L’École d’urbanisme de Paris (EUP) est le lieu d’une réflexion, depuis septembre 2014, pour la mise en œuvre d’une « approche par compétences » (APC dans la suite) dans les formations initiales qu’elle propose en première et deuxième année de master « Urbanisme et aménagement ». Cette démarche, toujours en cours, a été soutenue par les institutions universitaires locales via un accompagnement réalisé et financé dans le cadre d’un projet IDEA1. Initiée par sa direction, cette réflexion concorde avec la création de l’EUP, née de la réunion de l’Institut d’urbanisme de Paris (université Paris-Est – Créteil) et de l’Institut français d’urbanisme (université Paris-Est – Marne-la-Vallée). La création d’une nouvelle offre de formation initiale, à partir des formations existantes dans les deux instituts, et les premières années de sa mise en œuvre ont suscité de nombreux échanges au sein de l’équipe pédagogique à propos d’une vision commune des finalités de la formation et des nouveaux enseignements à mettre en œuvre. S’inscrivant dans une dynamique de création d’une nouvelle institution, cette « démarche compétences » devait contribuer à (re)construire, à partir des pratiques et représentations propres aux enseignants-chercheurs des deux institutions, les attendus et, par là-même, les contenus d’une formation à l’urbanisme.
Nous ne souhaitons pas revenir ici sur l’origine historique ni sur les fondements des APC dans l’enseignement, ni même sur les débats parfois tendus entre leurs défenseurs et leurs détracteurs (voir par exemple à ce sujet Boutin, 2004 ; Tardif, 2003 ; Chauvigné et Coulet, 2010). Leur développement dans l’enseignement supérieur, en particulier en France, concorde avec les orientations politiques actuelles de l’enseignement supérieur, concevant l’université comme un moteur économique et social des pays. C’est sur un plan didactique et pédagogique que l’EUP a repris à son compte deux axes de réflexion amenés par les APC, et qui vont nous intéresser dans cet article. Le premier axe concerne les finalités professionnalisantes de la formation : quels urbanistes souhaite-t-on former à l’EUP ? Cet axe conduit à questionner les contenus enseignés et le rapport qu’ils entretiennent avec les milieux et les pratiques professionnelles actuelles et leurs évolutions. Le deuxième axe de réflexion suggéré par les APC concerne la question de l’appropriation des savoirs enseignés et des apprentissages réalisés : dans quelles mesures les formations donnent-elles aux étudiants des capacités d’agir ? Il conduit à questionner l’organisation et la visibilité de l’ensemble de la formation, les situations et les activités de formation elles-mêmes, et donc les pédagogies mises en œuvre et les rôles qu’y jouent enseignants, étudiants et autres acteurs.
Dans un premier temps la construction d’un référentiel, fondée sur la mobilisation d’un petit groupe d’enseignants-chercheurs motivés, a servi de médiation et a conduit à fixer, pour un temps donné, les finalités de formation. Dans un deuxième temps, des changements de nature didactique et pédagogique ont été expérimentés par deux des enseignants-chercheurs qui avaient participé à son élaboration, dans le cadre de deux ateliers de seconde année de master2. Le référentiel a alors été utilisé comme outil pédagogique, dans l’objectif de mieux accompagner les étudiants dans leur appropriation des enjeux de la formation offerte via l’atelier et de les aider à prendre un certain recul par rapport à leurs travaux en se projetant comme professionnels, dans l’esprit de valoriser leur acquisition de compétences. Enfin, dans un troisième temps, les changements ont été généralisés aux ateliers réalisés en première année de master, encadrés par des enseignants qui n’avaient pas participé aux deux premières étapes.
Cet article se propose de revenir sur les trois temps de cette expérience et d’en analyser les apports, tant pour l’équipe pédagogique que pour les étudiants. Par ailleurs, il nous a semblé important de revenir également sur les effets de la mise en place d’un cadre fondé sur le dialogue entre étudiants et enseignants. En conclusion, nous aborderons les difficultés et les limites rencontrées ainsi que les perspectives à venir.
