discours expert, mais il participe aussi à la construction de la réputation et de la crédibilité des acteurs en matière d’environnement industriel. De la reconnaissance de la qualité d’expert au sein du SPI dépend pour un certain nombre d’acteurs indépendants – bureaux d’études, associations susceptibles de produire des mesures – l’accès à un marché de l’expertise.
Au sein de cet espace réunissant des services de tutelle, des ingénieurs des industries mises en cause et des associations protestataires, les modalités d’établissement de la réalité et de l’ampleur des pollutions sont déterminantes. En effet, la discussion entre les participants sur les procédures de diminution des pollutions ne peut avoir lieu que si la réalité de ces rejets n’est pas elle-même un objet de polémique. Il importe donc aux organisateurs du secrétariat permanent de dresser un état incontestable des pollutions, tant vis-à-vis des industriels, toujours susceptibles d’en minorer l’importance ou la dangerosité, que des organisations écologistes suspectées de les exagérer. Le recours massif dans le cadre du SPI à des analyses de forme technique ou scientifique s’explique en particulier par la nécessité d’obtenir une image indiscutable des problèmes à résoudre. La présence des experts et des spécialistes a pour effet de disqualifier comme polémiques les critiques fondées sur des perceptions incontrôlées, dépourvues d’une mise en forme distanciée et chiffrée leur conférant un caractère « objectif ». Les responsables du secrétariat permanent sont donc amenés à s’entourer de toutes les collaborations susceptibles de garantir la qualité et la solidité de leur description de la réalité des pollutions. Le recours à des experts « indépendants » dotés d’une visibilité locale, universitaires et professeurs issus de l’université des sciences et techniques et de la faculté de médecine de Strasbourg38, chefs de service du centre hospitalier universitaire, directeurs régionaux d’organismes publics ou semi-publics spécialisés dans la mesure des polluants dans l’environnement urbain et capables de produire des « données » et des « analyses »39 a pour effet de garantir la crédibilité de l’image de la réalité produite par les services des organisateurs du SPI, ingénieurs des services municipaux et de l’État. L’usage encouragé par les ingénieurs des pouvoirs publics d’un langage commun fondé sur « l’objectivité » de la connaissance scientifique a pour effet d’amener chaque participant à présenter dans les formes prescrites les arguments destinés à étayer sa position et à prendre en compte dans son appréciation de la situation les exposés de chaque participant. Dans cette perspective, le recours à une expertise et à un langage scientifiques de description des nuisances doit se comprendre comme un effort d’encadrement des répertoires argumentatifs utilisables dans les discussions. Les formes du discours expert40 s’imposent donc non seulement parce qu’elles constituent le langage techniciste commun à la plupart des ingénieurs présents, mais aussi parce qu’elles représentent une nécessité politique permettant la régulation des relations entre les pouvoirs publics, les industriels et les associations écologistes au sujet des pollutions.
2.2. Une instance d’arbitrage conjoint de la ville et de la préfecture
La municipalité est représentée systématiquement au SPI par un ou plusieurs cadres des nouveaux services dont elle s’est dotée (Écologie urbaine, Propreté, Hygiène et santé) et par l’adjoint au maire en charge de l’environnement, qui préside deux des cinq commissions du SPI. En manifestant une capacité d’appréciation technico-administrative des questions soumises à l’assemblée, les cadres des services de la ville, en tant que co-organisateurs du secrétariat permanent, sont amenés à exprimer leur jugement professionnel sur les arguments mobilisés par les industriels et les écologistes. Ils se trouvent ainsi placés, conjointement aux ingénieurs des services préfectoraux, en position d’arbitrer alternativement en faveur des demandes écologistes ou des projets industriels. Les services de la ville et les élus adoptent d’autant plus facilement cette posture arbitrale neutralisée qu’ils sont soumis aux exigences contradictoires de groupes susceptibles de mobilisations électorales et qu’ils doivent manifester simultanément leur souci de l’environnement et leur préoccupation pour un tissu industriel pourvoyeur d’emplois. En tant que président de commission, l’élu municipal n’est pas directement pris à partie par les intéressés exposant leurs revendications ; en donnant alternativement la parole aux personnes qui désirent s’exprimer, il occupe un rôle de modérateur, qui conduit la discussion afin que les participants parviennent à un accord, mais qui peut également départager leurs argumentations.
L’obligation de rechercher la conciliation, à laquelle contribue l’examen expert des atteintes à l’environnement, a pour effet de décourager les attitudes de défense exclusive de leur position par les associations et les industriels et de disqualifier les acteurs adoptant une attitude jugée partisane ou extrémiste. Les débats qui ont lieu dans les commissions placent les industriels sous la pression des revendications écologistes sans que les administrations représentées imposent formellement une mise aux normes et la suppression d’un rejet. En revanche, les militants des associations écologistes apparaissant comme les plus radicaux se voient critiqués au sein du secrétariat permanent et ne sont pas suivis par l’ensemble des associations, notamment de résidents, pour qui le règlement des problèmes liés à la proximité des industries signifie le terme de leur mobilisation. Les organisateurs du SPI sont d’ailleurs susceptibles de récompenser ou de favoriser les associations les plus coopératives en leur attribuant des subventions municipales ou en acceptant que certains de leurs membres accèdent à des responsabilités au sein du secrétariat permanent41.
