Si l’on s’en tient aux seuls indicateurs sociaux et économiques, le département de la Creuse correspond en tout point à un territoire « hyper-rural » tel que l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) l’a défini et qu’un rapport au Sénat sur la défense des services en milieu rural l’a médiatisé en 2014. Le 17 octobre 2017, sur fond de crise économique locale, le président de la République invite une délégation d’élus creusois à l’Élysée et leur propose de mettre en œuvre un laboratoire d’innovation de l’hyper-ruralité, avec l’objectif, pour l’État, d’expérimenter des solutions applicables à l’ensemble des territoires hyper-ruraux. Le 15 décembre 2018, les élus du département remettent leur contribution, qui prendra la forme d’un « plan particulier pour la Creuse », signé par le Premier ministre le 5 avril 2019. Est alloué à ce plan un financement de 80 millions d’euros pour développer une centaine de projets rassemblés à la hâte. Une fois encore, dans l’urgence et en l’absence de définition d’une réelle stratégie globale, le saupoudrage est la règle. Au même moment, le département de la Creuse lance une mission d’accompagnement pour la préfiguration d’un laboratoire d’innovation publique départemental.
C’est dans cette arène départementale que se situe une partie de nos travaux de recherche. Ils visent à saisir les innovations socio-spatiales dans les territoires en marge de la région Nouvelle-Aquitaine1. Les marges y sont appréhendées positivement. L’hypothèse principale est que, dans ces lieux et ces espaces caractérisés par leur infra-visibilité, se créent et peuvent s’expérimenter des manières alternatives de vivre, d’habiter, de produire et de construire. Il s’agit donc de montrer que les territoires en marge peuvent constituer des révélateurs du rapport d’une société à ses ressources et à son environnement, mais aussi des lieux incubateurs de solutions alternatives pour renouveler les pratiques en matière d’aménagement et de développement local des territoires, autant que de gestion des environnements ou de préservation des patrimoines bâti, naturel et paysager. De ce point de vue, la Creuse est emblématique et constitue un des territoires-laboratoires de la recherche.
Pour étudier cette hypothèse, nous avons choisi d’embarquer l’un de nous, doctorant en paysage, au sein d’une équipe de prestataires indépendants missionnée par le conseil départemental pour préfigurer le laboratoire d’innovation publique. L’objectif est triple. Il est d’abord d’effectuer un retour réflexif, quasi-immédiat, vers l’équipe de prestataires afin de lui permettre de (ré)orienter les propositions de mise en action de l’innovation qu’elle adresse au donneur d’ordre, et ainsi d’irriguer, de l’intérieur, l’ensemble du processus de mise en place du laboratoire. Il est ensuite d’intensifier les liens entre le conseil départemental et le monde universitaire et de la recherche, en identifiant les formes que ces partenariats pourraient prendre dans la perspective d’un déploiement des actions proposées dans une phase ultérieure de test du laboratoire. Il est enfin de recueillir des matériaux empiriques pour le projet de recherche MARGINOV, de les confronter à ceux obtenus sur d’autres terrains étudiés et de participer à une nécessaire montée en généralité seule à même de vérifier l’hypothèse selon laquelle il existerait de la créativité et de l’innovation socio-spatiale dans les territoires en marge. Un des principaux résultats de la recherche montre l’importance du rôle des collectifs d’acteurs hybrides dans les processus d’innovation socio-spatiale identifiés et/ou expérimentés. Ces collectifs, en transgressant règles et normes établies, et en mettant en œuvre des stratégies alternatives, construisent des savoirs et des savoir-faire situés (Alter, 2000).