Construire collectivement le sens de la formation par le biais du référentiel de compétences
La première étape de l’expérimentation consista à définir le référentiel de compétences. Un petit groupe d’enseignants-chercheurs s’est organisé, pendant une année (2014-2015), pour définir les différentes compétences de la formation EUP. Ils ont bénéficié dans cette première phase d’un appui méthodologique réalisé par Jacques Tardif3 pour les familiariser avec la notion de compétence et leur permettre de s’approprier les intérêts de l’outil « référentiel ». La notion de compétence est définie par Jacques Tardif comme « un savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations » (Tardif, 2006, p. 22). Plusieurs séances de travail ont été nécessaires pour comprendre les sens de cette définition obscure et la traduire en familles de savoir-agir (qui vont de la problématisation de l’espace à la restitution des connaissances en passant par l’éthique professionnelle) mobilisables dans les différentes postures ou positions professionnelles des urbanistes, et qui se déploient au cours des carrières et trajectoires de vie.
Cette maturation pendant une année a été cruciale à plusieurs titres. Elle a débuté conjointement à la création de l’EUP. Le groupe de travail s’est constitué autour d’une petite dizaine d’enseignants-chercheurs issus des deux anciens instituts d’urbanisme (IFU/IUP) qui, pour certains, ne se connaissaient pas ou n’avaient jamais travaillé ensemble. L’explicitation des termes, tels que chacun d’entre eux les comprenait pour qualifier les compétences des urbanistes de l’EUP, fut un puissant outil d’interconnaissance des approches et du partage d’une vision de l’urbanisme. Et ce à deux niveaux : par le partage des cultures des instituts et par le partage des visions disciplinaires de ce que doit être l’urbanisme. En effet, pour rappel, la formation en urbanisme implique, en France, différentes disciplines contributives (géographie, sociologie, anthropologie, droit, architecture, etc.), qui ont des épistémologies et des rapports aux pratiques de l’urbain différentes et complémentaires. Par les nombreuses discussions générées autour du sens des termes utilisés, la définition du référentiel a permis aux enseignants-chercheurs de s’accorder sur un socle commun posant la base de la formation en urbanisme à l’EUP.
En outre, ce processus a amené à caractériser ensemble les métiers de l’urbanisme auxquels forme l’École. Le champ de l’urbanisme est large et l’identification de ses métiers est complexe. Contrairement à certains corps de métiers reconnus par des titres (architectes, paysagistes), l’identification et la reconnaissance des compétences est l’objet de débats récurrents (Biau, 2009)4. Définir, au sein du groupe de travail, les débouchés principaux de la formation à l’EUP est devenu un enjeu d’appropriation collective de la diversité des métiers de l’urbanisme et de la reconnaissance des limites de leurs champs de compétences. Réfléchir en termes de « situations professionnelles » et non en termes de métier a facilité l’intercompréhension et l’identification de savoir-agir transverses ou qui peuvent être déclinés selon les spécialisations ou les postures professionnelles. Ainsi, les parties prenantes du dispositif se sont accordées sur le fait que l’on apprenait aux étudiants à « concevoir une action sur l’espace », cette action pouvant être du registre de la conception ou de la planification. Cela, en miroir, a aidé à énoncer ce à quoi l’on ne formait pas, comme par exemple les dimensionnements techniques de réseaux urbains, et ainsi à positionner les formations d’urbaniste de l’EUP. Cette identification des situations professionnelles a permis d’ajuster et expliciter la définition des compétences.
