Cet article met en lumière deux nouvelles arènes de fabrication de la décision patrimoniale – le Loto du patrimoine et le dispositif d’achat collectif de châteaux1 – afin de questionner l’impact des influenceurs du patrimoine2 – plus précisément, ici, Stéphane Bern et la start-up Dartagnans3, qui seront présentés plus loin – sur la fabrique du patrimoine (Heinich, 2009b). Cela nous permettra de mieux saisir leur rôle dans la privatisation de la « sauvegarde4 » et de la transmission d’un pan du patrimoine bâti : celui du patrimoine « en péril ». En effet, pour remporter le défi de « sauver » le patrimoine « en péril », le secteur privé semble ne pas seulement être mandaté par l’État dans une logique opérationnelle, mais se substituer à lui dans la définition même de ce qui mérite transmission aux générations futures.
Nous faisons l’hypothèse que la démocratisation de l’action sur le patrimoine « en péril », à l’heure de ces deux dispositifs dits « innovants », ainsi que la conquête de l’espace du débat par des start-upers génèrent un brouillage des valeurs qui guidaient auparavant l’expertise patrimoniale, ainsi que l’émergence de nouvelles règles et hiérarchies dans les choix opérés (Rautenberg et Veschambre, dans Gravari-Barbas, 2014, p. 25). Dans le cas des deux dispositifs à l’étude, les logiques entrepreneuriales sont confortées et la mise en concurrence des patrimoines et de leurs récits (Iosa, 2018) devient la nouvelle norme. Le « business plan » (autofinancement des travaux nécessaires, mais aussi création d’emplois et de chiffre d’affaires) et les valeurs d’usage remplacent alors les valeurs d’existence, d’ancienneté et d’authenticité, tout comme les institutions culturelles et les organisations professionnelles classiques laissent la place à des développeurs web et à des spécialistes en marketing et en communication, chéris par leurs « suiveurs » et les médias.
Le passage « d’un régime patrimonial soucieux de l’authenticité, de la conservation de la culture matérielle et de la contemplation esthétique de l’objet dans sa matérialité à un régime qui valorise la transformation des pratiques culturelles, la performance de la personne et l’expérience sensible de la culture » (Turgeon, 2010, p. 390-391) – identifié par Laurier Turgeon dans le cadre de son analyse de la patrimonialisation de l’immatériel (catégorie définie par la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco de 2003) – semble alors se diffuser également aux patrimoines culturels bâtis plus modestes et malmenés5, qui sont aujourd’hui, pour citer toujours Laurier Turgeon, « plus une question d’affect que d’intellect, de sociabilité que d’expertise » (ibid.). Cette dynamique confirmerait à terme l’idée avancée par Michel Rautenberg et Vincent Veschambre, à l’occasion du scénario de « l’omnipatrimonialisation fragile » (Gravari-Barbas, 2014, p. 62) du consortium PA.TER.MONDI, selon laquelle le patrimoine sera à l’avenir moins un « stock » à gérer qu’une relation entre individus, et qu’un « nouveau régime de patrimonialité » correspondra à des patrimoines plus flexibles et ouverts à la transformation, impliquant de nouveaux rapports aux territoires et aux savoirs (Rautenberg et Veschambre, dans Gravari-Barbas, 2014, p. 24-25). Cela confirmerait également le glissement d’une logique privilégiant la culture à une logique privilégiant les gains économiques.
Le travail qui suit se donne justement l’ambition de comprendre les questions que pose l’accès du plus grand nombre à la fabrique patrimoniale, réservée autrefois aux classes dominantes et aux experts reconnus par leurs pairs, et souvent enrôlés dans les institutions publiques dont la charge est de définir et de veiller sur les legs culturels. Nous analyserons ainsi dans quelle mesure le remplacement progressif d’une partie de l’expertise institutionnelle et savante par de l’émotion ou le partage de la fabrique de l’expertise avec des « amateurs6 » (Flichy, 2010) risquent de raviver des débats relatifs à l’antagonisme entre intérêt collectif (privatisations) et intérêt général (communément supposé défendu par les institutions d’État). Comment ce remplacement innerve-t-il et transforme-t-il dans son ensemble la pratique institutionnelle française du patrimoine, articulant « connaissance, expertise, intervention et financement7 » ?
