Les démarches d’action publique visant à renouveler les cadres de la production de l’habitat dans le périurbain se multiplient depuis plusieurs années1. Appel à idées, appel à projets ruraux ou encore recherche-action, ces dispositifs s’inscrivent dans la continuité des politiques publiques aménagistes déployées depuis une vingtaine d’années, visant d’une part à contenir l’étalement urbain et d’autre part à aménager durablement les espaces périurbains, par le biais de politiques de densification et de renouvellement urbain, contribuant ainsi à renouveler le modèle pavillonnaire.
Cet enjeu n’est pas nouveau, mais il se pose aujourd’hui avec acuité alors que le renouvellement périurbain peine à s’opérationnaliser et que l’attractivité de l’habitat individuel ainsi que la tension immobilière dans certaines métropoles poussent les ménages à se loger toujours plus loin. L’espace métropolitain Nantes-Saint-Nazaire en est caractéristique, avec une dynamique démographique positive associée à un développement de l’habitat majoritairement en extension urbaine depuis une vingtaine d’années. En 2016, les élus du pôle métropolitain Nantes-Saint-Nazaire se sont engagés à réduire de 50 % la consommation d’espaces en extension de l’enveloppe urbaine à l’horizon 2030, et à inverser le rapport entre extension et renouvellement urbain. Afin de tenir ces objectifs, ils se sont exprimés en faveur du développement d’un habitat plus dense en centre-bourg, mais témoignent de difficultés à attirer des promoteurs en capacité de porter des projets d’ensemble, à encadrer la qualité architecturale de cette production2 et à favoriser l’acceptabilité de la densification par les citoyens. De fait, si les collectivités périurbaines disposent d’outils réglementaires pour encadrer l’urbanisme, la faible ingénierie dont elles disposent complexifie la mobilisation d’opérateurs et la négociation du projet.
Afin de répondre à ces attentes, le pôle métropolitain a engagé en 2017 une « démarche3 collective » intitulée « Habitat périurbain », afin de démontrer la faisabilité d’opérations d’habitat denses, qualitatives et abordables dans le périurbain, sur quatre sites d’expérimentation. Concrètement, le pôle métropolitain propose une méthode de coproduction de ces projets, afin de rompre avec la logique séquentielle de production de l’habitat et de faciliter la coopération entre tous les acteurs concernés par la production, la gestion et l’usage de cet habitat dans le périurbain, et ce dès l’amont des projets (Arab, 2004). Cette démarche est organisée en trois temps : l’élaboration d’un cahier des charges programmatique concerté dans le cadre d’un « atelier citoyen », une consultation d’opérateurs et d’architectes puis l’organisation d’ateliers visant à coproduire la programmation urbaine et architecturale sur chacun des sites, en associant élus et équipes de maîtrise d’ouvrage (MOA) et de maîtrise d’œuvre (MOE).
L’articulation des enjeux de mobilisation d’une pluralité d’acteurs (citoyens, MOA, MOE…) et d’exploration collective interroge sur la manière de coproduire un référentiel commun d’habitat innovant et pose la question de la coordination entre ces différents mondes (Becker, [1982] 2010) (politiques, immobiliers, architecture). La construction de ces réseaux d’acteurs et leur consolidation passent par des épreuves de traduction (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) qui mobilisent des dispositifs organisationnels et cognitifs facilitant l’action collective (Arab, 2017).
Pour cela, des espaces institutionnels de coproduction et de confrontation des savoirs sont imaginés par le pôle métropolitain, relevant d’une forme de « design institutionnel ». Ce processus renvoie à ce que Catherine Paradeise (2003) considère comme un « dispositif de règles qui régissent un système d’action existant ou les éléments d’un système d’action visé, ce dispositif désignant les acteurs réputés pertinents, stabilisant des arènes de débats, de négociation, d’évaluation et, faisant tout cela, privilégiant des formes de projet, des modes de gestion de la diversité ». Il s’agira ainsi pour nous de saisir la construction des cadres de coproduction des projets, c’est-à-dire des « arènes », leur rôle dans la coordination et leurs effets sur les engagements des acteurs.