Enfin, une fois le référentiel de compétences élaboré, restait la question de l’appropriation collective de cet outil dans le corps professoral et étudiant. L’objectif de cette démarche d’appropriation, tant par les étudiants que par les enseignants, était d’amener l’étudiant à pouvoir s’autoévaluer aux prismes de ses expériences personnelles et de sa formation à l’EUP, ce qui a conduit à définir le cadre pédagogique le plus opportun le lui permettant. Le choix a été fait de conduire ce travail en atelier, dans un premier temps, en vue d’une généralisation sur l’ensemble de la formation M1 et M2. « L’atelier de diagnostic territorial et urbain » en M1 et « l’atelier de mise en situation professionnelle » en M2 sont la pierre angulaire de la formation à l’EUP. Ces travaux de groupe (entre 10 et 20 étudiants), encadrés par un ou deux enseignants, sont réalisés dans une dynamique de projet, sur plusieurs mois, à partir d’une demande d’un partenaire opérationnel qui propose une commande à l’équipe pédagogique. Il s’agit en M1 de réaliser un diagnostic territorial et en M2 d’aller jusqu’à l’élaboration de propositions ou de projets en réponse à la demande du partenaire. La volonté d’introduire dans les ateliers un espace de réflexion et de dialogue sur les apprentissages réalisés, en s’appuyant sur le référentiel de compétences, a conduit à expliciter, entre les enseignants-chercheurs, la démarche « atelier ». Elle a révélé l’ampleur de la diversité des pratiques et des outils mobilisés, mais également les intangibles de ce cadre pédagogique qui pouvait être considéré comme une boîte noire. Ce dialogue a contribué à renforcer la place et les objectifs de l’atelier dans le dispositif pédagogique de l’EUP.
Encadré 1 : Présentation du référentiel de compétences, master Urbanisme et aménagement de l’EUP (version du 20 juillet 2017)
Le référentiel de compétences étant toujours en expérimentation, les intitulés de ces dernières sont susceptibles d’évoluer. Le référentiel se compose de 5 grands types de compétences auxquelles sont associés d’une part des perspectives qui donnent sens à la compétence et d’autre part des principes à respecter dans le cadre des processus d’apprentissage.
– Compétence 1 : Problématiser afin d’agir sur l’espace
Dans la perspective de créer de la valeur collective (d’usage, sociale, économique, environnementale).
Principe : en adoptant une approche contextualisée, hiérarchisée, critique, multidimensionnelle, et multiscalaire.
– Compétence 2 : Produire des connaissances sur les territoires et les rendre appropriables
Dans la perspective de contribuer à la compréhension collective des territoires et de leur évolution, à la décision et à l’évaluation des actions menées.
Principes : en procédant avec rigueur scientifique (sur le plan des notions, des sources, des méthodes…) ; en adaptant leur forme et contenu aux différents interlocuteurs.
– Compétence 3 : Coopérer et interagir dans des systèmes d’acteurs complexes
Dans la perspective de composer, argumenter, travailler en complémentarité, animer dans un système d’acteurs complexe.
Principes : en considérant les logiques d’action de chaque partie prenante ; en participant d’une action collective et/ou en stimulant une action collective.
– Compétence 4 : Concevoir des propositions pour un espace
Dans la perspective de répondre pertinemment à une problématique de territoire.
Principes : en considérant le territoire et en projetant un futur collectivement souhaitable ; en tenant compte/en construisant leur faisabilité économique, juridique, sociopolitique, sociotechnique, environnementale ; en tenant compte d’un contexte incertain et/ou en mutation.
– Compétence 5 : Développer une activité professionnelle responsable et pérenne
Dans la perspective d’assurer son intégrité professionnelle dans le temps.
Principes : en adoptant une démarche réflexive et critique ; en étant attentif à l’évolution du contexte d’exercice du métier d’urbaniste et en mobilisant les ressources pour s’y adapter (journée professionnelle, presse, réseau formation...) ; en assumant les responsabilités sociétales de l’urbaniste sur le plan légal, éthique et moral.
Le référentiel produit dans le cadre de cette démarche est présenté dans l’encadré 1. Celui-ci est évolutif et a d’ailleurs été revisité récemment dans le cadre de la démarche mise en place de constitution d’un « portfolio » de compétences5.
