L’omniprésence du mot « écoquartier » en France dans le champ de l’aménagement est aujourd’hui patente. On retrouve ce vocable dans des appellations d’opérations, dans un label, dans la littérature opérationnelle et scientifique. Quelles ont été les modalités de diffusion de cette catégorie du savoir et de l’action ? Notre hypothèse consiste à considérer qu’elle s’est développée conjointement dans différentes sphères : la conduite des opérations au niveau local, la mise en place de politiques publiques mais aussi la sphère de l’université. Professionnels ou chercheurs devenus experts dans ce domaine ont débattu de l’opportunité de l’usage de la notion d’écoquartier, alors que des élus ou des techniciens municipaux baptisaient ainsi des opérations en cours dans un contexte d’expérimentation et de bataille sémantique.
Il nous a semblé intéressant de revenir avec un peu de distance temporelle sur un moment bouillonnant centré sur la période allant du Grenelle de l’environnement (2007) au lancement du label EcoQuartier (2012). Cet article est porté par une posture descriptive et part de l’idée qu’il est utile et nécessaire d’expliciter les catégories récurrentes dans le monde de l’aménagement1. Il est bâti sur un point de vue socio-historique et vise à préciser la place que cette notion a pu occuper à un certain moment dans les débats sur l’urbanisme et à comprendre les enjeux de cet usage. Cette notion d’écoquartier est abordée, d’une part, comme une « énigme » – ou, pour le dire autrement, comme un objet sur lequel porte une enquête – et, d’autre part, comme un révélateur des approches, pratiques et positions qui se sont confrontées sur le terrain des projets ou dans les mondes institutionnels, académiques ou professionnels à un moment donné de l’histoire de l’urbanisme.
Cet article est construit à partir des résultats d’une recherche menée entre 2009 et 2012 et intitulée La concertation citoyenne dans les projets d’écoquartiers en France : évaluation constructive et mise en perspective européenne (Zetlaoui et al., 2013). Celle-ci reposait sur deux volets d’enquête. Le premier était constitué de deux questionnaires qui ont été adressés en 2010 à des chefs de projet d’opérations déjà entamées et qualifiées d’« écoquartier », de « quartier durable » ou d’une autre appellation en rapport avec la durabilité. Le second reposait sur des entretiens menés auprès des acteurs de huit études de cas2. Dans sa globalité, la recherche avait pour objectif de comprendre les modalités de la concertation dans les écoquartiers français et visait à établir un état des lieux des pratiques françaises. Elle a cherché à produire une photographie de l’ensemble des écoquartiers en France, à travers leurs caractéristiques principales (localisation, nature, superficie etc.), la conduite de projet et les dimensions liées au développement durable et à l’implication des habitants. Les données récoltées et traitées statistiquement nous permettent aujourd’hui de dresser un portrait des opérations alors menées et des objectifs et intentions qui les portaient, au-delà de la seule question de la concertation citoyenne3.
La première partie de cet article porte sur les actions lancées par les services de l’État dans le droit fil du Grenelle de l’environnement (2007) et qui ont servi de vecteur à la notion d’écoquartier. La seconde porte sur les débats qui ont eu lieu après le Grenelle autour de cette notion, au niveau national, dans un ensemble de publications sorties en 2009, comme au niveau local, à travers l’emploi de ce terme dans les dénominations des opérations ou dans les discours politiques.
La fabrication d’écoquartiers en France à l’aune des politiques incitatives de l’État
Le Grenelle de l’environnement
La question des écoquartiers était présente dès les premières rencontres du Grenelle de l’environnement, qui ont eu lieu durant l’été 2007 dans la foulée de l’élection présidentielle remportée par Nicolas Sarkozy. Cette étape était consacrée à la formulation de propositions par des représentants de l’État, de collectivités locales, d’entreprises, de syndicats et d’ONG au sein de six groupes rassemblant une soixantaine de personnes chacun. L’idée de mettre en place un « plan volontariste d’éco quartiers4 » apparaît dans les travaux du groupe intitulé « Lutter contre les changements climatiques et maîtriser l’énergie5 ». Il s’agissait alors de faire « au moins un écoquartier avant 2012 dans toutes les communes qui ont des programmes de développement significatif ; une quinzaine de grands projets d’innovation énergétique, architecturale et sociale à l’image des expériences de Fribourg (Allemagne), BedZED (Royaume-Uni), Dongtan (Chine) ». L’idée était de produire un nombre significatif de projets novateurs ainsi qu’une poignée d’opérations exceptionnelles et expérimentales allant dans le sens de la lutte contre le changement climatique et de la maîtrise de l’énergie.
