L’architecte comme concepteur de composants du bâtiment dans les nouveaux réseaux du secteur de la construction

The architect as designer of building components in new building sector networks

Niels Albertsen

p. 36-49

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Niels Albertsen, « L’architecte comme concepteur de composants du bâtiment dans les nouveaux réseaux du secteur de la construction », Cahiers RAMAU, 3 | 2004, 36-49.

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Niels Albertsen, « L’architecte comme concepteur de composants du bâtiment dans les nouveaux réseaux du secteur de la construction », Cahiers RAMAU [En ligne], 3 | 2004, mis en ligne le 03 novembre 2021, consulté le 26 avril 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/485

Cet article présente des réflexions sur les conditions de l’émergence d’un nouveau profil chez les architectes danois : l’architecte comme concepteur de composants du bâtiment (CCB). Il présente tout d’abord une vue d’ensemble des tendances de développement probables du secteur de la construction au Danemark. Six points sont mis en avant : l’exigence croissante d’améliorer la productivité, la domination accrue des grandes entreprises, l’internationalisation et l’informatisation croissantes, l’importance grandissante des ensembles de composants préfabriqués, la prise en compte accrue des consommateurs et le développement des relations partenariales. Les conséquences de ces tendances pour les architectes sont multiples. Tout d’abord, le déplacement de certaines tâches de conception des agences d’architecture vers le secteur productif, en relation avec une nouvelle vague d’industrialisation, le rôle croissant des autres acteurs dans le processus de conception, un changement significatif dans la relation entre la conception et la réalisation des bâtiments, mais aussi le rôle accru des technologies d’information et de communication et enfin, la tendance à une augmentation de la taille des agences d’architecture.

This paper presents some reflections on the conditions of emergence of a new professional profile among Danish architects: the architect as a designer of building components (DBC). First an overview of probable tendencies in the future development of the building sector in Denmark is presented. 6 points are singled out as specially important: an increasing pressure towards productivity gains, a growing dominance of large contractors, an increasing internationalisation and computerization, a growing importance of prefabricated complexes of building components, a rise in consumer orientation and in partnering-like relationships. The consequences for architects of these tendencies are considered to be a move of some design tasks from architects’ offices to the executive sector, related to a new wave of industrialisation, an increasing role of other actors than architects in the design process, a significant change in the relationship between the design and the production of buildings, an increasing role of information and communication technologies and a tendency towards larger architectural firms.

Cet article présente quelques réflexions sur les conditions d’émergence, parmi les architectes danois, d’un nouveau profil professionnel, celui de l’architecte comme concepteur de composants de construction. Il trace dans un premier temps quelques perspectives d’évolution probable du secteur de la construction au Danemark. Puis la question de l’architecte concepteur de composants du bâtiment est abordée comme l’une des voies permettant de préserver, sous de nouvelles modalités, la tradition de l’attention particulière portée au détail dans l’architecture danoise1. Enfin, il propose d’examiner un certain nombre d’obstacles et de facteurs favorables à l’émergence de ce nouveau profil professionnel.

1. Le contexte : les architectes danois face aux nouvelles formes d’industrialisation et d’interprofessionnalisation

Dans les années à venir, les architectes danois vont très probablement être de plus en plus confrontés à un certain nombre de défis. La pression sur le secteur de la construction dans son ensemble pour qu’il affiche une croissance de la productivité sera constante et, si rien de significatif n’intervient, s’accentuera. Selon les rapports récents, la productivité du secteur de la construction danoise a plus ou moins stagné depuis la première période d’industrialisation du bâtiment dans les années soixante. Cette situation présente un contraste flagrant avec les autres secteurs de production industrielle, où la productivité a doublé, voire triplé, sur la même période. La comparaison avec les secteurs de la construction d’autres pays comme la Suède, la Hollande ou l’Allemagne traduit également un retard important. Ceci est encore plus spectaculaire lorsqu’on fait la comparaison avec la Suède, où l’augmentation est de presque 100 % depuis les années soixante-dix (Groupe de travail Byggepolistik, 2000, p. 24)2. Cette situation trouve son origine, notamment, dans les facteurs suivants.

