La ville rassemble des personnes et des groupes de tous âges, de toutes conditions et de tous horizons. Ils ont des besoins, des intérêts et des objectifs divers. Par exemple, dans une même rue peuvent cohabiter une famille désirant un cadre de vie calme, un restaurateur souhaitant voir son commerce fréquenté par une clientèle jeune et festive, et une entreprise industrielle dont la viabilité repose sur le va-et-vient continuel de nombreux véhicules. Un arbitrage permanent est à effectuer entre les besoins, les attentes et les objectifs des uns et des autres. La responsabilité des pouvoirs publics chargés d’aménager un espace consiste à faciliter la cohabitation et à éviter que la multiplicité des parties prenantes et de leurs intérêts mène au conflit, notamment d’usage. Mais celui-ci est souvent inévitable, particulièrement dans les grandes organisations ou pendant la conception et la mise en œuvre d’un projet (Afzalur, 2001 ; Dolan et Lamoureux, 1990 ; Lewicki et al., 2004). Le gestionnaire d’un projet d’aménagement de grande envergure y sera alors confronté et devra composer avec ses conséquences négatives : retards, baisse de la qualité du projet, hausse des coûts et multiplication des litiges (Moore, 2004).
Cet article vise à présenter la méthode de résolution des conflits appelée partnering. Initialement prévue pour l’industrie de la construction (Clay et al., 2004.), elle a été utilisée au Canada dans des processus de projet urbain, avec pour ambition de ne pas attendre l’émergence de conflits pour chercher à les résoudre. Mais qu’est-ce qu’un conflit ? Nous présenterons, dans une première partie, une revue de la littérature professionnelle et scientifique sur les conflits en général et dans le contexte des projets urbains, ainsi que les modalités de cette méthode. Puis, dans une seconde partie, nous illustrerons cette méthode par la description de son usage entre 2007 et 2014 dans le projet du Quartier des spectacles de Montréal. Touchant le centre-ville, dans un lieu accueillant les plus grands festivals en plein air de Montréal, les transformations prévues devaient affecter de nombreux usagers et concerner de multiples infrastructures de transport, d’énergie et de communication, de grandes propriétés immobilières, etc. Nous montrerons comment le recours au partnering a permis d’éviter le déclenchement de conflits autour des divergences d’intérêts potentielles des parties prenantes de ce projet.
La notion de conflit et la méthode du partnering1
Les approches des conflits
La complexité de planification et de réalisation des projets urbains tient en partie au nombre d’individus et de groupes impliqués, chacun ayant des préoccupations et des intérêts différents. Nous distinguons habituellement cinq parties prenantes2 (Ross, 2009) :
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les citoyens, qui peuvent agir seuls ou en groupe, être novices ou experts en matière d’urbanisme et d’aménagement ;
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les élus municipaux ;
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les fonctionnaires municipaux ;
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les promoteurs et leurs commanditaires ;
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les personnes morales.
Ces parties ont des intérêts différents vis-à-vis d’un projet. Même lorsqu’elles partagent un objectif commun, elles ne s’entendent pas nécessairement sur sa définition ou sur les moyens de sa mise en œuvre. On assiste alors à l’émergence d’un « conflit », compris « comme une incompatibilité totale, partielle, réelle ou perçue entre les rôles, les buts, les objectifs, les interventions et les intérêts d’un ou de plusieurs individus [ou] groupes » (Dolan et Lamoureux, 1990, p. 207). Les désaccords se muent en conflits lorsqu’un certain seuil de gravité est atteint (Afzalur, 2001), et ce passage se fait graduellement (Dolan et Lamoureux, 1990). On distingue quatre sources de conflits : les faits, les buts, les méthodes et les valeurs (Schmidt et Tannenbaum, 2000).
Les divergences d’intérêts ont de fortes chances d’apparaître dans le cadre de projets urbains où les pressions et les difficultés liées à la prise de décisions importantes favorisent la mutation des désaccords en conflits (Amason et Schweiger, 1997). Ceux-ci s’enveniment en particulier lorsque les parties en opposition ne sont pas conscientes des similitudes qui existent entre leurs positions et ne voient que les différences, ou lorsqu’une des parties est convaincue de la supériorité de ses arguments (Afzalur, 2001).