Durant les étapes suivantes du Grenelle de l’environnement, la question des écoquartiers est restée présente. D’abord dans les débats publics en région qui ont eu lieu à l’automne 20076, puis au sein des tables rondes d’octobre 2007. Les deux acceptions des écoquartiers évoquées plus haut ont perduré. Il s’agissait d’élaborer « un plan volontariste d’écoquartiers impulsé par les collectivités locales : au moins un écoquartier avant 2012 (en continuité avec l’existant et intégré dans l’aménagement d’ensemble) dans toutes les communes qui ont des programmes de développement de l’habitat significatifs ; une quinzaine de grands projets d’innovation énergétique, architecturale et sociale7 ». Des précisions sont apparues : l’échéance de 2012 (qui correspond à la fin du mandat présidentiel), l’impulsion des collectivités locales et la notion de « programmes […] significatifs ».
C’est cette formulation exacte qu’on retrouvera dans l’engagement n° 49 du Grenelle de l’environnement. Celui-ci est préparé au sein d’un « comité opérationnel » consacré à l’urbanisme, qui s’est déroulé durant le premier trimestre 2008. Des débats portant sur des questions plus précises y ont eu lieu et on peut les suivre grâce aux comptes rendus des réunions et à la synthèse qui en a été faite8. On voit d’abord apparaître des craintes quant à l’usage de la notion d’écoquartier. Celle d’une « confusion des références » est exprimée fréquemment9. On s’inquiétait, début 2008, d’une multiplication des opérations qualifiées d’écoquartier mais ne respectant pas un ensemble de principes fondamentaux sur lesquels les protagonistes cherchaient à se mettre d’accord. Émerge ensuite une tension autour de l’idée de norme, que l’on peut qualifier, à l’instar de Laurent Matthey et de David Gaillard d’« hantise de la norme »10 chez les uns, rapport plus favorable à celle-ci chez les autres11. À cela s’articulent des discussions sur la dimension technique des écoquartiers, que certains jugent trop « restrictive ». Ressort enfin un consensus autour de l’idée qu’une « méthode » est nécessaire. Celle-ci doit être élaborée à partir des « compétences disponibles dans les collectivités12 », demeurer souple pour s’adapter aux différents territoires et permettre aux collectivités de faire des choix. La question de la « participation la plus large possible des habitants actuels ou futurs » est aussi présentée comme essentielle et devant constituer un critère à appliquer systématiquement. C’est globalement davantage en termes de processus et d’objectifs que de structuration spatiale que la notion d’écoquartier est envisagée lors de cette phase du Grenelle de l’environnement centrée sur les comités opérationnels.
Les actions lancées
L’engagement n° 49 a donné lieu à des propositions d’actions, dans lesquelles la fabrication d’écoquartiers est mise en relation avec plusieurs thématiques de l’aménagement13.
Proposition n° 16
Afin de favoriser l’émergence de quartiers durables, le comité opérationnel propose de développer une démarche expérimentale mise au point conjointement entre l’État, les collectivités locales et les autres parties prenantes, relative à l’élaboration d’un quartier durable. La démarche inclurait la définition progressive d’une méthode et un soutien méthodologique ainsi qu’une conditionnalité à définir concernant les aides publiques. Une évaluation in itinere doit accompagner ces expérimentations.
Dans le cadre d’une amélioration de la pédagogie et de la communication autour des techniques de conception urbaine durable, un appel à projets sera lancé à l’initiative du MEEDDAT afin de mutualiser les expériences en cours14.
Les structures mises en place par la suite restent fidèles aux idées développées par le comité opérationnel.
Dans un premier temps (2008-2009), un concours de projets est élaboré au sein du Bureau de l’aménagement opérationnel durable n° 4 (AD4) du ministère de l’Écologie. Il est suivi d’un dispositif similaire en 2011, qualifié cette fois d’« appel à projets ». Entre ces deux concours, la vision des écoquartiers a évolué : les questions environnementales dominent moins les questions économiques ou sociales qu’en 2008-2009, et les processus et la gouvernance sont davantage mis en avant en 2011. Aux trois piliers fondamentaux du développement durable à travers lesquels sont évalués les écoquartiers, s’ajoute le « pilier démarche et processus », dans lequel s’inscrit la thématique du rôle à donner à la société civile, aux citoyens et aux forces économiques locales dans la définition et la mise en œuvre de projets. L’accent est mis sur une « gouvernance participative impliquant les habitants ou futurs habitants15 ».