Tout d’abord, la première période d’industrialisation a principalement concerné l’un des aspects de la question de la productivité, à savoir l’évolution d’une construction artisanale vers une production industrielle des produits de construction. Un autre aspect, la réorganisation des processus de travail sur le site de construction, a plus ou moins été laissé en l’état jusqu’à nos jours (ATV, 1999, p. 13). On peut donc s’attendre à ce que cette question devienne de plus en plus importante dans les années à venir et influence les formes de coopération dans le secteur de la construction dans son ensemble, tout comme les processus de conception et de contrôle du processus de construction.

Plus généralement, jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, le problème de la productivité peut être caractérisé par une situation « verrouillée ». La productivité était en effet enserrée dans une série de barrières se renforçant mutuellement. Cette situation est le fait d’un secteur de la construction principalement orienté vers le marché domestique, intérieu­rement très divisé, fragmenté et conflictuel, et comportant un grand nombre de petites et moyennes entreprises dont les relations de coopération évoluent perpétuellement. Ceci provoquait un manque d’innovation, une réponse insuffisante à la pression de la demande et, enfin, des bâtiments trop coûteux et souffrant de trop de défauts (Groupe de travail Byggepolistik, 2000).

Quoi qu’il en soit, des changements significatifs au regard de la productivité semblent maintenant en cours. Le secteur de la construction est de plus en plus dominé par quelques grandes entreprises de construction : SKANKA, NCC et MT-Hoøjgaard avec un chiffre d’affaires en 2000 de 20 milliards de couronnes (environ 2,6 milliards d’euros) qui représentent 35 % du chiffre d’affaires total des entreprises danoises. De même, entre 1992 et 1999, les grands entrepreneurs ont augmenté leur part de marché de 28 % à 33 % (BUR, 2001, p. 14). Ce changement façonnera la croissance de nouveaux types d’intégration verticale et horizontale dans le secteur de la construction. Ceci permettra peut-être de dépasser la structure fragmentée et conflictuelle du secteur. Ainsi, alors que la pression vers une productivité accrue dans les années quatre-vingt-dix venait du politique et des agences gouvernementales, aujourd’hui le renforcement de la domination des grandes entreprises semble générer une pression davantage issue du marché.

Le pouvoir croissant des grandes entreprises illustre une autre tendance majeure, à savoir l’augmentation de l’internationalisation du secteur du bâtiment. Le champ d’action des grandes entreprises est international et (principalement) nordique. Elles sont en train de briser l’orientation domestique du marché du bâtiment, rendant ainsi la compétition plus intense. De plus, si l’on examine le marché des composants du bâtiment, certains producteurs sont devenus des entreprises internationales opérant à l’échelle de l’Europe. La création d’un marché européen des composants de construction semble être engagée. Alors qu’il y a seulement quelques années, dans le contexte danois, ce marché pouvait être caractérisé comme principalement national et local, et était basé sur des relations stables de coopération et de confiance (Groupe de travail Byggepolistik, 2000, p. 95‑97), on peut observer aujourd’hui l’augmentation des importations danoises concernant les produits du bâtiment.

Les exigences croissantes de compétitivité, de productivité et d’internationalisation seront sûrement renforcées par l’informatisation des relations de production et d’échange dans le secteur du bâtiment. Ceci inclut évidemment la conception architecturale ainsi que la conception et le calcul d’ingénierie, mais pas uniquement. Un e-marché des composants du bâtiment se développera pour réorganiser de manière significative les systèmes de livraison et de production. Des livraisons d’éléments de bâtiment adaptés, produits « juste à temps » semblent ainsi dessiner un avenir probable.

Par ailleurs, les fabricants d’éléments de bâtiment peuvent espérer une augmentation des marchés, non seulement pour les composants, mais aussi pour le montage de ces composants dans des sous-ensembles. Cela concerne aussi bien le montage sur le site du bâtiment que la livraison de coques de béton ou encore l’approvisionnement et le montage de maisons familiales en bois entièrement préfabriquées (par des entrepreneurs suédois). Mais il peut aussi s’agir de l’approvisionnement d’unités de salle de bains préfabriquées, à la fois pour de nouveaux bâtiments et pour la réhabilitation, ou l’approvisionnement de façades en verre (BUR, 2001, p. 21‑24).