Si la définition du référentiel de compétences de l’EUP a été complexe, elle a conduit l’équipe pédagogique impliquée à construire une réflexion collective sur les compétences enseignées dans l’École. Tout l’enjeu réside maintenant dans l’appropriation de cette réflexion et de l’outil référentiel en dehors de ce groupe de travail.
L’appropriation de la démarche par les étudiants : les ambiguïtés d’une exhortation à la réflexivité
L’expérimentation de la mise en œuvre du référentiel auprès des étudiants introduit de manière formelle une démarche réflexive dans les ateliers. L’intention est de favoriser l’engagement des étudiants dans leur formation par une réflexion sur leurs expériences, sur les compétences qu’ils y ont développées, et sur leur projet de formation et leur projet professionnel. Elle est aussi de rendre plus explicites, entre enseignants et étudiants, les liaisons entre l’atelier, les autres enseignements et les objectifs globaux de la formation à l’EUP. Les ateliers, où une approche expérientielle est privilégiée, ont semblé un lieu pertinent pour amorcer ce type de démarche. Concrètement, cela a conduit à introduire de nouvelles activités pédagogiques dans l’atelier, présentées dans l’encadré 2 page suivante.
De manière globale, on peut dire que les étudiants n’ont pas opposé de résistance à entrer dans ces activités réflexives, ce que pouvaient craindre certains enseignants. Elles sont présentées comme faisant partie de l’atelier et cela n’est pas discuté par les étudiants, qui vivent l’atelier d’urbanisme comme un tout, nouveau pour la plupart d’entre eux. En revanche, telles qu’elles ont été organisées, dans un temps court, et parfois (en milieu d’atelier) en concurrence avec les travaux d’atelier proprement dits, elles ont été ressenties par certains étudiants comme secondaires. De ce fait, certains étudiants s’y sont peu investis.
Les termes du référentiel sont-ils compréhensibles pour les étudiants ? Ils ont fait l’objet de débats successifs entre enseignants-chercheurs et résultent de compromis qui présentent le risque d’une abstraction obscure. Notre retour d’expérience permet de répondre que, globalement, les étudiants se sont approprié le référentiel, de ce point de vue. L’introduction au référentiel en début d’atelier (étape 1, voir encadré 2) a effectivement permis de faire des correspondances entre les catégories d’activités de l’urbaniste recensées par les étudiants a priori et les compétences dans les termes du référentiel. Les échanges entre étudiants et avec les enseignants, lors de cette introduction et lors des entretiens, ont pu s’appuyer sur le référentiel pour caractériser tel aspect du métier, telle activité d’atelier et telle connaissance ou aptitude mobilisée ou acquise, même si les termes du référentiel n’ont pas toujours été repris tels quels par les étudiants. La pertinence avec laquelle ils ont renseigné le livret de compétences est aussi un signe de cette appropriation.
Encadré 2 : Nouvelles activités pédagogiques introduites en atelier
1. Introduction au référentiel de compétences de l’EUP (en début d’atelier, septembre). Chaque étudiant est invité à écrire, sur cinq post-it, ses représentations individuelles des activités de l’urbaniste. Leur mise en commun permet l’élaboration collective de catégories à travers lesquelles est expliqué le référentiel de compétences de l’EUP. Dit autrement, l’introduction du référentiel passe auprès des étudiants par la réitération de l’expérience vécue par les enseignants qui l’ont conçu : partir des représentations de chacun pour construire une vision collective et partagée des compétences de l’urbaniste.
2. Positionnement initial (en début d’atelier, septembre). Un « livret de compétences » est distribué aux étudiants à l’issue de cette première étape. Pour chacune des compétences du référentiel et ses différentes dimensions, l’étudiant est invité à répondre par écrit aux questions : « Où est-ce que j’en suis ? Quelles sont mes expériences passées en rapport avec ces compétences ? Qu’est-ce que je dois apprendre par l’atelier ? » Il s’agit pour l’étudiant et l’enseignant de faire le point sur l’état initial des compétences et des attentes des étudiants quant à l’exercice pédagogique de l’atelier.