Cette évolution a été discutée au sein des deux dispositifs mis en place par AD4. Il s’agit du Comité scientifique, conçu comme un « organe consultatif de réflexion », et du Club national EcoQuartier, destiné à créer un espace d’échanges sur les pratiques et les savoir-faire entre des professionnels impliqués dans la fabrication d’écoquartiers16.
Le Comité scientifique répond principalement à deux missions. La première est l’élaboration d’une définition. Il participe à la construction de la vision de l’écoquartier qui sera promue par le ministère (sa « doctrine ») en présentant différentes approches de la notion au bureau AD4 et en les commentant. La seconde concerne davantage la méthode ou les outils pour promouvoir la notion d’écoquartier et faire évoluer les pratiques. Il s’agit d’aider AD4 à améliorer le dispositif d’évaluation des opérations, en particulier la grille donnée aux examinateurs des dossiers des concours de 2008-2009 et de 201117. Nous venons de voir que la grille des concours avait évolué significativement entre ces deux phases : c’est pour partie sous l’impulsion du Comité scientifique. Ce dernier a aussi été moteur dans l’évolution de la définition des écoquartiers. En 2008, le ministère de l’Écologie avait élaboré une liste de dix principes à respecter dans un écoquartier. Ceux-ci renvoyaient à des questions de morphologie urbaine (la question de la lutte contre l’étalement urbain était alors omniprésente), de gouvernance, d’économie, d’énergie, de mobilité et, plus fondamentalement d’une « façon globale et interactive de penser » (Lefevre, Sabard, 2009, p. 10-11). Depuis 2011, le ministère insiste sur le fait que l’écoquartier n’est pas seulement un objet mais le produit d’une démarche.
En 2011, le ministère de l’Écologie met en avant les principes suivants :
- « la promotion d’une gestion responsable des ressources, l’intégration dans la ville existante et le territoire qui l’entoure,
- la participation au dynamisme économique,
- la proposition de logements pour tous et de tous types, participant au “vivre-ensemble” et à la mixité sociale,
- l’offre d’outils de concertation nécessaires pour une vision partagée dès la conception du quartier avec les acteurs de l’aménagement et les habitants ».
Les Clubs ÉcoQuartier sont des structures qui organisent des échanges entre l’État et les collectivités locales autour des premières expériences. Aux chefs de projet de présenter des innovations et de rendre compte des difficultés. Aux services de l’État d’organiser des rencontres thématiques et de faire intervenir des experts. L’année de leur instauration, en 2010, des séances de travail ont eu lieu autour des outils de planification, des acteurs (assistance à la maîtrise d’ouvrage, bureaux d’études) et des structures (transversalité des services, sociétés publiques locales d’aménagement) propices aux projets, de l’implication des habitants et de la spécificité du milieu rural. Outre sa fonction de mise en réseau d’acteurs de l’aménagement autour de la question des écoquartiers, le Club visait, au moment de sa création, à produire et à diffuser des retours d’expérience sur des opérations pionnières comme sur des difficultés rencontrées dans la pratique et susceptibles d’être résolues (notamment en ce qui concerne les outils réglementaires et législatifs).
Le label
L’idée d’un label est présente dès le Grenelle de l’environnement : un premier tour d’horizon des chartes ou labels existants est effectué à ce moment-là. Cette procédure est présentée comme « à la fois lisible pour le grand public et mobilisatrice pour les collectivités ». L’idée de label constitue l’horizon d’attente des concours de 2008-2009 et de 2011, qui permettent d’en fixer de manière expérimentale les critères. AD4 voyait dans le label un « appel à projets continu ».
De nombreux débats autour des notions de « référentiel », de « grille » et de « label » ont eu lieu au sein du Comité scientifique. Certains voyaient dans cette démarche un risque de normalisation des écoquartiers ou d’une utilisation de ce label à des fins publicitaires ou marketing. D’autres débats ont évoqué les stades des opérations sur lesquels devait porter la labellisation (phases de projet, de réalisation et de vie de quartier). Faire de l’implication des habitants un des critères faisait consensus, mais des discussions ont eu lieu sur la difficulté de demander aux acteurs de rendre compte eux-mêmes de la participation. Globalement, le choix des critères correspondant à chacun des thèmes a fait l’objet de discussions, ainsi que l’élaboration d’un ensemble d’indicateurs permettant d’évaluer la qualité et les performances des projets tout au long de leur élaboration dans le cadre de la préparation du processus de labellisation.