On peut également prévoir que l’ensemble du secteur du bâtiment portera plus d’attention au consommateur. Deux forces principales interviennent ici : le rôle croissant des promoteurs et la prise en compte accrue des usagers par les entreprises de bâtiment. Les promoteurs opèrent en regroupant les investisseurs et les usagers dans un projet commun, qu’ils dirigent du début jusqu’à la fin. En instaurant un tel regroupement, les promoteurs accentueront la prise en compte des usagers (ibid., p. 27f). Du côté des entrpises de bâtiment, il faut noter que jusqu’aux années quatre-vingt-dix, elles se présentaient comme des constructeurs compétents de bâtiment, ponts, routes, etc. Durant les années quatre-vingt-dix elles ont changé et se présentent comme prioritairement orientées vers la satisfaction du consommateur (ibid., p. 15).

La prise en compte du consommateur fait aussi partie du débat qui se développe au Danemark à propos du partnering. Alors que ce concept est d’actualité aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne depuis plus de vingt ans, il n’a été introduit au Danemark que très récemment. Comme on le sait, ce concept fait référence à un mode d’interaction entre les différents acteurs dans le processus de construction basé sur « la confiance, l’attachement aux buts communs et une compréhension des attentes et des valeurs de chacun » (Thomassen & Hansen, 2000, p. 3). Le contraste éclate, bien sûr, lorsqu’on confronte ce concept aux relations de conflit et de défiance, ainsi qu’aux affrontements juridiques et contractuels qu’on trouve si souvent dans le secteur danois du bâtiment, bien que, probablement, à un degré moindre qu’aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. En raison de ce contraste et du fait que le partnering est principalement promu par les grandes entreprises de bâtiment, et qu’il peut donc être interprété comme un moyen d’étendre leur influence, ce concept suscite un scepticisme largement partagé par les architectes danois. Quoiqu’il en soit, il est bon de rappeler que le concept de partnering renvoie à des tendances générales du développement récent du capitalisme, qui opèrent l’intégration d’entreprises en alliances et réseaux, et combinent la flexibilité du marché avec la permanence des entreprises. Ces tendances marqueront également le secteur de la construction, quel que soit le scepticisme des architectes. Dans le domaine du bâtiment, les partenaires engagés dans le partnering sont idéalement le maître d’ouvrage, les utilisateurs, les architectes, les ingénieurs et l’entreprise de bâtiment, ainsi que les producteurs et les fournisseurs de matériaux. L’important est que tous les acteurs soient impliqués et coopèrent au sein du processus de conception depuis le début. Dans ce contexte, l’architecte devra s’engager auprès des autres interve­nants dès le début du processus de conception, et selon des modalités nouvelles.

Pour résumer, un certain nombre d’éléments importants caractérisent donc le nouvel environnement auquel doivent faire face les architectes danois dans le secteur du bâtiment : une pression grandissante pour réaliser des gains de productivité, une domination plus forte des grandes entreprises, le développement de l’informatisation et de l’internationalisation, une importance croissante des ensembles de composants de construction préfabriqués, une plus grande prise en compte du consommateur et, enfin, l’essor des relations partenariales. On peut déduire quelques conséquences probables de ce nouveau contexte sur le travail des architectes.

Certaines tâches de conception se déplaceront des agences d’architecture vers les sous-traitants de la production du bâtiment, vers les entreprises de bâtiment comme vers les producteurs de composants. Ce mouvement sera lié à une nouvelle vague d’industrialisation focalisée sur la flexibilité de l’organisation du chantier et de nouveaux types de composants de construction standardisés ou personnalisés. Par ailleurs, d’autres acteurs joueront un rôle croissant dans le processus de conception, grâce au partenariat et à l’orientation plus forte de l’ensemble du secteur vers le consommateur. Tout ceci modifiera considérablement la relation entre le processus de conception, la construction d’un bâtiment et la production de composants. Parallèlement, le rôle des technologies d’information et de communication dans la conception augmentera. Enfin, une pression accrue s’exercera sur les agences d’architecture pour qu’elles opèrent une concen­tration de leurs structures afin de faire face aux grandes entreprises et à l’internationalisation croissante des marchés du bâtiment.

