En 2008, le Bureau de la recherche architecturale urbaine et paysagère1 (BRAUP) organise une consultation internationale portant sur l’avenir de l’agglomération parisienne. Lancée à la suite du discours du 26 juin 2007 dans lequel le président de la République, Nicolas Sarkozy, annonce sa volonté de porter un projet à l’échelle de la métropole parisienne, cette consultation a mobilisé dix équipes dirigées par des architectes et intégrant des chercheurs. Ces groupements n’avaient pas pour mission de réaliser des projets pour l’Île-de-France, mais ce qui fut nommé un « diagnostic prospectif2 ». Les travaux ainsi produits ont fait l’objet d’une exposition à la Cité de l’architecture et du patrimoine durant l’année 2009. Les dix équipes ont ensuite été réunies au sein de l’Atelier international du Grand Paris (AIGP) dans ce qui est alors appelé le « conseil scientifique3 ». En 2012, ce dernier est reconduit et augmenté pour accueillir cinq équipes supplémentaires. L’AIGP œuvre jusqu’en 2016. Cette situation nous donne l’occasion d’explorer à la fois les rapports qui se tissent entre l’État, commanditaire via le BRAUP, et les groupements, mais aussi d’analyser les fonctionnements internes aux équipes sollicitées. Ce moment particulier constitue une arène où doivent collaborer des personnes issues des mondes scientifiques et professionnels en répondant à une demande venant d’une institution publique. Ainsi, après un premier point décrivant de quelle manière est transmise une commande aux professionnels et aux chercheurs, que nous analysons, nous verrons comment se sont déroulées leurs collaborations en empruntant à Howard Becker la notion de « convention ». Par cette approche nous abordons les groupements comme des espaces sociaux4 où se négocient des modes d’actions collectives pour produire des connaissances sur la ville. En analysant plus spécifiquement les actions des individus, nous soulignons qu’elles se fondent sur des systèmes de valeurs qui parfois s’opposent et constituent bien des arènes où se rencontrent différents mondes.
Une commande étatique et une volonté de démontrer les apports des outils du projet spatial pour la recherche architecturale et urbaine
La région Île-de-France, dirigée alors par le Parti socialiste, avait engagé la révision de son schéma directeur (SDRIF) en 20045. En février 2007, après trois années de travail, un projet est arrêté par le conseil de Région et transmis au Conseil d’État pour être validé6. En juin 2007, Nicolas Sarkozy, récemment élu président de la République, annonce qu’il s’oppose au projet de schéma directeur7 et déclare vouloir engager l’État dans une réflexion à l’échelle de la métropole parisienne.
Avec l’annonce du Président, l’État engage deux actions en parallèle de celle de la Région afin de porter son propre projet sur ce même territoire : l’organisation de la consultation sur l’avenir du Paris métropolitain et la création d’un secrétariat d’État en charge du développement de la Région capitale8. Le président de la République dépeint une région parisienne en décrochage économique par rapport aux autres villes globales telles que New York ou Londres. Il relie le succès national à celui de l’Île-de-France, justifiant ainsi sa prise de position dans les affaires régionales. Certaines expressions de ses discours sur le sujet mobilisent parfois une connotation morale : pour parler de son engagement, il dit estimer que celui-ci relève de son « devoir9 ». Cette reprise en main de l’Île-de-France devrait, selon lui, s’exprimer par des formes architecturales reconnaissables telles que les gratte‑ciel.
En parallèle de ces événements, et dans la perspective de l’application de la réforme de Bologne aux écoles d’architecture françaises, dont résultera notamment l’institutionnalisation du doctorat en architecture, le BRAUP pose activement la question de la nature de la recherche architecturale et, entre autres, de son rapport à l’activité de projet. En 2006, il lance le programme de recherche « Architecture de la grande échelle », dans lequel il tente de démontrer l’intérêt de l’application des outils du projet spatial à la recherche en urbanisme10. Ainsi, cette volonté présidentielle de 2007 est perçue au BRAUP comme une occasion de trouver un objet d’application aux réflexions qui l’occupent alors, mais aussi de faire se rencontrer le monde des unités de recherches des écoles d’architecture et celui des agences.
C’est dans ce contexte, et pour partie avec cet objectif en tête, qu’est rédigé l’appel d’offres pour la consultation de 2008. Le texte de la consultation se construit sur une mise en dialogue des activités de production de connaissances et de projets, qui s’exprime par l’usage d’expressions telles que : « théorique et pratique », « conceptuelle et opérationnelle », « recherche fondamentale » et « recherche appliquée », « réflexes stratégiques » et « exigences méthodologiques », « du fondamental à l’appliqué11 ».