Sur ces bases, cette contribution vise à mettre l’accent non pas tant sur la figure individuelle et isolée de chercheur que sur celle, collective, de « communauté de pratique » (Lave et Wenger, 1991). Nous proposons, dans le développement qui suit, d’expliciter les mécanismes d’émergence et de structuration d’une communauté de ce type, qui, dans le cas de la Creuse, se met en place en une décennie à peine, à l’articulation des mondes de la recherche et de l’enseignement et de ceux de l’action. C’est en mettant en lumière ces mécanismes que nous souhaitons poser la question des connaissances produites tant par les chercheurs dans les processus d’action que par les acteurs locaux en situation d’expérimentation. En procédant ainsi, nous tentons de définir la place et le rôle que peuvent occuper la démarche scientifique et la construction réflexive de connaissances lorsqu’elles prennent pour objet les processus de médiation dans le champ d’un projet ouvert à toute « l’épaisseur sociale des territoires » (Briffaud, 2014). Pour cela, nous avons suivi, de l’intérieur, les actes et les trajectoires d’individus agissant au sein de collectifs hybrides dans lesquels se côtoient enseignants-chercheurs, professionnels du projet socio-spatial (architectes, urbanistes, paysagistes ou designers), élus et agents de collectivités publiques.
L’essentiel de ce texte sera consacré à relater la structuration d’une communauté de pratique qui émerge en Auvergne en 2008 puis se transforme au fil du temps pour, en 2019, prendre en charge la mission de préfiguration du laboratoire d’innovation publique départemental de la Creuse. De nouveaux espaces et objets de pratique et de recherche s’ouvrent dès lors aux membres de la communauté. Ceux-ci vont les investir en mobilisant des statuts divers à partir desquels ils joueront à déplacer leurs fonctions, endossant différents rôles : de la pratique à la recherche et à l’enseignement et vice versa, de la maîtrise d’ouvrage à la maîtrise d’œuvre et inversement, voire en combinant toutes ces postures simultanément. Dans la conclusion sera enfin avancée l’hypothèse selon laquelle s’assemblent au sein de la communauté de pratique des « marginaux sécants2 », individus en quête d’autonomie et de réflexivité, placés sur des trajectoires leur permettant de participer à la production même des connaissances qu’ils mettent à contribution et de développer, sur ces bases, une réflexion d’ordre critique et épistémologique sur la pratique du projet socio-spatial et de l’action publique en ce domaine. Le doctorant « embarqué », ancien praticien en paysage ayant mis au cœur de sa pratique professionnelle la mobilisation des savoirs et manières de faire des citoyens, est de ce point de vue une figure emblématique.
À l’émergence d’une communauté de pratique, un collectif engagé en Auvergne sur les questions de paysage et de développement local
Le Collectif du Chomet est né en 2008 d’une recherche-action en paysage conduite dans les territoires des monts du Forez (Pernet, 2009, 2014). Cette situation de recherche prenant en compte les politiques et les projets d’un parc naturel régional et d’une communauté de communes offre un cadre institutionnel aux futurs membres de ce collectif. Elle leur permet de se rencontrer pour certains, d’apprendre à mieux se connaître pour d’autres. Le collectif qui se forme alors est composé de sept paysagistes, d’une architecte, d’une médiatrice culturelle et d’un agent de développement local. Ces dix personnes participent – directement pour les unes et indirectement pour d’autres – à la mise en œuvre de huit actions à visée socio-spatiale rassemblées dans un dispositif dénommé « l’Atelier des paysages ».
Les membres du collectif œuvrent ainsi à mettre en place un inventaire ethnobotanique de poirières de façade, un atelier pédagogique s’adressant à des étudiants en architecture, un voyage à la rencontre des agriculteurs, ou encore un observatoire photographique participatif des paysages. Tout au long d’une année d’activités et de temps partagés, ils se découvriront des affinités professionnelles et amicales. Partageant une préoccupation pour tout ce qui relève du projet local, principalement dans le champ du paysage et de l’action en ce domaine, ils s’intéressent également aux questions de biodiversité et à celles liées au jardin et au jardinage, ce qui les incite à créer une association loi 1901. La notion de tiers-paysage (Clément, 2004) représente pour eux un objet commun qui symbolise leur engagement professionnel. C’est autour de cet objet qu’ils choisissent de bâtir les statuts juridiques de l’association.