Si plusieurs auteurs reconnaissent que des effets positifs peuvent émerger d’un conflit (Amason et Schweiger, 1997 ; Benabou, 1984 ; Dolan et Lamoureux, 1990 ; Myers, 1984), Afzalur (2001) précise que c’est le cas dans les conflits de nature cognitive, c’est-à-dire quand apparaît une différence de jugement sur la tâche à accomplir (Amason et Schweiger, 1997). Ces conflits sont fonctionnels dans la mesure où ils suscitent des discussions et des échanges d’idées et où ils sont d’une intensité modérée. Il s’ensuit qu’il faut en réduire le nombre et l’intensité afin qu’ils ne deviennent pas dysfonctionnels. Les conflits affectifs – soit ceux où une ou plusieurs parties prenantes perçoivent le conflit comme une attaque ou une critique personnelle (Amason et Schweiger, 1997) – doivent être totalement évités, puisqu’ils ne produisent que des effets négatifs (Afzalur, 2001).
Pour résoudre un conflit, deux voies se dessinent : l’action en justice et la négociation. Cette dernière se distingue de la première par son caractère volontaire, puisque toutes les parties choisissent de négocier. On a recours à la négociation pour résoudre ou prévenir les conflits, mais aussi afin de créer quelque chose de nouveau qu’aucune des parties ne pourrait réaliser par elle-même (Lewicki et al., 2004). Il peut s’agir de redéfinir le problème, de trouver de nouvelles solutions ou d’ajouter de nouveaux éléments à la négociation, par exemple. Si ne serait-ce qu’une partie refuse de négocier, toutes se retrouvent au tribunal. Or l’action en justice ne devrait être utilisée qu’en dernier recours, car elle a des effets délétères : elle crée un niveau de stress élevé qui affecte les relations entre les parties et amoindrit les chances de succès du projet.
Le partnering comme technique de résolution des conflits
De nombreuses techniques de prévention et de résolution des conflits s’offrent au gestionnaire de projet. Parmi celles-ci, le partnering et la médiation présentent certaines similitudes. Les deux reposent sur un processus confidentiel3, un engagement volontaire et non contraignant, et l’aide d’un tiers indépendant qui soutient les parties dans la prévention et la recherche d’une solution à leurs désaccords (C. Demers, 8 novembre 2002 ; Mose et Kleiner, 1999). Le partnering a pour spécificité de viser la prévention des conflits, tandis que la médiation travaille à leur résolution.
Le partnering a été conçu pour l’industrie de la construction, mais c’est le U.S. Corps of Engineers qui a popularisé son usage au cours des années 1980 (Clay et al., 2004). Cette agence gouvernementale rattachée au département de la Défense des États-Unis désirait, grâce au partnering, prendre de meilleures décisions et susciter l’adhésion des parties prenantes dans le cadre de projets ayant une importante composante environnementale (United State Department of Defence, juillet 1996). Il pouvait s’agir de projets de décontamination, de prévention de la pollution ou de protection de l’environnement, par exemple.
Au sens strict, le partnering est une procédure formelle par laquelle on regroupe des parties aux motivations diverses, on crée un climat de travail positif et coopératif, et on amène les parties à poursuivre des objectifs communs. Au sens large, il peut être vu comme une philosophie de travail selon laquelle on doit favoriser l’éclosion d’un environnement de coopération (Ross, 2009). Cette définition regroupe les éléments principaux des définitions de Pinnell (1999), de Moore (2005) et de Clay et al. (2004).
Le but de cette méthode est énoncé clairement par Clay et al. (2004, p. 44) : « Permettre aux parties prenantes de réaliser leur projet dans le respect du budget, à temps et sans perturbation nécessitant l’utilisation d’une méthode de résolution de conflit dans laquelle les parties se perçoivent comme des adversaires4. » Le gestionnaire l’utilisera pour la seule durée du projet : l’état des relations entre les parties prenantes une fois le projet terminé n’est pas de son ressort (Ross, 2009).
Moore (2005), Pinnell (1999) et Clay et al. (2004) estiment tous que le partnering est une méthode et une « philosophie » fiables pour la prévention des conflits. Plusieurs avantages peuvent être tirés de son utilisation, dont :
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le travail en équipe (Clay et al., 2004 ; Pinnell, 1999) ;
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la réduction du nombre de conflits (Clay et al., 2004 ; Pinnell, 1999) ;
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l’identification de nouvelles opportunités (Clay et al., 2004) ;
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l’union des parties en faveur du projet (ibid.) ;
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la transformation des relations conflictuelles héritées du passé et l’élimination du risque qu’elles se perpétuent (ibid.) ;
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la réunion de personnes et d’organisations aux points de vue et aux expertises variés (Nanus, 1996), d’où peut sortir une grande richesse ;
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l’amélioration de l’esprit d’équipe (ibid.) ;
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la remise en question des processus d’affaires5 des parties (ibid.) ;
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la clarification du processus décisionnel (Clay et al., 2004) ;
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la clarification des canaux de communication (ibid.).
