L’espace comme enjeu de gestion. Éléments pour un élargissement du questionnement sur la ville durable

Michael Fenker

p. 28-46

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Michael Fenker, « L’espace comme enjeu de gestion. Éléments pour un élargissement du questionnement sur la ville durable », Cahiers RAMAU, 8 | 2017, 28-46.

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Michael Fenker, « L’espace comme enjeu de gestion. Éléments pour un élargissement du questionnement sur la ville durable », Cahiers RAMAU [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 08 février 2021, consulté le 25 avril 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/306

À partir de concepts empruntés aux sciences de gestion, cet article vise à expliciter les interactions susceptibles d’exister entre trois types de processus : la conception du projet architectural et urbain, la gestion du cadre bâti et aménagé, et l’action collective et les pratiques sociales de ceux qui habitent l’espace. Nous entendons ainsi contribuer à la réflexion sur le renouvellement des pratiques dans des projets d’aménagement et de construction nourrissant des ambitions en matière de développement durable. Il s’agit notamment d’interroger la capacité des acteurs de la conception à appréhender la pertinence de leurs productions du point de vue des habitants et des utilisateurs. De quelle façon ces acteurs prennent-ils en considération la dynamique entre les pratiques sociales, la conception et la gestion du cadre bâti ? Se donnent-ils les moyens d’adapter leur démarche aux enseignements fournis par les opérations passées ou en cours ? Nous émettons l’hypothèse que ces capacités constituent des ressources indispensables pour une architecture et un urbanisme durables. Elles permettraient aux habitants de coopérer à l’élaboration et à la gestion de leur cadre de vie, et aux professionnels de l’aménagement d’organiser leur propre processus d’apprentissage.

La prise de conscience des enjeux liés au développement durable a conduit, ces dernières années, de nombreux professionnels et collectivités locales à interroger et à réorganiser les processus de fabrication de l’urbain, avec des ambitions et des modalités diverses. Ainsi ont-ils fait de certains de leurs projets d’aménagement et d’architecture des terrains d’expérimentation pour explorer et diffuser les principes et les valeurs de la « ville durable ». Les actions mises en œuvre témoignent de deux conceptions différentes du pilotage et de l’accompagnement au changement vers des modes de vie et d’habiter plus durables (Faburel et Tribout, 2011 ; Camus et al., 2012 ; Zetlaoui-Léger et al., 2013 ; Grudet et al., 2016). L’une d’entre elles est focalisée sur l’efficacité des dispositifs éco-techniques et leur maîtrise par les habitants. Elle incite les pouvoirs publics et les milieux professionnels à mettre en avant l’exemplarité des performances énergétiques et environnementales des objets produits et à appréhender la relation aux habitants sur un mode essentiellement descendant. L’autre conception est davantage animée par des préoccupations sociales et politiques et associe la poursuite d’objectifs tels que le « bien-vivre ensemble » et la réduction de la précarité énergétique à une démarche de transformation du cadre bâti et aménagé. Les acteurs concernés insistent sur la nécessité d’impliquer les habitants dans les projets qui portent sur leur cadre de vie et de promouvoir des modalités de participation dépassant le stade de la concertation réglementaire.

Une lecture des « phénomènes de gestion » dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture durables peut participer à la compréhension de ces enjeux d’accompagnement au changement. En effet, la définition des sciences de gestion que proposent David et al., comme étant « une classe de problématiques constitutives de toute action collective : la décision, la rationalisation, la représentation, la légitimité, la coopération, la prescription, etc. » (David et al., 2000, p. 2), montre tout l’intérêt qu’il y a à considérer la compréhension de l’action collective à travers les résultats qu’elle produit et le jugement que l’on peut porter sur ceux-ci (Girin, 1990). La démarche viserait alors à identifier les capacités de pilotage et les coopérations des acteurs dans le cadre des opérations d’aménagement, y compris sous l’angle de l’implication des citoyens. Elle pourrait aussi inclure un examen des espaces bâtis ou aménagés du point de vue de l’efficacité vers laquelle tendent ces « phénomènes de gestion ».

Au-delà d’un examen des dispositifs et des résultats des pratiques en urbanisme et en architecture à partir d’un cadre d’analyse emprunté aux sciences de gestion1, nous pensons que certains concepts et notions de cette discipline invitent à une réflexion sur le fondement même d’un développement urbain durable.

Les travaux en gestion incitent à explorer deux aspects. L’un porte sur l’articulation entre les activités (décisions, démarches, processus) déployées au cours d’un projet architectural ou urbain, d’une part, et, d’autre part, les actions collectives des groupes sociaux destinataires de ce projet. Cette articulation est, dans certains cas, appréhendée à travers la prise en considération des usages dans la conception ou via un raisonnement sur le montant global d’un projet et les conséquences qu’il aura en termes de coûts de maintenance et d’exploitation ultérieurs. Mais, en l’absence d’une analyse des pratiques sociales dans une vision holistique et sans un raisonnement approfondi sur les intentions et finalités des groupes d’utilisateurs, le rôle du cadre bâti et aménagé dans l’action collective sera toujours insuffisamment compris. Dans un tel contexte, la contribution de la gestion de l’espace aux dynamiques, interactions et stratégies qui animent ces groupes restera un angle mort de la conception architecturale et urbaine.

L’autre aspect que le domaine de la gestion incite à étudier est celui de l’évaluation des opérations d’aménagement et de construction. Bien entendu, ce thème n’est pas nouveau, notamment dans les pays anglo-saxons et de l’Europe du Nord, mais sa mise en pratique en France n’en est qu’à ses balbutiements. Pourtant, les pratiques de gestion pourraient éclairer utilement la question de l’objet et des finalités de l’évaluation. La plupart des évaluations du cadre bâti, entreprises dans un contexte de labellisation ou de demande de subvention, sont tournées vers la qualité intrinsèque des dispositifs techniques, c’est-à-dire leurs performances physiques, quantitatives et instrumentales. Si ces performances sont mises en relation avec quelques finalités ou usages, il s’agit de ceux identifiés lors de la conception. Les besoins des habitants et utilisateurs tels qu’ils se dévoilent au cours des opérations en train de se réaliser sont presque systématiquement ignorés. Une autre faiblesse relative à un certain nombre de démarches réside dans le fait de négliger la traduction des résultats de l’évaluation en action, qui pourrait déboucher sur une adaptation des dispositifs mis en place à d’autres besoins et sur une modification des démarches de projet.