Dès la création de l’association, les membres se sont reconnus dans la forme du « collectif », au point d’en utiliser le terme même dans le nom de la structure. À cette époque, ce mot est traditionnellement attaché aux mondes des pratiques artistiques et culturelles. Il commence cependant à se diffuser de manière significative dans les champs de l’architecture, de l’urbain et du paysage (Macaire, 2012 ; Davodeau et al., 2014). Ce sont le plus souvent de jeunes professionnels qui se regroupent ainsi. Ce faisant, ils ont pour objectif commun de proposer une alternative à une démarche de projet fondée sur le seul concepteur démiurge. Ils mobilisent pour cela les courants de la participation citoyenne, de l’éducation populaire ou encore de la démocratie locale. Soulignons tout de même que le mot « collectif » n’est pas utilisé dans ce sens-là par certains membres du Collectif du Chomet, qui ne souhaitent pas être placés sous la bannière de ce type de pratique. Il traduit pour eux, de manière tacite et informelle, une appartenance commune à ce que nous proposons aujourd’hui – avec le recul – de qualifier de « communauté de pensée ».
Cette expression renvoie à un groupe d’individus qui choisissent de se rassembler autour de normes, de valeurs et de discours partagés. Dans ce cas précis, les membres partagent avant tout ce qui s’apparente à une série d’idées situées, entre autres, dans le sillage des concepts, des positions et des principes d’action déployés en pratique par le jardinier-paysagiste Gilles Clément depuis plusieurs décennies (Clément, 1991, 2004, 2014). Leurs actions se traduisent concrètement dans une manière, encore très minoritaire, de conduire l’action publique territoriale en mettant en œuvre une approche relationnelle « sous les radars » des canaux médiatiques professionnels de la majorité des démarches institutionnelles d’ingénierie territoriale et paysagère et des formes d’expertise monolithiques qu’elles peuvent induire.
Depuis maintenant plus d’une décennie, le Collectif du Chomet accompagne des institutions publiques souhaitant renouveler leurs cadres et modalités d’action tant dans le domaine du paysage et de l’architecture que de l’aménagement du territoire et du développement local. Et comme le décrit l’un de ses membres en retraçant en détail la trajectoire et les sujets d’intérêt à partir desquels il se fédère : « Nous tentons de regarder les choses en symétrie : d’abord les collectifs humains au milieu desquels nous réfléchissons à la transformation des paysages, mais aussi des institutions, des systèmes d’encadrement et d’animation des politiques locales et territoriales qui sous-tendent aujourd’hui nombre de “dispositifs” (programmes et financements européens, outils de gestion et de protection…) » (Pernet, 2018).
Une communauté de pratique creusoise se développant à partir de réagencements successifs
Une partie des membres du Collectif du Chomet va trouver un nouveau cadre institutionnel et un nouveau territoire d’action dans l’est du département de la Creuse, lequel est rattaché à l’ancienne région Limousin et situé aujourd’hui aux marges nord-orientales de la Nouvelle-Aquitaine. En effet, à la fin des années 2000, l’un des membres va devenir le directeur d’un « pays » (au sens de la loi Voynet) composé de cinq communautés de communes et rassemblant plus de quatre-vingts communes. Quelques mois plus tard, dans le prolongement direct de l’expérience de l’Atelier de paysages en Auvergne, une grande partie des membres de la communauté auvergnate initiale est invitée à prendre part à la deuxième édition d’une université rurale. L’équipe du pays déploie chaque année ce dispositif sur l’ensemble du territoire intercommunal, avec la participation de la population, autour d’un thème.
