Les savoirs et savoir‑faire des professionnels face à la participation : entre aptitude au dialogue et communication graphique

Héloïse Nez

p. 151-161

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Héloïse Nez, « Les savoirs et savoir‑faire des professionnels face à la participation : entre aptitude au dialogue et communication graphique », Cahiers RAMAU, 6 | 2013, 151-161.

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Héloïse Nez, « Les savoirs et savoir‑faire des professionnels face à la participation : entre aptitude au dialogue et communication graphique », Cahiers RAMAU [En ligne], 6 | 2013, mis en ligne le 02 novembre 2013, consulté le 22 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/391

Cet article porte sur l’évolution des savoirs et savoir-faire des professionnels de l’urbanisme et de l’architecture face à l’émergence d’un « impératif participatif » dans l’élaboration des projets urbains, à partir d’une enquête ethnographique sur deux dispositifs participatifs à Paris. Les professionnels sont amenés à développer de nouvelles compétences, notamment pédagogiques, pour présenter leurs projets à un public « profane ». Ils cherchent en particulier à adapter les supports visuels dans les réunions publiques, afin de susciter le débat avec le public. Toutefois, des résistances s’expriment lorsque les habitants mobilisent eux-mêmes des savoirs professionnels, qui entrent en concurrence avec les savoirs des professionnels attitrés et remettent en cause leur monopole du savoir et de la décision sur les questions techniques. Ces derniers ont ainsi tendance à confiner les habitants dans un savoir d’usage et à écarter toute prise de parole qualifiée sur un plan technique.

Depuis une vingtaine d’années, les dispositifs visant à associer les citoyens à l’élaboration des projets urbains se multiplient, en France comme dans d’autres pays européens, au point de représenter un « impératif » ou une norme des politiques urbaines locales (Bacqué, Rey et Sintomer, 2005 ; Bacqué et al., 2006 ; Blondiaux, 2008 ; Bacqué et al., 2010). Ces dispositifs d’urbanisme participatif font l’objet de nombreux travaux en sciences sociales. En contrepoint des conceptions élitistes de la démocratie selon lesquelles les citoyens seraient incompétents dès lors que l’on dépasse la sphère de leurs intérêts immédiats (Schumpeter, 1942), l’approche par les « savoirs citoyens » permet de qualifier l’apport épistémologique des citoyens ordinaires à l’action publique locale et d’étudier les transferts de savoirs entre acteurs dans les dispositifs participatifs et délibératifs (Sintomer, 2008 ; Fromentin et Wojcik, 2008 ; Topçu, Cuny et Serrano-Velarde, 2008 ; Nez, 2010 ; Deboulet et Nez, 2013). Nous avons ainsi élaboré une typologie des savoirs citoyens dans l’urbanisme participatif, qui distingue des savoirs d’usage, des savoirs professionnels et des savoirs militants, qui peuvent être portés individuellement ou collectivement (Nez, 2011). Si les savoirs d’usage sont des savoirs non spécialisés fondés sur une pratique du territoire, les savoirs professionnels sont des savoirs plus systématisés, basés sur une expertise technique, tandis que les savoirs militants se réfèrent à l’inscription dans des réseaux d’acteurs et à la maîtrise de savoirs et de savoir-faire politiques. La plus grande structuration et qualification des savoirs collectifs, par exemple de l’expertise associative, provient de la mise en commun des savoirs individuels, du partage d’expériences et de l’appel à des expertises extérieures.