La lecture que nous proposons de ces deux pistes vise à expliciter des interactions susceptibles d’exister entre trois types de processus : la conception du projet architectural et urbain, la gestion du cadre bâti et aménagé, et l’action collective et les pratiques sociales de ceux qui habitent l’espace. Cette lecture se veut une contribution à la réflexion sur le renouvellement des pratiques dans le cadre des projets d’architecture et d’urbanisme, au regard des ambitions dont ceux-ci sont porteurs en matière de développement durable. Il s’agit notamment d’interroger la capacité des acteurs de la conception à appréhender la pertinence de leurs productions du point de vue des utilisateurs, des usagers et des habitants. De quelle façon ces acteurs prennent-ils en considération la dynamique entre les pratiques sociales, la conception et la gestion du cadre bâti ? Parviennent-ils à adapter leur démarche en suivant les enseignements d’une évaluation placée au plus près des situations des utilisateurs et intégrée dans le pilotage du projet ? Nous partons de l’hypothèse que ces capacités constitueraient des ressources indispensables pour un développement durable des territoires. Elles permettraient aux habitants de s’approprier l’élaboration et la gestion de leur cadre de vie, et aux professionnels de l’aménagement d’organiser leur propre processus d’apprentissage afin d’améliorer leurs savoir-faire, notamment en matière de pilotage des opérations et d’implication des habitants et utilisateurs.

Cet article est structuré en quatre parties. Dans un premier temps, nous précisons quelques notions et concepts mobilisés par la gestion en tant que discipline, dans les champs professionnel et scientifique, dont les terrains d’exercice et d’investigation sont principalement les organisations de travail (entreprises, administrations, institutions). Nous aborderons ensuite la question de la place de l’espace dans les logiques de gestion. Nous distinguerons alors les pratiques et enjeux du management et ceux des acteurs plus particulièrement tournés vers la conception et l’usage du cadre bâti en entreprise. Nous discuterons enfin de la portée des pratiques des gestionnaires dans le champ de la conception architecturale et urbaine, lui-même engagé dans un questionnement et un renouvellement de ses pratiques et de ses compétences à l’heure de l’injonction au développement durable.

La gestion : entre champ professionnel et concepts théoriques

Les sciences de gestion ont pour objet central l’exploration des « conditions de la performance des agents producteurs de biens et de service2 ». Thiétard énonce qu’il s’agit d’étudier la manière de conduire, de diriger, de structurer et de développer une organisation. Cette entité sociale est caractérisée par le fait qu’elle est composée d’individus ayant chacun des motivations et des capacités cognitives propres, qu’elle est en interconnexion très étroite avec son environnement et qu’elle vise un but partagé (Thiétard, 1999). Les sciences de gestion constituent un domaine de connaissance regroupant différentes sous-parties telles que la théorie des organisations, le marketing, les finances, la production, la logistique, etc. Sont un « phénomène de gestion » : « une situation, des événements et un jeu des participants avec et sur les contextes, pour donner sens à ce qui survient et décider de ce qu’il convient de faire en vue d’atteindre les résultats qu’on attend d’eux » (Girin, 1989).

Cette attention portée à la structuration de l’action collective et à ses résultats n’est pas toujours présente dans l’usage vernaculaire du mot « gestion » lorsqu’il s’agit de désigner un domaine d’activité professionnelle. Ainsi, la gestion du patrimoine ou celle des espaces verts désigne-t-elle, d’abord, un secteur d’activité, et non le fait que, pour maintenir un patrimoine et un espace vert en bon état, il faut gérer une entreprise avec ses personnels, ses équipements et ses dispositifs d’action. Il est également plutôt rare d’inclure l’idée que la gestion d’un espace public ou d’un jardin – et donc la gestion de l’organisation chargée de maintenir ces espaces – contribue à une finalité et produit des effets qui peuvent la dépasser. Ou qu’un cadre de vie bien entretenu peut contribuer à la qualité de vie de ceux qui le fréquentent. Dans de nombreux contextes professionnels, y compris dans les secteurs de l’immobilier, de l’architecture et de l’urbanisme, les liens entre l’objet de l’action collective, la gestion de celle-ci et les effets directs et indirects produits ou recherchés ne sont que partiellement pris en compte dans la désignation des phénomènes de gestion.

Un apport essentiel à la compréhension des conditions et des moyens de l’action organisée a été fourni par l’école sociotechnique, née dans les années 1950-1960. Celle-ci rompt avec le courant des relations humaines, développé à partir des travaux d’Elton Mayo3, et celui de l’organisation scientifique du travail de Frederick Taylor4. Le premier s’intéressait aux dynamiques de groupes, aux relations sociales au travail et aux motivations. Le second s’attachait aux procédures techniques, au découpage des tâches, à la division radicale entre conception (bureaux des méthodes) et production (ouvriers). L’approche sociotechnique adopte au contraire un point de vue systémique, considérant les facteurs techniques et humains comme interdépendants et en interaction avec leur environnement. L’efficacité de l’organisation dépendrait de la mise au point conjointe des systèmes technique et social.

Les travaux de recherche, notamment ceux d’Emery et Trist (1969), constituent ainsi une contribution importante à la connaissance des liens entre la structuration technique – y compris en termes d’outils et de moyens matériels – et le fonctionnement des collectifs de travail. L’analyse sociotechnique est focalisée sur une situation précise ou sur un problème identifié. Une proposition de transformation ne fait plus appel à une forme d’organisation qui serait la meilleure (« the one best way »), mais vise une optimisation des deux systèmes pour aboutir à une solution adaptée à la situation. L’intervention sur le système dans sa globalité comprend la volonté d’améliorer la qualité de vie au travail en donnant au travailleur un rôle d’acteur dans le processus de transformation5.