En 2008, ce thème est l’écoconstruction et il se déclinera dans une série d’actions auxquelles certains membres du Collectif du Chomet prendront donc part. Ils participeront notamment à un atelier pédagogique, à un voyage documentaire à la rencontre d’artisans du territoire et à une formation-action sur l’urbanisme durable. De ces actions conduites au sein de l’université rurale naîtra un atelier d’urbanisme rural, dispositif d’accompagnement encore inédit à cette époque (Taillandier, 2012). C’est en faisant appel aux méthodes du « design des politiques publiques » et à leur hybridation avec d’autres disciplines du développement local, de l’éducation populaire et de la conception de l’espace (architecture et paysage) que la manière de conduire l’action territoriale du pays va évoluer profondément en une décennie à peine. Cet atelier va ainsi devenir une référence nationale en ce domaine, sorte de laboratoire d’incubation à l’échelle intercommunale, et proposer un cadre privilégié d’« expérimentation institutionnelle » (Vigne, 2019). Sur ce fondement, une communauté de pratique va émerger en Creuse.
Un cadre et un système relationnels comme moteur d’émergence d’une communauté de pratique
Comment cette nouvelle entité communautaire creusoise a-t-elle su trouver les conditions favorables à son émergence puis à sa structuration progressive ? Tout d’abord, ces méthodes bénéficient du portage politique fort d’une élue locale qui assurera la présidence du pays jusqu’en 2015 avant de prendre celle du conseil départemental. Ensuite, deux membres fondateurs du Collectif du Chomet font partie de cette communauté, à savoir le directeur du pays et le doctorant de notre équipe. Ce dernier collaborera avec le pays sous la forme de missions de prestations en tant que praticien-paysagiste indépendant puis, à partir de 2014, en tant que maître de conférences associé dans la formation de paysage de l’ENSAP de Bordeaux.
Il organise des workshops pédagogiques pluridisciplinaires (architecture, paysage et design) avec une enseignante d’une formation en design implantée dans le département et un designer de services indépendant installé en Creuse et collaborant avec le pays depuis 2012. En outre, trois salariés de l’équipe du pays vont venir grossir les rangs de la communauté. Cette dernière va se souder autour d’une manière de conduire l’action publique qui s’apparente à la conduite par le changement. Il s’agit d’une démarche à l’origine de laquelle on trouve les sciences de la gestion (Porteils, 2018). Elle a d’abord trouvé des applications dans le monde des entreprises et de l’entreprenariat privé avant de concerner celui des collectivités publiques. C’est ainsi que la communauté de pratique creusoise s’est engagée dans un processus collectif d’apprentissage qu’induit ce type de conduite par le changement. C’est par ce biais que ses membres vont interroger, voire remettre en cause, les pratiques, cadres et règles préexistants au sein du pays pour en générer de nouveaux.
L’analyse a posteriori des modalités d’action de cette communauté de pratique, facilitée par l’implication active et continue de deux d’entre nous en son sein, a permis d’identifier les mécanismes à l’origine de ce processus collectif d’apprentissage. De fait, deux types d’apprentissage vont alors voir le jour, à partir desquels la communauté va se fédérer. En premier lieu, des apprentissages dans et à partir de l’action, qui produisent des connaissances situées. Ces « apprentissages situés » (Tardif, 1998) sont rendus possible par la dimension immersive des processus que la communauté de pratique met en branle et par la relation intense et prolongée qu’elle rend possible entre les habitants, les étudiants et les enseignants rassemblés à un même endroit et orientés vers une même finalité. En second lieu, se construisent des « apprentissages expérientiels » (Kolb, 1984), rendus possibles par la dimension pratique et réflexive des dispositifs mis en œuvre et par la mise en critique, au cours même de l’action, des savoirs et des savoir-faire mobilisés.
Si le désir et l’ambition d’expérimenter et d’instituer de nouvelles manières de conduire l’action publique étaient bien présents dans les discours des membres de la communauté, ces derniers, en revanche, n’ont jamais témoigné explicitement d’une volonté d’apprendre ou d’échanger des connaissances, des pratiques ou des démarches, ni de s’engager dans un processus collectif d’apprentissage. Ainsi, c’est de façon fortuite et non intentionnelle que la communauté s’est structurée « autour d’une vision de l’apprentissage perçu comme un processus non pas de transmission de connaissances, mais plutôt de construction sociale de savoirs » (Orellana, 2005). De fait, l’action immersive et ancrée dans la réalité a permis de combiner étroitement toutes les dimensions de construction des savoirs et des savoir-faire : cognitive, sociale, affective, éthique, morale ou spirituelle. Ces processus d’apprentissage s’inscrivent dans les courants pragmatistes et socioconstructivistes. Ils sont centrés « sur l’action du sujet, ainsi que sur ses interactions avec la communauté et l’environnement, mettant ainsi la socialisation, la relation aux autres, la coopération et la communication (le dialogue) au cœur du processus » (Freire, 1996). On rejoint bien ici l’une des particularités des communautés de pratique, où l’apprentissage passe par « une participation sociale » (Wenger, 1998).