Le dispositif de labellisation finalement retenu est centré sur une charte dénommée « EcoQuartier », dans laquelle les collectivités s’engagent à suivre les principes du développement durable dans leur politique d’aménagement. Après signature de la charte, les collectivités doivent formuler une demande de labellisation, celle-ci donnant lieu à des expertises aux niveaux régional et national. Elles entrent ainsi dans le « réseau des villes signataires » et leurs données sont capitalisées dans « l’observatoire ÉcoQuartier ».
Dans quelle mesure la diffusion du vocable « écoquartier » – en l’occurrence avec la graphie EcoQuartier – à travers les événements et les échanges orchestrés par le ministère de l’Écologie rencontre-t-elle un écho parmi les professionnels et les experts de l’architecture et de l’urbanisme (durable) ?
L’émergence du vocable d’écoquartier en France à la fin des années 2000
Les experts discutent de la pertinence de la notion d’écoquartier.
Avec une préférence pour les expressions « projet de quartier durable » ou « projet durable », les auteurs du guide L’Urbanisme durable. Concevoir un écoquartier (Charlot-Valdieu, Outrequin 2009) estiment nécessaire de produire une définition des écoquartiers et de présenter une méthodologie. Ils définissent l’écoquartier par la mise en place d’« une nouvelle façon de penser et d’agir », par une démarche de projet visant à répondre, à son échelle, aux enjeux globaux de la planète et aux enjeux locaux afin d’améliorer la qualité de vie de ses habitants et usagers et à contribuer à la durabilité de la ville. Ces auteurs envisagent cependant le terme « écoquartier » avec méfiance. Pour eux, il est lié à la marginalisation des aspects sociaux et économiques et à la focalisation sur les questions environnementales dans de nombreuses opérations françaises qualifiées d’écoquartiers.
Ce jeu entre les positions par rapport aux mots et les critiques sur les manières de faire est apparu stérile à d’autres experts et chercheurs. Pierre Lefèvre et Michel Sabard (2009) ont botté en touche : « Nous pourrions multiplier les définitions de l’écoquartier. Le propos deviendrait vite redondant et ennuyeux. Avec l’approche environnementale, tout est dans tout. Chaque paramètre renvoie à la plupart des autres, ce qui se traduit bien souvent par un discours en boucle qui donne vite l’impression soit de tourner en rond, soit de privilégier l’idéologie et d’ignorer les vicissitudes financières et techniques auxquelles se heurtent les opérateurs. » De son côté, Taoufik Souami a choisi, dans son livre Écoquartiers, secrets de fabrication (Souami, 2009), d’utiliser les vocables « écoquartier » et « quartier durable » sans distinction. Il insiste sur le fait que les collectivités locales comme les techniciens les utilisent pour désigner la même chose. C’est la même position qui a été adoptée dans la recherche dirigée par Jodelle Zetlaoui-Léger à laquelle nous avons participé (Zetlaoui, 2013). Quant à Antonio Da Cunha (2011, p. 191), il a vu dans la discussion sur les termes « écoquartier » et « quartier durable » un « débat sémantique stérile » qui fait « peser sur le premier le soupçon d’une approche purement environnementale servant de vitrine marchande aux nouvelles technologies de l’habiter ». Entre cette dernière position et celle définie plus haut, on en trouve de plus ambiguës, comme celle de Benoît Boutaud (2009), qui, tout en faisant le tour de différentes approches définitionnelles, semble hésiter entre un constat accepté de l’absence de différence de sens entre « écoquartier » et « quartier durable » et le regret d’une confusion des sens mise sur le compte de la place trop grande accordée à la communication ou au marketing dans les opérations.