On peut vraisemblablement trouver des tendances similaires dans d’autres pays de l’Europe de l’Ouest. La question de la stagnation de la productivité n’est pas une spécialité danoise. Mais on peut s’attendre à ce que ces tendances se matérialisent différemment selon les pays en fonction des traditions, des institutions et du caractère proactif des interventions des professionnels. Un de ces facteurs de différenciation peut, dans le cas de l’architecture danoise, être la tradition de soin du détail.

2. Le soin du détail dans l’architecture danoise

Une caractéristique centrale et distinctive de l’architecture danoise, soulignée par les observateurs nationaux et internationaux (par exemple : Pinson, 1996, p. 112), est le soin du détail dans le bâtiment. Un des facteurs à l’origine de cette situation est la tradition selon laquelle, pour un bâtiment donné, une même agence dirige l’ensemble du processus de conception et de contrôle de la réalisation. On peut se demander comment un tel soin peut être maintenu dans le nouveau contexte que nous avons décrit. Celui-ci ne paraît pas y être favorable, en raison de la perte de contrôle de l’architecte sur le processus de conception et de réalisation au profit d’autres acteurs et d’autres sous-secteurs de la production du bâtiment.

Pour les architectes danois, le soin du détail est une question qui relève de la qualité architecturale. On peut retracer les fondements historiques de cette approche de la manière suivante3. Avant l’industrialisation du secteur du bâtiment, à la fin des années cinquante et soixante, le processus de construction était porté par des artisans très qualifiés. Les matériaux disponibles, les composants et les techniques de construction étaient en nombre limité et le savoir nécessaire pour les ajuster au niveau du détail était aux mains des métiers du bâtiment. L’architecte, qui lui-même bénéficiait le plus souvent d’un apprentissage des métiers du bâtiment, pouvait dans sa conception du bâtiment et pour le contrôle du processus de conception, se reposer sur le savoir-faire des artisans. La tradition danoise de soin quasi-artisanal pour le détail doit beaucoup à ces interactions entre les métiers du bâtiment et des architectes inscrits dans une tradition artisanale.

L’industrialisation du secteur du bâtiment, dans les années soixante, a rendu ce savoir-faire obsolète. Les métiers du bâtiment ont été déqualifiés et, dans le même temps, les matériaux, les composants et les techniques se sont multipliés. Quelles en ont été les conséquences sur le contrôle des détails du bâtiment ? Les architectes se sont arrangés pour maintenir la tradition sous des formes nouvelles. Le contrôle des détails s’est déplacé de l’interaction entre l’artisanat et l’architecte vers la conception architec­turale et les processus de contrôle. On peut exprimer cette évolution en disant que les détails sont entrés dans le dessin. Les dessins d’étude se sont multipliés, chaque ajustement de détail sur le chantier étant contrôlé au niveau de la conception.

La situation qui émerge aujourd’hui s’apparente en un sens à un retour vers des temps antérieurs. Le contrôle du détail est peut-être en train de revenir vers le secteur productif. Mais, à présent, ce secteur est très différent de celui qui existait avant l’industrialisation du bâtiment. La conception et le management ont remplacé la connaissance et le savoir-faire des métiers de la construction. Les détails sont toujours dans le dessin mais la question, à l’heure actuelle, est : qui dessine ?