On se demande alors comment ces « arènes » renouvellent les manières de programmer et de concevoir l’habitat entre acteurs, en condition périurbaine. Comment transforment-elles les formes de production de l’expertise ? Quels sont les enjeux du renouvellement des cadres de la production de l’habitat dans le périurbain ? Quels types d’épreuves4 émanent de ces arènes dans le cadre de situations d’expertise ? Que nous disent ces épreuves sur l’évolution des rôles et des engagements de l’action publique territoriale en condition périurbaine ?
Ainsi, cet article se propose d’analyser la manière par laquelle l’action publique organise le renouvellement de la programmation et de la négociation de projets d’habitat dans le périurbain, contribuant ainsi à documenter l’évolution des arènes de production de l’expertise territoriale. L’idée est ici de documenter la construction d’arènes organisant l’interaction entre les chefs de projet du pôle métropolitain, les élus et les citoyens, d’une part, et les équipes de MOA-MOE d’autre part, puis d’analyser les formes de coproduction et leurs effets. Pour aborder les effets de ces dispositifs sur les pratiques professionnelles, nous proposons de nous intéresser aux épreuves de coordination qui permettent d’identifier des tensions et de saisir les manières de les dépasser à travers des compromis engageant des reconfigurations d’arènes, voire de nouvelles « règles du jeu » (Dodier et Barbot, 2016). Le parti pris adopté ici est de nous focaliser sur deux arènes de coproduction : l’atelier citoyen et les ateliers de négociation du projet.
Sur le plan méthodologique, notre analyse s’appuie sur l’observation participante (Soulé, 2008) de ces arènes, suivie d’entretiens compréhensifs avec les chefs de projet du pôle métropolitain et les équipes de MOA-MOE. Les entretiens ont notamment permis de recueillir des informations déterminantes sur la perception des dispositifs, leurs objectifs, ou encore les enjeux de coopération institutionnelle qu’ils recouvraient.
L’article présentera d’abord les enjeux du renouvellement des cadres de la production de l’habitat périurbain par l’expérimentation pour le pôle métropolitain et le dispositif imaginé. Seront ensuite analysées la construction des arènes et les épreuves relatives à la coproduction de cette expertise périurbaine à partir de situations d’expertise. Enfin, de manière croisée, nous montrerons la manière dont les acteurs publics tentent de dépasser ces épreuves.
Renouveler les cadres de la production de l’habitat périurbain par l’expérimentation. Enjeux et instrumentation
Cette démarche, inscrite dans le programme d’action 2016-2020 du pôle métropolitain, s’insère dans un historique de coopérations métropolitaines ayant permis de développer des projets de renouvellement urbain à Nantes et à Saint-Nazaire, puis des projets multisites5 positionnés sur des « petites communes ». Un premier enjeu pour les chefs de projet est donc de poursuivre les coopérations institutionnelles engagées avec ces communes sur le plan de l’ingénierie opérationnelle, et de « développer un référentiel d’action commun en matière d’aménagement périurbain6 », en vue de concerner d’autres élus du pôle métropolitain, voire les intercommunalités voisines.
Au-delà des enjeux de coopération institutionnels, il s’agit ici de favoriser l’acceptabilité par les citoyens de projets d’habitat denses dans les bourgs périurbains, à travers la réalisation d’opérations « exemplaires et reproductibles7 », et de contrer les tendances du marché par la mobilisation d’aménageurs et de constructeurs de maisons individuelles prêts à faire évoluer leurs pratiques, ou de promoteurs aptes à porter des projets d’ensemble dans le périurbain.
L’enjeu, c’est de coconstruire avec le propriétaire foncier, le pôle métropolitain et l’opérateur8.