Des statuts et des rôles changeants à l’échelle des individus composant la communauté de pratique
Alors que le fonctionnement et la composition de cette communauté creusoise semblent stabilisés, une bonne partie de ses membres vont vivre des changements professionnels importants, concourant à son réagencement organisationnel et à l’évolution de ses périmètres et modalités d’action. En octobre 2017, les élus du conseil d’administration du pays votent la dissolution de ce dernier, à la grande surprise des salariés, des partenaires institutionnels et des acteurs locaux. L’infléchissement, dans les dernières années, des manières dont la structure conduisait ses actions par le biais de démarches impliquant activement la population et les acteurs locaux n’était pas ou plus suffisamment porté et partagé politiquement. À la forme associative du pays sera préférée celle d’un syndicat mixte, moins souple et plus fermé. Ce choix lui-même témoigne d’une volonté des élus de se réapproprier prérogatives et pouvoirs de décision qui, sans doute, leur avaient en partie échappé.
Trois membres de la communauté décident alors de quitter la structure. Malgré le traumatisme, ils parviennent en quelques mois à reconstruire de nouvelles situations professionnelles, tout en faisant le choix de rester vivre et travailler sur le territoire. L’un des salariés intégrera un des services territoriaux du conseil départemental en tant qu’agent contractuel. Deux autres s’associeront pour lancer une activité de consultants spécialisée dans l’accompagnement de collectivités publiques et de projets de transition sociale et écologique. Ils localiseront leur activité dans un tiers-lieu et partageront un bureau avec l’un de nous, doctorant, qui choisira, sans relation directe avec la dissolution du pays, de s’installer en famille dans la Creuse en 2018. Commençant une thèse financée par la région Nouvelle-Aquitaine, il mettra son activité de praticien indépendant en sommeil afin de se consacrer entièrement à son travail de recherche. Enfin, pour l’enseignante et le designer autres membres de la communauté, la dissolution du pays n’impactera ni leur statut ni leur pratique libérale.
Une mission de préfiguration du laboratoire d’innovation publique départemental comme cadre de recomposition de la communauté de pratique creusoise
Au printemps 2018, le conseil départemental de la Creuse lance presque simultanément trois appels d’offres publics pour sélectionner des prestataires capables de l’accompagner dans des missions de programmation, de médiation ou de préfiguration. Ces trois missions mobilisent des compétences pluridisciplinaires (design, développement local, sociologie des organisations, communication visuelle) et des méthodes relevant du « design de services » ou du « design des politiques publiques » (27e Région, 2010, 2015). Le lien informel unissant la communauté depuis le début va se formaliser par la constitution d’une équipe pluridisciplinaire en vue de répondre à l’un des trois appels d’offres, pour lequel elle sera retenue en juin 2018. La mission qui lui est confiée est de préfigurer un laboratoire d’innovation publique départemental, un potentiel « lab23 ».