Si la question des « savoirs citoyens » fait l’objet d’un nombre croissant de travaux, il nous semble que celle de l’adaptation et de la transformation des savoirs et savoir-faire des professionnels face aux nouvelles situations de débat public mériterait d’être approfondie. La littérature anglophone sur l’urbanisme participatif, destinée aux praticiens de l’urbanisme dont les méthodes et les pratiques sont appelées à se transformer, est centrée sur le rôle et les compétences des professionnels qui accompagnent les citoyens les plus éloignés du pouvoir de décision pour défendre leurs intérêts. C’est le cas notamment de la pratique de l’advocacy planning théorisée par Paul Davidoff (1965) dans les années 1960 et du « tournant communicationnel » des années 1980, dont John Forester (1987) est l’un des principaux instigateurs. En France, la posture des professionnels dans des expériences d’urbanisme participatif a notamment été théorisée par Michel Anselme (2000), au moment de la réhabilitation de la cité du « Petit Séminaire » lancée en 1978 à Marseille. Les travaux plus récents sur la démocratie participative, qui se multiplient depuis une dizaine d’années en parallèle de la diffusion des expériences locales, s’intéressent plus souvent à la question des savoirs citoyens ou des compétences habitantes, plutôt qu’à l’impact de la participation sur les savoirs et savoir-faire des professionnels. Comment les experts de l’urbanisme et de l’architecture sont-ils amenés à intégrer l’impératif participatif dans leurs pratiques quotidiennes et à développer de nouvelles compétences pour présenter leurs projets à un public « profane » ? Dans quelle mesure leurs savoirs et savoir-faire en sont-ils transformés ? Repère-t-on des résistances dans leurs réactions pour intégrer les « savoirs citoyens » à l’élaboration du projet urbain, et comment s’expriment-elles ?

Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, notre article s’appuie sur une enquête ethnographique menée pendant deux ans (2007-2008) sur deux dispositifs d’urbanisme participatif à Paris : le budget participatif de la voirie dans le XXe arrondissement et le comité permanent de concertation sur la zone d’aménagement concertée (ZAC) Paris Rive Gauche. Ces processus de participation s’inscrivent à des échelles différentes de projets urbains, entre le réaménagement de rues et de places dans un arrondissement et la création d’un nouveau quartier à l’échelle de la métropole parisienne. Sur ces deux sites, nous avons mené des observations participantes dans une soixantaine de réunions publiques et réalisé des entretiens avec une vingtaine de professionnels (urbanistes, architectes, paysagistes, ingénieurs de la voirie, etc.). Cette méthode d’enquête nous a permis d’obtenir un matériel empirique original sur les interactions entre les participants et les transformations dans les savoir-faire des professionnels, en observant les dispositifs dans la durée et en recueillant des témoignages individuels. Nous avons également réalisé une trentaine d’entretiens avec des élus et des habitants, qui concernaient entre autres leurs relations avec les services techniques et les professionnels.

Après une brève présentation de nos cas d’étude, nous analyserons la nature des nouvelles compétences sociales développées par les professionnels de l’urbanisme et de l’architecture dans les situations de débat public, puis nous montrerons les facteurs et les modalités de résistance des experts face à la concurrence des savoirs citoyens dans leur propre champ de compétence, celui de la technique.

Deux dispositifs d’urbanisme participatif à Paris

Socialement mixte et historiquement ancré à gauche, le XXe arrondissement connaît de fortes mobilisations associatives sur les questions urbaines dans les années 1990. C’est le premier arrondissement de Paris à créer des conseils de quartier en 1995 – composés de militants politiques, de représentants associatifs et d’habitants tirés au sort sur listes électorales – et le seul à instaurer un processus de co-élaboration budgétaire sur les investissements de voirie. En 2002, la municipalité lance un processus annuel de remontée des propositions des conseils de quartier, appelé « budget participatif ». Si cette procédure s’essouffle rapidement faute d’être structurée dans le cadre du budget de la ville, l’élu communiste en charge de la voirie met en place un processus particulier sur les investissements de son secteur. Le « budget participatif de la voirie » s’appuie sur les conseils de quartier, qui se réunissent trois fois par an en séance plénière et régulièrement dans le cadre de commissions de travail. Leurs propositions d’investissement sont chiffrées par les services techniques, puis discutées et hiérarchisées en réunion publique. Une fois le budget adopté par le Conseil de Paris, les projets de voirie sont mis en débat. Limité par son caractère consultatif dû à la centralisation du système politique local, ce dispositif vise une co-élaboration des décisions sur des projets d’aménagement de quartier, ce qui en fait un processus novateur dans le contexte parisien.