En réponse à cette question, nous proposons un article structuré en trois parties : une définition du contexte théorique dans lequel prennent place les deux dispositifs, une présentation de chacun d’entre eux et une discussion sur la manière dont ces derniers mettent des expertises en confrontation.
Il convient également de préciser que cet article est le résultat d’une recherche menée depuis trois ans et qui porte sur les deux dispositifs identifiés plus haut, analysés via une vingtaine d’entretiens, la participation au Salon international du patrimoine culturel (SIPC) en 2019 et en 2020 (édition numérique), la littérature grise et la revue de presse de la première édition du Loto du patrimoine pour la journée d’études intitulée « Le loto du patrimoine : logiques, acteurs et effets sociaux », qui a eu lieu à Marseille en octobre 2019, ainsi que l’exploitation des enregistrements audio de cette dernière et notamment des débats menés lors de la table ronde de clôture de cette journée.
Patrimoine, patrimonialisation et débats sur la valeur
Jean Davallon, sociologue et professeur à l’université d’Avignon et des pays de Vaucluse, définit la patrimonialisation comme « le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre il a l’obligation de les garder afin de les transmettre » (Davallon, 2014, p. 1). Il ajoute que « la notion [de patrimoine] n’a pas émergé à partir des institutions habituellement considérées comme les institutions du patrimoine (musées, archives, bibliothèques, monuments historiques), mais à la marge, à propos d’objets nouveaux » (ibid., p. 3). Ainsi, la création de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France en 1964, la décentralisation et l’internationalisation élargissent le champ patrimonial et les politiques publiques aux nouveaux patrimoines et à une prise de responsabilité au niveau local, pendant que l’expertise se déplace de l’histoire de l’art à l’éthologie dès les années 19608.
Deux « conceptions du patrimoine » s’opposent dorénavant :
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Le patrimoine de la nation, « patrimoine “établi”, qui va de soi. La légitimité, l’intérêt, les valeurs (au sens de Riegl), la dignité, voire la sacralité, des œuvres d’art (y compris les monuments) sont fondés par l’histoire de l’art, garantis par des spécialistes et cause nationale » (Davallon, 2014, p. 5).
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Le patrimoine « proliférant », dont les critères de définition évoluent d’un processus à l’autre et qui concentre les critiques des sociologues et des historiens, lesquels dénoncent « l’hypertrophie, l’obésité, l’excroissance monstrueuse qui menacent la conservation » (Guillaume, 1990, p. 19) ; la muséographie théâtralisée, qui produit des simulacres (Jeudy, 1986, cité par Davallon, 2014, p. 6) ; la fabrication du patrimoine qui se fait « au présent » dans le souci de « ne rien oublier » (Hartog, 2003, cité par Davallon, 2014, p. 7) ; la transformation du patrimoine en produit à consommer (Choay, 1980, citée par Davallon, 2014, p. 7) ; et le passage de « l’essentiel réduit au sacré à l’accumulation élargie au profane » (Leniaud, 1992, cité par Davallon, 2014, p. 9).
Ces deux acceptions du patrimoine – l’une institutionnelle et savante (Heinich, 2009a) et l’autre sociale (Rautenberg, 2003) – produiront des patrimoines négociés en fonction de plusieurs valeurs. Ainsi, Françoise Benhamou, économiste et professeure à l’université Paris-13, dans son ouvrage Économie du patrimoine culturel (2012, p. 11-12), cite les valeurs historique (de remémoration), contemporaine (d’art/esthétique), de communication et d’appropriation (tourisme et services), marchande, symbolique, scientifique, pédagogique ; mais aussi les valeurs d’usage et de non-usage (d’existence, d’option et de transmission) (ibid., p. 23). Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherches au CNRS, dans son ouvrage Des valeurs. Une approche sociologique (2017), distingue douze registres de valeur : ethnique, esthétique, de l’authenticité (la pureté), de l’esthésie (le plaisir), juridique, économique, technique, de l’utilité, herméneutique (de la signification), mystique, ludique et de réputation.