L’appel d’offres propose une vision de l’activité de production de connaissances comme devant être utile à l’action. Raison pour laquelle le règlement de la consultation fait obligatoirement du mandataire un architecte praticien. Certains des auteurs de ce texte expliquent ce choix en soulignant que les architectes, par leur capacité à représenter l’espace, auraient une compétence de synthèse particulière, ce qui justifierait cette position favorable au sein des équipes. Cette représentation de l’architecte comme « homme de synthèse12 » organise ainsi les rôles dans les groupements. Si l’appel d’offres exprime l’objectif de faire se rencontrer les mondes de la recherche et des agences, le texte se structure tout de même sur une opposition binaire entre activité de production de connaissances et activité de projet, la première étant relative aux chercheurs et la seconde aux praticiens.
C’est à partir de cette commande que nous avons analysé les collaborations au sein des dix équipes retenues pour l’appel d’offres de 2008 et réunies dans le « conseil scientifique » de l’AIGP. Ce dernier est renouvelé en 2012 pour passer à quinze équipes, qui travaillent jusqu’à la dissolution de l’AIGP en 2016. Aborder ces groupes d’individus comme des structures d’actions collectives nous a permis de mobiliser la théorie des mondes d’Howard Becker, afin de focaliser notre attention sur les manières dont s’organisent les collaborations entre les membres des groupements (Becker, 1988). En nous concentrant sur ces modalités de collaboration, nous avons pu mettre en lumière une partie des conventions qui ont contribué à guider les actions collectives. Pour Howard Becker, les conventions sont des normes d’usage qui émergent à l’occasion de collaborations répétées (Becker, 1974). Elles sont relativement stables et contribuent à organiser les chaînes d’actions selon des schémas conventionnels souvent implicites, rendant les prises de décisions collectives plus efficaces. La branche de l’économie des conventions voit dans ce processus une forme de rationalité limitée (Simon, 1957) qui permet d’optimiser les fonctionnements des systèmes collaboratifs. Les auteurs de ce champ de recherche nous signalent que les conventions, constituant des normes émergentes, contribuent à imposer de manière implicite des règles d’usage qui risquent de se muer en règles de justice (Reynaud, Richebé, 2007). Dit autrement, le fait de respecter une convention renvoie aux valeurs qui la fondent et rend plus légitimes certaines actions collectives. Cet angle nous semble fructueux pour comprendre les rapports entre l’activité de production de connaissances et les propositions de projets spatiaux produits dans les équipes que nous étudions.
Notre enquête a été réalisée à partir de trois corpus : l’analyse des documents d’archives de la consultation de 2008 et de l’AIGP, deux années d’observations participantes à l’AIGP et une quarantaine d’entretiens conduits auprès de membres des équipes ou de personnes ayant travaillé à l’AIGP ou au ministère de la Culture durant la consultation de 2008.
Un enjeu autour du vocabulaire, le rôle de traduction des profils hybrides praticiens/chercheurs
En 2008, au moment où le travail débute, les équipes ont tendance à organiser des réunions réunissant tous leurs membres. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agit d’une première expérience d’une telle collaboration. Rapidement, émergent des tensions autour d’usages différents du vocabulaire, notamment chez les chercheurs, qui s’inquiètent d’un manque de précision des termes utilisés :
Il y a un moment où il faut se parler. Donc il y a des concepts, puis il y a des mots qui sont arrivés sur la table. La table, c’est une grande table à [nom de l’agence mandataire]. Et puis il y avait des mots qui émergeaient comme ça pour donner du sens à des concepts. Alors, ces mots, on sait bien que ce sont des mots un peu… qui ne sont pas dans le dictionnaire. C’est vrai que ça nous a beaucoup agacés. Après, on s’est dit : « Bon, après tout peu importe, on pourrait mettre aussi un sigle, un acronyme. » Seulement, il faut être clair sur ce qu’il y a derrière13.
Afin de faciliter les relations, certains chercheurs ayant aussi une formation d’architecte endossent une posture de « traducteurs », comme ils la qualifient parfois, entre les deux mondes qui se rencontrent à cette occasion. Ces profils hybrides ont joué un rôle important pour permettre les collaborations au sein des équipes :
En fait, je suis architecte, donc j’ai la culture du projet, j’ai le vocabulaire. Et je suis aussi chercheuse. Donc j’avais un rôle de “go between” entre les équipes de recherche et les architectes, enfin des gens qui ont des cultures opérationnelles et qui n’ont pas une culture de recherche. Qui ont d’ailleurs tendance à confondre la recherche avec le conseil, des experts conseils qui viennent donner des billes14.