3. Bilan à mi-parcours (milieu de l’atelier, décembre). Lors d’un entretien individuel avec les enseignants, les étudiants expliquent leurs apprentissages, en identifiant deux compétences pour lesquelles ils ont le sentiment d’avoir progressé et celles sur lesquelles ils n’ont pas évolué. L’enseignant exprime son avis en réaction.
4. Bilan final (fin de l’atelier, février). Au cours d’un second entretien individuel, les étudiants font un bilan de l’exercice grâce au livret de compétences, en répondant aux questions : « Où est-ce que j’en suis ? Sur quels points ai-je progressé ? Comment vais-je remobiliser mes compétences au regard d’une future expérience ? »
Faisons tout de même deux remarques qui nuancent ce premier constat et permettent de reconsidérer la question. Premièrement, nous avons noté qu’une compétence est très peu présente dans les représentations a priori des étudiants (exprimées en étape 1). Il s’agit de « Développer une activité professionnelle responsable et pérenne », qui consiste à se positionner dans les milieux professionnels, à être réflexif (apprendre dans et par l’action), à être attentif à l’évolution du contexte d’exercice du métier d’urbaniste et à mobiliser des ressources pour s’y adapter. Cette compétence est complexe à appréhender, non parce qu’elle est ainsi formulée dans le référentiel, mais parce qu’elle correspond à des préoccupations de fin de formation initiale et s’acquiert en cours de carrière6. Pour les étudiants, il est difficile d’identifier comment elle s’articule avec la seule expérience de l’atelier, ce qui conforte notre ambition de déployer le référentiel sur l’ensemble de la formation, en particulier le stage.
Deuxièmement, certains enseignants nouvellement engagés dans la démarche nous ont dit être en difficulté pour répondre aux questions des étudiants sur la réalité que recouvre telle dimension décrite dans le référentiel. Ceux-ci n’ayant pas participé aux débats lors de l’écriture du référentiel, ils n’ont pas les repères de ceux qui l’ont élaboré, et n’ont donc pas les mêmes ressources pour répondre aux étudiants. Cela signifie qu’un travail d’équipe pédagogique élargie est à poursuivre pour une compréhension partagée des éléments du référentiel. Cela signifie aussi que les discours des enseignants à propos du référentiel sont primordiaux, notamment les relations qu’ils peuvent faire entre les catégories du référentiel et des exemples concrets issus de leur expérience ou de l’atelier. Ces explications sont sans doute aussi importantes que la terminologie utilisée dans le texte du référentiel.
Dans quelle forme de réflexion les étudiants se sont-ils engagés ? Comment les étudiants répondent-ils dans les livrets, pour chaque compétence, aux questions posées lors du bilan en fin d’atelier ? Les écrits des étudiants sont variés en ce qui concerne l’effort d’explicitation, comme en ce qui concerne les compétences qu’ils pensent avoir particulièrement travaillées en atelier. Ils sont aussi variés sur le plan de la « forme de réflexion » (Mezirow, 2001, p. 122), c’est-à-dire sur quoi porte leur évaluation critique.
Sur ce plan, nous constatons que la majorité des écrits des étudiants se rapportent de manière factuelle aux actions conduites en atelier (ce qui a été fait, les difficultés rencontrées, les procédures et moyens mobilisés, voir la catégorie a dans l’encadré 3) et à ce qu’ils pensent avoir appris en atelier (connaissances acquises, évolution de la capacité d’action, règles d’action retirées de l’expérience de l’atelier, catégorie b).