3. Les tâches de l’architecte comme concepteur de composants de construction

Du point de vue de l’architecte, le défi semble donc, aujourd’hui, être le suivant. Il est impossible de revenir vers l’interaction artisan-architecte. La tendance actuelle semble s’opposer à un contrôle par le concepteur du processus de construction, de son début jusqu’à sa fin. Afin de préserver la tradition de soin du détail sous de nouvelles modalités, les architectes devraient transgresser les frontières existant entre conception et réalisation et construire un nouveau profil de concepteur dans la sphère de la réalisation. Dans cette optique, la partie du secteur de la production qui fabrique des composants apparaît comme particulièrement intéressante. Dans une situation où le processus de conception sera envahi ou contrôlé par d’autres acteurs que par le passé, les architectes peuvent adopter une stratégie d’entrée en force sur les parties du processus de construction qui leur étaient auparavant étrangères. Mais, même sans tenir compte de l’intérêt professionnel de la création d’un nouveau marché pour les architectes, plusieurs tâches de l’architecte comme concepteur de composants du bâtiment et/ou de la construction (CCB) peuvent être précisées. Tout d’abord, les architectes peuvent utiliser leurs compétences pour améliorer les qualités esthétiques et fonctionnelles des composants du bâtiment. Ensuite, ils peuvent se préoccuper de l’ajustement esthétique, fonctionnel et organisationnel des composants eux-mêmes, mais aussi de leurs relations (virtuelles) avec le bâtiment dans son ensemble. Pour parvenir à réaliser ces objectifs, des architectes formés comme architectes constructeurs, et disposant d’une expérience en ce domaine, devraient être embauchés dans la conception des composants du bâtiment.

Les architectes peuvent également contribuer au dépassement de l’alternative actuelle entre, d’une part, des composants de construction comme produits de masse standardisés conduisant à des bâtiments plus ou moins uniformes et, d’autre part, des composants conçus à l’unité pour des bâtiments particuliers (comme l’Institut du Monde Arabe), ou bien fabriqués sur le chantier. Toutefois, un tel dépassement nécessitera de se concentrer sur le développement d’une large variété de composants qui permettra la conception de bâtiments très différenciés, tout en offrant des prix compétitifs et une bonne qualité de détails. On peut aujourd’hui trouver quelque chose d’analogue dans la production industrielle de vitrages, mais l’idée peut être aussi étendue à d’autres parties du bâtiment, comme par exemple la conception d’une variété de façades composées de différentes façons (Koch, 2001, Nielsen & Koch, 2001).

Afin d’éviter tout malentendu, il faut souligner que la conception de composants n’est pas une nouvelle forme de conception architecturale. Chacun sait que les architectes, dans le contexte d’un projet de bâtiment singulier, conçoivent des composants de construction qui sont utilisés ensuite dans d’autres bâtiments qu’ils conçoivent ou bien commercialisés pour un plus large usage. L’idée de l’architecte comme CCB qui nous intéresse ici est, de toute façon, différente. La conception de composants de construction dont il s’agit n’est pas dépendante de la conception d’un bâtiment singulier mais, au contraire, conçue pour le marché dans son ensemble. Ceci, bien sûr, n’exclut pas que les architectes travaillant dans des entreprises produisant des composants puissent être impliqués dans la résolution des problèmes de conception propres à des bâtiments particu­liers. Ainsi, par exemple, le département de développement de l’entreprise danoise Danogips a été impliqué dans la résolution de problèmes spécifiques concernant l’usage de plâtre dans un bâtiment édifié à Londres et conçu par Norman Foster (Sørensen, 2001a). Cet exemple ne fait que renforcer l’idée de l’architecte comme CCB en dehors de l’agence d’architecture.

Une conception aussi diversifiée de composants n’a pas à être fabriquée comme un produit de masse. Ce qui devrait être standardisé, ce sont les processus de production plutôt que les produits. L’informatisation de la conception combinée avec l’Internet permettra la livraison « juste à temps » de petits lots de composants de construction. Par exemple, on peut imaginer que l’architecte télécharge le programme pour un composant standardisé durant la conception d’un bâtiment particulier, le redessine en fonction des contraintes de trames et renvoie le programme modifié aux producteurs pour la fabrication de l’élément adapté (Koch, 2001, Nielsen & Koch, 2001). Pour résumer, l’architecte comme CCB peut apporter une importante contri­bution à l’amélioration des qualités esthétiques et fonctionnelles des produc­tions industrielles de bâtiments, dans les détails comme pour la composition générale du bâtiment. Il peut également résoudre les problèmes de variantes et apporter des réponses aux demandes des consommateurs. Il peut, enfin, aider à résoudre les problèmes de prix et de productivité dans le secteur du bâtiment dans son ensemble.