Néanmoins, surtout dans le cas du patrimoine « social », une valeur semble se détacher des autres : l’émotion patrimoniale. En 2013, Daniel Fabre, anthropologue, président de la Mission du patrimoine ethnologique du ministère de la Culture, coordonnait un ouvrage centré sur la capacité d’émouvoir. Celle-ci est devenue depuis une valeur centrale dans l’action sur le patrimoine, comme l’attestent les propos de Marie-Françoise Brunel, déléguée de la Fondation du patrimoine pour les Alpes-de-Haute-Provence, lors de la journée d’études de Marseille consacrée au Loto du patrimoine. Celle-ci expliquait que la fondation finance les projets plébiscités par le grand public9 : « Une souscription qui n’intéresse personne ne nous intéresse pas non plus. Il faut que cela plaise. Les gens donnent là où il y a des bonnes sommes. C’est comme au restaurant. Quand il n’y a personne, on n’entre pas. »
Cette méthode de tri se télescope avec l’expertise institutionnelle et savante. Un monument historique avec une histoire mal racontée dépendra uniquement des financements d’État. Parallèlement, un bâtiment ou un site « remarquablement ordinaire » (Gravari-Barbas, 2014) peut se retrouver à la une des journaux, grâce à une campagne publicitaire suivie par une campagne de souscription d’exception. C’est le cas des deux dispositifs qui suivent, qui témoignent d’une privatisation d’un pan de l’action sur le patrimoine : la « sauvegarde » du patrimoine « en péril ». En effet, les deux dernières années, les journaux télévisés et les documentaires des chaînes publiques comme les articles dans la presse ou à la radio ont fait graviter l’action patrimoniale autour de l’incendie de Notre-Dame-de-Paris, du Loto du patrimoine ou encore de ces « sauveurs de châteaux » qui ont su mobiliser les foules dans des sauvetages collectifs (18 543 contributeurs lors de la première souscription pour la Mothe-Chandeniers). Les figures de Stéphane Bern, Romain Delaume ou Julien Marquis sont devenues très familières à toute personne s’intéressant à ce sujet.
Mise en concurrence des patrimoines « en péril »
Animateur emblématique et influent du groupe France Télévisions et propriétaire lui-même d’un monument historique à Thiron-Gardais, dans le Perche, depuis 2013, Stéphane Bern10 est devenu – à la suite du mandat qui lui a été donné par le président de la République pour le « sauvetage » du patrimoine « en péril » et de ses innombrables prises de position publiques – l’influenceur du patrimoine le plus notoire, avec 450 000 suiveurs sur Twitter et 90 000 sur Facebook, ce qui permet au journal Le Parisien11 de titrer en septembre 2020 : « Stéphane Bern plus influent que jamais », avant de souligner : « Les ministres de la Culture se succèdent rue de Valois, mais “Monsieur Patrimoine” est toujours à son poste. Incontournable. » Conforté par ce succès, Stéphane Bern s’octroie un droit de regard sur le traitement du patrimoine par les institutions et réclame, de ce fait, dans son dernier ouvrage, la fin du monopole des Architectes en chef des monuments historiques (ACMH), responsables de la conservation des grands monuments dont l’État est propriétaire, et maîtres à la fois d’ouvrage et d’œuvre (Bern, 2019, p. 131). Enfin, il est également connu pour ses critiques répétées du conservatisme et des lourdeurs administratives du ministère de la Culture et de ses antennes dans le territoire, qui ne permettraient pas une action innovante et efficace en matière de « sauvegarde » du patrimoine12.
En 2018, Stéphane Bern s’est retrouvé personnellement mandaté par le président de la République, en qualité de responsable de la mission éponyme13 censée identifier puis financer de manière innovante les projets de « sauvegarde du patrimoine en péril ». À cet effet, un Loto du patrimoine a été instauré pour trois ans14, afin de « rendre les enjeux patrimoniaux plus visibles », de « mettre en lumière une matière qui est par nature technique et complexe à appréhender », de permettre au public de « s’exprimer sur ce qui, selon lui, “fait patrimoine” et de décentraliser quelque peu le processus décisionnel en répondant à l’appétence nouvelle du public pour le financement participatif » (Mette, Larive, 2019).
Ainsi, le ministère de la Culture a mandaté la Fondation du patrimoine15 – dont la priorité est le patrimoine non protégé au titre des monuments historiques (dons, restaurations, label permettant la défiscalisation) – pour l’attribution des aides à partir de recettes du Loto. Les critères d’évaluation fixés par celle-ci mentionnent l’intérêt patrimonial et culturel, l’état sanitaire du bâtiment/du site (l’état de péril), un équilibre souhaité entre les territoires, ou encore l’existence d’un projet de valorisation ou de réutilisation (retombées économiques et développement du tourisme local). Mais le critère décisif a été la garantie de finalisation des travaux visés en moins d’un an, afin de « marquer les esprits ».