La ZAC Paris Rive Gauche est l’un des derniers grands projets urbains encore en cours à Paris. Cette opération menée par la société d’économie mixte d’aménagement de Paris (Semapa) est lancée en 1991, afin d’urbaniser un vaste secteur de 130 hectares correspondant aux terrains du faisceau des voies ferrées de la gare d’Austerlitz dans le XIIIe arrondissement. Le projet est de construire un nouveau quartier sur le modèle de La Défense, dans une zone d’activités industrielles et logistiques considérée comme un no man’s land. Dès les premières études, des associations contestent le programme et le plan d’aménagement du secteur, principalement conçu autour de la couverture des voies ferrées par une dalle devant accueillir une avenue prestigieuse (l’avenue de France) et des sièges sociaux d’entreprises. Certaines existent déjà, comme l’Association pour le développement et l’aménagement du XIIIe arrondissement (Ada 13), créée dans les années 1960, tandis que d’autres émergent pour s’opposer au projet, à l’instar de tam-tam. Leurs critiques portent sur la priorité donnée à la circulation automobile dans le plan de voirie, le manque de liens avec les quartiers anciens, la primauté des activités tertiaires de bureaux dans la programmation de l’opération, et la démolition du patrimoine industriel et ferroviaire. Suite à un recours en contentieux remporté par Tam-Tam en 1996, qui invalide les actes fondateurs de la ZAC, un second plan d’aménagement de zone est élaboré et une nouvelle enquête publique est organisée. Dans son rapport, la commission d’enquête exige la mise en place d’une concertation, permanente pendant tout le temps de l’opération. Créé en 1997, le « comité permanent de concertation » de la ZAC Paris Rive Gauche réunit les associations et les conseils de quartier aux côtés des acteurs institutionnels, dans trois types d’instances : le comité plénier, le bureau et les groupes de travail géographiques ou thématiques.

De nouvelles compétences sociales

« Les équipes qui présentent les projets devant le public ont dû adapter leur argumentation et souvent révéler les méthodes qui les ont conduites à proposer les projets, leurs variantes et les modalités de leur insertion. Une plus grande transparence qui met au jour non seulement des procédures, des modes de calcul, mais aussi une culture technique chargée d’inertie ; une culture présentant peu d’inclination à partager un savoir moyennement accessible au commun des mortels et sur laquelle est fondé le pouvoir. » (Beaucire, 2009, p. 63).

Comme l’étudie Francis Beaucire à partir des procédures françaises de débat public sur les projets d’infrastructures de transports, les professionnels sont amenés à adapter leurs savoir-faire pour se « justifier par la démonstration et par l’échange ». La multiplication des situations d’interaction avec les citoyens incite les techniciens à mobiliser d’autres types de savoirs pour légitimer leur projet en public, comme un savoir d’usage, et à développer de nouvelles compétences, principalement pédagogiques. En s’intéressant à l’histoire des métiers de l’urbanisme au XXe siècle, Viviane Claude (2006, p. 224-225) montre que l’importance croissante donnée à la parole des citoyens dans l’élaboration du projet urbain requiert une nouvelle polyvalence des professionnels, basée sur l’acquisition de « compétences sociales » : « Savoir parler à des gens différents, savoir à qui s’adresser, savoir combiner des demandes, repérer les leaders d’opinion et les “porteurs de projet”, activer des relations. » La montée d’un impératif participatif les incite à agencer des dimensions d’expertise et de médiation dans leurs savoirs professionnels : « Aux savoirs “techniques” définis en termes spatiaux, juridiques, économiques, gestionnaires s’ajoutent des savoirs sociaux en terme de reconnaissance des groupes sociaux, de négociation entre acteurs, d’anticipation du comportement des acteurs » (Verpraet, 2005, p. 94-95). Les professionnels acquièrent notamment des compétences relationnelles : « Il ne suffit plus d’être compétent, spécialiste ou généraliste, il importe de savoir travailler avec d’autres, de négocier (…). Les professionnels eux-mêmes acquièrent des capacités d’écoute, de traduction, des aptitudes à composer avec d’autres » (Biau et Tapie, 2009, p. 199). Nos observations dans le XXe arrondissement et à Paris Rive Gauche rejoignent les résultats de ces travaux de la sociologie des professions de l’urbanisme et de l’architecture, selon lesquels la prise en compte de l’usager engage un processus de refonte des compétences dans l’administration (Trépos, 1992) et une diversification des compétences et des trajectoires professionnelles (Biau et Tapie, 2009).

