De la plateforme au collectif épistémique : une enquête sur l'évolution des pratiques collaboratives dans la fabrique urbaine

From Platform to Epistemic Collective: An Inquiry into the Evolution of Collaborative Practices in Urban Design

Hee-Won Jung

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Hee-Won Jung, « De la plateforme au collectif épistémique : une enquête sur l'évolution des pratiques collaboratives dans la fabrique urbaine », Cahiers RAMAU [Online], 12 | 2024, Online since 18 December 2024, connection on 22 December 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/799

Cette recherche adopte une approche abductive et heuristique pour comprendre l’évolution de la pratique collaborative face aux multiples transitions contemporaines. La notion de plateforme, en tant qu’espace physique, numérique et symbolique d’échanges intensifs, sert de point de départ. L’article présente une typologie des « plateformes » dans la conception urbaine, soulignant leur propension à élargir la sphère de collaboration et à diffuser leur production. À travers deux études de cas, l’Atelier des places du Grand Paris et la Preuve par 7, l’article illustre des situations d’entreprise d’apprentissage social, résolvant la tension entre la volonté de diffuser une pratique de conception et le respect de la singularité du contexte. L’analyse met en lumière les changements dans l’activité de conception au prisme de la notion de collectif épistémique.

This research adopts an abductive and heuristic approach to explore the evolution of collaborative practices amidst multiple contemporary transitions. The concept of the platform—as a physical, digital, and symbolic space for intensive exchange—serves as a foundational starting point. The paper presents a typology of “platforms” in urban design, highlighting their propensity to expand the sphere of collaboration and disseminate their outputs. Through two case studies, Atelier des Places du Grand Paris and La Preuve par 7, the article illustrates instances of social learning efforts that balance the desire to disseminate design practices with respect for contextual uniqueness. The analysis sheds light on shifts in design activity through the lens of the epistemic collective.

Introduction

Au cours des vingt dernières années, la révolution numérique a provoqué un bouleversement global des métiers et des pratiques collaboratives. En réalité, la démocratisation des technologies numériques s’est faite par étapes, la première étant l’avènement des ordinateurs personnels dans les années 1990. Dès cette époque, de nombreuses recherches ont été menées sur l’impact de ces technologies sur les environnements de collaboration professionnelle. Cependant, cet article se concentre principalement sur les vingt dernières années, marquées par l’adoption massive des smartphones et l’émergence des plateformes numériques, omniprésentes dans notre quotidien. Les recherches sur ces transformations se sont principalement focalisées sur les dispositifs numériques, dont les progrès rapides ont entraîné des changements significatifs dans les pratiques qui leur sont directement associées. Au cours de la dernière décennie, en sciences humaines et sociales ainsi qu’en urbanisme, il est fréquent de voir des dossiers thématiques entièrement consacrés au développement des plateformes numériques et à leurs effets sur la collaboration1.

Cependant, ce type d’approche présente des limites méthodologiques pour cerner des changements plus profonds et transversaux à l’œuvre dans la pratique collaborative contemporaine. La révolution numérique n’est en effet plus le seul facteur de changement, mais plutôt un des facteurs intervenant simultanément avec d’autres transitions en cours (environnementale, économique, démocratique, etc.). Les dispositifs numériques se sont également multipliés et disséminés dans nos quotidiens et dans nos diverses pratiques collaboratives. Enfin, nous supposons que la révolution numérique a déjà entraîné des changements significatifs dans nos représentations sur la collaboration et sur le pouvoir d’agir.

Comment cerner l’impact de cette évolution des cadres de pensée sur les modes de collaboration ? Quels changements concrets induit-elle sur le contenu et l’organisation des pratiques collaboratives dans la fabrique urbaine ? Telles ont été les questions qui ont orienté le présent article. Plutôt que de prétendre fournir des réponses précises à ces questions légitimes mais complexes, notre démarche s’inscrit dans une perspective exploratoire visant à éclairer progressivement ces enjeux.

Pour ce faire, nous proposons une approche abductive et heuristique en nous intéressant à la notion de plateforme comme indice liminaire de notre enquête. À partir de deux appels à projets innovants parisiens revendiqués comme une plateforme, nous porterons un regard attentif sur l’évolution des usages de cette notion par les acteurs du cadre bâti au cours des quinze dernières années. En effet, bien que la dimension numérique ait tendance à monopoliser l’usage actuel du terme, la notion de plateforme possède une épaisseur sémantique porteuse de sens particulièrement palpable dans la fabrique urbaine, ayant une dimension physique, numérique et politique. Malgré cette pluralité d’usages, une constante émerge : la plateforme agit toujours comme un espace d’échanges intensifs de biens et d’informations, au service de la collaboration entre de multiples acteurs. De ce fait, la notion de plateforme peut révéler l’évolution des représentations liées aux pratiques collaboratives. Suivre l’évolution de ces représentations permettra d’identifier des changements plus concrets dans la pratique.

Dans cet article, nous aborderons d’abord l’intérêt de considérer la notion de plateforme et ses usages symboliques par les acteurs de l’urbain comme indice d’enquête permettant de cerner des tendances saillantes dans l’évolution des pratiques collaboratives. Par la suite, nous présenterons les résultats de l’enquête exploratoire portant sur trente plateformes : leur typologie et les caractéristiques transversales à tout type de plateforme observée, notamment l’aspiration à l’élargissement de la sphère de collaboration et la volonté de diffusion du résultat de cette collaboration.

Nous examinerons ensuite les effets concrets de l’expansion de la collaboration et de la volonté de diffusion des productions sur le contenu et l’organisation des collaborations à travers nos deux études de cas. Il s’agit des deux démarches portant sur la conception d’espaces communs identifiées dans notre recherche exploratoire : l’Atelier des places du Grand Paris, une initiative portée par la Société du Grand Paris et Île-de-France Mobilités visant à élaborer le référentiel d’aménagement des espaces publics autour des 68 gares du métro Grand Paris Express, et la Preuve par 7, une initiative portée par l’architecte-scénographe Patrick Bouchain et ses réseaux d’acteurs, dont l’objectif est de promouvoir des démarches expérimentales en urbanisme, notamment à travers la « permanence architecturale ». Nous analyserons ces deux cas en nous appuyant sur la perspective de l’apprentissage social, en explorant l’objet de la conception et les modes d’organisation de l’action collective dans ces démarches à travers la notion de collectif épistémique au service d’une communauté de pratique.