Lors de la première édition, le comité de sélection – composé de Stéphane Bern, de la présidence de la Française des jeux et de celle de la Fondation du patrimoine – est présenté par les médias comme décisionnaire en ce qui concerne les projets mis en concurrence, certains classés ou inscrits parmi les monuments historiques. Dans les faits, une présélection – réalisée conjointement par les DRAC (Directions régionales des affaires culturelles), sous la houlette du ministère, et les délégations régionales de la Fondation du patrimoine – a été réalisée afin de faciliter la tâche du comité de sélection et de lui permettre de se concentrer sur les projets dits « emblématiques ». Sont ainsi retenus 269 projets16 – « emblématiques » et « de maillage17 » – parmi 2 004 monuments signalés sur la plateforme dédiée. Les plus populaires ont vu leurs gains de l’appel aux dons doublés par la Fondation du patrimoine (dans la limite de 10 % du besoin exprimé), cette dernière ayant ouvert au préalable une campagne de financement participatif pour tous les projets dans la course. Enfin, les souscriptions proches de zéro ont été orientées vers d’autres projets davantage « aimés par le public », conformément à la politique de la Fondation de mise en concurrence des projets.
Des critiques du dispositif sont formulées à l’occasion de la mission « flash » sur une première évaluation du Loto du patrimoine mise en place par l’Assemblée nationale (Mette, Larive, 2019) : perte de recettes pour le budget général et affectation d’argent public à un organisme privé, saupoudrage des financements, trop faible part des jeux affectée au patrimoine (1,52 euro sur 15 euros reviennent à la Fondation du patrimoine), coût trop élevé du ticket à gratter, dimension addictive légitimée par le soutien à une cause moralement impeccable (idée contestée toutefois par l’Institut du jeu excessif), déséquilibres en matière d’appui de la part des DRAC.
Dans ce sillon, la Demeure historique, association très connue du G818 (Groupe national d’information et de concertation sur le patrimoine, créé en 2005 par arrêté du ministère de la Culture), recommande la création (via des fondations) de fonds dédiés (pour des patrimoines thématiques) avec dotation non consomptible, ou de fonds de garantie des prêts contractés pour la réalisation des travaux ; le partage des crédits issus du Loto entre deux fondations : Fondation du patrimoine pour les biens non protégés et Fondation Mérimée pour les monuments historiques (créée en 2008 et reconnue d’utilité publique en 2018) ; une meilleure définition de la notion de péril s’imposant à la décision politique de prendre un site par département ; davantage de transparence des règles de sélection (membres du jury représentatifs de la diversité des acteurs du patrimoine, avis des commissions déjà en place et mise en place de jurys populaires).
En effet, la sélection semble se faire en l’absence d’une expertise institutionnelle et savante affirmée et visible, comme l’atteste le mécontentement des agents de la Direction du patrimoine ou encore des Architectes des bâtiments de France, dont les avis sont peu considérés et non décisifs. Cet effacement de la scène publique des professionnels du patrimoine au profit d’une figure médiatique s’inscrit dans une tendance au désengagement progressif de l’État vis-à-vis de ses missions jugées non essentielles (le patrimoine en jeu est « mineur », à l’exception de la première édition du Loto, qui finançait aussi trois projets du Centre des monuments nationaux). En échange, l’État valide la mise en concurrence d’initiatives privées ou publiques (locales) concernant ce patrimoine, ce qui empêche de fait leur fédération. Ainsi, le secteur du patrimoine « en péril » glisse progressivement vers le marché.
À l’occasion du Salon international du patrimoine culturel (SIPC) édition 2020, Benoît Melon, directeur de l’École de Chaillot, expliquait que les architectes formés par l’École interviennent en accompagnement pour « poser un diagnostic » et « (ré)apprendre à voir ». Ils n’ont pas vocation à anticiper les changements de modèles globaux de gestion ni l’évolution des « faiseurs19 » du patrimoine, car leur intérêt premier est l’acte constructif. Ceci est confirmé par un architecte du patrimoine interviewé lors du SIPC 2019 : les plans de gestion permettant l’autofinancement des sites occupent peu de place dans les échanges au sein de l’Association des architectes du patrimoine, qui a plus un rôle de plateforme d’échange de solutions techniques. Cela expliquerait pourquoi la visibilité des architectes du patrimoine au niveau national est moins importante que celle des acteurs très médiatiques du champ, ou encore celle des lobbyistes20, rassemblant les commanditaires et les financeurs des grandes opérations privées.