Le partnering mise sur quelques principes simples (Ross, 2009). D’abord, la capacité de traitement d’informations d’un groupe surpasse celle d’un individu. Il s’agit d’un avantage non négligeable lors de la planification et de la mise en œuvre d’un projet urbain qui requiert un grand nombre de savoirs et de savoir-faire. Ensuite, les parties travaillent conjointement et en amont de la conception et de la réalisation, ce qui favorise la bonification du projet et l’identification de nouvelles opportunités. Elles se sentent valorisées et auront une attitude constructive. À l’opposé, lorsqu’elles interviennent en aval, elles peuvent se sentir lésées et sont donc plus susceptibles de contrecarrer l’avancement du projet, augmentant ainsi les risques de non-respect des paramètres de qualité établis, notamment du budget et du calendrier.
Pour illustrer ce propos, prenons l’exemple d’une partie prenante qui, se sentant lésée, fait pression sur des élus et obtient de ces derniers qu’ils retirent leur appui à un projet déjà lancé. Celui-ci est donc suspendu pour une durée indéterminée, et le promoteur doit consacrer toute son énergie à renverser la situation. Pendant ce temps, les travaux ne progressent pas, mais les dépenses s’accumulent (frais d’intérêts sur des emprunts, coûts de main-d’œuvre, etc.). Lorsque les travaux reprennent, les risques demeurent. Il sera peut-être nécessaire d’accélérer les travaux afin de rattraper le temps perdu, mais la qualité risque d’en souffrir. Non seulement il peut s’avérer impossible de rattraper le retard, mais il arrive aussi qu’il faille reprendre des travaux réalisés trop rapidement, ce qui entraîne des dépenses additionnelles.
Conditions de succès
Le simple fait d’utiliser le partnering ne garantit pas le succès. La mise en œuvre de cette procédure doit se faire en trois temps : préparation puis tenue de la séance de travail et suivi des engagements pris. Chacun de ces temps est présenté plus en détail ci-dessous, mais il est utile de préciser dès maintenant que la préparation est l’étape qui requiert le plus d’énergie de la part du gestionnaire de projet, et que le suivi des engagements doit être rigoureux et régulier afin que les bienfaits qui découlent de la séance perdurent. La mise en œuvre doit aussi se faire selon l’ordre logique des activités présentées à la figure 1, et en respectant certaines conditions.
La première décision à prendre est celle du choix de la méthode de prévention des conflits. Ce choix est fait en fonction des objectifs poursuivis, du temps disponible et de l’auditoire. L’utilisation du partnering comme méthode de prévention pourra être envisagée si le projet n’en est encore qu’à ses débuts. C’est l’une des conditions de succès (Ross, 2009).
La figure 1 montre l’importance de la planification de la séance. Le gestionnaire de projet doit sélectionner un animateur qui planifiera, animera et fera le suivi de la séance de partnering. Comme ce suivi se fera régulièrement et sur une longue période, l’animateur doit venir d’une organisation qui n’est pas partie prenante du projet, afin de garantir sa neutralité et son impartialité (Ross, 2008). L’animateur favorise les échanges entre les parties (Auvine et al., 2002 ; Büchel et Moss, 2007 ; Susskind, 2006), mais reste extérieur au contenu des discussions et n’oriente pas la prise de décisions (Susskind, 2006). Il doit avoir une grande expérience de la planification et de l’animation de ce genre de groupe (Nanus, 1996), car plusieurs désaccords ou conflits anciens peuvent surgir, et l’animateur aura à les gérer de façon productive (Büchel et Moss, 2007). Il doit connaître le domaine d’affaires dans lequel on lui demande d’intervenir (Büchel et Moss, 2007 ; Pinnell, 1999), afin de pouvoir guider les conversations et comprendre la teneur des échanges.