Cet objectif de transformation de la production de l’habitat passe donc par la mobilisation de « nouveaux acteurs », mais aussi par des changements dans les systèmes d’action de production de l’habitat existants, en organisant la collaboration des acteurs à travers une mise en situation d’expérimentation. Le recours à l’expérimentation s’inscrit ici dans un contexte d’injonction à l’innovation encouragée par des dispositifs d’actions publiques9, de fortes incertitudes liées à la complexité du système d’acteurs et d’évolution des périmètres professionnels dans les mondes de l’urbanisme, qui questionnent les acteurs dans leur légitimité (Fleury, 2018). Il marque ici une affirmation du rôle du pôle métropolitain dans l’opérationnalisation de la stratégie du SCOT (schéma de cohérence territoriale), via la formalisation de propositions concrètes sur les formes d’habitat, mais également sur les processus de réalisation.
On avait toujours en toile de fond ce qui nous avait déjà été dit par les élus dans « Eaux et Paysages », c’est-à-dire qu’au-delà de la théorie il faut réaliser des choses, et, pour réaliser des choses, il faut des sites10.
Ainsi, l’expérimentation relève ici d’un renouvellement de méthodes. Elle consiste en la mise à l’épreuve d’un nouveau mode de consultation des MOA et des MOE, visant à mobiliser des acteurs vus comme « innovants », et en une mise en situation d’expérimenter de nouvelles pistes de programmes et de dispositifs architecturaux, à travers des groupements MOA-MOE inédits et des arènes où se confrontent des savoirs. Comme le souligne François Fleury (2018, p. 4), « l’équivalent du prototype est la situation, l’expérimentation in situ et in vivo, qui fait en effet généralement l’objet d’un retour d’expérience formalisé ».
La démarche s’appuie alors sur des arènes institutionnelles existantes (le comité syndical, l’atelier des élus et l’équipe technique), qui permettent la mise à l’agenda de la démarche et son suivi par les élus du pôle métropolitain. Les chefs de projet proposent également des arènes ad hoc imaginées pour organiser la coproduction des programmes et des projets. Ce dispositif témoigne d’une attention portée à l’articulation des étapes de coproduction des projets dans le temps et des arènes entre elles.
Des arènes et des épreuves de coproduction de l’expertise sur l’habitat périurbain
Dans cette partie, nous serons attentifs à la construction de ces arènes et aux épreuves de coproduction de l’expertise qui en émergent. Cela nous permettra de voir comment les arènes enrôlent ou pas (citoyens, MOA, MOE) et entraînent de nouvelles manières de se coordonner entre acteurs institutionnels et privés. Pour cela, nous proposons d’examiner attentivement deux situations de coproduction d’expertises impliquant des enjeux de coordination : l’élaboration d’un carnet des attentes citoyennes dans le cadre de l’atelier citoyen et la définition d’un programme urbain et architectural à l’occasion d’ateliers de négociation.
L’atelier citoyen. Coproduire un carnet d’attentes pour l’habitat périurbain
La première étape de cette démarche a donc visé à produire un carnet des attentes citoyennes, référentiel des qualités de ce futur habitat, alimentant le cahier des charges pour la consultation des opérateurs et des architectes. Un atelier citoyen a été constitué par le pôle métropolitain avec l’aide d’un AMO (assistant à maîtrise d’ouvrage) en concertation citoyenne. Il rassemble un panel de vingt-six habitants de l’espace métropolitain Nantes-Saint-Nazaire. Les chefs de projet ont cherché à mobiliser une « diversité de profils urbains venant s’installer ou récemment installés en périurbain11 », de futurs accédants potentiels, dans la perspective d’une concertation orientée « usage ». Néanmoins, les candidatures ont révélé une appétence des professionnels de l’urbanisme, puisque la moitié des participants travaillaient dans l’aménagement, la MOE ou encore l’immobilier. L’épreuve de mobilisation s’est donc traduite par la constitution d’un panel composé pour moitié de « profils experts ».