Cette volonté de traduire dépasse la seule question du vocabulaire et tente également de corriger des représentations erronées de ce qu’est une activité de recherche. Néanmoins, l’analyse des termes finalement utilisés au sein des équipes tend à montrer que cet effet de traduction s’est probablement effectué de manière relativement unidirectionnelle : des architectes praticiens vers les chercheurs. Pensant adopter une posture de traducteur, certains de ces individus aux profils hybrides ont davantage eu une fonction d’ambassadeur des manières de travailler des architectes praticiens auprès des autres professionnels, dont les chercheurs. Le plus souvent, les termes employés par les équipes mandataires sont choisis pour leur faculté à véhiculer une certaine représentation de l’agglomération parisienne :
Par exemple, il y a un mot qui a été employé par l’agence qui m’interpellait. C’était « subagglo ». Alors on a discuté avec l’agence et j’ai compris. C’est vrai que je ne l’aurais peut-être pas utilisé mais, à la fois à l’AIGP et à l’agence, ça avait une très forte connotation, donc pour eux ça avait du sens15.
Dans cet exemple, le terme « subagglo » était critiqué par une chercheuse, car il contribue à véhiculer une représentation hiérarchisée entre les territoires agglomérés et les autres. Néanmoins, il a continué à être utilisé par l’ensemble de l’équipe dont elle était membre, car il servait à transmettre une image des territoires en dehors des zones agglomérées comme pouvant servir de support à une forme de pensée aménagiste.
Une pensée construite et transmise par les images
L’usage de mots pour leur capacité évocatrice plus que pour leur définition précise n’est pas sans rappeler la convention de l’usage de la pensée analogique, identifiée comme généralisée chez les architectes (Chupin, 2010). Ce processus passe par une réflexion appuyée sur le canal visuel où les documents graphiques deviennent la forme d’expression privilégiée. Ce parcours particulier de la pensée, parfois nommé « visualisation » (Söderström, 2001), se fonde sur une démarche dans laquelle la production d’images joue le rôle de démonstration. Ainsi, l’habitude des architectes de produire rapidement des représentations spatiales pour exprimer leurs idées a souvent étonné, voire soulevé des questions.
[Nom d’un chercheur en urbanisme] avait fait une présentation compliquée sur la gouvernance et [nom de l’architecte urbaniste mandataire de l’équipe], qui a un art de la synthèse, a dit : « Oui, en fait, la bonne échelle, c’est 250 000 habitants, donc il faudrait faire vingt villes. » Et la semaine d’après il y avait le dessin des vingt villes. Et [nom du même chercheur] disait : « Non ! Non ! Je n’ai pas dit ça ! Pas si vite ! » Le dessin allait toujours très vite. […] Il était scotché par la rapidité avec laquelle le raisonnement devenait une image16.
Cet exemple montre non seulement le décalage qui s’installe entre des individus dont certains ne mobilisent pas la pensée visuelle comme moyen de raisonnement, mais aussi la manière dont s’impose aux non-architectes une volonté d’effectuer une synthèse par la spatialisation de leurs propos mobilisant des représentations graphiques. Cette pratique renvoie également à des habitudes répandues dans les agences d’architecture, où les individus ont coutume de produire des images.
C’est au moment où les rapports sont finalisés qu’une distinction entre productions de textes et d’images semble se formaliser. Les premiers étant généralement produits par les chercheurs, donc hors des agences mandataires, et les secondes au sein des agences, sous la supervision rapprochée des architectes qui dirigent les équipes. La différence de traitement entre ces deux types de production nous indique que ces deux formes d’inscription de la pensée ne portent pas les mêmes enjeux et n’ont pas tout à fait les mêmes valeurs. À ce sujet, une cheffe de projet nous explique :
[Nom du mandataire] a besoin de voir du concret. Donc des images. Et depuis que Mireille [Ferri]17 est arrivée, il y a une demande très forte de produire des images. Moi, à titre personnel, ça m’énerve. Mais je comprends sa posture sans être d’accord avec elle, car elle a réussi à sauver l’AIGP alors qu’on pensait que ça ne tenait plus la route. Et il y a la COP 2118, il y a des attentes fortes de Manuel Valls19. Elle veut donc montrer qu’on peut produire des choses. […] Ça m’énerve mais, d’un architecte, on attend qu’il fasse des perspectives. Donc on va finir par faire une perspective et ça fera plaisir à tout le monde. C’est très difficile de concilier une recherche de fond et l’attente court-termiste de « il faut produire des images », « il faut que ça puisse aller dans Le Parisien »20.