L’ordre du jour de la séance de travail6 (préparé avec l’aide de l’animateur, si possible) se subdivise en trois périodes : information, innovation et implication. Cette séquence ainsi que les activités (présentations, visites, ateliers, rédaction de plans d’action, etc.) qui ont lieu à chaque étape doivent conduire graduellement les parties à partager certaines valeurs et certains objectifs7. La séance dure d’un jour et demi à deux jours (Ross, 2009).
Ensuite, l’animateur et le gestionnaire identifient les parties prenantes à inviter à la séance et leurs représentants respectifs (un représentant par partie prenante, de 15 à 35 parties prenantes). Un choix est fait pour des raisons pratiques ou stratégiques, même si, en principe, toutes les parties devraient être conviées. Dans tous les cas, la personne représentant un groupe doit être dans la position d’autorité la plus élevée possible, car elle devra être en mesure de prendre des engagements pour le compte du groupe auquel elle appartient. Cette capacité du représentant à engager sur-le-champ son organisation est la clé du succès du partnering (Ross, 2009).
Lors de la séance, l’adhésion de l’animateur et des participants à cinq valeurs – démocratie, responsabilisation, collaboration, honnêteté et égalité – contribue au succès du partnering (Auvine et al., 2002). « Démocratie », parce que les liens hiérarchiques qui régissent normalement les relations et les comportements entre des personnes de la même organisation sont mis de côté pour la durée de la séance. « Responsabilisation, collaboration et honnêteté », car chacun est responsable de ses actions et en assume les effets ; tous doivent collaborer et travailler ensemble ; et il est de la responsabilité de l’animateur de guider les participants et de leur indiquer l’importance d’être honnêtes les uns envers les autres. Enfin, par « égalité », on entend que chaque personne présente a la possibilité de s’exprimer autant que les autres participants (Ross, 2009).
Le suivi des actions qui découlent de la séance de partnering est d’une importance capitale pour la pérennité de ses bienfaits, qui peuvent se volatiliser en raison de pressions internes ou externes (Büchel et Moss, 2007) ou de la peur, pour certains protagonistes, de perdre le contrôle, de paraître faibles ou incompétents (Susskind, 2006). Ainsi, l’animateur doit préparer un rapport des propos tenus et des synthèses réalisées lors de la séance, qui lie les participants aux propos qu’ils ont tenus. L’animateur peut aussi rencontrer individuellement certaines parties prenantes particulièrement influentes, distribuer des questionnaires pour évaluer les progrès en matière de collaboration, etc. Enfin, d’autres séances de partnering peuvent se tenir au début de nouvelles phases ou à l’arrivée de nouvelles parties prenantes dans le projet (Ross, 2008).
L’utilisation du partnering dans le projet du Quartier des spectacles
Le projet du Quartier des spectacles dans le contexte montréalais
Le contexte montréalais favorise les échanges entre les gestionnaires de projets, les concepteurs et les usagers, de manière à ce qu’il y ait adhésion des parties prenantes aux projets et adéquation entre les souhaits de ces parties et le résultat (aménagements, mobilier urbain, équipement multimédia, etc.). Ces échanges, qui surviennent tôt dans le processus de planification et de conception, doivent permettre la création d’aménagements nécessitant peu de modifications une fois ceux-ci réalisés et présentant donc une bonne durabilité.
Le thème du développement durable, récurrent en aménagement depuis la parution en 1987 du rapport Notre avenir à tous de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement (dit « rapport Bruntland »), a conduit Montréal, comme plusieurs grandes villes, à transformer progressivement ses politiques et ses pratiques afin de les rendre plus respectueuses de l’environnement8. Si la définition du développement durable que donne ce rapport mise sur trois piliers (« un développement économiquement efficace, socialement équitable et écologiquement soutenable »), la municipalité de Montréal fait partie des organisations qui revendiquent l’ajout de « la culture au titre de quatrième pilier » (Ville de Montréal, 2010).
En outre, l’acceptabilité sociale des projets d’aménagement ainsi que la participation des parties prenantes à la définition et à la conception de ces projets revêtent une importance particulière pour la Ville. Cette participation est d’autant plus judicieuse qu’elle permet aux architectes et aux urbanistes d’inclure les préoccupations, les besoins et les souhaits des personnes concernées dès l’ébauche des premiers concepts, ce qui évite des ajustements coûteux à des stades très avancés ou, pire, des transformations en cours de construction.