Trois temps d’échanges ont été nécessaires à la coproduction de ce carnet des attentes durant le premier semestre 2018. Il s’agissait de définir les thématiques de travail sur lesquelles les citoyens montrent des attentes, d’affiner les critères de qualité de « l’habitat périurbain de demain », mais aussi de formuler des propositions concrètes de dispositifs urbains et architecturaux. Cet atelier citoyen a fait l’objet de retours réguliers d’un « groupe experts » composé de professionnels de l’habitat12, dont le rôle a été d’exercer un retour critique sur les propositions des citoyens et d’assister le pôle métropolitain dans l’organisation de la consultation des opérateurs et des architectes.
Collecter des attentes et faciliter la problématisation commune
Ce processus a donc tout d’abord conduit l’atelier citoyen à identifier les thématiques et les critères de qualité de cet habitat futur. Ainsi, treize critères sont d’abord proposés par le pôle métropolitain à l’AMO en concertation citoyenne, qui, lors de la première séance, va proposer six thèmes de discussion, non exhaustifs. Ces thèmes marquent de premières évolutions, avec le passage d’attentes prescriptives du pôle métropolitain (densité, individualisation, mutabilité) à des attentes plus qualitatives (ambiances, formes du logement), facilitant l’énonciation par les citoyens d’attentes sur la qualité de l’habitat périurbain de demain.
Lors de la seconde session, une synthèse de huit thématiques intéressant le panel citoyen est proposée par l’AMO : convivialité et vivre-ensemble, intimité domestique, modularité et évolutivité, stationnement et mobilité, intégration paysagère, conception écoresponsable, accessibilité, prix et mixité. Cette présentation est adossée à des références architecturales proposées par le « groupe experts » en réponse aux besoins identifiés par les citoyens. À partir de cette synthèse, le panel citoyen a été invité à réagir, par groupes de six personnes, afin de préciser les thématiques, de pointer des contradictions et d’identifier de nouvelles pistes. La confrontation des expériences individuelles est ici privilégiée et conduit à l’énonciation de nouvelles thématiques. D’abord, nous avons pu observer une volonté de développer la question de l’appropriation du logement, sous l’impulsion de citoyens investis dans des processus d’habitat participatif, mais aussi de renforcer l’approche environnementale. Cela s’est traduit par l’enjeu de dépasser la notion d’intégration urbaine et paysagère pour davantage préserver et valoriser l’environnement du projet. Certains manifestent le désir de valoriser des essences endogènes et de développer la plantation d’arbres fruitiers, d’autres proposent plus largement d’intégrer le bâti à l’environnement existant, via des choix de matériaux adéquats ou encore le réemploi de déblais de chantier. Cette inflexion thématique et les discussions autour d’une approche plus large du contexte paysager, social et culturel du projet montrent un déplacement des attentes de l’échelle du logement à celles du quartier et de l’environnement.
Dans le même temps, la question de la densité – centrale pour le pôle métropolitain – n’apparaît pas comme une catégorie discutée par les citoyens, qui orientent le questionnement sur les enjeux de qualité des projets, de personnalisation et d’organisation de la vie collective. Cela marque un déplacement des thématiques à traiter par les futures équipes de MOA-MOE, et montre une problématisation et une intégration progressives des enjeux de la démarche dans ce carnet des attentes.
Articuler les savoirs entre citoyens et experts
À l’issue de ce second temps d’échange, les propositions des citoyens sont discutées au sein du « groupe experts », qui apporte des retours techniques en mobilisant les retours d’expérience des membres.
Avec les citoyens, on a travaillé pour définir les critères de qualité […] ; avec les agents immobiliers, on a travaillé pour tester si c’était possible, de l’appartement dans le périurbain, pour caricaturer […] ; avec les experts, l’idée était qu’ils puissent donner un retour pratique sur les propositions des citoyens et dire si c’était réalisable ou pas13.