Notion de plateforme comme indice liminaire de l’enquête sur l’évolution des pratiques collaboratives dans la fabrique urbaine

Depuis une quinzaine d’années, on observe une dissémination sans précédent de dispositifs numériques et l’émergence d’acteurs communément appelés « plateformes ». La notion est devenue le symbole par excellence de la numérisation de la société contemporaine. Les travaux scientifiques portant sur les plateformes numériques sont tout aussi foisonnants, et ce, dans de nombreuses disciplines. Néanmoins, ils peinent à stabiliser la définition de la plateforme numérique, et rares sont les travaux qui s’intéressent à l’aspect polysémique de cette notion.

Un apport singulier sur ce point se trouve dans les travaux de Tarleton Gillespie, chercheur en sciences de l’information et de la communication. Dans son article analysant le discours des entreprises du numérique au moment de leur essor (Gillespie, 2010), il met en évidence quatre champs sémantiques – architectural, informatique, symbolique et politique – simultanément mobilisés dans le terme « plateforme ». Il insiste sur le fait que le succès du terme repose sur cette richesse sémantique dont les champs contribuent de concert à façonner le sens numérique. Il souligne également l’appauvrissement sémantique de la notion de plateforme à cause de l’adoption et des mobilisations massives du terme par les entreprises du numérique (Gillespie, 2017). En effet, la dimension numérique semble de plus en plus monopoliser le sens commun du terme de nos jours, à l’image du terme voisin « réseaux sociaux ».

Ce constat nous a conduite à poser les questions suivantes. Ce constat est-il aussi valable dans le domaine du cadre bâti ? Qu’en est-il de l’usage du terme par les acteurs de la fabrique urbaine, dont l’ancrage sémantique pluriel fait écho à des dimensions physiques et matérielles représentant un espace d’échanges intensifs ? Dans un contexte où la révolution numérique imprègne nos vies et modifie notre culture quotidienne à bien des égards, est-il pertinent de nous limiter à suivre l’évolution de la collaboration uniquement par le biais des dispositifs numériques pour en saisir les effets ?

En réponse à ces questions, nous proposons un détour par la notion d’espace social, théorisée par Henri Lefebvre. L’évolution sémantique de la notion de plateforme ainsi constatée nous invite à la considérer en tant qu’« espace social » à part entière, pris dans une forte dynamique générative (Lefebvre, 1974).

« L’espace (social) est un produit (social). […] D’autant que l’espace ainsi produit sert aussi d’instrument à la pensée comme à l’action, qu’il est, en même temps qu’un moyen de production, un moyen de contrôle, donc de domination et de puissance – mais qu’il échappe partiellement, en tant que tel, à ceux qui s’en servent. » (Lefebvre, 1974, p. 35).

Selon Lefebvre, l’évolution d’un espace social repose sur un triptyque génératif constitué de la pratique sociale de l’espace, de l’espace de représentation (au service de la conception de l’espace en question) et de la représentation de l’espace. L’évolution rapide de l’usage social de la notion de plateforme, induite par la révolution numérique depuis une quinzaine d’années, aurait donc modifié à la fois la représentation de cette notion et la manière dont les individus composent son sens dans sa mobilisation, c’est-à-dire dans l’usage intentionnel et imagé au-delà d’une fonction purement descriptive.

À cet égard, les différents sens et usages symboliques de la notion de plateforme fournissent un indice précieux pour comprendre l’évolution significative qui affecte la pratique collaborative, en grande partie accélérée par la transition numérique face aux multiples transformations de la société contemporaine. Ces usages reflètent le changement à l’œuvre dans nos représentations sur la collaboration et sur le pouvoir d’agir. Ce changement modifie en conséquence la conception des « dispositifs » de collaboration, qu’ils soient numériques ou non.

Ces usages polysémiques sont particulièrement observables dans le champ de la fabrique urbaine, comme l’illustre l’exemple suivant :

« Dans la suite de l’appel à projets innovants Réinventer Paris, la plateforme FAIRE2 va permettre de donner toute sa place à l’expérimentation dans les projets urbains et architecturaux. Nous voulons permettre à de jeunes architectes ainsi qu’à des étudiants de tester leurs solutions grandeur nature. FAIRE confortera le rôle d’avant-garde de Paris en matière d’urbanisme temporaire, tactique et innovant3. »

Dans ce propos, le terme « plateforme » fait davantage référence aux modalités d’organisation de ces appels à projets qu’aux dispositifs physiques ou numériques qui leur sont spécifiques. Qualifiée d’innovation managériale (Pérès, 2017), la modalité d’organisation inédite de Réinventer Paris4 a rapidement entraîné une diffusion fulgurante du modèle « Réinventer » en France et à l’étranger dès sa première édition5. Dès lors, les démarches revendiquées comme « plateformes » ne peuvent pas être réduites à des dispositifs physiques ou numériques. En tant que structures organisationnelles aux impacts redoutables, les modalités de collaboration revendiquées comme « plateformes » nécessitent donc une analyse approfondie.

Des « plateformes » aux entreprises d’action collective : typologie et caractéristiques communes

La première étape de notre enquête a consisté en une observation exploratoire à partir de deux appels à projets innovants parisiens, Réinventer Paris et FAIRE. Ces projets ont été sélectionnés pour la place centrale qu’ils accordent à la conception ainsi qu’à la diversité des acteurs et des ressources mobilisés. Les premières observations, réalisées entre 2018 et 2019, visaient à identifier les acteurs et les démarches utilisant la notion de plateforme, que ce soit pour désigner la démarche ou les acteurs eux-mêmes, ou parce qu’ils se réfèrent à un dispositif central présenté comme « plateforme ». À partir des cas identifiés, nous avons progressivement élargi notre champ d’investigation pour repérer des cas présentant une cohérence et une consistance croissantes.