« Il a fallu qu’il y ait des changements dans la direction de Stracel, qui sont intervenus en 1992, et il a fallu que le préfet et le maire se mettent d’accord pour dire que ce n’est pas comme ça qu’ils se sortiraient de cette situation. Donc il a bien fallu qu’ils se mettent tous les trois ensemble pour dire : “Nous Stracel, nous allons faire ce qu’il faut, mais il vous appartient de canaliser les actes de la population, de façon à ce qu’elle comprenne qu’on ne peut pas tout faire du jour au lendemain”. Et donc Stracel a mis trois ans à traiter son problème d’odeurs »42.
C’est seulement dans les cas où des militants apporteraient une « preuve » chiffrée, « indiscutable », de la responsabilité d’une pollution dans le décès d’individus, comme les associations écologistes avaient tenté de le démontrer dans l’étude effectuée sur les relations entre dioxines et morts subites du nourrisson dans l’agglomération strasbourgeoise en 1991, que cette posture technocratique de médiation n’est plus soutenable et que les acteurs publics sont amenés à faire valoir la santé des habitants comme « intérêt général » devant immédiatement être protégé. Dans une telle configuration, l’impératif de santé publique mis en avant par les associations écologistes les plus radicales s’impose de fait aux pouvoirs publics, qui ne peuvent plus invoquer la recherche d’un équilibre entre intérêts industriels et exigence environnementale. Cependant, les associations écologistes disposent rarement des ressources argumentatives rendant leur position incontestable.
« Une demi-journée dioxine a été organisée, et je crois bien savoir que les avis exprimés sur la toxicité par les différents spécialistes étaient divergents. Mais ils ont bien ramené les choses à leur juste dimension : la toxicité de la dioxine jamais prouvée sur l’organisme humain, les émissions de dioxine [industrielle] relativement faibles, bien moins importantes que les émissions de dioxine anthropogénique… Donc le pavé posé au milieu de la mare, on n’en a plus reparlé au niveau du SPI. (…) Les gens sont moins agressifs maintenant pour obliger la communauté urbaine à mettre une installation de traitement des dioxines sur son usine d’incinération d’ordures ménagères. On s’embarque plus tranquillement dans une étude de faisabilité, sans avoir le couteau sous la gorge »43.
Le secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles peut être interprété comme un moyen d’organiser le réseau des « experts » au profit de ses animateurs, limitant ainsi les possibilités de mobilisation d’une crédibilité scientifique pour les organisations écologistes locales, ce d’autant plus que les positions des experts et des scientifiques étant distribuées par l’État, ces derniers sont exceptionnellement amenés à tenir une posture revendicatrice et à rejoindre les logiques militantes. Le SPI construit et manifeste une « communauté scientifique » de l’environnement dont les logiques spécifiques (langage technique et construction contrôlée des données) vont structurer l’expression des intérêts et des arguments des acteurs qui y participent. En organisant la confrontation contrôlée de deux groupes, les industriels et les associations environnementalistes, le secrétariat permanent permet à ses organisateurs municipaux et préfectoraux de neutraliser leurs intérêts propres et, en s’adjoignant le concours « d’experts » environnementaux partiellement cooptés, d’incarner « l’intérêt général » et la « vérité scientifique », topiques traditionnelles des positions technocratiques.
En prenant part à l’activité de cette arène, les cadres des nouveaux services environnementaux de la ville s’insèrent dans un réseau d’experts qui permet à la municipalité d’adopter une position arbitrale, alternativement en faveur du développement industriel ou pour la protection de l’environnement. Le SPI constitue alors un espace de sociabilité dans lequel la recherche du « consensus », procédure administrative de production du consentement, s’impose à tous les acteurs-participants et permet aux services de l’État et de la municipalité de réguler les activités « polluantes » des industriels comme les activités politiques des écologistes.
Notre analyse montre in fine que le processus de mise en œuvre d’une politique de l’environnement à Strasbourg ne peut pas être considérée comme la réalisation de projets conçus a priori ou de principes écologistes abstraits, mais qu’ils constituent la continuation des mesures anti-rejets ponctuelles, prises souvent dans l’urgence, et de modes de gestion renouvelés des déchets – plaçant par exemple le coût du tri à la charge des habitants – dont la labellisation « écologiste » obéit aux logiques ordinaires de la concurrence politique, en l’occurrence la possibilité de présenter face à l’opposition une gestion municipale moderne puisque « soucieuse de l’environnement », tout en rendant plus difficile la concurrence des Verts. L’examen des nouveaux services environnementaux de la municipalité permet de comprendre les contraintes auxquelles obéit sa « politique de l’environnement ». En employant des cadres administratifs susceptibles d’utiliser les langages ajustés aux différents interlocuteurs pour mettre en forme son action et en co-organisant la « concertation » sur l’environnement industriel, la municipalité devient capable de construire et de rendre visibles des interventions « spécifiquement » environnementalistes. La municipalité n’est pas amenée à développer massivement son action environnementale, mais à donner une forme écologique à des politiques qui ne l’étaient pas antérieurement. Les dispositifs de concertation qu’elle met en place lui permettent de réguler de manière routinisée aussi bien les problèmes d’environnement que ceux du développement industriel, tout en limitant les mobilisations potentielles des associations de riverains et des groupes écologistes. L’activité du Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles rend possible la généralisation d’un discours « expert », dont la force ne réside pas tant dans une capacité propre à s’imposer aux acteurs à qui il est adressé que dans la possibilité qu’il offre à ceux qui le promeuvent de socialiser les participants – industriels, riverains ou militants écologistes – aux contraintes de la gestion administrative.