Le retour vers le groupe citoyen lors du troisième atelier s’effectue sur la base d’une synthèse des critères réalisée par l’AMO en concertation citoyenne. Les citoyens sont alors invités à hiérarchiser les intentions. Néanmoins, ils interrogent la « montée en généralité », qu’ils voient comme « un risque d’empêchement pour les pépites de se réaliser14 », critiquent l’usage d’attracteurs de langage (écoresponsable, évolutivité…) et pointent par là même la décontextualisation de la synthèse, accentuée par le fait qu’elle est transversale à tous les sites : « C’est intéressant, mais cela dépend aussi de l’environnement de départ15. »
Du côté des experts, ce cahier d’inspiration et ses neuf thématiques interrogent d’abord par leur contenu hétérogène, puis par la manière de les traduire dans un cadrage programmatique pour le cahier des charges de la consultation des opérateurs et des architectes. Ces derniers se posent des questions sur l’intégration des pistes d’innovation dans le document de consultation (« Ne serait-ce pas là ce que l’on attend d’un candidat opérateur ou architecte16 ? »), mettant au jour des enjeux de légitimité. À travers la coproduction de ce carnet, il s’agit d’assurer un compromis entre les attentes, mais aussi de valoriser les pistes d’innovation concrètes proposées par les citoyens, tout en permettant une appropriation de ce référentiel par les MOA et MOE en dehors de l’atelier, afin que l’exploration se maintienne.
Ce rapport entre collecte et synthèse n’est pas sans rappeler les épreuves de traduction de toute recherche : collecter les informations d’un monde, repartir au laboratoire, puis retourner vers le monde en question pour provoquer son « concernement » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Dans notre cas, bien que les différentes formes d’expertise soient reconnues – le citoyen, en qualité d’expert d’usage, l’agent immobilier, en tant que capteur de marchés, et les professionnels, en experts techniques des solutions à mettre en œuvre –, ce sont bien les professionnels qui assurent la traduction des attentes. Nous avons néanmoins pu observer que le travail du « groupe experts » et les décisions finales sont élaborés à partir des réflexions portées par l’atelier citoyen. Ainsi, la coproduction passe ici moins par une hybridation des savoirs que par une dynamique de co-apprentissage dans laquelle citoyens et experts mobilisent des formes d’expertise différentes (Daniel-Lacombe et Zetlaoui-Léger, 2013), permettant une production et une évaluation constructive continue de la programmation et des projets.
Ateliers de négociation. Coproduire le programme et le projet
Le second temps de la démarche a vu la mise en place d’un dispositif de consultation, afin de mobiliser trois équipes de MOA-MOE sur chaque site d’expérimentation. L’objectif de transformation de la production de l’habitat périurbain passe par la mobilisation des acteurs, mais aussi par une transformation des logiques de production de l’habitat, d’abord via le processus de constitution des équipes de MOA-MOE17, puis via des ateliers de négociation des programmes et des projets.
Ces ateliers, pilotés par le pôle métropolitain, réunissent les équipes de MOA-MOE, les élus et techniciens des communes concernées, les directeurs généraux adjoints « urbanisme » et « aménagement » des intercommunalités, ainsi que des techniciens issus des agences d’urbanisme de Nantes et de Saint-Nazaire, de la Maison régionale de l’architecture et de la SEM (société d’économie mixte) départementale. Les termes « réunions », « groupe de travail » ou « ateliers » sont utilisés de manière indifférenciée par les participants : ils traduisent des temps de discussion et de coproduction d’expertise que nous rassemblerons sous le mot « atelier », afin de montrer la nature itérative de ces derniers et « la dimension parfois bricolée de ces moments » (Girault, 2019).
Construire la confiance avec les équipes de MOA‑MOE et négocier en public
Ainsi, ces ateliers se déroulent suivant différents formats que nous avons analysés, impliquant des formes variées d’engagement de la collectivité et des équipes.
La diversité des formats d’échange entre les équipes et la collectivité entraîne une évolution du format des épreuves au cours de la démarche, du fait des dispositifs mis en place et des ressources que chaque individu peut mobiliser dans l’échange. Comme l’indique le tableau ci-contre, les premiers formats d’échange s’inscrivent dans une logique de construction de la confiance et d’ajustements mutuels entre les équipes et les collectivités, pour aller vers des formats de plus en plus publics, avec la multiplication des acteurs autour de la table, à mesure que les règles s’ajustent et sont toujours plus partagées et qualifiées.