Une trentaine de « plateformes » liées à la conception architecturale et urbaine ont ainsi été intégrées dans notre corpus6. Ces « plateformes » sont considérées en lien avec la conception lorsque celle-ci y occupe une place centrale ou lorsqu’elles induisent des changements notables sur des facteurs tels que les pratiques spatiales ou l’exploitation des ressources, qui influent sur la conception. Elles se présentent sous des formes variées, qu’il s’agisse d’acteurs (agences spécialisées dans le réemploi, la concertation ou la mise en relation client-prestataire), de dispositifs techniques (plateformes numériques d’appariement, espaces d’expérimentation, d’usinage ou d’exposition) ou de démarches se revendiquant comme « plateformes » (projets de documentation d’initiatives alternatives, appels à projets innovants, etc.). Les données ont été recueillies à partir de publications, de manifestations scientifiques, d’entretiens semi-directifs et d’observations participatives7.

Ces « plateformes » ont ensuite été analysées selon leurs conditions d’émergence et leurs composantes (contexte, enjeux, acteurs, dispositifs de collaboration, ressources). Cette analyse nous a permis de dégager leurs attributs et d’élaborer une première typologie des « plateformes » liées à la conception dans la fabrique urbaine.

Typologie des « plateformes »

L’analyse des cas exploratoires a révélé plusieurs dimensions opératoires : le cadre de collaboration, les enjeux principaux, la nature des ressources et leur exploitation. Chacune oscille entre deux polarités :

  • Cadre de collaboration : entre la conception d’un projet dans un contexte défini (ex. : conception destinée à un lieu précis) et la mise en commun des ressources pour des projets futurs sans orientation spécifique (ex. : documentation et recensement des ressources).

  • Enjeu principal : entre un positionnement sur le marché dans une logique entrepreneuriale (ex. : innovation technique liée à la construction en bois) et la gestion du bien commun (ex. : création et gestion d’un tiers‑lieu).

  • Nature des ressources : entre des ressources extensibles (mobilisables massivement sans processus complexes, comme un logement meublé vacant, une place de parking ou une compétence peu qualifiée) et des ressources non extensibles (nécessitant des processus complexes, comme un espace urbain vacant, des matériaux de réemploi ou des compétences spécifiques et qualifiées).

  • Nature de l’exploitation : entre une simple mise en commun d’informations (ex : documentation en ligne) et une exploitation plus substantielle via la coordination de l’offre et de la demande.

La dimension clé réside dans le cadre de la collaboration, à savoir si celle-ci vise la conception d’un projet spécifique ou la mise en commun et l’exploitation de certaines ressources. On distingue ainsi deux catégories principales : la Plateforme Projet et la Plateforme Ressource, chacune ayant ses propres dimensions subséquentes.

Pour les Plateformes Projets, deux types émergent en fonction des enjeux principaux de la collaboration :

  • Plateforme de conception innovante : collaboration destinée à générer des résultats de haute qualité permettant d’acquérir un avantage concurrentiel dans le secteur concerné (ex. : entreprise spécialisée dans la construction en bois avec une intégration verticale des compétences amont‑aval).

  • Plateforme de conception d’espaces communs : collaboration mise en place pour concevoir des espaces communs impliquant un grand nombre d’usagers (ex. : démarche de co-conception des espaces publics).

Les Plateformes Ressources, dont l’objectif est le partage ou l’exploitation des ressources, se divisent en trois types en fonction du type d’usage (partage ou appariement offre/demande) et de la nature des ressources (extensibles ou non extensibles) :

  • Plateforme de communication : dispositif dédié à la production et au partage d’informations sur les ressources concernées (ex. : plateforme en ligne de documentation).

  • Plateforme d’exploitation de ressources extensibles : dispositif facilitant l’appariement entre l’offre et la demande de ressources qui ne nécessitent pas de transformation complexe pour être utilisées (ex. : plateforme en ligne de location meublée touristique).

  • Plateforme d’exploitation de ressources non extensibles : dispositif reliant l’offre et la demande de ressources complexes nécessitant une expertise et un traitement spécialisés (ex. : dispositifs d’exploitation de matériaux de réemploi).

Les caractéristiques de ces types sont illustrées dans le tableau ci‑dessous.

Figure 1. Typologie des « plateformes » relatives à la conception dans la fabrique urbaine

Figure 1. Typologie des « plateformes » relatives à la conception dans la fabrique urbaine

Source : auteure

Tableau 1. Les cas représentatifs de la typologie des « plateformes »

Tableau 1. Les cas représentatifs de la typologie des « plateformes »

Ces catégories doivent être vues comme des idéaux-types. En effet, certains cas révèlent une imbrication des dimensions. Une « Plateforme Projet » peut contenir des éléments de Plateforme Ressource et inversement. Même dans une « Plateforme de conception d’espaces communs », des stratégies d’excellence peuvent se développer pour accéder à des ressources limitées. La mise en commun des informations très poussées peut aussi conduire à une exploitation plus substantielle des ressources concernées. On note également la pérennité des dispositifs spatiaux de collaboration et la diversité des dispositifs numériques impliqués.

Les caractéristiques communes

En conclusion, l’analyse des cas exploratoires a fait émerger deux aspects transversaux : d’une part, l’aspiration à l’élargissement de la sphère de collaboration en réponse à la complexité des enjeux de la conception ; d’autre part, la volonté de diffusion des résultats, que ce soit le produit ou le procédé. Ces éléments conduisent globalement à une entreprise d’action collective de nature plus ou moins substantielle.

Ce constat nous incite à explorer le lien entre ces entreprises d’action collective et la notion d’innovation. Étroitement liée à la collaboration, l’innovation, tout comme le terme « plateforme », a vu son sens se brouiller en raison de son usage fréquent. Dans l’industrie et la sociologie de l’innovation, une distinction claire est faite entre l’invention (création d’une solution nouvelle et désirée) et l’innovation (diffusion et socialisation de cette invention) (Garel, Mock, 2012 ; Alter, 2000). Bien que l’innovation ne soit pas toujours revendiquée dans les plateformes observées, celles-ci expriment la volonté de concevoir une solution et de la diffuser à grande échelle. Ce lien entre la définition conceptuelle de l’innovation et les formes de collaboration des plateformes permet d’apprécier le caractère innovant d’une démarche, tant en termes de nouveauté et de désirabilité de l’invention qu’en termes d’efficacité de sa diffusion.