Dans le vide de revendication et de visibilité créé par l’Association des architectes du patrimoine et celle des architectes des bâtiments de France, et profitant de la force des réseaux sociaux, d’autres acteurs, plus hybrides, se font une place en affirmant leur « philosophie du patrimoine » (Hephata, 2019, p. 3), qui n’est pas sans influencer l’opinion publique. D’autant plus que la libéralisation de l’action sur le patrimoine a eu pour effet la multiplication des objets et des expertises, ce qui peut mettre en difficulté les institutions d’État, dont les protocoles, parfois lourds et chronophages en termes de diagnostic et d’action, ne sont pas adaptés21 à la réactivité des petites structures privées, très connectées.
Le développement des réseaux sociaux, nous le verrons ci-après, permet ainsi l’avènement d’un acteur nouveau – l’influenceur spécialisé dans le patrimoine – jeune, réactif, ambitieux et inventif, pouvant promouvoir le patrimoine comme toute autre chose, mais dont l’action est politiquement cautionnée, car en accord avec la tendance néolibérale qui met à l’honneur la compétition et « l’innovation ».
L’achat ludique et collectif de châteaux en ruine
C’est le cas de la start-up Dartagnans, « première plateforme de crowd-funding dédiée à la préservation du patrimoine culturel », qui ambitionne de « faire de la préservation du patrimoine un mouvement populaire et non élitiste ». Dartagnans (690 000 euros de chiffre d’affaires en 2019 et sept salariés) se présente comme la start-up leader du financement innovant pour la préservation du patrimoine, avec 650 projets « dans la course », 12 millions d’euros de dons récoltés et 220 000 suiveurs de 183 pays. Elle se distingue aussi par la mise sur le marché de quatorze « marques22 ». Ses deux fondateurs, Romain Delaume et Bastien Goullard, sont diplômés de Skema Business School, une école de commerce international.
Cette même start-up a été choisie par la région Île-de-France et le journal Le Parisien comme pilote de l’opération « Sauvons nos monuments », qui consistait à présélectionner des sites nécessitant une rénovation, afin de les soumettre au vote public pour retenir neuf projets pouvant bénéficier du label « patrimoine d’intérêt régional » et d’une aide de la Région (plafonnée à 300 000 euros). Il faut préciser ici que, lors de chaque action de financement participatif, la start-up retient 8 % HT du total des dons et profite d’une médiatisation exponentielle (presse, télévision et réseaux sociaux).
En 2018, Dartagnans remporte également le concours de la revue Challenges « 100 start-up où investir » (catégorie Fintech), car elle se fait remarquer pour sa spécificité, l’achat collectif de ruines « à sauver », chaque campagne bénéficiant d’un message très vendeur :
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en 2017 : « Et si on adoptait la Mothe-Chandeniers ? » (projet de cristallisation et d’exploitation économique de la ruine) ;
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en 2018 : « Devenez chevalier du château fort de l’Ebaupinay ! » (projet de reconstruction avec les techniques et outils d’antan, d’après le modèle de Guédelon) ;
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en 2019 : « Devenez châtelain-farmer du château de Vibrac ! » (projet de permaculture autour des légumes oubliés) ;
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en 2020 : « La Mothe-Chandeniers : tous co-châtelain·es ! » (augmentation de capital de la SAS à la suite de la vente de nouvelles actions au profit du grand public).
Si la dimension innovante de l’achat collectif, dont s’enorgueillit la start-up, peut facilement être remise en question, puisque l’achat ludique de micropropriétés ou de titres nobiliaires est possible via les grands sites de e-commerce, il est vrai que l’ascension du groupe a été fulgurante.