Parmi ces formats publics, l’analyse des temps d’échange en salle nous a permis d’observer une diversification des sujets abordés par la collectivité et les équipes de MOA-MOE. Montages juridiques et économiques de l’opération, gestion future de l’opération, mais aussi enjeux de gestion collective des projets : ces sujets sont au centre des discussions, légitimés par le carnet des attentes citoyennes. « Le carnet des attentes a notamment permis de légitimer les propositions architecturales, afin qu’elles ne soient pas vues comme des délires d’architectes18. »
Ainsi, ces discussions qui dépassent l’urbanisme réglementaire se fondent sur la légitimité démocratique de l’élu, mais aussi sur les dispositifs et les modalités procéduraux mis en place par le pôle métropolitain. Elles facilitent l’énonciation des attentes des élus et contribuent à réguler les projets et interactions entre MOE et MOA.
Maintenir le réseau d’acteurs et l’exploration
Toutefois, plusieurs difficultés de coordinations ont été repérées au cours de ces ateliers.
- Collectivité : « Vous pourriez essayer d’aller au moins sur du biosourcé pour les espaces communs ? »
- Opérateur : « On est d’accord pour explorer cela avec vous, mais dans des conditions économiques viables […]. On a des soucis avec les retours d’appels d’offres en ce moment, mais, après, si on peut avoir des subventions19… »
Premièrement, les négociations autour de l’amélioration de la qualité architecturale et de la performance énergétique ont révélé des difficultés de coordination. Les opérateurs évoquent des bilans économiques trop serrés, en lien avec des contraintes conjoncturelles mais surtout un « marché périurbain » difficile à appréhender sur des typologies intermédiaires ou du collectif. Dans une logique de compromis, le pôle métropolitain a sollicité des négociations à bilans ouverts, puis commandé plusieurs études de marché. Ces études ont été réalisées en interne auprès d’agents immobiliers, puis par la SEM départementale, afin d’identifier les profils des futurs acquéreurs. Elles ont permis de repérer des profils spécifiques dans certains secteurs, mais les faibles volumes de transactions n’ont pas permis de rassurer ces opérateurs, qui ont cherché des contreparties (augmentation du nombre de logements, baisse de la charge foncière, hausse du taux d’investisseurs, subventions), contribuant à déplacer la négociation vers un registre davantage marchand. Néanmoins, la mobilisation de partenaires opérationnels (agences d’urbanisme, aménageur public), qui assistent le pôle métropolitain et les communes dans le décryptage des montages économiques et juridiques de projets, a permis de maintenir un équilibre dans les négociations.
Au début, on s’est lancés là-dedans en se disant : « On va animer une démarche collective, on va faire parler un peu tout le monde ensemble, mais ce n’est pas grave que nous ne soyons pas hyper formés sur ces questions-là. » Cependant, on s’est rendu compte au fur et à mesure que, pour pouvoir prendre le relais, il fallait que, techniquement, on puisse s’appuyer sur quelque chose ou quelqu’un qui avait des compétences opérationnelles20.
Deuxièmement, ces ateliers ont vu s’exprimer des divergences inter-institutionnelles entre des approches exploratoires visant à innover et des approches plus résolutoires. Cette difficulté du maintien de l’ambition s’est notamment traduite par l’expression de certains élus préférant des projets « classiques et qualitatifs » à des innovations programmatiques et architecturales. Pour dépasser ces obstacles, le pôle métropolitain a organisé une séance de médiation (intitulée « Regards croisés ») entre élus des quatre sites d’expérimentation, afin de rappeler l’ambition collective de la démarche. Cependant, les difficultés pour maintenir l’objectif d’innovation se sont aussi traduites par l’imposition de cadres normatifs émanant des intercommunalités. Ces cadres relevaient principalement de deux ordres : l’application de doctrines internes (modèle de gestion des espaces publics, largeur de voie minimale) ou la fixation de nouvelles règles (révision de barème des aides à la pierre ou nouveau règlement d’urbanisme [PLUi] élaboré dans les mêmes temporalités que l’expérimentation dans les agglomérations de Nantes et Saint-Nazaire). Ces cadres ont été intégrés par le pôle métropolitain au fur et à mesure de leur émergence.