L’équipe est constituée de tous les membres de la communauté initiale ainsi que d’autres professionnels gravitant depuis longtemps dans son réseau périphérique affinitaire. Elle est placée sous la responsabilité de l’ancien directeur du pays, en tant que mandataire et coordinateur. À noter également que cette commande publique n’aurait certainement pas pu voir le jour sans la contribution active de deux membres de la communauté que nous pouvons considérer comme des « infiltrés » au sein de l’institution. La première, ancienne présidente du pays et élue du conseil départemental, assure un portage politique fort de la démarche au niveau de la présidence et de la direction des services de l’institution. Le second, ancien chargé de mission du pays, ayant intégré un service territorial du conseil départemental, contribue à l’implémentation et à la diffusion de ce type de démarche et de méthode. Cette dynamique d’appropriation sera renforcée par le suivi d’une formation en ligne sur les méthodes de création d’un laboratoire d’innovation publique par une dizaine d’agents volontaires. Ceux-ci joueront un rôle d’ambassadeur de ces méthodes relevant du design de services et de politiques publiques, confortant ainsi leur diffusion et leur crédibilisation auprès d’un certain nombre de leurs collègues avant et pendant la mission de préfiguration du « lab23 ».
Cette communauté recomposée reste bien une communauté de pratique : elle en possède trois traits caractéristiques. Premièrement, ses membres sont liés par un engagement mutuel au regard du cadre et des règles d’une réponse à un appel d’offres public mettant en avant les principes d’une collaboration pluridisciplinaire ; ils doivent partager leurs connaissances et les lier à celles des autres membres dans un esprit de confiance, d’ouverture et d’entraide. Deuxièmement, l’objet de la mission – accompagner une institution dans la préfiguration d’un dispositif de médiation et d’action territoriale – constitue l’entreprise commune autour de laquelle les membres interagissent et élaborent de nouvelles connaissances. Troisièmement, la méthodologie partagée par l’équipe d’indépendants prestataire et celle d’agents et d’élus commanditaire constitue le répertoire commun permettant aux membres de dialoguer et de collaborer afin de résoudre des problèmes et d’atteindre l’objectif qu’ils se sont fixé collectivement.
Dans ce cas, la communauté de pratique est de type informel. Elle ne se compose pas uniquement de membres appartenant à une même organisation, puisqu’elle implique des membres d’une collectivité publique, de structures privées, d’un établissement d’enseignement supérieur et d’un laboratoire de recherche. En revanche, elle est bel et bien un groupe d’individus qui « partagent un intérêt commun pour un thème défini et qui échangent de l’information, du savoir-faire et des expériences à travers les frontières organisationnelles » (Wenger et al., 2002). Ce groupe partage une motivation et tente de cultiver un climat de confiance propice à un apprentissage en commun. En effet, la place de l’apprentissage est d’autant plus importante que la méthode déployée adopte la forme d’une « formation-action » qui poursuit, comme indiqué dans la note méthodologique de l’équipe retenue, « le double objectif d’impliquer les acteurs dans leur propre changement et de produire de la connaissance », et est présentée comme une « approche pédagogique appliquée » consistant « à apprendre en faisant et à faire en apprenant ».
Cette démarche se déroule en quatre temps. Le premier prend la forme d’une semaine d’intégration durant laquelle l’équipe de prestataires s’immerge au cœur de l’institution pour appréhender le contexte ; le deuxième propose un module d’initiation pour acculturer des agents au design de services ; le troisième met en place un semestre Erasmus consistant à partir à la rencontre d’acteurs spécialisés de l’innovation publique et du design de services en France ; enfin, le quatrième temps s’inscrit dans un workshop d’une semaine intensive dont l’objectif est de concevoir une première version du laboratoire. En fin de compte, en dépit des vicissitudes qu’elle a connues, la communauté de pratique a réussi à se réagencer et à se souder autour d’un nouveau processus collectif d’apprentissage.