Cet extrait d’entretien illustre la manière dont l’objectif de mener une activité qualifiée de recherche est pris dans un faisceau d’autres enjeux : une volonté d’alimenter les discours des élus, de montrer que l’AIGP « peut produire des choses », mais aussi d’être médiatisé dans des journaux grand public. Nous notons ici que le glissement entre une demande initiale qui consistait à réaliser des « diagnostics prospectifs » vers des pratiques relevant davantage du projet spatial (et se résumant parfois à la production de perspectives) se produit par l’influence des deux systèmes de conventions. D’une part, l’usage d’images et de spatialisations en architecture dans la fabrication et l’expression de la pensée est partagé entre les mandataires, même s’il ne l’est pas par tous les membres des équipes. D’autre part, l’injonction des élus à ce que les productions puissent avoir une portée performative, ou du moins en avoir l’apparence, renforce cette convention.
Déjà en 1998, Michel Lussault faisait le constat que, dans les projets d’aménagement dont les temporalités dépassent le temps des mandats électoraux, l’action aménagiste des élus passait par une mise en scène mobilisant largement les images de projets (Lussault, 1998). Les images servent alors à démontrer que le discours politique peut acquérir une dimension performative qui fonde pour partie la légitimité des élus. Dans ce cas, il semblerait que la production d’images, et notamment de perspectives, réponde davantage à cet objectif de démonstration d’une performativité des productions des équipes qu’à celui de production de connaissances.
La rencontre des conventions issues du monde scientifique et du monde de l’architecture
Si des exemples comparables sont nombreux dans les productions des équipes que nous avons analysées, nous pouvons aussi faire état de démarches qui mobilisent les représentations spatiales comme des méthodes d’exploration. Certains groupements construisent leur propos selon des démarches de cartographie à partir de données SIG (système d’information géographique) permettant de géo-référencer des données chiffrées sous forme de points, de vecteurs ou de plans. Chaque donnée peut être exprimée selon des codes graphiques que le cartographe paramètre. Ce type d’approche permet de faire apparaître des représentations nouvelles de l’espace, basées sur un processus qui se présente comme rationnel, objectif et calculé.
L’exemple de la cartographie des « grappes de proximités » produite par l’équipe menée par l’agence Brès + Mariolle nous permet d’illustrer l’usage fait de ces démarches.
Le processus de production de la cartographie est explicité dans le rapport produit par les membres de l’équipe. Suivant le code scientifique qui consiste à énoncer leurs démarches, ceux-ci présentent avec transparence le fait que, si ces représentations sont calculées, leur dimension graphique est également importante, et ils n’hésitent pas à dessiner « à la main » la forme qu’ils cherchent à donner à leurs cartes. L’un des auteurs du document explique :
Il y a eu une étape « bricole » où on a demandé à [nom de la personne qui manipule les SIG] d’essayer de dessiner, pour le coup à la main, ces grappes. On l’a poussé dans ses derniers retranchements et il est arrivé à les faire sortir par la bécane directement. Mais effectivement, au départ, c’était… [silence]. Ce qui est intéressant […], c’est comment, entre l’objectif que l’on se donne et les outils dont on dispose, on invente par itération la représentation qui renvoie à l’outil, qui renvoie à la représentation21.
Cet extrait d’entretien montre que la forme à donner à la carte est préalable – ou du moins s’élabore de manière concomitante – au traitement des données SIG. La démarche d’exploration par la cartographie semble ainsi toucher autant la question du traitement et de la spatialisation des données que celle de leurs représentations, les deux aspects ayant une importance comparable. Cette démarche est d’ailleurs au centre de la pédagogie que les gérants de l’agence Brès + Mariolle mettent en place dans les ENSA22. Sur ce point la personne interviewée continue :
Ça pose des questions de représentations. Je dis souvent que le SIG, c’est la revanche du géographe par rapport à l’architecte, parce qu’il a enfin trouvé son outil pour spatialiser ses problématiques. Mais ce n’est pas tout à fait vrai, parce que rien ne vaut un SIG manipulé par un géographe et mis en forme par un architecte23.
À nouveau, l’enjeu de la forme prise par la représentation cartographique prend une importance particulière. L’architecte aurait une compétence propre pour rendre ce document agréable à lire, voire beau. La carte dont il est question dans cet entretien est d’ailleurs utilisée en couverture du rapport de manière décontextualisée, sans légende ni titre, montrant ainsi que cette image est également valorisée pour ses qualités esthétiques. Se combinent donc dans la fabrication de ce document des conventions scientifiques et des conventions issues de l’activité de projet.