Ces caractéristiques communes nous amènent également à voir les plateformes comme des démarches visant à générer des transactions (échanges formels ou informels entre plusieurs parties) créatrices de valeur à travers la production et la diffusion de nouvelles solutions. L’évolution rapide des transactions, induite par la révolution numérique, aurait inspiré et servi de moteur de changement dans l’organisation de l’action collective et de ses dispositifs visant à optimiser et à massifier ces échanges. Comme le montrent les exemples étudiés, ces dispositifs prennent des formes très variées : dans certains cas, les dispositifs numériques jouent un rôle central ; dans d’autres, ils sont beaucoup moins déterminants.

Enfin, les traits communs de l’aspiration contemporaine des pratiques collaboratives – l’élargissement de la collaboration dans la conception et la diffusion des résultats – nous permettent de mieux définir notre objet de recherche, au-delà du cadre initial centré sur la mobilisation symbolique de la notion de plateforme. À travers deux études de cas, nous examinerons les changements concrets induits dans la conception au sein de ces entreprises d’action collective.

Entreprise d’apprentissage social au profit de l’action publique

Notre recherche exploratoire s’est prolongée en une enquête approfondie sur deux cas de conception d’espaces communs. Pour la démarche Atelier des places du Grand Paris, dont la majorité des observations a eu lieu entre 2019 et 2021, j’ai assisté à une trentaine de réunions de travail, présentations et conférences, et mené une vingtaine d’entretiens semi-directifs. Le second cas, celui de la Preuve par 7, réalisé principalement entre 2021 et 2022, a consisté en une observation ethnographique de six mois, avec une participation de deux jours par semaine au sein du bureau de coordination central, accompagnée de huit entretiens semi‑directifs.

La nécessité d’élargir la collaboration dans les cas étudiés s’explique par la vocation de ces espaces à accueillir un large nombre d’utilisateurs et de parties prenantes tels que des espaces publics ou des tiers-lieux. Les deux cas se distinguent par la nature des espaces urbains concernés, les enjeux d’aménagement, ainsi que les acteurs et institutions impliqués. Cependant, ils s’inscrivent dans une volonté commune de diffuser certaines manières de concevoir l’espace architectural et urbain auprès de différents territoires, tout en respectant leur singularité et en entretenant des liens directs ou indirects avec les politiques publiques. Après avoir présenté le contexte et l’évolution de chaque démarche, nous procéderons à une analyse dans la perspective de l’entreprise d’apprentissage social.

Atelier des places du Grand Paris : la construction symbolique d’une communauté de pratique et de la légitimité de son institution coordinatrice

Le premier cas d’étude, l’Atelier des places du Grand Paris (APGP) (2017-2019), est une initiative portée par la Société du Grand Paris (SGP) et Île-de-France Mobilités (IDFM). Elle vise à élaborer un référentiel d’aménagement pour les espaces publics situés aux abords des 68 gares du métro Grand Paris Express (GPE), le plus vaste projet de transport en commun en Europe8. Contrairement à la gestion du réseau et des gares, qui relève de la responsabilité directe de la SGP, la maîtrise d’ouvrage des espaces publics entourant les gares du GPE est dévolue aux collectivités locales. Afin de garantir la cohérence et la qualité des aménagements dans ces environnements urbains très hétérogènes, l’élaboration d’un référentiel d’aménagement a été adoptée par le comité stratégique de la SGP en 2014. Ce dernier, composé d’élus locaux et de représentants institutionnels, joue un rôle clé dans le système de gouvernance de la Société du Grand Paris, en définissant les grandes orientations de développement urbain et en coordonnant les politiques liées aux infrastructures de transport et à l’aménagement du territoire du Grand Paris Express. Le référentiel est un document qui définit les orientations d’aménagement des espaces publics autour des gares du GPE sous forme de principes prescriptifs thématisés. Il constitue une mesure incitative forte, car l’application de ces principes par les acteurs locaux conditionne leur accès aux subventions des institutions centrales (SGP et IDFM). La conception de ce référentiel a été confiée à un groupement pluridisciplinaire d’experts, mandaté par l’agence parisienne d’architecture et d’urbanisme TVK.

Le groupement TVK est composé de praticiens et de chercheurs reconnus pour leur expérience dans leurs domaines respectifs9. Ayant la volonté, depuis sa création, de combiner l’approche théorique avec la pratique de conception, l’agence TVK a développé son expertise en recherche à travers des missions d’études urbaines complexes, ce qui lui a permis de se positionner parmi une poignée d’agences sur un marché de niche hautement qualifié (Duranel, 2019 ; Hubaut, 2023). L’accumulation des expériences dans ces missions d’étude urbaine lui a permis d’identifier des partenariats fructueux avec des experts, praticiens ou chercheurs, et d’acquérir une agentivité dans la construction d’équipes pluridisciplinaires à même de répondre à différents appels d’offres.

L’APGP pourrait être perçu comme une composante d’un système hiérarchique où les institutions gouvernementales délèguent la production de connaissances à un groupe restreint d’experts et assignent aux instances inférieures l’obligation de les mettre en œuvre dans le cadre des politiques publiques. Cependant, le mode de fonctionnement de l’APGP diffère à bien des égards de ce schéma classique.

D’abord, la demande initiale d’élaborer un guide d’aménagement des espaces publics du Grand Paris Express émane des élus locaux, membres du comité stratégique de la SGP. Malgré sa place centrale en tant qu’institution chargée de mettre en œuvre un vaste réseau de métro, la SGP ne se positionne pas dans un rapport hiérarchique avec les collectivités territoriales du Grand Paris (Desjardins, 2016). Or l’adhésion de ces dernières est essentielle pour mener à bien la réalisation du métro et de ses espaces publics. De ce fait, le processus d’élaboration du référentiel a été mobilisé comme un moyen de rassembler les acteurs locaux et de leur conférer une identité en tant que communauté des acteurs-techniciens des « pôles10 » qui œuvrent pour la qualité des espaces publics du Grand Paris11. Ces acteurs sont principalement des techniciens maîtres d’ouvrage impliqués dans l’aménagement des pôles gares.

Durant la période de l’APGP, plusieurs instances de rencontres et de discussions ont été organisées avec ces acteurs locaux autour des productions intermédiaires du groupement TVK. Il s’agissait de séminaires et de conférences réunissant plusieurs centaines de personnes, ainsi que de workshops et de réunions de travail sur des territoires spécifiques du Grand Paris. Bien que leur contribution directe au contenu du référentiel soit à nuancer, ces instances ont joué un rôle clé en tant que moments de validation collective et ont favorisé l’adhésion des acteurs des pôles au référentiel.