Une autre conception de l’organisation et du rôle du dispositif technique et matériel dans l’action est portée par la sociologie des sciences, des techniques et des réseaux socio-économiques, qui s’est développée, en France notamment, à partir des travaux de Latour (Latour, 1994) et de Callon (Callon et Law, 1993)6. Ce courant de pensée met l’accent sur le caractère composite de l’agent économique et cherche à élargir l’unité d’analyse des processus cognitifs au-delà de l’individu ou du groupe. L’action et la connaissance, étroitement mêlées, ne sont plus dominées par la seule intervention humaine ou par la machine : elles sont le fait d’éléments composites (hommes, documents, équipements, etc.). Dans cette approche, les objets ou artefacts sont assimilés à des « actants », insérés dans un dispositif pour recevoir des tâches, à l’exemple du gendarme couché et du feu rouge qui contribuent à la régulation du trafic routier. Chargés d’histoires, d’actions antérieures, de savoirs, ils assurent une continuité d’informations dans le temps et sont des médiateurs entre différentes actions et différentes séquences. La question de la répartition des tâches entre ces éléments, que certains appellent aussi l’« action distribuée », est évoquée dans ce que Girin nomme « les agencements organisationnels ». Soit, selon lui, « une combinaison de ressources hétérogènes auxquelles a été confié un mandat » (Girin, 1995). L’auteur identifie trois catégories de ressources : humaines (les individus liés par des contrats, des conventions, etc.), matérielles (bâtiment, objet, machine) et symboliques (procédure, langage, schéma). Il considère que « la compétence d’un agencement organisationnel réside dans les relations entre ces divers éléments, bien plus que dans les propriétés de chaque élément pris isolément » (Girin, 1995). Il amende la symétrie totale entre objet physique et acteur que semblent privilégier Callon et Latour, en soulignant le fait que l’agent (acteur) interprète, en fin de compte, les ressources symboliques et matérielles (actants). C’est lui, par exemple, qui sait donner un sens aux mots et aux phrases.

Ces travaux esquissent une double évolution d’un questionnement qui mobilise aussi le domaine de la recherche architecturale et urbaine : celle du découpage catégoriel entre les dimensions sociales et matérielles de l’action (de l’activité de ceux qui travaillent et habitent les lieux à concevoir) et celle de l’imbrication entre conception et réalisation de l’action (entre la conception du cadre bâti et les situations de vie que celui-ci accueille). Que l’on se place du point de vue de l’approche sociotechnique ou de celui de la sociologie des sciences, une des questions centrales est bien celle de l’articulation entre les systèmes, entre les moyens hétérogènes de l’organisation. Le but est alors d’atteindre une certaine performance, y compris en termes de bien-être et de santé des travailleurs. Cette préoccupation managériale se trouve au cœur des débats des acteurs participant à la conception des systèmes de production. Elle vaut autant pour ceux engagés dans l’action elle-même. C’est ce que Girin désigne par la notion de « situation de gestion » (Girin, 1990). Il précise en ces termes : « Une situation de gestion se présente lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir, dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe. » L’idée de la présence des participants, qui décident « de ce qu’il convient de faire en vue d’atteindre les résultats qu’on attend d’eux », indique clairement que la mobilisation des moyens est un acte qui s’appuie sur une intentionnalité, une ambition. La gestion consiste donc à tenir un triptyque qui met en relation les ressources, les objectifs et les résultats atteints. Cela implique un jugement. C’est-à-dire une appréciation de la pertinence et de l’efficacité de l’articulation mise en œuvre et, éventuellement, des ajustements pour tenir compte des résultats.

L’articulation des ressources se fait hic et nunc, par exemple quand on donne un sens aux événements ou aux contextes qui entourent la situation. La gestion comme acte d’organiser ne se pratique donc pas seulement à distance, en situation de conception, mais également dans l’action en cours. Cette idée invite alors à appréhender l’articulation entre les dimensions matérielles et humaines d’un système non pas comme un état, mais comme une activité qui s’opère de manière continue. En situation de conception, la gestion consiste à définir un cadre pour les actions futures d’un groupe social. En situation de fonctionnement du système, elle consiste à mobiliser celui-ci pour l’action, c’est-à-dire à définir en quoi il est utile pour l’action et en quoi il contribue à construire du sens au cours de celle-ci. Cela implique son interprétation, éventuellement son adaptation, mais plus couramment l’ajustement des comportements. À travers cette gestion in situ et les traces physiques, symboliques et mémorielles qu’elle peut engendrer, il s’agit aussi d’assurer la pérennité du système pour qu’il puisse servir à d’autres actions.

Gérer les espaces bâtis et aménagés, au sens des sciences de gestion, en vue de parvenir à un résultat, pourrait donc être envisagé, alternativement, comme une pratique qui ne soit pas une mise à distance de l’action des groupes sociaux habitant cet espace, mais un acte qui cherche à aller au plus près de ces actions pour les accompagner. Qu’on le veuille ou non, les opérateurs, les habitants et les utilisateurs des systèmes et des lieux sont impliqués au quotidien dans une forme de conception-gestion de leur cadre de vie. Ils réalisent en permanence un arbitrage sur la pertinence de celui-ci pour leur action. Cette vision pourrait, par ailleurs, soutenir une position en faveur de la présence de l’utilisateur dans les moments formellement dédiés à la conception et réservés jusqu’à présent aux professionnels.

L’espace comme ressource

À l’issue de ce débat, comment la discipline de la gestion appréhende-t-elle l’espace ? Ce dernier, peut-il être une ressource pour l’action managériale au même titre que les personnels et les outils, et contribuer à la poursuite d’une finalité, d’un objectif social ou entrepreneurial ?

Dans la pratique des entreprises, l’espace, dans sa production comme dans son usage, est avant tout considéré comme un coût que l’on ne peut éviter, mais qu’il s’agit de maîtriser. À ce titre, il relève davantage de la comptabilité que de la responsabilité du management. Pour le manager gestionnaire, l’espace n’a d’intérêt que s’il sert l’activité. Par exemple, il doit permettre d’accomplir une tâche, de structurer les processus de production et les relations entre les personnes, de favoriser la communication ou encore de véhiculer, à travers son architecture, une certaine représentation de soi (Lautier, 1999). Dans cette perspective, l’attention porte alors essentiellement sur les services attendus d’un bâtiment et des équipements qu’il offre (Fenker et Hubault, 2008). L’intérêt pour les usages traduit la volonté d’assurer le meilleur service à l’organisation utilisatrice. Les usages retenus sont donc ceux qui servent au mieux l’organisation et dont on peut, par différentes méthodes, reconnaître, voire mesurer, certains effets. De la même façon, les équipements offriront un service d’autant plus adéquat à une organisation qu’ils orienteront vers les usages que celle-ci veut favoriser.