Si leurs formations les préparent encore peu à l’intégration de la participation dans leurs savoirs et savoir-faire1, les techniciens développent « sur le tas » une capacité d’écoute et de dialogue, comme l’explique l’ingénieur en chef de la voirie dans le XXe arrondissement : « La formation, c’est à force d’y assister, on apprend à mieux écouter, à mieux répondre aux demandes et aux besoins2. » La confrontation des professionnels aux usagers les incite ainsi à développer un « savoir communiquer avec les riverains » :

« Il y a un métier de communicant à acquérir qu’on n’avait pas forcément par le passé. (…) On n’est pas que des ingénieurs dans notre bureau à faire des projets techniques, on doit aussi acquérir des méthodes de communication et des façons de faire. (…) On est partis du truc où on allait présenter le plan derrière sur un panneau, aujourd’hui on fait des présentations PowerPoint plus ou moins élaborées en fonction des projets, et on y ajoute parfois des images de synthèse… On a fait des photomontages pour la place de la Réunion, par exemple. Et on peut imaginer demain des choses encore plus interactives entre les riverains et nous, du type : au lieu que le photomontage soit figé, qu’on puisse un peu aller se balader dans l’aménagement pour en montrer différents points de vue3. »

Comme l’explique cet ingénieur parisien, les professionnels sont amenés à développer des savoir-faire pour rendre compte de leurs savoirs techniques, en particulier des supports visuels qui permettent de susciter davantage le débat. C’est typiquement le cas de l’outil PowerPoint qui s’est généralisé dans les modes d’exposition des projets à Paris (Borraz et Haegel, 2006). L’évolution des supports visuels utilisés par les techniciens dans la démarche du budget participatif de la voirie dans le XXe arrondissement est, à ce propos, révélatrice. Au lancement de la procédure, l’ingénieur en chef de la voirie était en fin de carrière et peu habitué aux nouvelles méthodes de communication :

« Au début, on arrivait avec nos rouleaux sous le bras, nos plans. Et après on nous a donné des micros, et il a fallu qu’on se mette effectivement à ce type de présentation. Alors moi pas trop, parce que vu ma génération, PowerPoint… j’étais un peu largué. Si on ne me l’avait pas dit, je serais resté à la méthode à l’ancienne, avec le plan invisible à partir du troisième rang [rires]4. »

Son remplaçant, plus jeune, présente systématiquement les projets de voirie à partir de l’outil informatique :

« C’est toujours une présentation PowerPoint, et maintenant on donne souvent un petit plan qui permet de mieux voir et d’avoir une trace, après les participants à la réunion peuvent réfléchir de nouveau sur la base d’un projet qu’ils gardent en main5. »

L’amélioration des supports visuels élaborés par cet ingénieur, d’une année sur l’autre, témoigne de son souci d’adapter les modes de communication pour faciliter la compréhension des habitants.

Des résistances à l’impératif participatif

Toutefois, la mise en débat des projets de voirie dans le XXe arrondissement montre que ces efforts réalisés pour rendre les supports visuels plus accessibles, afin de faciliter la compréhension des projets par des habitants qui n’ont pas toujours les compétences techniques pour lire plans et cartes, comprennent un certain nombre de limites. Les élus et les techniciens évoquent souvent l’attrait des simulations en trois dimensions ou des maquettes, pour « donner l’impression aux gens de ce que ça sera vraiment6 », mais les mettent rarement en place. Surtout, la présentation visuelle des projets n’est pas seulement justifiée par la démarche pédagogique, mais aussi par le souci de « vendre » un projet, comme l’affirme cette paysagiste : « C’est important de montrer de belles images pour vendre l’idée7. » Cet attrait pour l’esthétisation des projets par l’image de synthèse et le souci de « séduire » les habitants, se paie au prix d’une désinformation du public comme le reconnaît cet ingénieur :

« Les projets, quand ils sont présentés par des architectes, c’est toujours beau… Même le quartier de tours le plus horrible, on peut vous présenter un projet de maquette avec des espaces verts. (…) Faut se méfier des projets valorisés par des couleurs, il faut chercher à comprendre ce qu’il y a derrière8. »

Les débats suscités par les présentations des professionnels à Paris Rive Gauche confirment nos observations dans le XXe arrondissement, c’est-à-dire que les changements dans les modes de restitution des études techniques aux habitants restent limités, la maîtrise des outils visuels par les techniciens constituant encore souvent un moyen d’imposer leurs savoirs techniques à des habitants cantonnés à une appréciation esthétique.