Partenaire de Dartagnans de 2015 à 2020, Julien Marquis se qualifie lui-même de « castellologue ». Ancien trésorier de Rempart23, il crée Adopte un château comme « boîte à outils pour sauver le monument ». Il explique dans son tweet du 1er décembre 2019 : « Notre but ? Proposer une nouvelle façon de voir le patrimoine. À l’heure où les villages français sont désertés petit à petit, nous proposons un nouveau modèle économique où le château est créateur d’emplois et fédérateur de population. Et nous comptons faire entendre nos idées auprès des dirigeants. » Remarquables sont l’envie et la capacité de cet acteur émergent de se positionner parmi les « faiseurs » du patrimoine :
« Aujourd’hui, le patrimoine est devenu populaire, il est déconnecté des “sachants”. Le patrimoine a été confisqué par les ABF et les conservateurs, à tort ou à raison. La grande réussite de la mission de Stéphane Bern a été de mettre un coup de projecteur sur le patrimoine auprès du grand public, de dire qu’il fallait sauver un certain nombre de monuments, et cela l’a rendu populaire. Pire que cela […], et ceci peut être dangereux […], le patrimoine est “à la mode”. Et demain il peut ne plus être à la mode. »
Cette recherche de visibilité, de popularité, de rentabilité symbolique mais aussi économique crée une situation exceptionnelle où les termes du divertissement médiatique (aventure, jeu) pénètrent les discours et où des start-up spécialisées s’affichent parmi les incontournables du patrimoine grâce à des produits familiers au monde entrepreneurial : applications de géolocalisation (Patrivia), masterclass audio (OHz), billetterie numérique (Patrivia, Dartngo), événementiel (Hephata, Dartagnans) et financement participatif (Dartagnans, Commeon). Si, autrefois, le ministère de la Culture et les DRAC, les sociétés savantes et les fondations d’utilité publique étaient les premiers « faiseurs » du patrimoine, de nos jours les « casseurs de codes », plus réactifs, sont vus comme la solution pour l’entretien coûteux de ce patrimoine « en folie » (Jeudy, 1990) dont l’État n’a les moyens ni matériels ni humains de s’occuper.
Ajoutons à cela que le G8 patrimoine24, dont le fonctionnement a été décrit entre autres dans Les Ghettos du Gotha (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2007, p. 69-77 et p. 217-219), a fini également par construire des partenariats réguliers avec Dartagnans (notamment la Demeure historique et Patrimoine-Environnement). Les liens se resserrent donc entre les « faiseurs » du patrimoine à l’œuvre en dehors des services de l’État. Si les mobiles divergent (culturel, social et symbolique pour les uns et/ou économique pour les autres), l’envie de prendre part à l’action sur le patrimoine jusqu’à imaginer des modèles alternatifs de gestion est la même.
L’influenceur n’est pas toujours un lobbyiste qui négocie avec les services de l’État, comme le pratique encore le G8 patrimoine. Mais son pouvoir de façonner les politiques publiques n’est pas moindre, grâce à la légitimation que lui accordent les dizaines de milliers de suiveurs. De par sa capacité à mobiliser le grand public, l’influenceur devient expert non pas de l’action technique sur le patrimoine, mais de l’instrumentalisation de ce dernier dans la « vente de rêve » dont parlait Romain Delaume lors de son intervention au SIPC 2019 : « Nous sommes des marchands de rêve, chez Dartagnans, nous avons proposé aux gens de devenir châtelains et cela fait classe dans les dîners, et je pense que les gens aiment cela25. »
Dans sa démarche, la start-up amalgame « sacre de l’amateur » (Flichy, 2010) et entreprenariat, l’amateur professionnel, le « pro-am » que représente la start-up, s’appuyant ici sur des donateurs séduits par les campagnes de communication en interne et en externe aux communautés des trois châteaux (la Mothe-Chandeniers, l’Ebaupinay et Vibrac). Pendant ce temps, actionnaire majoritaire et à l’origine de consignes de vote, la start-up s’assure, lors des AG de 2019 et de 2020, à la Mothe-Chandeniers et à l’Ebaupinay, de la validation de toutes les résolutions qu’elle propose aux deux communautés de donateurs/actionnaires. En effet, sous couvert d’une gestion participative et horizontale, on assiste à des formes d’instrumentalisation des coactionnaires de la part d’une start-up dont l’objectif (déclaré, d’ailleurs) est de faire du chiffre d’affaires et de créer des emplois. L’amalgame entre actionnaires et contributeurs réguliers (certains étant aussi bénévoles sur les chantiers), entre raisonnements d’investisseur et engagement dans une cause valorisante, sera régulièrement employé par la start-up. Celle-ci refuse le contrôle proposé par les coactionnaires au nom du caractère privé des SAS26, mais incite les coactionnaires à participer régulièrement aux levées de fonds et aux chantiers de ce projet collectif, en leur qualité de « châtelains copropriétaires » ayant une responsabilité dans la réussite du projet. Enfin, il semble impossible pour ces derniers d’organiser une opposition, la seule forme d’insoumission étant le départ volontaire du projet. Par le passé, les contestataires ont été évincés, comme le reconnaît Romain Delaume lors de son live du 11 avril 2020 sur la page Facebook officielle du château de l’Ebaupinay, qui évoque onze expulsions à la Mothe-Chandeniers et une à l’Ebaupinay.