Encadré 3 : Écrits d’étudiants de M1 concernant la compétence « Coopérer et interagir dans des systèmes d’acteurs complexes » (extraits de livrets de compétences complétés en atelier)
a) Actions : « J’ai contacté par mail les commanditaires pour leur restituer notre travail et discuter avec eux pour la suite à donner (relation avec les collectifs) lors de notre rendu à la mairie. »
b) Résultats d’apprentissage : « J’ai appris sur la répartition du travail en fonction des affinités et spécialités de chacun. J’ai ainsi travaillé en particulier sur la sécurité et les espaces verts. » ; « Apprendre à faire des concessions, gérer des gens avec différents niveaux d’information, développer une grande capacité d’adaptation et d’écoute. » ; « Amélioration de ma capacité à être diplomate. […] »
c) Processus d’apprentissage : « Une expérience améliorée car travail effectué avec des étudiants de parcours et de profils différents. J’ai beaucoup appris à partir des “visions et regards” des autres ; […] » ; « C’était la première fois que je me retrouvais dans un groupe aussi nombreux. […] » ; « Par mes différentes interactions avec les encadrants j’ai pu entrevoir les différents jeux d’acteurs de la part de nos commanditaires. »
d) Enjeux : « Lecture des PLU : tout le monde met les mêmes termes, comprendre ce qu’ils impliquent pour les uns et les autres. » ; « J’ai pu voir que c’est par une coopération des différents services de la mairie de Paris que notre commande sur la santé a vu le jour. Il a donc fallu n’exclure aucun service et avoir une visée large des thèmes abordés. » ; « Il peut exister des portes d’entrée, comme une commande “prétexte” à partir de laquelle on peut justifier la nécessité de travailler ensemble ou coopérer. Point important selon moi. »
e) Connaissances mobilisées : « Comprendre les logiques d’action des différents acteurs à travers les cours de droit de l’urbanisme. »
D’autres écrits sont révélateurs d’autres types de réflexion, d’un niveau métacognitif plus élevé, moins fréquents mais intéressants à relever dans la perspective de questionner les consignes et le mode d’accompagnement des étudiants. Dans les extraits de la catégorie c (encadré 3), les étudiants relatent comment ils ont appris, ce qui a causé chez eux l’acquisition de compétences en atelier, de leur point de vue. La catégorie d se rapporte aux enjeux professionnels sous-jacents à la compétence, qu’il a fallu appréhender en atelier. La catégorie e se rapporte aux connaissances mobilisées en atelier, issues d’autres enseignements. Enfin, nous avons relevé des écrits qui se rapportent au chemin qui reste à parcourir pour acquérir la « compétence cible » du référentiel. Ainsi, à propos de la compétence « Problématiser l’espace dans une perspective d’action », une étudiante écrit : « Formulation de l’action (prospective, orientation) pas encore faisable. Manque d’outils, d’expérience, de temps. »
Cette analyse permet de dégager quelques caractéristiques des réflexions spontanées d’étudiants à partir de consignes assez générales. Celles-ci nous invitent à réfléchir aux choix pédagogiques à faire en vue de donner aux étudiants, tout au long de leur formation, des occasions de réflexion sur le développement de leurs compétences et de contrôle sur leurs parcours, de manière individuelle comme le permettent la pratique du mémoire ou du portfolio (Bélanger, 2008), mais surtout dans des espaces d’interaction en groupe et de confrontation aux autres tels qu’invitent à le faire certains auteurs dans le domaine de la pédagogie comme Serge Bibauw (2010), Daniel Bart et Michel Fournet (2010). La formule expérimentée en atelier à l’EUP donne déjà un aperçu des changements que ce type de perspective introduit dans la relation étudiant-enseignant.