C’est donc bien l’usage, ou plus précisément l’effet de celui-ci sur l’organisation, qui confère une valeur à l’espace. En effet, c’est à travers des pratiques sociales que se révèle son utilité, qu’il devient constitutif de l’identité et du vécu des utilisateurs (Halbwachs, 1968). Plus on s’en sert, plus sa valeur croît, à condition toutefois que l’usage des uns n’altère pas l’utilité que l’on a prévue pour les autres. L’espace est donc un bien partagé, caractérisé par une cohabitation et une succession d’utilisations. Sa valeur dépend, par conséquent, de sa disponibilité pour différents usages. Le rendre accessible est un enjeu fondamental de sa gestion. Il s’agit moins de satisfaire à des exigences métriques ou réglementaires que de penser l’accessibilité en termes de rencontre entre le sujet et les qualités d’un espace ; celui-ci peut ainsi favoriser la mise en lien entre une disposition humaine – au sens biologique, psychologique et culturel du mot – et une situation de gestion – au sens d’occasion que le contexte et les savoirs disponibles font naître pour l’action. Dans cette conception, que partage une partie du management, la gestion de l’espace porte sur les conditions de cette rencontre : les deux dimensions pouvant être « travaillées », au sens de structurer, de prendre soin, d’entretenir et d’anticiper (Fenker, 2003). La gestion de l’espace n’opère pas seulement par structuration et anticipation, elle reconnaît aussi une capacité à choisir et une marge de manœuvre à l’utilisateur. Elle valorise une forme d’appropriation de l’espace où l’utilisateur est investi d’un rôle actif, devenant ainsi co-décisionnaire de l’utilité de son cadre de vie et de travail. En cela, elle est opposée à une conception instrumentaliste, tout aussi répandue, cherchant à montrer une puissance intrinsèque de l’espace (espace de contrôle, espace de communication, etc.).

Le fait d’envisager la qualité de l’espace sous l’angle des conditions de son usage, mais aussi de son adéquation avec ce que requiert l’action de l’utilisateur, revient à considérer l’espace comme une ressource. La notion de qualité renvoie à l’idée que l’espace offre un potentiel d’usage susceptible de contribuer à l’accomplissement d’une action, sans que l’on puisse précisément anticiper les conditions de son utilisation. Cette possibilité est nécessairement plurielle, comme en témoigne de manière symétrique la pluralité des usages qui peuvent être faits d’un lieu. Comme les ressources humaines, la ressource spatiale (Fenker, 2003) requiert un dispositif de mobilisation. Les manipulations dont elle fait l’objet nécessitent de la réflexivité et de la rigueur, étant donné que sa pertinence est en jeu dans d’innombrables situations, sujette à de multiples interprétations intersubjectives. Ce dispositif de mobilisation existe par exemple à travers les principes d’attribution et de mise en visibilité d’un lieu, le discours managérial qui accompagne une organisation spatiale, le récit d’utilisateur, la charte d’utilisation des locaux, le soin apporté à la maintenance et au nettoyage, les diagnostics et mises à niveau réguliers des installations, etc.

Cependant, contrairement à d’autres types de ressources de l’entreprise (humaines, symboliques, financières) auxquels de nombreux ouvrages sont consacrés, l’espace n’est pas un véritable objet de pensée dans la théorie des organisations7. Les rares travaux en gestion portant explicitement sur l’espace tendent à confirmer l’importance de la notion de ressource pour rendre compte des relations entre l’organisation et l’espace. Ainsi, Maclouf identifie trois courants de travaux (Maclouf, 2011). Le premier situe la ressource spatiale au niveau du territoire pour questionner son rôle dans les coopérations inter-organisationnelles. Le deuxième porte sur la relation entre l’agencement des locaux et la rationalisation des organisations. Le dernier analyse la manière dont l’espace sert à orienter l’action collective dans un sens voulu, en tant que support de communication, de cadre cognitif, d’objet de négociation des objectifs et des moyens pour les atteindre. Comme toute ressource en entreprise, l’espace doit participer à la création de valeur. Son efficacité est alors scrutée sous cet angle par le management (Evette et Lautier, 1994 ; Fenker, 2003). Il est cependant impossible, à ce stade d’avancement de la connaissance, de dépasser l’appréciation de corrélations entre telles caractéristiques et tels effets pour en déduire un quelconque modèle explicatif. Ce constat fournit sans doute une des explications du décalage qui existe entre la prise en compte de la ressource spatiale dans certaines pratiques en entreprise et le faible nombre de travaux de recherche qui y sont consacrés.

Le facilities management, un nouveau paradigme d’action

La gestion de l’espace n’est pas toujours directement prise en charge par le management opérationnel, utilisateur du cadre bâti. La focalisation croissante sur l’efficacité des bâtiments a favorisé l’émergence d’une activité spécifique, le facilities management (FM)8, dont les enjeux et les pratiques vont au-delà de l’approche plus traditionnelle d’« intendance » du management. Désignant la gestion stratégique des moyens des organisations et des services nécessaires à celles-ci pour s’adonner pleinement à leur cœur de métier (Nutt et McLennan, 2000), le FM est caractéristique de la volonté de contribuer aux objectifs et aux finalités, sur la base d’une analyse plus fine et régulière des effets des dispositifs mis en place. La prise en considération des objectifs de l’organisation commanditaire lors de la conception des édifices ou des aménagements n’est évidemment pas une nouveauté. Mais le FM, en se substituant ou en s’ajoutant aux modes de programmation habituels, apporte deux dimensions supplémentaires. D’une part, il a développé un appareil méthodologique conséquent, permettant une meilleure appréciation des moyens à mettre en œuvre pour optimiser la liaison entre usages et conception, en intégrant notamment les préoccupations des utilisateurs finaux. D’autre part, il propose dans ce domaine une véritable gestion, appuyée sur la capitalisation de références et d’expériences, capable d’anticipation et disposant d’instruments de mesure des aspects économiques.

Si le principal objet de l’activité du FM a d’abord été l’immobilier d’entreprise, il s’est ensuite élargi aux services associés (maintenance, sécurité, thermique, etc.), puis à des équipements sans rapport avec l’immobilier (parc automobile, système informatique…). L’essentiel concerne ici le renversement que cela induit. On ne pense plus l’activité seulement dans son rapport au lieu, au bâtiment (usages), mais plus globalement en lien avec les conditions et les moyens qui lui sont nécessaires pour se déployer efficacement. Les modes d’intervention du FM sont divers. Celui-ci est généralement placé aux côtés de l’organisation pour laquelle l’ouvrage est projeté. Mais il peut aussi être commanditaire en sous-traitance de l’organisation cliente, conseiller auprès des prestataires ou prestataire général, suivant la place visée dans l’activité de conception, de production et de fourniture de services. Considérer les édifices comme des ressources peut transformer, dans certains cas, les méthodes et les processus de leur conception, mais aussi les modalités de la coopération entre concepteurs, propriétaires, gestionnaires et utilisateurs. Ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que le FM est d’abord un type de gestion.