Le séminaire annuel, initié en 2017 avec le lancement de l’APGP, continue d’être organisé par la SGP même après la publication du référentiel. En tant qu’événement unique de cette envergure, réunissant chaque année plusieurs centaines de personnes, ce séminaire constitue un moment privilégié pour partager des informations et échanger sur l’état d’avancement des pôles gares, ainsi que sur les « bonnes pratiques » relatives à l’aménagement des espaces publics. En tant qu’institution centrale en pleine expansion, la SGP a pu renforcer sa légitimité et élargir ses compétences sur les questions d’aménagement urbain et de développement immobilier, dépassant ainsi sa mission initiale de réalisation du réseau de métro12.

La Preuve par 7 : formation ad hoc d’un collectif épistémique au sein d’une communauté de pratique en expansion

Le second cas, la Preuve par 7 (PP7), est une initiative portée par l’architecte-scénographe Patrick Bouchain et ses réseaux d’acteurs. Son objectif est de promouvoir le « droit à l’expérimentation » dans l’urbanisme, notamment à travers la « permanence architecturale ». Cette dernière consiste à ouvrir un lieu sous-valorisé aux habitants/usagers pour expérimenter et préfigurer son usage, permettant ainsi de se réapproprier le lieu et de définir les orientations de son aménagement futur. La PP7 cherche à dépasser le cadre de collaboration entre experts, habituellement limité au « tandem élu-technicien13 », en intégrant la participation de la société civile dans la conception du lieu. La démarche a bénéficié de subventions ad hoc des institutions centrales14. Elle s’est déroulée en deux temps : la saison 1 (2018-2020) a mis en place des permanences architecturales dans des lieux représentatifs de problématiques urbaines à différentes échelles15. La saison 2 (2021-2023) s’est davantage concentrée sur la création d’un centre de ressources en ligne, tirant des enseignements des démarches expérimentales portées par la PP7 ou d’autres acteurs.

La démarche de la PP7 n’aurait pas été possible sans son enracinement dans une communauté de pratique, développée à partir des projets de la permanence architecturale, dont Patrick Bouchain est la figure fondatrice. Situé au carrefour de l’art, de l’architecture et de la politique, et en marge de la conception architecturale traditionnelle, le réseau d’acteurs gravitant autour de Bouchain s’est constitué au fil du temps16. Dans le contexte du développement durable, les pratiques de la permanence architecturale ont gagné un intérêt croissant, à tel point qu’elles ont été reconnues au plus haut niveau institutionnel avec la nomination de Patrick Bouchain au Grand Prix d’urbanisme en 2019. L’expérimentation et le temps nécessaire pour faire émerger les usages d’un lieu, incarnés par la permanence architecturale, s’inscrivent dans une politique publique visant à dépasser les contraintes imposées par la rigidité réglementaire et normative qui affectent la conception du cadre bâti, sous l’égide de la performance environnementale17. C’est dans cette logique que la PP7 a obtenu le soutien ministériel nécessaire pour lancer son expérimentation.

Bien qu’il bénéficie du soutien du réseau d’acteurs de son fondateur, le collectif est principalement composé de nouveaux arrivants aux profils variés, qu’ils aient ou non une expérience professionnelle et des réseaux déjà établis. La première saison a démarré avec une configuration éclatée, organisée autour de duos de « permanent-référent » responsables de chaque site, le tout coordonné par un petit noyau central. L’activité principale consiste à mettre en place les permanences et à les animer en intégrant divers usages. L’activité de documentation et de transmission du collectif s’est intensifiée au cours de la saison 2 avec la mise en place d’une équipe dédiée à la création du centre de ressources, ainsi qu’avec la délégation progressive des permanences aux acteurs locaux. Une grande partie du travail de cette équipe consiste à enquêter sur les démarches déjà entreprises, afin de les présenter sur la plateforme en ligne. En plus de la mise en récit et de l’explicitation thématique des savoirs tacites déployés dans ces projets, leur présentation inclut les principaux outils juridiques et techniques mobilisés dans chaque démarche18. L’autre volet de la mission de l’équipe centrale consiste à organiser des événements autour d’échanges thématiques spécifiques, réunissant professionnels et apprentis de divers horizons.

Chaque saison a nécessité l’intégration de nouveaux membres à l’équipe, composée à la fois de professionnels confirmés et de novices en reconversion ou en début de carrière. Ces renouvellements ont impliqué une phase d’exploration et de construction de liens mutuels, afin que chacun puisse trouver sa place au sein d’un collectif réparti sur divers territoires.

Bien que l’impact attendu du répertoire en ligne, mis au service de la communauté, reste à évaluer, la démarche est avant tout capacitaire. Elle offre une première opportunité d’autonomisation aux nouveaux membres du collectif, confrontés à la complexité des sujets et des ressources associées. À travers les enquêtes menées pour alimenter le centre de ressources en ligne, le collectif agit également comme intermédiaire entre différents groupes confrontés à des problématiques similaires. Ces médiations créent des occasions d’échange et de transmission de savoir-faire entre divers secteurs professionnels autour des enjeux identifiés, tout en contribuant au développement de la communauté de pratique que le collectif promeut19.

Il est important de noter que la Preuve par 7 ne constitue pas un acteur unique et représentatif. Elle s’inscrit plutôt dans un ensemble de collectifs20 qui produisent des connaissances à partir de leurs expériences propres ou en rassemblant des cas et des acteurs partageant une vision commune autour de la promotion d’une culture architecturale et urbaine respectueuse de l’environnement et du patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel. Bien que ces collectifs ne forment pas une communauté de pratique homogène, ils fonctionnent comme une « caisse de résonance » soutenant cette culture partagée. La légitimité de chaque collectif repose sur sa contribution effective à cette dynamique collective. Chacun cherche ainsi à se distinguer tout en complétant les actions de ses pairs. La PP7 s’attache également à établir des partenariats avec des acteurs du monde académique, désireux de renouveler leur apport épistémique et pédagogique en collaborant avec ces collectifs21. Ces partenariats reposent sur la convergence des centres d’intérêt, permettant à chaque partie de contribuer à des canaux de transmission et d’échange bénéfiques à la création et à la diffusion des connaissances, renforçant ainsi leur positionnement au sein de leurs communautés respectives.