Ainsi, le contexte politico-urbanistique des quinze dernières années à Montréal a favorisé l’émergence d’initiatives populaires axées sur un urbanisme durable et l’expansion des activités culturelles. C’est ainsi que l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ) a proposé, en 2002, la création du Quartier des spectacles (QDS) dans un secteur situé à l’est du centre-ville de Montréal, fortement marqué par la présence de terrains vacants et d’immeubles au caractère introverti (façades aveugles, accès difficile depuis la rue, accès privilégié par le réseau souterrain), mais aussi siège de festivals de renommée internationale, de nombreuses salles de spectacles et de centaines d’entreprises culturelles. L’ADISQ a fait cette proposition en réponse à la précarité et à la fragilité des entreprises culturelles. En effet, ce secteur de la ville était en pleine mutation : les terrains vagues occupés ponctuellement par les festivals disparaissaient au profit de nouveaux bâtiments, alors que la survie de certaines salles de spectacles était incertaine en raison de la forte concurrence offerte par les salles modernes des banlieues. De ce fait, les tensions étaient grandes entre les parties prenantes qui convoitaient les mêmes sites ou les mêmes aides financières.
La proposition d’un QDS a été discutée publiquement lors du sommet de Montréal, une grande réflexion sur l’avenir de la ville qui s’est tenue en 2002 et à laquelle ont participé plus de 3 000 personnes provenant d’entreprises, de groupes associatifs et de l’administration municipale (Ross, 2012 ; Montréal, 2017). Elle a reçu un accueil positif. À la demande de la Ville, un organisme à but non lucratif, le Partenariat du Quartier des spectacles (PQDS), a élaboré un projet, une « vision commune à l’ensemble des parties prenantes (artistes, organismes culturels, associations commerciales, grands propriétaires immobiliers, gouvernements, etc.) » (Ross, 2012). Toutefois, ce projet supposait d’agir sur des objets de juridiction gouvernementale (une « révision du cadre financier et fiscal auquel les créateurs sont soumis ») ou sur des propriétés privées (réaménagement du domaine public, construction de nouveaux bâtiments), et ne pouvait donc être porté par un organisme à but non lucratif. La municipalité l’a donc repris et a préparé, en 2007, un programme particulier d’urbanisme (PPU) afin d’encadrer toutes les actions liées à l’aménagement et au réaménagement du domaine public et les usages sur le domaine privé dans le secteur de la Place des Arts, occupant le tiers ouest du territoire concerné.
Le PPU est un règlement municipal dont l’élaboration et l’adoption sont régies par la loi sur l’aménagement et l’urbanisme du Québec. Son contenu, en raison du caractère juridique du document, a des effets sur tout citoyen, promoteur ou organisme résidant ou œuvrant dans le secteur visé. Tous sont donc concernés par son élaboration, même s’il s’agit d’un document préparé par ou pour des fonctionnaires et adopté par des élus municipaux. C’est pourquoi les responsables de l’élaboration du PPU ont choisi de consulter les parties prenantes du secteur de la Place des Arts dès le lancement de la démarche, plutôt que de miser uniquement sur l’exercice de consultation publique obligatoire qui précède de peu l’adoption du règlement. Pour ce faire, Quartier international de Montréal (QIM), un organisme à but non lucratif chargé par la Ville de l’élaboration de ce PPU, a choisi d’utiliser le partnering. Son objectif : susciter l’adhésion des parties prenantes au projet, créer de la valeur ajoutée, établir une atmosphère positive facilitant la gestion du projet et les échanges entre les parties, etc. Il s’agissait aussi de diminuer les risques de litige, les erreurs et l’inadéquation entre les besoins et le produit : bref, tout conflit susceptible d’entraîner des hausses de coûts, des retards importants et une baisse de la qualité du processus de projet et de ses résultats.
Les enjeux du projet
Le Quartier des spectacles, marqué par une riche histoire culturelle, couvre une superficie de 1 km2. Il s’agit d’un territoire au cadre bâti et à l’aménagement hétéroclites et défraîchis. La Ville a choisi d’intervenir de façon multiple afin d’y renforcer l’activité culturelle et de concrétiser la vision développée par les organismes du milieu culturel. C’est ainsi qu’a été lancé le projet d’aménagement du Quartier des spectacles – secteur Place des Arts, prévoyant l’aménagement et le réaménagement du domaine public sur un territoire de 30 hectares, par la création de quatre nouvelles places publiques et le réaménagement de la rue Sainte-Catherine, l’une des principales artères commerciales.