Deux positions se confrontent dans le débat sur la régulation entre l’offre et la demande en matière de ressources et de services. L’une insiste sur la contractualisation des services et la performance qui leur est associée, avec toutes sortes de pénalités possibles en cas de défaut (Ancelin et al., 1999). Ces méthodes nécessitent une forte gestion des risques, dont on cherche la maîtrise par différentes modalités de normalisation : qualification ISO, best practices, benchmarking, etc., qui tendent à standardiser les procédures et les processus, en tout cas à les rendre commensurables. La responsabilité de la vérification de l’adéquation de la conception aux exigences contractualisées, notamment par l’intermédiaire du programme, s’appuie sur une pratique de l’évaluation en termes de mesure d’écarts ou de comparaison d’états (état visé/état réalisé). Une limite de ce type d’approche réside dans la difficulté à tenir compte des évolutions de la demande et des conditions d’usage, mais aussi des conflits entre attentes divergentes. L’autre position envisage une mise en cohérence progressive et continue entre l’offre de services et les besoins des utilisateurs. Cette approche ne nie pas l’importance de la contractualisation des transactions, elle s’appuie sur une pratique plus ouverte de l’évaluation dans des processus itératifs et avec des méthodes qui évoluent « chemin faisant », où dominent l’exigence de pertinence du résultat et l’implication des utilisateurs dans la démarche. L’adéquation procède alors de négociations, d’arbitrages et d’ajustements en fonction des situations et des contextes dans lesquels les services se concrétisent (Barrett et Baldry, 2003).

Cette seconde position repose sur les savoirs acquis du FM, dont deux points essentiels doivent être relevés. Le premier concerne la pratique, largement répandue, de l’évaluation, qui répond au rôle revendiqué par le FM de contribuer aux objectifs de l’organisation utilisatrice. L’évaluation ouvre la voie à une appréciation des effets des usages des dispositifs sur l’organisation, et ce tout au long de leur cycle de fonctionnement. La valeur du service rendu ne peut être jugée qu’au moment de sa fourniture, quand le service se réalise, c’est-à-dire à travers l’activité des utilisateurs. Pour l’immobilier comme pour les autres services, cela signifie que, aussi bien en matière de coût et de qualité qu’en matière d’accessibilité, on ne peut arrêter l’évaluation au seul moment de la livraison première. Le bâtiment doit pouvoir suivre l’évolution des besoins de l’organisme utilisateur et les transformations éventuelles de son activité, de ses dimensions ou de sa stratégie. La question de l’évolutivité des bâtiments et des services devenant un enjeu majeur, elle implique de la part du FM de prendre des décisions dans des circonstances changeantes, incertaines, imprévisibles et concurrentielles. Le but des démarches d’évaluation les plus ambitieuses n’est pas seulement de contribuer à un ajustement des dispositifs, il vise aussi le fonctionnement propre au FM. Ainsi, il n’est pas rare que des retours d’expérience, organisés régulièrement, se traduisent par un ajustement progressif des processus d’accompagnement et des méthodes employées9.

Le deuxième point concerne l’adoption du modèle serviciel. Le fait de ne plus chercher à procurer un équipement mais l’offre d’un usage déplace la préoccupation du FM vers les comportements des organisations clientes et l’accessibilité aux services. Dans sa dimension stratégique, le FM cherche ainsi à saisir, au-delà de la demande telle qu’exprimée, la nature et la pertinence des services nécessaires. D’où l’intérêt de comprendre l’activité du client, notamment son cœur de métier, et les contextes qui conditionnent son évolution afin d’anticiper la contribution des équipements et des services aux objectifs poursuivis et de se placer dans une démarche d’amélioration continue et d’innovation. Le modèle serviciel bouscule également les modalités d’implication du FM dans la conception des ouvrages et des équipements, dès lors que la prise en compte de la durée de l’équipement, les coûts de fonctionnement et de maintenance ainsi que l’ensemble des facteurs relevant du FM deviennent prépondérants dans les exigences du projet. Dans une démarche de conception qui assume une dimension de service accrue, les acteurs de la maîtrise d’œuvre auraient à repenser les principes sur lesquels ils ont l’habitude de fonder leurs pratiques et à s’engager dans une logique de coproduction des services qui intègre pleinement le commanditaire, l’utilisateur et d’autres parties prenantes. Au-delà de l’ambition de produire un résultat qui contribuera aux activités du commanditaire, certains facilities managers plaident pour la mise en place d’une gestion de l’apprentissage qui impliquerait et dont pourraient bénéficier les différentes parties prenantes (Barrett et Baldry, 2003 ; Nutt et McLennan, 2000). Concrètement, ces exigences nouvelles débouchent sur des démarches où l’activité de programmation-conception vise à éclairer les commanditaires et les utilisateurs sur les conséquences de leurs choix (économiques, sociales, d’efficacité, etc.), mais aussi à les aider à se préparer à un fonctionnement futur et à faire exister des marges de manœuvre dans le processus décisionnel, notamment en travaillant sur une compréhension parfaite de la valeur économique des projets (Alexander, 2008). Cependant, la position qui consiste à vouloir gérer parallèlement des intérêts et objectifs différents, souvent divergents, peut devenir difficile à tenir lorsque se démultiplient les utilisateurs et les bénéficiaires d’un équipement (par exemple, dans un hôpital, lorsqu’il faut satisfaire gestionnaires, médecins, soignants, patients, visiteurs, etc.).

Des pratiques gestionnaires au développement d’une architecture et d’un urbanisme durables : quelles perspectives ?

Les approches en gestion que nous avons esquissées ne sont pas diffusées de manière homogène et généralisée au sein de la discipline. S’y opposent notamment des motivations purement animées par la valeur économique et quantifiable des résultats et des logiques centrées sur les processus décisionnels, qui écartent la dimension d’innovation et de renouvellement des savoirs portée par les utilisateurs. Cependant, l’analyse fait apparaître des différences notables par rapport aux pratiques habituelles de nombreux professionnels de l’architecture et de l’urbanisme. Quatre aspects doivent être mentionnés :

Une intervention gestionnaire qui vise à assurer la pertinence du système productif dans la continuité entre le moment de sa conception et l’activité de production elle‑même

Les organisations semblent envisager l’articulation entre les activités productives et les moyens matériels et techniques dont elles disposent dans un rapport bien moins stable que ne le font généralement les professionnels de la construction et de l’aménagement. La phase de conception d’un système de production n’est pas nécessairement appréhendée comme le seul et ultime moment de la définition de ce rapport. Les gestionnaires considèrent souvent la durée de validité et la pertinence des décisions prises en conception comme limitées au regard de la diversité des situations dans lesquelles les moyens seront mobilisés. En effet, il existe une pluralité de finalités dont sont porteurs les participants de l’action collective et une évolution fréquente de la priorité des objectifs poursuivis. Cela les conduit à ne pas surestimer leur pouvoir d’anticiper et de régler le déroulement des activités en conception. Ils intègrent couramment la nécessité de devoir procéder à des ajustements tout au long de la phase de fonctionnement des systèmes qu’ils mettent en place. C’est précisément un enjeu de gestion d’organiser et d’accompagner ces ajustements dans la durée. Il peut se concrétiser par l’intervention sur la structuration et la disponibilité des moyens et par une construction collective de sens, tout aussi indispensable pour agir conjointement10. Plutôt que de définir la bonne configuration des systèmes, il s’agit d’œuvrer pour rendre possible la rencontre entre une offre pour agir, incarnée par la configuration, et une disposition des utilisateurs.