Malgré ces épreuves de coordination, plusieurs opérateurs et architectes interrogés ont souligné la capacité du dispositif d’ateliers à réduire l’incertitude du projet par une validation itérative des choix programmatiques avec la collectivité, dans une forme d’ajustement continu, sans toutefois que l’on observe de clôture des négociations.
Enjeux et apprentissages de la coproduction de l’expertise en mode expérimental
Atelier citoyen, atelier de négociation : ces arènes témoignent d’une production urbaine qui se veut de plus en plus négociée (Thomassian, 2009) et innovante (Bulkeley et al., 2019). Ainsi, notre grille de lecture nous amène à formuler plusieurs remarques sur le rôle de ces arènes dans l’évolution des modalités de production de l’expertise territoriale, et notamment sur les modalités d’engagement des acteurs publics.
Des arènes supports de nouvelles collaborations entre acteurs publics et privés
Tout d’abord, la dimension ad hoc et faiblement institutionnalisée de ces arènes a permis aux chefs de projet du pôle métropolitain d’ajuster leur composition au cours de la démarche en mobilisant d’autres expertises. Ces ajustements ont favorisé la médiation au sein de l’atelier citoyen, le « concernement » d’élus, ou encore le renforcement des capacités d’analyse des projets et de négociation des pouvoirs publics avec les équipes de MOA-MOE, par la mobilisation d’expertises en MOA. Ils visaient également à répondre aux problèmes techniques et juridiques rencontrés par les équipes, afin de faciliter l’émergence de nouvelles idées et la concrétisation des projets, positionnant ainsi l’action publique dans un rôle de facilitateur.
Néanmoins, nos observations montrent que, au-delà de la facilitation des compromis, ces arènes contribuent à faire émerger les questionnements des parties prenantes et à révéler des approches différentes du projet, différentes rationalités. En somme, ces arènes permettent moins de décider que d’« ouvrir les conflits » (Barthe et Linhardt, 2009) à résoudre, permettant l’exploration continue de nouvelles pistes. En ce sens, ces arènes constituent des dispositifs organisationnels visant à assurer le maintien de l’expérimentation tout au long de la démarche, à maintenir le « mode collaboratif ».
L’expérimentation à l’épreuve d’arènes institutionnelles extérieures
Nouveau règlement d’urbanisme de la métropole, nouveau barème d’aides à la construction, détection de pollution sur un site, absence de marché pour l’habitat collectif dans une commune : de nombreux aléas ont émergé au cours de la démarche d’expérimentation. Au-delà des problèmes techniques identifiés sur les différents sites (pollution, notamment), ces aléas montrent qu’un certain nombre d’arènes institutionnelles extérieures peuvent venir imposer des règles d’urbanisme ou des procédures. Face à ces aléas, les chefs de projet ont fait preuve d’une attention particulière en cherchant à les intégrer aux projets plutôt qu’à les contrôler, considérant qu’ils sont des contingences de l’action nécessaire à l’action collective (Auray et Vétel, 2013), et notamment au maintien de l’implication des opérateurs et des intercommunalités.
Ainsi, le rôle des chefs de projet, acteurs intermédiaires de la démarche (Devisme et Ouvrard, 2015), apparaît central dans la coordination entre ces différents mondes de l’urbanisme. Pour cela, ils assurent des traductions continues en circulant entre les arènes, mais le cadrage expérimental de la démarche renforce la nécessité, pour ces acteurs, de maintenir l’exploration de pistes d’innovations (réunions bilatérales, workshop collectifs, etc.), tout en faisant aboutir les projets.