Le simple fait que le projet soit situé au centre-ville complexifiait la planification, la conception et la réalisation du projet : on y trouve en effet une multiplicité d’usagers et de fonctions, d’importantes infrastructures de transports, d’énergie et de communication, de grandes propriétés immobilières, etc. Par ailleurs, les organisateurs des festivals qui s’y tenaient bénéficiaient d’une grande liberté d’action pour la configuration des aménagements temporaires (position des scènes et de l’équipement scénographique, corridors de sécurité, affichage, etc.), en raison du grand nombre de terrains vacants. La disparition de ces derniers au profit de nouvelles constructions et un réaménagement risquaient de transformer leurs pratiques.
À ces préoccupations s’ajoutait celle de la gestion des chantiers et des déplacements pendant la construction. D’une part, les conditions climatiques limitent la nature et l’envergure des travaux qui peuvent être entrepris de novembre à mars. Pour éviter qu’un chantier ne s’éternise, il fallait donc agir pendant la période estivale, qui est celle des festivals. D’autre part, de nombreuses salles de spectacles ont une santé financière fragile ; de ce fait, toute perturbation susceptible de nuire à leur fréquentation présentait un risque non négligeable pour leur survie.
Les séances de partnering dans le processus d’élaboration du Quartier des spectacles
Sur la base de ces réflexions, le partnering a été utilisé à quatre reprises entre 2007 et 2014 dans le cadre du projet d’aménagement du Quartier des spectacles. D’abord en avril 2007, alors que les premières idées sur l’aménagement étaient lancées et que s’amorçait la rédaction du PPU, puis en janvier 2008, au moment où, en raison de la mise en œuvre du projet, les fonctionnaires de plusieurs unités administratives de Montréal allaient être sollicités. Les troisième et quatrième sessions témoignent de l’arrivée de nouvelles parties prenantes importantes au démarrage de nouvelles phases de construction.
La séance d’avril 2007 fut la plus déterminante pour la suite du projet. En effet, plusieurs parties prenantes, issues d’univers différents (culture, immobilier, commerce, association de résidents, gouvernements, etc.), étaient actives dans le secteur depuis des décennies. Plusieurs dirigeants se connaissaient déjà. Certaines relations étaient harmonieuses, d’autres tendues, et les intérêts des uns et des autres étaient évidemment divers. Les dirigeants des principales parties prenantes avaient été réunis pour partager des informations, discuter des enjeux et établir des objectifs communs. Les amener à interagir avec respect et dans un esprit de collaboration était un exploit en soi. Comme il y a un seul représentant par partie prenante, il fallait parfois choisir entre deux dirigeants (entre le président et le vice-président, par exemple), aussi l’invitation était-elle lancée à la personne la plus susceptible d’être réceptive au processus et au projet.
Lors de la période « information », les représentants ont visité le site et assisté à des présentations. Les ateliers ont marqué la période « innovation ». C’est à ce moment que les représentants ont été subdivisés en groupes, sans lien avec leur formation ou leur expérience, l’idée des organisateurs étant d’amener de la « fraîcheur », voire de la « naïveté », dans les discussions, afin de faire jaillir des idées nouvelles ou trop souvent oubliées. Ainsi, les thèmes suivants ont été discutés (Ross, 2012) :
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aménagement ;
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identification du type de développement ;
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culture en tant que fonction et environnement ;
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cohabitation des fonctions ;
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Quartier des spectacles comme destination ;
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design, image, identité du quartier ;
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infrastructures et services publics ;
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développement durable.
Cette séance a surtout permis d’établir un lien de confiance entre les parties prenantes, d’obtenir leur adhésion au projet, de tester des idées et de remettre en question des pratiques d’affaires (Ross, 2009). Toutefois, en raison de la complexité des relations entre les protagonistes, un suivi rigoureux était requis pour maintenir la confiance et l’adhésion. Ainsi, plusieurs personnes ont été rencontrées individuellement lors de l’élaboration du PPU, afin de montrer que leurs préoccupations étaient prises en compte dans la conception des aménagements. Le suivi a aussi pris la forme de séances supplémentaires de partnering. Celle destinée exclusivement aux fonctionnaires de la Ville a eu lieu en janvier 2008.
Quelques hauts fonctionnaires ont participé à la première session, puisque la municipalité était partie prenante à plus d’un titre, en tant que responsable des aménagements et des infrastructures, de leur entretien, du zonage, de la culture, etc. Ces hauts fonctionnaires ont adhéré au projet ; il était essentiel que leurs subordonnés, responsables au quotidien de ces questions, y adhèrent aussi. Le déroulement de la deuxième séance, bien que plus courte, était similaire.