Une recherche d’optimisation des ressources pour la poursuite des objectifs et des finalités d’une organisation

L’optimisation des moyens vise à produire un résultat susceptible de contribuer aux activités de l’organisation utilisatrice. Cela suppose une compréhension approfondie de l’activité en question et l’élaboration d’une relation de service avec les personnes qui réalisent cette activité. Parallèlement, l’attention des gestionnaires se porte sur les services rendus ou attendus des systèmes techniques et spatiaux. La valeur que présentent ces services pour l’organisation est comparée aux investissements, matériels et immatériels, que ceux-ci suscitent. Cela nécessite un appareil méthodologique important, dans lequel les dispositifs d’évaluation prennent une place particulière du fait de leur déploiement tout au long du cycle de fonctionnement des systèmes. Ils ont aussi un rôle dans l’ajustement des systèmes et des procédures et processus d’accompagnement. À la différence des pratiques les plus répandues en architecture et en urbanisme, les démarches de gestion tendent à montrer l’enjeu de dépasser le stade de la prescription de réponses aux objectifs organisationnels et d’appréhender l’emploi réel des ressources. La finalité de l’évaluation est de comprendre l’effet de l’emploi des ressources sur l’organisation et d’en tirer, le cas échéant, des leçons pour procéder à des ajustements. Cette préoccupation des gestionnaires ne les conduit pas tant à vouloir réduire l’écart entre le prescrit et le réel qu’à prévoir, dans le prescrit et dans les dispositifs d’accompagnement, les moyens de faire quelque chose du réel. Une telle approche s’emploiera à tirer des bénéfices d’une mise en tension entre les objectifs visés (sur le plan opérationnel et sur le plan politique) et les résultats obtenus. Elle peut conduire par exemple à la redéfinition de certains objectifs à partir des situations vécues et à la transformation des expériences et des erreurs en capacités nouvelles, avec pour finalité le renforcement de la résilience de l’organisation concernée.

Une pensée où l’utilisateur est le « réalisateur » de la performance des dispositifs

La réalisation du service attendu des systèmes techniques et spatiaux passe nécessairement par l’activité de l’utilisateur. Par la mise à l’épreuve de ces systèmes dans les situations de vie et de travail, l’utilisateur devient celui qui est en mesure d’apprécier leur qualité et leur valeur. D’où l’attention particulière accordée à l’appropriation d’un système. En réalisant l’intention inscrite dans le système, l’utilisateur éprouve sa pertinence. L’expérience de l’efficacité ou de la déficience d’un système produit un savoir qui pourrait non seulement être utile à son amélioration, mais constitue également un apport important pour le développement des capacités d’agir de l’organisation. Au regard des marges de manœuvre éventuellement offertes par le système productif, l’utilisateur est aussi « expérimentateur » de nouvelles articulations au gré des situations. Cette perspective prend clairement le parti du rôle actif de l’utilisateur dans la conception-manipulation des systèmes. Sa prise en considération comme co-concepteur et co-gestionnaire des systèmes, dans le domaine du cadre bâti et aménagé, induit un changement de paradigme où l’« acceptabilité sociale » du projet du cadre de vie ne serait plus une question d’adhésion à des principes érigés par des professionnels de l’architecture et de l’aménagement, mais une question qui dépend essentiellement des qualités d’un processus de définition et des modalités de coproduction.

Une préoccupation pour l’amélioration des compétences des parties prenantes de l’action collective

La question de l’amélioration des compétences des agents pour traiter des problèmes et s’adapter à des contextes en évolution mobilise les organisations depuis longtemps. Cette préoccupation, que les gestionnaires abordent sous l’angle de l’apprentissage collectif, nourrit une réflexivité sur les expériences vécues dans le but d’améliorer la qualité de l’action, processus auquel contribue la démarche de l’évaluation. Un autre enjeu de l’apprentissage collectif est de penser et d’organiser l’intelligence de l’expérimentation. Il s’agit d’orienter les actions pour régénérer le système, transformer le cadre de l’action et stimuler de nouveaux savoirs (Koenig, 2006). La participation à des démarches de transformation repose alors sur la perspective d’un partage des gains en termes d’apprentissage entre les parties prenantes. Cela renvoie, pour les acteurs en charge de la conception, à l’amélioration de leurs compétences de pilotage et d’accompagnement des processus de transformation. Pour les utilisateurs, cela concerne la préparation à un fonctionnement futur. Une telle perspective suppose des investissements immatériels dans le domaine des relations entre acteurs et dans le développement des ressources humaines. Cependant, l’idée de réciprocité des gains et d’effets induits de la coproduction est encore peu développée dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme11. Elle se heurte aussi au manque de moyens financiers et de compétences face à la complexité de la gouvernance de ce type d’approche.

Dans les organisations, les principes qui différencient les pratiques gestionnaires des pratiques habituellement déployées dans la fabrication de la ville ont un lien avec l’objet et les contextes propres à chaque domaine. D’un côté il y a l’entreprise, avec sa fonction économique, ses rapports sociaux organisés selon des modalités de hiérarchisation précise des statuts et des rôles de chacun. De l’autre, le domaine de l’urbain est marqué par la question des politiques publiques et du bien commun, avec des systèmes d’acteurs plus prolifiques et complexes. Malgré cette distinction, la pensée et les pratiques en gestion permettent d’esquisser des pistes afin d’élargir la manière de concevoir la cohérence sociale et économique des démarches dans le domaine de la production architecturale et urbaine. Tout en rejoignant des problématiques soulevées dans des travaux sur la « ville durable », notre analyse permet d’en souligner certains impensés.