La fortune critique de la notion d’écoquartier dans la sphère locale
Dans la sphère opérationnelle, l’usage du vocable « écoquartier » augmente progressivement durant les années qui précèdent le Grenelle. Utilisée en 2006 de manière équivalente à « quartier durable », l’appellation « écoquartier » s’impose ensuite. Des opérations ont été qualifiées d’écoquartier avant ou au moment du concours EcoQuartier lancé par le ministère de l’Écologie (2008). Au moment de la diffusion des résultats, un nombre significatif d’opérations désignées ainsi existent donc en France18. À quoi ressemblent-elles ? La caractéristique des opérations de cette génération est d’avoir été le témoin ou la caisse de résonance de la montée en puissance de la notion plurielle de développement durable dans les années 199019. La prise en compte de cette approche a pu donner lieu à la décision de lancer une opération spécifique et expérimentale comme à celle de faire évoluer vers plus de durabilité une opération qui s’y prêtait, par exemple à partir d’un intérêt accordé au paysage20. La recherche de solutions locales, souvent sous forme expérimentale, caractérise cette génération d’écoquartiers21 et participe à la diversité des caractéristiques fondamentales de ces opérations. Une enquête menée en 2010 et visant à l’exhaustivité (Zetlaoui, 2013) nous a permis de vérifier ce fait et de le quantifier. Les opérations qualifiées d’écoquartier sont très variées, au-delà de la présence du programme de logements, qui est la motivation première de l’engagement des projets. On repère des différences de superficie22, de localisation23, de situation de départ24, de type de projet25. Par ailleurs, les actions associées à la durabilité sont aussi diverses. Le listing fait apparaître la gestion de l’eau, de l’énergie ou des déchets en premier, ce qui n’est pas surprenant, mais on retrouve aussi de manière très prégnante la mobilité et la mixité sociale, thématiques qui, tout en relevant de la durabilité, sont aussi généralement abordées dans des projets urbains plus anciens ou contemporains non qualifiés d’écoquartiers ou de quartiers durables. Par ailleurs, la question de la concertation est, elle aussi, associée de manière significative au thème du durable.
Si on s’appuie sur la notion de modèle telle qu’elle est définie par Françoise Choay (1980) autour des idées de plan standard et de reproductibilité, on peine à déterminer la nature d’un tel modèle, en raison de la diversité des caractéristiques principales des opérations et des actions qui participent à leur « durabilité ». Cette diversité entraîne une certaine confusion autour du mot « écoquartier », due à sa propension à évoquer des « choses matérielles, qui semblent être là avant qu’on les nomme » (Topalov, 2001, p. XVII), alors qu’on ne peut que constater la variété des opérations produites sous couvert de cette appellation. Le vocable n’apparaît pas non plus utilisable, dans le champ de l’architecture et de l’urbanisme, comme une catégorie de typo-morphologie, dans le sens où il ne peut guère décrire des espaces ou des usages particuliers26.
Le choix du vocable « écoquartier » dans la sphère politique
Les acteurs de la désignation des opérations en tant qu’écoquartiers sont des personnalités locales et, dans la moitié des cas, les collectivités territoriales et les élus. C’est davantage l’échelon politique que la sphère technique qui a plaidé pour le recours à ce terme, souvent acté au moment de la candidature au concours EcoQuartier.
Choisie par les élus, cette appellation pouvait être regardée avec suspicion et considérée comme un élément de « discours politique de séduction » (Charaudeau, 2005). À Tours, par exemple, la qualification de l’opération de Monconseil en tant qu’écoquartier en 2008 a fait l’objet d’une critique du groupe Europe Écologie-Les Verts. Ses membres, qui ont apporté leur soutien au maire PS lors des municipales de la même année, reprochent à cette opération de ne pas être assez innovante, pas assez écologique, de ressembler en fait « à n’importe quel quartier27 ». Il ne mérite pas « le titre d’écoquartier », et les polémistes présentent l’échec de la candidature de la ville à l’appel à projets 200928 comme la preuve de leur propos. Avec ironie, ils rapportent des propos oniriques et flous tenus par le maire au sujet de cette opération, « qui se jouera avec bonheur des éléments – le soleil, la pluie, le vent », et regrettent que « la ville de Tours ait trop vite communiqué sur la création d’un véritable écoquartier ».
De même, il n’est pas rare que les chargés d’aménagement et les habitants impliqués dans des dispositifs participatifs expriment leurs réticences à utiliser le mot « écoquartier » pour nommer les opérations auxquelles ils participent. Ils peuvent considérer que ce vocable appartient au registre du marketing politique ou – en prenant comme référence des quartiers « prototypes » (Souami, 2009) – le trouver en décalage avec les caractéristiques assez banales des projets en question. Ceux-ci résultent en effet de normes (énergétiques, par exemple) ou de dispositifs (réunions publiques) devenus obligatoires avec le temps.