La complicité professionnelle et amicale qui s’est installée, puis pérennisée, entre les membres n’y est pas pour rien. Cependant, nous avons vu aussi que ces individus opèrent le plus souvent dans des situations contraintes et des contextes de résistance. Le caractère subversif de leurs actions questionne, voire bouscule, les cadres institués et normés. Si le conseil départemental a élaboré un nouveau cadre d’action et d’expérimentation institutionnel pour la communauté, les péripéties connues par le pays ont été sources d’incertitude et d’instabilité au point même d’exclure, voire de supprimer, toute pratique alternative. Les membres de cette communauté ont dû faire preuve d’adaptabilité et d’inventivité au quotidien dans des contextes de résistance et d’opposition. En cela, ils s’apparentent ici – c’est tout du moins l’hypothèse que nous pouvons formuler à ce stade de la réflexion – à des « marginaux sécants » au sens de la sociologie des organisations (Crozier et Friedberg, 1977). Leur périmètre d’action ne se situe pas uniquement à l’intérieur du cadre institutionnel ; il ne se développe pas non plus totalement en dehors. Ils agissent à partir et à distance, à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation institutionnelle. Aussi opèrent-ils individuellement et collectivement dans des temps, des géométries et des combinaisons variables et affinitaires. Ils se donnent ainsi plus de chances de dépasser la figure du « superhéros » aux prises avec un système organisationnel dont les normes et les règles sont si puissantes et ancrées qu’il est vain de vouloir en infléchir seul le cours. C’est ainsi que figure individuelle (interne) et figure collective (externe) semblent pouvoir se nourrir l’une l’autre et pourraient servir de levier au potentiel d’action qui reste encore à éprouver et à étudier à l’avenir.
Conclusion
Ces premiers résultats montrent tout l’intérêt d’étudier le rôle joué par les dynamiques collectives et individuelles dans l’émergence de situations singulières de recherche dans lesquelles sont coproduites des connaissances dans, par et pour l’action. En mettant en œuvre une observation et une analyse impliquées et contextualisées, la démarche permet, d’une part, de rendre visibles les trajectoires mouvantes et les identités plurielles d’acteurs se regroupant sous la forme de communautés de pratique et, d’autre part, de mieux saisir les situations de forte hybridité dans lesquelles ces communautés s’expriment et se déploient.
Cette contribution marque un point d’étape dans un travail de recherche qui se poursuit au moment où nous écrivons ces lignes. Elle montre qu’une forme d’ingénierie territoriale – c’est-à-dire une manière de conduire l’action publique à visée socio-spatiale – est en train de se mettre en place dans les territoires en marge. Elle mobilise de façon étroite et multiforme des communautés associant des acteurs circulant à la lisière des mondes de la recherche, de l’enseignement supérieur et de l’action, et jouant d’une manière inventive des statuts et des moyens qu’offre chacun de ces trois mondes. En multipliant les combinaisons, ces acteurs tentent de contourner les blocages et les résistances. En inscrivant leurs actions dans le temps long sur un territoire, ils remettent en cause les fonctionnements routiniers d’institutions trop souvent soumises aux impératifs d’un calendrier électoral très contraint. De nouveaux savoirs et savoir-faire élaborés dans l’action et provenant de disciplines diverses (paysage, développement local, architecture, design, communication, sociologie) en sont issus. Cela ouvre le champ des possibles et augmente les marges de manœuvre pour faire face aux grands enjeux contemporains auxquels sont confrontés les territoires locaux, et pour fournir un contenu à la transition socio-écologique que ces derniers doivent mettre en œuvre. De ce point de vue, les territoires en marge constituent bien des lieux incubateurs de solutions alternatives pour renouveler les pratiques en matière d’aménagement et de développement local des territoires, autant que de gestion des environnements ou de préservation des patrimoines bâti, naturel et paysager.
Les perspectives sont nombreuses. La recherche doit continuer à s’atteler à la construction patiente, exigeante et minutieuse de cadres réflexifs d’observation et d’analyse robuste qui permettront de mettre en lumière la complexité et la multiplicité des mécanismes à l’œuvre au sein des communautés de pratique œuvrant dans ce type de situations inscrites non seulement dans des territoires en marge, mais aussi dans des marges institutionnelles et relationnelles. C’est à cette condition qu’il semble possible de penser la place de la démarche scientifique et des connaissances produites par ce type de figure collective dans des processus d’action. L’objectif est de contribuer à faire évoluer et à diversifier les manières de conduire et de penser l’action publique dans les territoires locaux par un renouvellement des pratiques socio‑spatiales.