Enfin, il y a eu une séance de partnering pour la construction chaque fois que les travaux d’une phase du projet étaient confiés à un nouvel entrepreneur. Cela s’est produit deux fois (en septembre 2008 et en mai 2009). Les rencontres ont eu lieu dès l’octroi du contrat et avant le début des travaux. Elles ont offert à l’entrepreneur l’occasion de rencontrer les parties prenantes touchées par les travaux, de comprendre leurs préoccupations (bruit, entraves à la circulation, maintien des activités commerciales), mais aussi de leur exposer ses propres préoccupations (sécurité, budget, calendrier). Aucune autre séance de partnering n’a eu lieu depuis dans le cadre de ce projet, mais les activités de suivi ont perduré. Par exemple, un comité de coordination a été désigné pour favoriser le transfert des nouveaux aménagements aux équipes responsables de leur entretien, et des comités sectoriels pour des sujets précis, comme « l’accessibilité universelle », ont été constitués. Ces initiatives contribuent au maintien de « bonnes relations ».
Conclusion
Le déroulement du projet du Quartier des spectacles, depuis la publication de notre article (Ross, 2009), tend à montrer que les activités de suivi réalisées par les gestionnaires ont permis de perpétuer les effets positifs du partnering. En effet, la séance avec les hauts fonctionnaires de la Ville et celles avec les entrepreneurs ont permis de créer ou d’améliorer les liens entre les gestionnaires du projet et les intervenants, facilitant ainsi la circulation des informations et la recherche de solutions. L’implication importante des unités administratives concernées a favorisé la mise en œuvre puis la mise en service du projet de façon harmonieuse. Et les entrepreneurs participaient eux aussi activement à la résolution des problèmes qui pouvaient survenir sur ou aux abords des chantiers.
C’est parce qu’il favorise la collaboration entre les parties, la circulation de l’information et la recherche collective de solutions aux problèmes, que le partnering contribue également à la conception et à la mise en œuvre de projets économiquement, socialement, écologiquement et culturellement durables. Cette méthode repose sur la participation des parties prenantes, afin de bien définir les besoins et de concevoir et réaliser le projet correctement du premier coup. Cela permet une utilisation judicieuse des ressources (financières, humaines et matérielles), conformément aux principes du développement durable, puisqu’elle assure l’adéquation entre les besoins et le résultat, et évite ainsi le gaspillage associé aux reprises de travaux ou à l’abandon de projets.
On peut cependant se demander quelles sont les limites de cette méthode. On peut d’abord dire que, si le partnering a obtenu des succès au Canada et aux États-Unis, d’où il provient, le contexte culturel du pays dans lequel on l’utilise joue un grand rôle. Dans quelle mesure peut-il être exporté ? Le préalable est que tous les participants puissent adhérer aux cinq valeurs identifiées : démocratie, responsabilisation, collaboration, honnêteté et égalité. Une autre condition est la présence d’animateurs familiers de cette méthode, ce qui n’existe pas partout.
Ensuite, la méthode de prévention des conflits doit être appropriée à la situation. Par exemple, dans le cadre d’un projet réalisé par une ou deux parties prenantes seulement, une rencontre d’idéation (démarche de production d’idées nouvelles) ou une activité de création d’esprit d’équipe pourrait suffire. Il faut donc retenir qu’il existe plusieurs méthodes de prévention des conflits dans le cadre de projets d’aménagement, dont le partnering, que cette méthode a fonctionné dans différents contextes culturels et que son efficacité repose en grande partie sur le suivi des engagements pris par les participants lors de la séance organisée à cet effet.
Enfin, il y a lieu de rappeler que le partnering est une méthode de prévention de conflits entre les parties prenantes les plus directement impliquées dans la conception et la gestion d’un projet, et que cette méthode n’est pas un substitut à l’information, à la consultation et à la participation du public. Pour maximiser les bienfaits de la méthode, assurer la franchise dans les échanges et favoriser l’identification rapide de solutions, les participants (parmi lesquels peuvent se trouver des représentants d’associations de citoyens) doivent en effet s’engager à respecter la confidentialité des discussions : une exigence forte qu’il n’est pas possible de satisfaire dans toutes les situations.