Malgré une gestion autoritaire et peu inclusive, l’intérêt accordé à la start-up par les 150 000 personnes qui la suivent et son savoir-faire en matière de souscription publique ont propulsé les gérants de Dartagnans jusqu’au bureau du ministre en tant qu’invités à la réunion de crise du patrimoine français organisée en mai 2020, à la sortie du premier confinement. Auparavant, le 15 avril 2019, Romain Delaume partageait l’antenne avec Stéphane Bern lors d’un autre moment de crise : l’incendie de Notre-Dame-de-Paris.
Nous pouvons alors nous demander si cette notoriété soudaine qu’apportent les médias et les réseaux à certains acteurs émergents n’entraîne pas une certaine dérive de la fabrique patrimoniale, déjà submergée par les « envies de patrimoine » individuelles et collectives.
En effet, l’apparition des influenceurs dans le champ patrimonial semble changer la donne en matière de protection, car le patrimoine culturel bâti n’est plus central mais secondaire dans le processus de transmission à la postérité (Davallon, 2014, p. 1). Valorisée par sa capacité d’autofinancement (indépendance économique par rapport aux subventions et défiscalisations d’État), la sauvegarde du patrimoine culturel bâti devient un prétexte à la mise en place d’actions capables de garantir à ses gestionnaires des gains économiques. La plus-value et la création d’emplois deviennent ainsi la réelle finalité de l’action de rénovation et de mise en valeur du bien. La transmission aux générations futures vise alors un modèle de gestion rentable plus qu’un objet en particulier. Dans cette optique, l’authenticité du bien (Heinich, 2009a) est préservée dans la mesure où elle produit de la valeur économique, mais peut être remise en cause à tout moment si la transformation ou la modernisation du bien sont susceptibles d’apporter davantage de rentabilité, notamment dans les cas où la protection institutionnelle est faible (comme pour le château de la Mothe-Chandeniers). La sauvegarde du bâti pour la postérité est ainsi subordonnée à l’exploitation de cette nouvelle ressource que représente le patrimoine.
Vers un nouveau changement de paradigme patrimonial ?
L’expertise en matière de patrimoine a été, depuis le XIXe siècle, assurée par des historiens, des historiens de l’art, des conservateurs et des architectes (organisés au début du XXe siècle dans la corporation des ACMH et dans des associations comme celles des architectes des bâtiments de France et des architectes du patrimoine). Ces professionnels du patrimoine avaient à leur charge l’identification, la documentation, la labellisation, la publicisation et, dans une certaine mesure, la garantie de transmission à la postérité du bien, au sein des institutions mises en place par l’État français. S’ils ne sont pas les seuls décisionnaires, notamment en ce qui concerne les monuments historiques en propriété privée, les législations successives les ont légitimés comme experts d’une action responsable, censée assurer la pérennité de l’héritage national. Dans la seconde moitié du XXe siècle, dans un contexte d’explosion des « envies de patrimoine » et de décentralisation des compétences étatiques (notamment l’Inventaire, qui devient régional), d’autres professions font leur entrée dans l’arène patrimoniale : tout d’abord les ethnologues, à partir des années 1960, puis des sociologues, des géographes, des urbanistes, des juristes et des économistes. De nos jours, ces professions sont toujours au chevet du patrimoine, chevilles ouvrières de l’arbitrage entre les intérêts publics et privés, au profit d’un intérêt général transcendant (Mekki, dans Cornu et al., 2017, p. 750) qui serait celui de la conservation et de la transmission à la postérité d’un héritage commun.