Collectif épistémique et communauté de pratique au service d’une dynamique générative d’apprentissage social

Ces deux démarches partagent des points communs en plaçant la question de la conception spatiale au cœur de leurs actions et en cherchant à appliquer et à diffuser une approche spécifique, valorisée en lien avec les politiques publiques, sur différents territoires. Cette volonté incorpore une force normative qui entre en tension avec l’une des valeurs primordiales de la fabrique urbaine, à savoir le respect du contexte et de la singularité des lieux, également revendiquée par ces deux démarches. En conséquence, ces ambitions induisent un changement significatif dans la nature des activités des concepteurs impliqués.

La principale évolution constatée concerne le glissement de l’objet même de la conception vers l’amont dans le processus de la fabrique urbaine. Dans les deux cas, il ne s’agit plus de conception spatiale, mais plutôt de la construction d’un corpus de connaissances constitué de principes de conception et d’exemples qui les incarnent. La production consiste en l’explicitation des connaissances tacites sous forme de « principes », la mise en place d’un système de catégories permettant une exploration thématique du corpus documentaire, la définition d’une série de vocabulaires de base, les illustrations en récit et en image, etc. Cet ensemble de connaissances est mis au service de la construction d’une « culture commune », élément rhétorique mis en avant dans les deux cas étudiés, permettant une mobilisation adaptée au contexte de chaque territoire. Les concepteurs engagés dans chacune des deux démarches sont également impliqués dans l’élaboration des « dispositifs de fabrication de communauté » (Meyer, Molyneux-Hodgson, 2011), permettant à la fois de coproduire et de diffuser ce corpus de connaissances. En somme, ils s’engagent dans un processus d’apprentissage social.

Ce constat nous a conduite à approfondir notre exploration sur les travaux relatifs à l’apprentissage social, afin d’en dégager deux notions particulièrement éclairantes pour nos cas : les notions de communauté épistémique et de communauté de pratique (Wenger, 1998 ; Cohendet et al., 2003 ; Meyer, Molyneux-Hodgson, 2011). Une communauté épistémique se définit comme un groupe de personnes partageant un objectif cognitif commun de création de connaissances et une structure commune permettant une compréhension partagée de la connaissance. Une communauté de pratique, quant à elle, rassemble des personnes engagées dans la même pratique, communiquant régulièrement entre elles au sujet de leurs activités. S’identifiant aux objectifs partagés, les membres d’une communauté de pratique cherchent essentiellement à développer leurs compétences dans la pratique considérée et mettent en place des répertoires de ressources, échangeant des connaissances essentiellement tacites.

Ces deux types de communautés se distinguent par leur caractère autonome vis-à-vis de la communauté hiérarchique dans une entreprise classique ou une administration. Dans celles-ci, la production et la circulation des connaissances reposaient auparavant essentiellement sur une relation hiérarchique entre les équipes pluridisciplinaires et les groupes fonctionnels. Cependant, l’avènement de l’économie de la connaissance et la transition numérique impliquent une profonde remise en question de la manière d’acquérir, de produire et de transformer des connaissances (Cohendet et al., 2003). Dans ce contexte, les interactions entre des communautés autonomes sont appelées à s’intensifier, remplaçant les échanges au sein des communautés hiérarchisées. En effet, au moment de sa théorisation (Haas, 1992), la communauté épistémique désignait essentiellement un groupe d’experts impliqués dans l’élaboration de l’action publique pour des institutions. Cependant, les travaux ultérieurs mettent en évidence la relation étroite entre une communauté épistémique et une communauté de pratique, contribuant à la construction de l’agentivité et de la légitimité de la première.

Les deux cas d’étude présentent des traits en résonance avec cette hypothèse. Ils exposent également leurs spécificités susceptibles de renouveler l’approche au prisme de la communauté épistémique. Ils mettent en lumière la pertinence du collectif22 épistémique comme échelle opératoire et empiriquement accessible, par rapport à celle d’une communauté. Ils permettent ainsi de mieux comprendre les relations entre un collectif épistémique, une communauté épistémique et une communauté de pratique, en particulier dans la construction de leurs trajectoires, la nature des connaissances produites et le processus de définition de leur apport épistémique.

Quel rôle jouent alors les dispositifs numériques dans les cas que nous avons observés ? Les divers outils numériques utilisés pour acquérir, échanger et construire des connaissances (drive partagé, messagerie collective, visioconférence, etc.) s’avèrent indispensables pour rendre ces processus plus horizontaux et décloisonnés. Largement généralisé et intégré dans l’environnement collaboratif contemporain, aucun de ces outils ne peut toutefois être considéré comme central ou déterminant. Ce qui s’avère réellement décisif, c’est la volonté des acteurs de mobiliser ces outils pour se construire en tant que contributeurs actifs, œuvrant au développement de leur communauté de pratique.

Conclusion

Cette recherche, initiée avec le terme « plateforme » comme principal indice, a pris la forme d’une démarche heuristique caractérisée par la définition progressive de son objet au fil de son déroulement. Cette trajectoire présente à nos yeux deux apports. D’une part, en élargissant notre perspective au-delà des catégories de recherche déjà établies (telles la plateforme numérique ou la participation, par exemple, où les modalités de collaboration occupent également une place centrale dans l’analyse), nous avons pu mettre en évidence la pluralité des pratiques collaboratives qui expriment une aspiration contemporaine commune : l’élargissement de la sphère de collaboration et la diffusion de ses résultats. Cette aspiration engendre un changement dans le mode d’organisation de l’action collective, un changement auquel la révolution numérique a certainement contribué. Cependant, une recherche axée sur les dispositifs numériques ou s’appuyant sur des objets de recherche déjà stabilisés en tant que catégories n’aurait sans doute pas permis d’éclairer pleinement la nature transversale de cette aspiration et la diversité des pratiques qui y sont associées. Le deuxième apport consiste à identifier et à problématiser la tension entre la volonté de diffuser les résultats de la collaboration et le respect du contexte et de la singularité des lieux, qui se présente comme l’une des valeurs primordiales dans la fabrique urbaine. Cette problématisation a permis de mettre en lumière l’entreprise d’apprentissage social en action, visant à surmonter cette tension. Les deux cas étudiés illustrent différentes modalités d’organisation et de relation entre un collectif épistémique et une communauté de pratique, tous deux impliqués dans ce processus d’apprentissage social inscrit dans une politique publique. Les contributions du collectif sont tout aussi complexes, allant de la construction symbolique d’une communauté de pratique à l’élargissement et à la consolidation du réseau d’acteurs au service de sa communauté de pratique d’origine, jusqu’à la construction de la légitimité du collectif épistémique lui-même ou de ses institutions commanditaires. Cependant, ces collectifs épistémiques ont une temporalité limitée en raison de leur dépendance au financement institutionnel. Par conséquent, l’évaluation de leur rôle effectif dans la mise en œuvre de l’action publique nécessite un certain recul temporel. L’examen du rapport entre un collectif épistémique et une communauté de pratique semble particulièrement fécond dans le domaine du cadre bâti, où pratique et savoir sont étroitement imbriqués.