Des dispositifs cognitifs pour intéresser et favoriser la réflexivité des acteurs au sein des arènes
Enfin, le dernier enseignement tient aux caractéristiques et aux rôles des dispositifs cognitifs (Arab, 2017) mobilisés dans le cadre de ces arènes. Carnet des attentes citoyennes, liste de références architecturales, études et rapports d’experts constituent autant des dispositifs visant à intéresser et à enrôler les citoyens et les équipes de MOA-MOE dans la démarche. Ces documents non contractuels, construits avec les parties prenantes, permettent l’intégration progressive des objectifs de la démarche et facilitent leur engagement. Néanmoins, ils apparaissent aussi comme des dispositifs visant à pousser la réflexivité des acteurs par l’introduction de nouvelles formes d’expertise dans le cours du projet, à l’image du carnet des attentes citoyennes ou encore des études de marché à destination des équipes de MOA-MOE. Enfin, à l’image d’un rapport de recherche commandé par le pôle métropolitain en 2020, la place des études et des rapports intermédiaires (avis du groupe experts, études de marché, etc.) devient ici plus prégnante que celle des rapports finaux et instaure une dynamique de problématisation-solution. Les chefs de projet y voient un moyen pour l’action publique d’ajuster le processus et de répondre in itinere aux attentes des acteurs privés, afin de « s’assurer de leur confiance tout au long du processus d’expérimentation ».
Conclusion
Ainsi, à travers l’analyse de ces deux situations d’expertises au sein de la démarche « Habitat périurbain », nous avons pu mettre au jour différents types d’épreuves au sein des arènes : mobilisation des acteurs, synthèse des attentes, ajustements continus.
Ces épreuves nous ont permis de montrer que les arènes agissaient ici comme des dispositifs de coproduction d’expertises. Ceux-ci révèlent une logique de cadrage du processus tout en favorisant une souplesse dans la définition des procédures visant à maintenir la mobilisation des acteurs pour le développement d’innovations programmatiques et architecturales. Toutefois, l’objectif de coproduction de référentiels d’habitats reproductibles est ici interrogé par les difficultés d’opérationnalisation des projets. Aussi, il nous paraît important de considérer avec intérêt – au-delà des résultats finaux – la dimension mobilisatrice, formatrice et politique de l’expérimentation, qui contribue moins à prouver qu’à éprouver (Peynichou, 2018, p. 116) collectivement de nouvelles modalités de coproduction d’expertises.
En outre, ces épreuves nous ont permis de saisir les différentes modalités d’engagement (Thévenot, 2006) des urbanistes chefs de projet, dans lesquelles l’approche résolutoire semble céder le pas à des engagements plus exploratoires (Chesnel et Devisme, 2020), caractérisés ici par l’intégration in itinere des nouvelles contraintes, l’ajustement des dispositifs et une réflexivité continue. Ces engagements exploratoires répondent ici visiblement à un contexte d’incertitude de l’action aménagiste, marqué par un cadre réglementaire que les acteurs décrivent comme rigide et une injonction à développer des projets innovants en concertation avec les habitants, mais aussi avec les opérateurs privés. Néanmoins, alors que la logique d’action expérimentale infuse la fabrique urbaine (Dumont, 2013, p. 60), cette évolution doit être interrogée au regard des nouvelles normes d’action qu’elle peut susciter (contractualisations verticales, partenariats publics/privés, pratiques dérogatoires, etc.).
Aussi, même si les manières de conduire les expérimentations relèvent d’une grande diversité d’approches, souvent de façon concomitante (quête de nouveauté et reproductibilité des process, critique de la règle et élaboration de nouvelles contraintes, processus agiles et procéduralisation), l’idée de prêter attention à l’expérience et à ses trajectoires par des dispositifs de réflexivité et une documentation apparaît essentielle. Cela valorise le principe d’une remise en question continue des modes de faire de l’aménagement par leur mise en débat.