Plus largement, l’émergence d’un secteur de conception de composants doté d’une haute technologie d’information et de communication peut être un facteur important du renforcement de la compétitivité internationale du Danemark dans le secteur des composants.

4. Les compétences de l’architecte comme concepteur de composants de construction

Du point de vue des compétences et des relations de coopération, l’archi-tecte qui entre comme concepteur dans la production de composants de bâtiment, doit relever plusieurs défis. Pour commencer, il devra acquérir un savoir détaillé des propriétés technico-matérielles d’un composant donné, de son processus de production et de ses relations technico-matérielles avec les autres composants au sein du processus de construction. Sans toutefois devenir un artisan traditionnel du bâtiment ni un ingénieur, il devra acquérir un savoir détaillé du produit et des conditions de production, afin de parvenir à une conception appropriée. De ce point de vue, les compétences de l’architecte devraient être similaires à celles d’un designer industriel.

Il devra ensuite être équipé pour la conception par ordinateur et être capable de coopérer dans un environnement organisationnel et comporte­mental assez différent de celui de l’agence d’architecture, à savoir celui de l’entreprise industrielle liée à une production commerciale.

Si l’architecte doit jouer un rôle comportant quelque chose de plus que celui d’un designer industriel, alors il devra davantage développer, dans ce nouvel environnement, les talents de compréhension de l’architecte constructeur. Une façon de décrire ces compétences, populaires dans les années soixante (Collectif, 1962), est de caractériser l’architecte comme « le généraliste du secteur du bâtiment ». Il semble bien que, s’il doit y avoir quelque chose de spécifique, du point de vue architectural, dans la conception de composants de construction, cette vision de l’architecte connaîtra une renaissance sous de nouvelles modalités. Il ne s’agit pas dans ce cas de la conception d’une œuvre d’art architecturale, mais d’une activité qui requiert un savoir complet des procédés de construction, ainsi que des interactions entre les composants. Ainsi, le concepteur devrait être, d’un côté, une sorte de généraliste du processus de construction et, de l’autre, un spécialiste possédant un savoir approfondi et la capacité d’agir dans le domaine des composants. Il devra, d’une part, faire preuve de compétence face aux macro-réseaux de la conception architecturale et, de l’autre, être capable d’agir comme un concepteur dans les micro–réseaux des composants interdépendants du bâtiment.

5. Les obstacles

La question des compétences représente en elle-même un grand défi pour la profession architecturale de même que pour la formation des architectes. Mais d’autres obstacles peuvent également paraître redoutables. On peut ici signaler les plus importants.

En premier lieu, il faut rappeler que les designers industriels ont mis du temps à être acceptés dans le secteur industriel, et ces deux cultures peuvent encore être étrangères, voire hostiles, l’une envers l’autre. On peut s’attendre à de semblables obstacles dans le cas de l’architecte comme CCB. Un des rares architectes employés dans une entreprise produisant des composants se souvient qu’aussi bien l’entreprise que lui-même avaient eu beaucoup de difficultés à définir son travail (Sorensen, 2001a).

On peut également prévoir des conflits et des rivalités concernant des « demandes de juridiction » (Abbot, 1988, chapitre 3). Par ailleurs, les architectes peuvent être perçus comme envahissant des territoires profes­sionnels occupés par les ingénieurs et d’autres techniciens (BUR, 2001, p. 25). De plus, les architectes et les designers industriels peuvent entrer en conflit sur le choix de la profession la plus appropriée pour la conception de composants. Même si, au Danemark, de nombreux designers industriels sont formés dans les écoles d’architecture, il ne faut pas minimiser ce problème. Par ailleurs, des obstacles plus techniques concernent les technologies de l’information et de la communication. En ce domaine, l’absence de modèle numérique de bâtiment reconnu sera un obstacle à l’informatisation de la communication entre les industriels et les agences d’architecture. Il en est de même concernant l’absence de standards européens ou internationaux pour les produits du bâtiment.