Néanmoins, l’arrivée à partir des années 2000 des influenceurs du patrimoine sur le devant de la scène change la donne en ce qui concerne le patrimoine « en péril ». Dans un contexte néolibéral (transformation des individus en sujets actifs27, gestion entrepreneuriale du patrimoine-ressource, attraction des flux du capitalisme globalisé dans les territoires non attractifs, ou encore discours « enchantés » [Pinson, 2020, p. 27] sur la renaissance d’un secteur oublié ou mis à mal), mais aussi dans un contexte de médiatisation extrême et instantanée (réseaux sociaux et médias) et d’opulence des patrimoines labellisés ou susceptibles de le devenir, la charge de la décision portant sur ces patrimoines « remarquablement ordinaires » revient à quelques figures médiatisées qui se font les porte-parole de communautés entières (rassemblant des intérêts individuels divers, mais avec la même envie de « faire », de « prendre part »). Si ces figures n’ont pas traversé les épreuves universelles et aussi passagères qui dictent le rang dans la hiérarchie de la qualification professionnelle (Tripier, 1993, p. 229), elles ont tout de même acquis une compétence non experte leur permettant une proto-professionnalisation éphémère (ibid., p. 230).
Cependant, leurs intérêts individuels (de notoriété, de reconnaissance, mais aussi économiques) semblent transformer l’intérêt général en une somme d’intérêts collectifs. Les projets portés par ces figures médiatiques se forgent dans la concurrence entre des logiques entrepreneuriales (écriture de récits et produits commerciaux : escape-game, visites théâtralisées, spectacles historiques, concerts, festivals médiévaux, etc.), et chaque objet « dans la course » doit se distinguer pour ne pas retomber dans l’oubli. Cela génère une surenchère à « l’innovation », autrement dit la stimulation artificielle d’un supposé besoin de nouveauté. Comme le rappelait François Hartog : « Dans le cadre de cette présentification, la question de savoir s’il y a un lendemain pour cet usage ludique du patrimoine n’est pas affrontée : la logique du spectacle, sinon du spectaculaire et de l’émotion, risque de l’emporter de plus en plus avec, bien sûr, celle de la rentabilité. Ce patrimoine est condamné à l’innovation permanente pour rester dans la course » (Goetschel et Potin, 2018, p. 25).
Plusieurs effets socio-économiques se profilent dans cette course à la distinction :
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Les appréciations subjectives et superficielles qui se mesurent en nombre de like28 s’imposent aux hiérarchies déjà en place.
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Certains patrimoines risquent de se transformer en des produits jetables, ce qui est anticipé par les entrepreneurs mais ne semble pas les dissuader. Ainsi, dans le projet de créer un « nouveau modèle pour sauver le patrimoine29 » ces logiques entrepreneuriales ne sont pas considérées comme risquées : « On est dans les soins palliatifs. Soit on arrive à les sauver, soit… leur futur était de toute façon incertain30. »
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Enfin, cela minore et rend invisibles les décisionnaires « historiques » en matière de patrimoine, ce qui explique pourquoi, en 2016, les onze associations de sauvegarde du patrimoine français les plus importantes (affirmant « représenter la société civile ») réclamaient dans une Lettre ouverte aux Français et à leurs élus, publiée à compte d’auteur (Michel de Maule), la création d’« une délégation interministérielle aux patrimoines et aux sites » (2016, p. 32-33), le « renforcement du rôle régalien de l’État ainsi qu’une mise en cohérence de la gouvernance » (ibid.) et la mise en place d’un « portail unique pour organiser la diffusion et l’accès au plus grand nombre des données publiques et privées sur le patrimoine » (ibid., p. 56). Donc une centralisation plus forte, afin de maîtriser le tri et la gestion de ce que les chercheurs en sciences humaines et sociales questionnent depuis quarante ans, à savoir l’inflation patrimoniale.
En somme, les nouvelles technologies augmentent la médiatisation, ce qui stimule l’émotion vis-à-vis du patrimoine « en péril » et transforme les politiques publiques (privatisation, compétition entre les territoires, tourisme actif, nouvelles communautés, participation, insertion, etc.). Cela s’accompagne d’un « bouleversement épistémologique dans la fabrication même du patrimoine » (Gravari-Barbas, 2014, p. 22), mais aussi des dérives que le présent article donne à voir. Si l’engouement pour le patrimoine semble bien réel, comme l’attestent entre autres les diverses campagnes de souscription publique, celui-ci se retrouve parfois instrumentalisé au profit des logiques marchandes. Il serait alors intéressant de réinterroger la responsabilité de l’État et celle des experts de son choix dans la gestion d’une ressource patrimoniale difficilement renouvelable, ainsi que de redessiner le périmètre des arènes patrimoniales élargies pour accueillir de nouvelles formes d’expertise et donc de nouveaux équilibres entre les faiseurs de patrimoine historiques et émergents.