Une première piste concerne le raisonnement holistique qu’ambitionnent certains acteurs du développement urbain durable. L’idée de la transversalité pour conjuguer les dimensions économiques, sociales et environnementales dans l’action urbaine, qui a émergé depuis quelques années en France, ne constitue pas encore un mode de fonctionnement stabilisé et systématique des collectivités et de leurs maîtrises d’ouvrage associées. En réponse à des logiques sectorielles, l’approche des gestionnaires propose des démarches d’ordre systémique qui intègrent produits et services, usages et renouvellement des ressources matérielles, mobilisation et développement des ressources humaines. Ces démarches raisonnent en termes de cycle de vie et de cohérence économique, en identifiant simultanément coûts et bénéfices directs et indirects des opérations. Si, en gestion, les bénéfices ne sont pas nécessairement considérés sous l’angle du bien commun, l’association entre coût et valeur créée présente une perspective importante pour l’ensemble du cycle de vie d’un bâtiment ou d’un aménagement. Cette perspective pourrait s’avérer particulièrement stimulante pour la programmation-conception architecturale et urbaine, en incitant à la mise en cohérence entre investissements, coûts et résultats attendus. Elle encourage également la prise en compte des « externalités12 » dans le calcul du coût global. De même, les pratiques d’accompagnement tout au long des phases de fonctionnement d’un système, qui conditionnent ce raisonnement, pourraient stimuler les professionnels de l’architecture et de l’urbanisme. En effet, au-delà de l’implication des acteurs de la maintenance et de l’exploitation dans la conception, qui se pratique déjà ici et là, la figure de l’animateur des activités à venir pourrait transformer la façon de prendre en considération le devenir des espaces à construire. Cela renvoie, par exemple, à l’idée d’un élargissement des pratiques et des responsabilités à d’autres périmètres d’un projet urbain tel que le défend la gestion urbaine de proximité (GUP) dans le domaine du renouvellement urbain. En ce qui concerne l’habitat collectif, on peut également imaginer la formation de syndics de copropriété au début des opérations pour participer activement à l’élaboration des projets aux côtés des acteurs de la promotion, comme cela se pratique déjà dans les cas d’autopromotion.

Une deuxième piste concerne la réflexivité collective que suppose la transition vers une situation soutenable (Rumpala, 2010). Un enjeu essentiel, pour répondre aux objectifs de développement durable, est la capacité d’articulation entre les intentions de transformation des modes de vie et le choix des modes de gouvernance des processus. Cela pose la question de l’évolution et de l’élargissement des compétences des acteurs de la fabrication de l’urbain, à la fois au regard d’une meilleure compréhension des enjeux et des problématiques et d’une meilleure approche en termes de pilotage des opérations. Le retour réflexif en amont, au cours et en aval de la dynamique de projet apparaît comme un processus qui contribue à l’ajustement des trajectoires.

L’apport de la gestion est d’appréhender ce processus d’ajustement comme étant celui d’un apprentissage collectif pouvant faire l’objet d’une structuration et d’un pilotage, même si cela constitue un objectif délicat à gérer. À cette posture s’ajoute l’apport d’une pratique de l’évaluation qui complète la visée d’une transformation des structures et des cadres de l’action en cours et à venir. Au-delà de la prise de mesure, l’évaluation est ainsi apparue comme une fonction d’accompagnement et de changement. Cette conception rejoint celle développée par Conan (1998), pour qui l’évaluation constitue un travail de mise en mouvement et d’orientation de la réflexivité collective. Si l’évaluation des processus de fabrication du cadre bâti et d’aménagement piétine en France, c’est que la nécessité d’une approche continue et contextualisée (espace de délibération, définition des critères et indicateurs) est loin d’être acquise, contrairement à de nombreuses pratiques d’évaluation en entreprise13. Quant à la gestion de processus d’apprentissage organisationnel au niveau des projets urbains, les collectivités ont encore des difficultés à organiser des retours d’expériences formels, tant à l’échelle d’opérations singulières qu’à celle du territoire, dans une perspective d’accumulation des savoirs (Fenker, 2015).

Conclusion

Une démarche de développement urbain durable, s’appuyant sur les logiques gestionnaires esquissées ci-dessus, permettrait de considérer l’articulation et l’ajustement entre les activités des utilisateurs-usagers-habitants et leur cadre de vie et de travail comme un processus long, opérant sur toute la durée du cycle de vie des bâtiments et des aménagements. Le pilotage et l’accompagnement associeraient une pluralité de compétences, portées à la fois par des professionnels et des utilisateurs. Elle mobiliserait des dispositifs d’évaluation ex-ante, in itinere et ex-post dans le triple but d’améliorer de manière continue le système, la démarche et les compétences des parties prenantes, ainsi que le potentiel d’usages du système pour de futures situations. L’apport fondamental de la gestion à la fabrication de l’espace est de s’opposer à l’idée de linéarité et de séquençage entre les phases de conception et de fonctionnement. Elle fournirait à cette position un appareil méthodologique conséquent. Cet appareillage rejoint, sur le fond, un certain nombre de principes développés dans le cadre des travaux sur l’action publique territorialisée, notamment sur le lien intrinsèque entre évaluation et développement durable (Vivien et al., 2013). Il contribue, sur l’approche systémique de la gouvernance, à la transition vers une situation durable en prenant appui sur la notion de réflexivité collective (Rumpala, 2010). Le rôle actif de l’habitant-utilisateur dans l’appropriation du changement (Hamman et al., 2008) y est ainsi affirmé.

1 Ce type d’analyse est par exemple développé dans les travaux de Ben Mahmoud-Jouini S., 2005, « Pratiques de projet en co-conception. L’interaction

2 Rapport scientifique 1996-1998, Centre de recherche en gestion, École polytechnique, p. 19.

3 Considéré comme le fondateur de la sociologie industrielle, Mayo entreprend de 1927 à 1932 une enquête dans une usine de la Western Electric, à

4 Taylor est persuadé qu’il est possible de définir une norme de travail sur la base d’une analyse précise des activités et que cette norme peut être

5 Voir notamment les approches en Scandinavie, auxquelles furent associés un certain nombre d’architectes. Cf. Granath J. A., 1991, Architecture

6 Voir par exemple Latour B., 1994, « Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité », Sociologie du travail n° 4, « Travail et

7 Ce constat est régulièrement dressé. Voir par exemple Chanlat J.-F., 1990, L’Individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées, Presses de l’

8 Ce mot d’origine anglo-saxonne, qui renvoie à l’aire géographique où cette activité s’est constituée et structurée de manière autonome, se répand

9 L’idée d’une amélioration continue des démarches et des processus est notamment développée par Nutt B. et McLennan P., 2000, Facilities Management.