Il nous paraît opportun de proposer d’autres pistes d’approfondissement et de mise en perspective de cet article. Le premier chantier consisterait à revisiter les plateformes identifiées dans notre enquête exploratoire à la lumière de ces notions, en questionnant la présence ou l’émergence d’un collectif épistémique, la nature des connaissances produites, leur contribution à la communauté de pratique, ainsi que la légitimité de ce collectif épistémique. Le deuxième chantier porte sur les aspects cognitifs de l’apprentissage révélés par la manière dont les acteurs structurent leurs productions dans les deux cas étudiés. Les concepts analogiques y jouent un rôle clé dans la structuration des connaissances et l’organisation de l’enquête dédiée à leur production, ce qui peut être interprété comme une stratégie de théorisation sociale et incarnée au service de la pratique. L’usage délibéré et réfléchi de l’analogie, visant à établir une résonance fertile entre structure abstraite et illustrations concrètes, semble ouvrir une piste prometteuse pour explorer la dynamique générative de l’apprentissage, un sujet aujourd’hui largement dominé, voire occulté, par l’IA générative.

1 Voir notamment les numéros 212 et 213 de la revue Réseaux en 2018 et 2019, consacrés aux plateformes numériques, le numéro 218, intitulé « Ville

2 FAIRE est une démarche d’incubateur de projets innovants portée par le Pavillon de l’Arsenal, institution de communication et de diffusion de la

3 Propos de Jean-Louis Missika, ancien adjoint à la maire de Paris, chargé de l’urbanisme, de l’architecture, du projet du Grand Paris, du

4 Il s’agit d’une consultation urbaine et architecturale multi-sites organisée dans le cadre d’une transaction immobilière impliquant vingt-trois

5 L’inventaire des Réinventer, l’ouvrage publié en 2018 par Linkcity et Catherine Sabbah aux éditions City Linked, fait état des huit appels à projets

6 Ce corpus a fonctionné comme un dispositif réflexif d’observation, régulièrement renouvelé grâce à une veille continue.

7 Sur les trente cas, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec au moins un protagoniste dans onze cas. Pour quatre d’entre eux, des

8 Le projet du Grand Paris Express prévoit la construction de 200 kilomètres de lignes de métro, une longueur équivalente à celle du réseau actuel de

9 Le groupement intègre les expertises suivantes : conception urbaine et paysagère, mobilité, éclairage urbain, écologie, histoire, géographie

10 Le terme « pôle », avec sa connotation techniciste, était perçu par les concepteurs du référentiel comme un héritage culturel à dépasser. Un

11 Pendant un an et demi, entre la décision d’élaborer le référentiel et le lancement de l’appel d’offres, plusieurs stratégies ont été explorées. Un

12 Selon le rapport du Sénat du 14 octobre 2020, la SGP a connu une croissance importante entre 2019 et 2021, passant de 236 à 750 employés. Cette

13 Propos extrait du document de présentation de la démarche.

14 Elle a reçu le soutien du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, du ministère de la Culture et de la Fondation de

15 Neuf permanences ont été créées, représentant sept échelles territoriales en France : le village, le bourg, la ville, la commune de banlieue, la

16 Environ trente « permanences architecturales » ont été mises en place depuis 2009, à l’initiative soit de Patrick Bouchain lui-même, soit de

17 Ce consensus s’est traduit par une série de législations depuis 2016, dont la loi LCAP (2016), la loi ELAN (2018) et la loi ESSOC (2018). Patrick

18 Notamment des dispositifs contractuels comme des conventions ou des appels d’offres, et des outils techniques tels que des études de faisabilité et

19 Par exemple, cela peut concerner la création d’une permanence architecturale dans un patrimoine inscrit au titre des monuments historiques, où même

20 À titre d’exemple, on peut citer les collectifs Frugalité heureuse & créative, Topophile ou Polau, qui disposent également de centres de res

21 Elle a notamment noué des collaborations avec deux chaires issues de différents établissements d’enseignement supérieur : la chaire Eff&t (Écol

22 Étant donné un nombre de personnes relativement limité et une sphère d’influence locale, le terme « collectif » nous a semblé plus approprié pour

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1 Voir notamment les numéros 212 et 213 de la revue Réseaux en 2018 et 2019, consacrés aux plateformes numériques, le numéro 218, intitulé « Ville intelligente et administration municipale », en 2019, ainsi que le numéro 3-2018 des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, intitulé « Numérisation des espaces ».

2 FAIRE est une démarche d’incubateur de projets innovants portée par le Pavillon de l’Arsenal, institution de communication et de diffusion de la culture architecturale de la Ville de Paris. Il s’organise autour d’un appel à projets annuel dont la première session a été lancée en 2017.

3 Propos de Jean-Louis Missika, ancien adjoint à la maire de Paris, chargé de l’urbanisme, de l’architecture, du projet du Grand Paris, du développement économique et de l’attractivité (2014-2020) (source : dossier de communication de FAIRE, 2017).

4 Il s’agit d’une consultation urbaine et architecturale multi-sites organisée dans le cadre d’une transaction immobilière impliquant vingt-trois terrains municipaux. Le porteur de projet, regroupant le promoteur, les concepteurs et les futurs occupants, devait soumettre un projet comprenant le programme et le prix de vente à la Ville de Paris, pour sélection au regard de sa qualité « innovante ».