Enfin, au sein de la profession d’architecte, la résistance viendra peut-être de la croyance des architectes en une conception moderne classique de la profession. En effet, être architecte CCB implique d’estomper la frontière entre la conception et l’exécution des projets de construction. Alors que cette frontière dans la pratique (non-moderne) est hautement perméable et négociée (Callon, 1996), elle continue de fonctionner de manière intériorisée dans l’esprit et les habitudes des architectes. En ce sens, l’idée de l’architecte comme CCB implique une transformation de l’idée même de l’architecte qui, séparé du processus de construction, fait la conception du bâtiment et supervise le processus de construction. Dans les sociétés modernes, le concept même d’architecture et de profession d’architecte repose, depuis la Renaissance, sur cette séparation du processus de construction. L’idée de l’architecte comme concepteur intégré dans une entreprise industrielle et produisant des composants pour le profit, apparaît comme une violation de la signification essentielle du concept d’architecte. L’expansion du champ culturel (Bourdieu, 1992) de l’architecture impliquée dans le positionnement (Biau, 1998) de l’architecte comme CCB peut apparaître comme trop radicale pour beaucoup d’acteurs du champ de l’architecture et comme une transgression du champ culturel de l’architecture.

Ceci implique aussi la formation des architectes, dans les lieux mêmes où « l’habitus » de l’architecte se forge. Au Danemark, la formation à l’architecture est toujours dominée par les deux écoles d’architecture de Copenhague et d’Aarhus, toutes deux se situant dans la tradition Beaux-Arts de mise en valeur de l’architecte comme concepteur séparé du processus de construction, avec un penchant fondamental pour l’esthétisme et la forme.

6. Les facteurs favorables

Ces obstacles sont, quoi qu’il en soit, contrecarrés par certains facteurs favorables.

Tout d’abord, les difficultés de l’intégration de l’architecte dans les entreprises industrielles peuvent conduire à préférer un type d’organisation plus traditionnelle : l’architecte intervenant comme consultant de l’entreprise industrielle. Le développement de ce type d’organisation peut être facilité par le fait que les grandes agences d’architecture danoises créent maintenant leurs propres départements de design.

Ensuite, le projet de former les architectes comme CCB est soutenu par le gouvernement danois. Un récent rapport sur l’avenir du secteur du bâtiment affirme que « le gouvernement envisagera de soutenir les initiatives qui renforceront les possibilités pour les étudiants en architecture de se spécia­liser comme architectes orienté vers l’industrie avec des compétences dans la conception de composants et la conception liée à la construction » (Groupe de travail Byggepolitisk, 2000, p. 171). Cette déclaration de l’ancien gouvernement de centre gauche n’a pas été remise en question par le nouveau gouvernement de centre droit. Tout au contraire, bien que réduisant ou éliminant un grand nombre d’institutions et d’initiatives du champ de l’architecture, le nouveau gouvernement a soutenu une initiative de ce genre, à savoir le concours entre étudiants en architecture et étudiants en design sur le thème « Nouvelles générations de composants de bâtiment » qui a eu lieu au printemps 2002 (Mossin, 2001)4.

Par ailleurs, l’école d’architecture d’Aarhus et la Fédération des architectes danois ont inscrit la conception liée à la construction et la CCB dans leur programme de formation complémentaire (Sørensen, 2001b). L’Ecole d’architecture d’Aarhus est également en train de mettre en place un diplôme spécialisé dans la CCB, en deux ans, pour les étudiants en architecture. Dans ce cadre, un professeur de design industriel et spécialisé dans la CCB vient d’être nommé.