10 Sur la notion de construction collective de sens et de « sensemaking », voir notamment : Fiol M., 1998, « Le défi des cadres, diriger et déléguer à

11 Le découplage de la croissance économique avec les flux de matière dans une perspective de diffusion des gains de performance entre les parties

12 Ces « externalités » telles que la qualité d’usage, les nuisances sonores, la durée des déplacements, l’accès aux espaces verts, la proximité des

13 Voir par exemple les travaux dans le cadre de la méthode nationale d’évaluation ÉcoQuartier, ministère de l’Écologie : http://www.territoires-ville

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1 Ce type d’analyse est par exemple développé dans les travaux de Ben Mahmoud-Jouini S., 2005, « Pratiques de projet en co-conception. L’interaction entre la conception du produit et du process », dans J.-J. Terrin (dir.), Maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre et entreprises. De nouveaux enjeux pour les pratiques de projet, 2005, Eyrolles, Paris, p. 65-86, et dans ceux de Arab N., 2007, « Activité de projet et aménagement urbain : les sciences de gestion à l’épreuve de l’urbanisme », Management & Avenir n° 12, p. 147‑164.

2 Rapport scientifique 1996-1998, Centre de recherche en gestion, École polytechnique, p. 19.

3 Considéré comme le fondateur de la sociologie industrielle, Mayo entreprend de 1927 à 1932 une enquête dans une usine de la Western Electric, à Hawthorne, qui lui permet de développer sa conception de l’influence du « facteur humain » (dynamique de groupe, qualité des relations au sein des collectifs de travail) sur la productivité. Voir notamment : Mayo E., 1933, The Human Problems of an Industrial Civilization, Macmillan, New York ; Mayo E., 1945, The Social Problems of an Industrial Civilization, Harvard U. P., Boston.

4 Taylor est persuadé qu’il est possible de définir une norme de travail sur la base d’une analyse précise des activités et que cette norme peut être réalisée par l’opérateur grâce à une façon optimale d’exécuter la tâche (the one best way). Voir notamment Taylor F. W., 1912, Principes d’organisation scientifique des usines, Dunod et Pinat éditeurs, Paris.

5 Voir notamment les approches en Scandinavie, auxquelles furent associés un certain nombre d’architectes. Cf. Granath J. A., 1991, Architecture, Technology and Human Factors, thèse de doctorat, Chalmers University of Technology ; Törnqvist A. et Ullmark P., 1989, When People Matter, Swedish Council for Building Research.

6 Voir par exemple Latour B., 1994, « Une sociologie sans objet ? Note théorique sur l’interobjectivité », Sociologie du travail n° 4, « Travail et Cognition », p. 587-607 ; Callon M. et Law J., 1993, « Des collectifs actifs : quelques leçons tirées de la sociologie des sciences et des techniques », colloque Cognition, Cerisy-la-Salle.

7 Ce constat est régulièrement dressé. Voir par exemple Chanlat J.-F., 1990, L’Individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées, Presses de l’université de Laval/Eska, Laval ; Fenker M., 2003, L’Espace, un mode de gestion de la dynamique organisationnelle, thèse de doctorat, École polytechnique ; Maclouf E., 2011, « Espace de travail et management », Revue de gestion des ressources humaines n° 81, p. 5-18. Il est toutefois à nuancer au regard de plusieurs travaux récents : voir De Vaujany F.-X., Hussenot A. et Chanlat J.-F. (éd.), 2016, Théories des organisations. Nouveaux tournants, Economica, Paris.

8 Ce mot d’origine anglo-saxonne, qui renvoie à l’aire géographique où cette activité s’est constituée et structurée de manière autonome, se répand aussi en France.

9 L’idée d’une amélioration continue des démarches et des processus est notamment développée par Nutt B. et McLennan P., 2000, Facilities Management. Risks and Opportunities, Blackwell Publishing, Oxford, et Barrett P. et Baldry D., 2003, Facilities Management. Towards Best Practice, Blackwell Publishing, Oxford. Elle est aussi significative de l’évolution de la pensée de Preiser sur les approches de post-occupancy evaluation. Cf. Preiser W. et Vischer J., 2005, Assessing Building Performance, Elsevier Butterworth-Heinemenn, Oxford. Cette pensée s’inspire des travaux du Design Methods Mouvement : voir notamment Zeisel J., 2006, Inquiry by Design, revised edition, Norton & Company, New York.

10 Sur la notion de construction collective de sens et de « sensemaking », voir notamment : Fiol M., 1998, « Le défi des cadres, diriger et déléguer à la fois », Performances humaines & techniques, hors-série septembre 1998, « L’ergonomie de l’encadrement. Pouvoirs et responsabilité des cadres », p. 21-27 ; Weick K. E., 1995, Sensemaking in Organisations, Sage Publications, Foundations for Organizational Science, Thousand Oaks (CA).

11 Le découplage de la croissance économique avec les flux de matière dans une perspective de diffusion des gains de performance entre les parties prenantes est analysé dans les travaux sur l’économie de la fonctionnalité. Voir notamment Gaglio G., Lauriol J. et Du Tertre C. (éd.), 2011, L’Économie de la fonctionnalité. Une voie pour articuler dynamique économique et développement durable, Éd. Octarès, Toulouse.

12 Ces « externalités » telles que la qualité d’usage, les nuisances sonores, la durée des déplacements, l’accès aux espaces verts, la proximité des commerces, etc., que l’on peut également qualifier d’« effets induits », sont des bénéfices ou, dans un sens négatif, des préjudices d’ordre économique, social ou environnemental. Voir notamment Charlot-Valdieu C., Outrequin P., 2013, Coût global des bâtiments et des projets d’aménagement, Le Moniteur, Paris.

13 Voir par exemple les travaux dans le cadre de la méthode nationale d’évaluation ÉcoQuartier, ministère de l’Écologie : http://www.territoires-ville.cerema.fr/IMG/pdf/CER_EQ_memento_pages_cle71ceaf.pdf, site consulté le 20/11/2017.

Michael Fenker

Michael Fenker est architecte, docteur en sciences de gestion et directeur scientifique du LET-LAVUE (CNRS n° 7218). Ses recherches portent sur la fabrication du cadre bâti et aménagé, notamment sous l’angle de l’organisation des projets et des systèmes d’acteurs, des coopérations et négociations interprofessionnelles, des compétences et processus d’apprentissage collectif, de la place des usages et des savoirs des habitants et utilisateurs dans les projets d’architecture et d’urbanisme.
Contact michael.fenker@paris-lavillette.archi.fr

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