Cependant, l’implication des élus dans la mise en place d’écoquartiers ne s’est pas cantonnée au registre discursif, symbolique et publicitaire. À travers leur forte participation aux visites d’écoquartiers réalisées en France et à l’étranger (en Allemagne principalement), on voit que nombreux sont ceux qui ont cherché à accompagner cette « parole de séduction » par des paroles de « persuasion », de l’ordre de la raison et de la décision (Charaudeau, 2005). Dans ces occasions, ils ont contribué à la définition, avec les techniciens et les aménageurs, de ce qu’il était possible de faire ou non localement. Dans ce cadre, la notion d’écoquartier a bien servi d’incubateur de réflexion. Elle a permis de construire un ensemble de données permettant d’aider à la décision dans la sphère politique.
En effet, dans l’esprit des Clubs EcoQuartier, des espaces de discussion ont émergé à l’échelle locale autour de cette notion. À Strasbourg, la qualification d’écoquartier donnée à l’opération Danube en 2008 ne divise pas mais, au contraire, fédère. Elle est portée par la Communauté urbaine de Strasbourg, qui a initié six écoquartiers et a construit en parallèle une démarche fondée sur les enjeux environnementaux et l’implication des habitants dans les projets qui est devenue sa doctrine d’aménagement. Elle est aussi portée par l’association Éco-quartier, qui a conçu un guide méthodologique pour « la participation citoyenne à la conception d’un écoquartier » en 2008. Primé en 2009 à propos de son travail sur la mobilité, l’écoquartier Danube est élaboré à partir d’une définition locale de ce qu’est un écoquartier. Cette définition est centrée sur l’usage des espaces et les rencontres entre les personnes. Elle se distancie en 2009 des dix principes affichés par le ministère de l’écologie (cf. plus haut) davantage centrés sur des questions de développement, d’aménagement et de gouvernance29.
Conclusion
La période de cinq ans qui vient d’être esquissée autour de la notion d’écoquartier est scandée par une série d’événements essentiellement initiés par les services de l’État : le Grenelle de l’environnement en 2007, le premier concours en 2008, des publications en 2009, le second concours en 2011 puis le lancement du label en 2012. Durant cette période, on constate une présence récurrente de ce terme dans les milieux opérationnels et universitaires et une tension autour de son usage, instrument revendicatif d’une cause pour certains militants, diffuseur d’une nouvelle approche de l’urbanisme portée par les services de l’État, expression performative ou critiquée du discours politique. Bien que le mot « écoquartier » ait échoué en tant que concept opératoire susceptible de renvoyer à un modèle ou à un type spatial et formel, les échanges au sein du Club EcoQuartier comme au sein de certaines collectivités telles que Strasbourg montrent qu’il a été un vecteur extrêmement efficace en tant que mot-creuset, dans le sens où il a participé à l’émergence de débats, permis de fédérer des acteurs et contribué au lancement d’une dynamique forte.
Paradoxalement, et malgré la continuité des actions, l’année du lancement du label me semble coïncider avec la fin de ce « moment écoquartier », car on constate l’arrêt des polémiques sémantiques.
Comment expliquer ce phénomène ? Répondre à cette question demanderait de nouvelles recherches mais on peut esquisser trois pistes. La première concerne la sphère nationale. Elle s’appuie sur le fait que le processus de labellisation EcoQuartier s’est inscrit dans un registre de recherche d’expérimentation ou d’évolution des pratiques locales. Les idées défendues faisant plutôt consensus parmi les professionnels de l’aménagement œuvrant à l’émergence de « bonnes pratiques », le label serait davantage perçu comme un dispositif d’accompagnement potentiel que comme une injonction gouvernementale suscitant de la méfiance à l’échelle locale. La deuxième piste renvoie à l’échelle locale. On peut penser que la banalisation du terme « écoquartier » a pu apaiser les craintes d’un usage de séduction dans le cadre du discours politique. La troisième piste consiste à dire que les crispations autour de ce vocable se sont probablement dissipées du fait qu’un nombre significatif d’opérations ont commencé à sortir de terre. Cela a permis de déplacer le débat sur la sphère nationale, sur la valeur expérimentale (les effets des dispositifs participatifs, par exemple) ou les limites (par rapport aux consommations effectives d’énergie, notamment) de projets locaux. Les références étrangères et leur mobilisation au nom de tel ou tel principe (appropriation des espaces, implication des habitants, gestion de l’énergie etc.) ne servent plus de manière aussi évidente à nourrir des définitions de la notion d’écoquartier ou à justifier le choix d’un mot. Des éléments qui avaient pu, durant cette période, être regroupés sous la notion, du coup un peu nébuleuse, d’écoquartier se sont autonomisés et constituent désormais des problématiques propres dans les débats sur l’aménagement.