7. L’architecte dans un « ordre de projet » interprofessionnel

Si les obstacles évoqués sont franchis, la production de composants de construction promue par les architectes concepteurs de composants, s’inscrira dans un secteur du bâtiment en pleine restructuration. Les trois parties prenantes, industrie, construction, architecture vont s’orienter vers de nouvelles manières de coopérer. Les architectes, les ingénieurs, les entreprises de bâtiment et les producteurs industriels de composants coopéreront depuis le tout début du processus de conception. Les processus de coopération entre les différentes compétences au sein de projets qui sont communs aux intervenants deviendront une question centrale. Dans ce contexte, le conseil architectural en matière de bâtiment portera plus sur la clarification des programmes et des problèmes, ainsi que sur la conception et la conduite du processus, que sur la conception de produits. La conception de produits se déplacera du secteur du conseil vers d’autres secteurs du bâtiment.

Dans cet environnement, la conception sera évaluée selon ce que Luc Boltanski et Eve Chiapello ont appelé « un ordre de justification du projet » (Boltanski & Chiapello, 1999). Comme cela a été mis en lumière par l’architecte travaillant chez Danogips, les architectes CCB devraient bien sûr posséder les compétences créatives qui leur permettent de « chercher les éléments de base, tourner les choses dans leur tête et cristalliser les potentialités de ce avec quoi [ils sont] en train de travailler ». En outre, ils devraient aussi être capables de « coopérer avec de nombreuses professions et des spécialités très différentes ». Le travail n’est pas « la création d’une conception unique » dans l’isolement de la table à dessin. La tâche est plutôt de « parler conception et développement de produits de façon ouverte, dans un dialogue avec tous ceux qui sont impliqués. A la fois les producteurs du produit et les utilisateurs » (Sørensen, 2001a, p. 5). L’architecte comme artiste dirigeant la conception d’un bâtiment unique et comme justifié selon « un ordre d’inspiration » (Boltanski & Thévenot, 1991) n’aura pas grand-chose à faire dans ce contexte. L’architecte CCB sera plutôt engagé dans un processus « d’ingénierie hétérogène » (Callon, 1996) qui traverse les divisions entre l’architecture et la construction, entre la conception et l’exécution, comme entre l’art et la technique, et où l’archi-tecte agit comme un médiateur parmi plusieurs autres médiateurs. Si tout ceci préfigure l’avenir de l’ensemble des architectes en général, alors il faut y voir une bonne raison supplémentaire de faire en sorte que la conception de composants devienne un nouveau profil professionnel pour les architectes.

1 Cet article n’aurait pu être écrit sans mes conversations avec le concepteur Mikaël Koch et le professeur Hans Peter Svendler Nielsen, Ecole d’

2 La validité des résultats de cette comparaison a été discutée dans le rapport.

3 Les remarques suivantes s’appuient sur une conférence donnée par le professeur associé Peder Gammel à l’Ecole d’architecture d’Aarhus, le 19 février

4 Le jury ne put sélectionner personne pour le premier prix. Les propositions furent critiquées pour le « manque de vision architecturale » et parce

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1 Cet article n’aurait pu être écrit sans mes conversations avec le concepteur Mikaël Koch et le professeur Hans Peter Svendler Nielsen, Ecole d’architecture d’Aarhus. Je les en remercie.

2 La validité des résultats de cette comparaison a été discutée dans le rapport.

3 Les remarques suivantes s’appuient sur une conférence donnée par le professeur associé Peder Gammel à l’Ecole d’architecture d’Aarhus, le 19 février 2001.

4 Le jury ne put sélectionner personne pour le premier prix. Les propositions furent critiquées pour le « manque de vision architecturale » et parce qu’elles se limitaient trop aux techniques de production courantes (Kleis, 2002). Ceci révèle que la position d’architecte comme concepteur de composants est très exigeante en matière de savoir-faire général en architecture, de connaissance du secteur de la construction, des processus et des techniques de construction, tout autant qu’en matière de compétences de conception.

Niels Albertsen

Ecole d’architecture de Aarhus / Aarhus School of Architecture
Noerreport 20, 8000, Aarhus, Danemark
niels.albertsen@a-aarhus.dk

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