La démarche « approche par compétences » comme support d’une nouvelle relation étudiant‑enseignant
La mise en œuvre du dispositif d’autoévaluation dans les ateliers propose un nouveau cadre de dialogue entre enseignant et étudiant. Le référentiel y est un support pour discuter du travail et des progrès réalisés par les étudiants. Il ressort de ces discussions des constats paradoxaux quant à l’appropriation de la démarche par les étudiants, et surtout du sens qu’ils donnent à la formation et à l’exercice « atelier ». On constate en première observation que la démarche conforte l’évaluation par l’enseignant du niveau et de l’investissement des étudiants dans l’atelier. Les plus faibles, ou rencontrant le plus de difficultés dans l’exercice, sont aussi ceux qui ne parviennent pas à se saisir du référentiel pour analyser leur travail et leurs progrès. Ainsi cet étudiant satisfait d’avoir réalisé des cartes ne saisit pas en quoi cela s’inscrit dans les compétences de l’urbaniste, à savoir : la production et la transmission de connaissances ; le choix des modes de représentation des connaissances ; leur réalisation. En s’appuyant sur le référentiel de compétences, l’enseignant observe et explique la différence d’appréciation du travail réalisé : là où l’étudiant était satisfait de sa capacité à rendre compte des enjeux d’un problème, l’enseignant a rappelé que ceci n’était en fait que la restitution de l’analyse produite par d’autres (ici un acteur interviewé) ou le résultat des corrections que lui-même a apporté. Cette identification des diverses faiblesses des étudiants laisse toutefois un goût d’inachevé, l’auto-évaluation ex-post ne permettant pas de proposer à l’étudiant d’autres exercices pour le faire progresser.
Au contraire, les étudiants les plus matures, c’est-à-dire ayant une réflexion plus avancée sur leur apprentissage et leur projet professionnel, se saisissent du référentiel en allant au-delà des réflexions attendues par les enseignants. Nous pensions initialement mobiliser le référentiel dans le cadre des ateliers, où certaines compétences proches des situations professionnelles expérimentées (comme la réalisation de diagnostics territoriaux) faciliteraient l’adhésion des étudiants à la démarche. Il nous semblait assez simple de produire des traces de ce qui a été fait dans le collectif pour démontrer la capacité de chacun à « problématiser dans la perspective d’agir sur l’espace » (pour reprendre les termes, parfois un peu obscurs, du référentiel). Pourtant, peu d’étudiants font cet effort d’explicitation et certains, même, n’évoquent pas cette compétence comme étant une dimension sur lesquelles ils ont progressé. À travers l’approche compétences, l’enseignant prend conscience que l’exercice « atelier » agit sur les étudiants principalement dans deux dimensions : le travail en groupe et les modalités de restitution du travail, c’est-à-dire le fait de produire des connaissances à destination de partenaires opérationnels ayant des attentes et des critères d’appréciation vis-à-vis desquels il faut adapter le niveau de langage, choisir l’information pertinente et trouver la forme de représentation adéquate. Dit autrement, il ne s’agit plus de montrer que l’on connaît la réponse ou que l’on a bien compris une situation, encore faut-il trouver les moyens d’en rendre compte de manière acceptable pour tous et adaptée aux publics. Au cours de l’entretien, d’autres éléments surgissent, comme l’importance de la reformulation de la commande et du questionnement du partenaire. Les ateliers sont aussi l’occasion pour les étudiants d’affiner les projets professionnels et de comprendre que l’urbaniste est en permanence en situation d’apprentissage et de réflexivité à travers les sujets nouveaux qu’il aborde à chaque mission. La dimension interpersonnelle de la discussion, soutenue et inscrite dans un cadre précis, permet aussi d’échapper au biais de la timidité (ou au contraire de l’exubérance) dans le groupe. Elle autorise une parole plus libre et parfois quelques révélations, comme pour cette étudiante qui, à la suite d’un atelier ayant porté sur les dimensions sociales d’une réflexion en programmation urbaine, a ainsi exprimé son enthousiasme : « Tout est possible. À l’EUP, on nous prépare à changer la profession. »
Au-delà de l’atelier, les enseignants impliqués dans la démarche témoignent de leur propre appropriation du référentiel au sens où celui-ci modifie leurs pratiques pédagogiques. La connaissance du référentiel sert de support à l’explicitation des attendus d’un exercice, à la diversification des formats de restitution des travaux étudiants (pour déployer leur capacité à adapter leur discours, à identifier les formes de restitution pertinentes, etc.), à la mobilisation de l’attention des étudiants (quand vous serez urbaniste…), à l’invention de nouveaux formats pédagogiques différents de l’enseignement magistral.