5 L’inventaire des Réinventer, l’ouvrage publié en 2018 par Linkcity et Catherine Sabbah aux éditions City Linked, fait état des huit appels à projets innovants lancés, portant sur 242 sites en France et à l’étranger depuis 2014.

6 Ce corpus a fonctionné comme un dispositif réflexif d’observation, régulièrement renouvelé grâce à une veille continue.

7 Sur les trente cas, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec au moins un protagoniste dans onze cas. Pour quatre d’entre eux, des observations participatives ont aussi été menées, soit en tant que bénévole, soit en tant que chercheuse en immersion. Les détails méthodologiques des deux études de cas approfondies seront abordés ultérieurement.

8 Le projet du Grand Paris Express prévoit la construction de 200 kilomètres de lignes de métro, une longueur équivalente à celle du réseau actuel de l’Île-de-France, avec la mise en service des 68 gares entre 2024 et 2030.

9 Le groupement intègre les expertises suivantes : conception urbaine et paysagère, mobilité, éclairage urbain, écologie, histoire, géographie, sociologie urbaine, occupation transitoire et concertation.

10 Le terme « pôle », avec sa connotation techniciste, était perçu par les concepteurs du référentiel comme un héritage culturel à dépasser. Un travail de redéfinition des termes a donc été entrepris et intégré dans le référentiel afin de transformer cette culture professionnelle. Toutefois, ce terme, profondément ancré dans les pratiques quotidiennes de ces acteurs, et en l’absence d’une alternative claire, a continué à être utilisé pour les désigner.

11 Pendant un an et demi, entre la décision d’élaborer le référentiel et le lancement de l’appel d’offres, plusieurs stratégies ont été explorées. Un recueil a d’abord été publié sous la direction de Bernard Landau, ancien architecte-voyer de la Ville de Paris, avec la participation d’experts. La réflexion s’est ensuite poursuivie par la préfiguration d’un programme de formation pour les techniciens territoriaux. Finalement, l’approche retenue a consisté à impliquer les acteurs locaux dans l’élaboration du référentiel, transformant ainsi ce dispositif en un espace de concertation.

12 Selon le rapport du Sénat du 14 octobre 2020, la SGP a connu une croissance importante entre 2019 et 2021, passant de 236 à 750 employés. Cette réorganisation interne, effectuée en 2019, a permis la création de la Direction des gares et de la ville, qui compte environ 90 collaborateurs. En 2022, la SGP s’est également dotée d’une filiale immobilière pour valoriser les fonciers situés autour des gares du Grand Paris Express. La Direction des gares et de la ville est chargée de coordonner les projets de métro et les aménagements urbains. Depuis 2022, elle est dirigée par le fondateur de l’Unité des espaces publics et de l’intermodalité, qui a également piloté la définition et la mise en œuvre de la mission de l’APGP.

13 Propos extrait du document de présentation de la démarche.

14 Elle a reçu le soutien du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, du ministère de la Culture et de la Fondation de France pendant six années, réparties en deux saisons.

15 Neuf permanences ont été créées, représentant sept échelles territoriales en France : le village, le bourg, la ville, la commune de banlieue, la métropole régionale, le bâtiment public désaffecté et le territoire d’outre‑mer.

16 Environ trente « permanences architecturales » ont été mises en place depuis 2009, à l’initiative soit de Patrick Bouchain lui-même, soit de membres de son réseau, notamment formés à l’agence Construire (Guillemot, 2022).

17 Ce consensus s’est traduit par une série de législations depuis 2016, dont la loi LCAP (2016), la loi ELAN (2018) et la loi ESSOC (2018). Patrick Bouchain a lui-même contribué à la promulgation de l’article 88 de la loi LCAP, connu sous le nom de « permis de faire », qui vise à évaluer et à réglementer les expérimentations urbaines et architecturales sur la base de leurs résultats plutôt que par des normes standardisées. Toutefois, l’esprit initial de la loi a perdu en souplesse au fil de son développement législatif.

18 Notamment des dispositifs contractuels comme des conventions ou des appels d’offres, et des outils techniques tels que des études de faisabilité et des modèles de fiches techniques, facilitant à la fois les transactions relatives à la commande et la collaboration partenariale pour la conception du lieu.

19 Par exemple, cela peut concerner la création d’une permanence architecturale dans un patrimoine inscrit au titre des monuments historiques, où même les aménagements temporaires nécessitent l’établissement d’un cadre de confiance avec les acteurs institutionnels afin d’assouplir des contraintes souvent très rigides.

20 À titre d’exemple, on peut citer les collectifs Frugalité heureuse & créative, Topophile ou Polau, qui disposent également de centres de ressources en ligne respectifs et organisent régulièrement des événements auxquels la PP7 participe, et vice versa.

21 Elle a notamment noué des collaborations avec deux chaires issues de différents établissements d’enseignement supérieur : la chaire Eff&t (École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette) et la chaire de philosophie à l’hôpital (Conservatoire national des arts et métiers).

22 Étant donné un nombre de personnes relativement limité et une sphère d’influence locale, le terme « collectif » nous a semblé plus approprié pour décrire les situations étudiées.

Figure 1. Typologie des « plateformes » relatives à la conception dans la fabrique urbaine

Figure 1. Typologie des « plateformes » relatives à la conception dans la fabrique urbaine

Source : auteure

Tableau 1. Les cas représentatifs de la typologie des « plateformes »

Tableau 1. Les cas représentatifs de la typologie des « plateformes »

Hee-Won Jung

Hee-Won Jung est architecte-urbaniste et doctorante à l’ENSA Paris-La Villette, rattachée à l’école doctorale Abbé-Grégoire du Cnam. Après dix ans d’expérience professionnelle au sein de l’agence française TVK, où elle a travaillé sur des projets à la fois prospectifs et opérationnels en architecture et en urbanisme, elle s’est engagée dans une recherche doctorale sous la direction de Jodelle Zetlaoui-Léger et de Marie-Christine Bureau, financée par le ministère de la Culture et la Caisse des dépôts. Ses recherches portent sur l’évolution des pratiques collaboratives, accélérée par la révolution numérique, avec un intérêt particulier pour les situations d’apprentissage social et le rôle des concepteurs-praticiens comme producteurs de connaissance.