À propos de la manière dont ces deux registres se rencontrent dans le cas de la recherche architecturale, Paola Vigano écrit dans l’ouvrage Les Territoires de l’urbanisme, traduit en 2012 :
Elles [les images] ouvrent tout un espace hybride entre la description et le projet ; elles accordent des regards hétérogènes et issus de multiples disciplines impliquées dans la construction d’un projet territorial, en sachant donner un point de fuite commun aux différentes perspectives tracées par ces disciplines24.
Dans cet ouvrage, rédigé alors que Paola Vigano travaille à l’AIGP, l’autrice porte une réflexion sur le statut épistémologique de l’activité de projet en urbanisme. Comme il fut noté par d’autres analyses de ce livre (Grosjean, 2012), Paola Vigano se distingue de l’activité de recherches estampillées comme scientifiques pour focaliser ses réflexions sur les formes plus hybrides de productions de connaissances, qui seraient situées, partielles, et avec une propension à guider l’action. Dans ce contexte, la capacité des connaissances produites à servir l’action serait sa valeur. Pour Paola Vigano, la production d’images, qu’elles prennent des formes graphiques, tels les diagrammes, ou mentales, telles les métaphores, joue un rôle important dans la construction de formes d’expertises, dans leur transmission et dans leur capacité à être opérantes.
Les conventions des productions de connaissances sur la ville à la lumière des collaborations
Usages du vocabulaire, entre précision et évocation
C’est à l’aune de ces collaborations, souvent inédites, que nous avons pu identifier des différences de pratiques entre les chercheurs et les architectes praticiens, alors qu’ils devaient coopérer pour produire ce qui était alors nommé un « diagnostic prospectif ». Nous avons souligné un enjeu particulier autour de l’usage du vocabulaire, les termes étant parfois choisis davantage pour leur capacité évocatrice que pour leur définition. Des personnes issues des deux mondes, celui de la recherche et celui des agences d’architecture, ont joué un rôle pour imposer aux chercheurs les manières de travailler des architectes praticiens.
Pensée visuelle et spatialisation, des conventions du monde de l’architecture
La généralisation d’une pensée visuelle chez les architectes ainsi qu’une propension à synthétiser leurs propos par des représentations graphiques de dispositifs spatiaux nous ont permis de voir que ces productions servaient davantage à démontrer que les propositions émises pouvaient avoir des effets sur l’aménagement francilien qu’à étayer un raisonnement visant la production de connaissances.
L’hybridation des conventions scientifiques et de l’activité de projet, le cas de la cartographie
Par ailleurs, nous avons également abordé des situations dans lesquelles la production d’images, et notamment de cartes, suivait des démarches explicitées comme étant rationnelles et adoptant des codes d’une démarche scientifique. Nous avons néanmoins signalé que les auteurs de ces documents attachaient une valeur importante aux qualités esthétiques de ces représentations et mobilisaient pour les produire des compétences relevant de la représentation du projet en urbanisme.
La production de connaissances en architecture et en urbanisme au service de l’action
Notre analyse contribue à montrer que les connaissances produites dans le cadre de la consultation de 2008 sur le Grand Paris ainsi qu’à l’AIGP portent une propension à servir, voire à justifier, des actions subséquentes. Cette dimension est présente dès la commande passée aux équipes par le BRAUP et s’avérera utile pour légitimer l’action de l’État en Île-de-France. Par ailleurs, nous avons souligné une injonction des pouvoirs publics à ce que les productions de l’AIGP puissent être utiles, injonction qui s’est traduite par une demande de produire des images de projets spatiaux. Nous voyons se mettre en place un processus de légitimation mutuelle entre aménagement du territoire et production de formes de connaissances. Le premier construit sa légitimité sur les résultats de la seconde, et la seconde n’est légitime que si elle peut être utile au premier.
Dans ce processus, initié par une commande de l’État cherchant à imposer son action face à celle de la Région, le besoin de mettre en scène la capacité de la puissance publique à agir est transmis aux équipes, à qui une production de connaissances est commandée. Cette analyse souligne que les arènes de production de connaissances étudiées ici sont soumises aux injonctions des décideurs politiques. Ils y imposent, par le truchement du BRAUP, l’idée que c’est à l’aune de l’utilité pour agir que serait mesurable la valeur des connaissances produites dans ces espaces, qui sont donc très hétéronomes.