Conclusion
On le voit, l’expérience menée à l’EUP a été fructueuse tant pour l’équipe enseignante que pour les étudiants. Outre une objectivation plus claire des objectifs de la formation, elle a permis aux enseignants de mieux suivre les apprentissages des étudiants et aux étudiants d’interroger les acquis de leur formation au regard des compétences attendues de leur future profession. Toutefois, cette démarche reste actuellement à l’état d’expérimentation : elle repose sur l’investissement volontaire d’un petit groupe d’enseignants. Il reste encore difficile d’embarquer l’ensemble du corps enseignant malgré la « fenêtre d’opportunité » qu’a constitué et que constitue encore la création de l’EUP et la définition d’un nouveau cursus de formation.
La généralisation de la démarche via les enseignants moins motivés initialement a permis de pointer des retours qui sont autant d’éléments à prendre en compte pour la suite de l’expérience. En perspective de cette démarche, il s’agit en effet, d’une part de mobiliser l’approche pour affiner l’offre de formation de l’EUP dans le cadre de la nouvelle accréditation des formations, et d’autre part (à terme) d’intégrer ce type d’évaluation de façon pérenne dans tout ou partie de la formation (voir note 5).
Le bilan tiré de l’expérience menée jusqu’ici montre tout d’abord la nécessité d’une pédagogie de la démarche : le passage de relai vers des enseignants moins concernés a pêché par manque d’explicitation des objectifs et attendus concrets de l’expérimentation. Le jargon mobilisé dans le référentiel de compétences a rendu l’appropriation difficile ; un mode d’emploi aurait été nécessaire (et sera mis en place par la suite) de même qu’une adhésion plus forte des enseignants au processus.
Cette adhésion ne va pas de soi : l’équipe enseignante reste pour la plupart « à côté » de la démarche, sans pour autant y être hostile, et fait montre d’une attente de bon aloi. L’attention aux formes pédagogiques n’est pas habituelle au sein de l’enseignement supérieur et même si la formation en urbanisme fait sans doute plus de part à la mise en situation professionnelle, elle n’est pas assise jusqu’à présent sur une dimension pédagogique réflexive approfondie.
Le déploiement de la démarche a également posé la question de la normalisation de la formation et, par là, de la profession. L’identification des compétences de formation et son utilisation comme support de suivi des apprentissages des étudiants pose le risque d’une normalisation des attendus de l’urbaniste : même si elle favorise une prise de recul de l’étudiant selon une méthodologie qu’il pourra réinvestir pour le futur, ne court-on pas le risque de voir les étudiants (et les enseignants) considérer le référentiel comme une liste de cases à cocher pour valider leur formation, sans porter attention à leur propre progression et à leurs réelles capacités ou appétences ? Tout en étant conscients de ce risque, à l’issue de l’expérimentation mise en place, nous pensons au contraire que « l’approche par compétences » peut être le levier de nouvelles explorations méthodologiques pour l’enseignement de l’urbanisme et c’est ce que nous avons souhaité montrer dans cet article.
Enfin, la démarche constitue un réel potentiel pour construire une identité de l’École. Son développement au sein de l’équipe pédagogique de l’EUP peut constituer un moyen de construire une identité partagée par l’équipe pédagogique comme par les étudiants. Comme avancé ci-avant, c’est à l’occasion de la redéfinition de l’offre de formation de l’EUP dans le cadre de la nouvelle accréditation des formations que cette démarche pourra être généralisée. C’est à cette étape qu’il convient maintenant de s’attacher.