Dans les groupes de travail de la concertation à Paris Rive Gauche, les participants sont pour la plupart porteurs de savoirs professionnels dans l’urbanisme, mais les présentations des projets techniques – PowerPoint, cartes et images de synthèse à l’appui – font l’objet de contestations récurrentes. Les associations et les conseils de quartier remettent régulièrement en cause le technicisme des modes de restitution des professionnels et la mise en avant de l’esthétisme des projets, au détriment d’une bonne compréhension de ce qui sera effectivement réalisé. Les reproches portent sur ce que les professionnels souhaitent divulguer, ou à l’inverse cacher, à travers des images qui présentent les projets sous leur meilleur jour : « Le principe c’est de montrer de jolies maquettes de ce qui sera construit et pas de montrer le point de vue de la personne qui est au niveau du sol, qui marche. (…) Quand on montre les projets, on ment sur la réalité, sur ce que va être le produit final, on ne dit pas vraiment les choses9. »

Fig. 1 : Des images de synthèse voilent la réalité du projet à Masséna Bruneseau

Fig. 1 : Des images de synthèse voilent la réalité du projet à Masséna Bruneseau

A droite : Allée Paris-Ivry, SEMAPA – Ateliers Lion associés – Golem images
A gauche : Place Farhat Hached, SEMAPA – Ateliers Lion associés – Olivier Plou
L’exemple type des visuels contestés est l’image virtuelle présentée par les Ateliers Lion sur le projet d’aménagement de Masséna Bruneseau (qui ne correspond plus au projet actuel) au groupe de travail le 17 novembre 2008, représentant une agréable voie piétonne et commerçante juste au-dessous du boulevard périphérique (à droite). C’est aussi le cas des images de synthèse diminuant au maximum l’impact visuel des immeubles de grande hauteur pour les rendre plus acceptables aux yeux des habitants, qui y sont souvent opposés (à gauche).

En dehors des images de synthèse qui ont tendance à valoriser les projets plus qu’à les expliciter, les participants à la concertation remettent souvent en cause l’inaccessibilité des plans exposés par les professionnels : « On a demandé des coupes en volume qui indiquent les niveaux. Les 130 hectares posent un problème de compréhension des différents niveaux, pour comprendre comment vont se faire les liens. On avait demandé de faire en polystyrène quelques niveaux pour voir réellement quelle est la relation en hauteur, ce n’est pas très cher, souvent il y a des béotiens autour de la table, ça serait bien de voir quels sont les décalages, comment les liens se font10. » Cette défaillance de la concertation est reconnue par les services de la ville à cette réunion : « Sur la question des niveaux, à un moment donné il faudra communiquer avec des documents qui permettent une bonne compréhension mutuelle. » Le cas de la concertation à Paris Rive Gauche renforce donc nos observations sur le budget participatif dans le XXe arrondissement : même lorsque les partenaires associatifs ont la capacité de déchiffrer les projets de la ville, les modes de restitution des études techniques par les professionnels vers les habitants ne sont pas toujours adaptés à un processus de dialogue. Les supports visuels tendent à imposer leurs savoirs techniques plus qu’à les mettre en débat.

Conclusion

De la même manière que les citoyens apprennent au contact des élus et des techniciens, les professionnels ne sortent pas indemnes des interactions au sein des dispositifs participatifs. S’enrichissant aussi au contact des habitants, ils sont amenés à mobiliser d’autres types de savoirs et à développer de nouvelles compétences sociales. L’intégration progressive de l’enjeu de la participation dans leurs savoirs et savoir-faire est cependant inégale et dépend fortement de la bonne volonté des techniciens. En outre, elle coexiste souvent avec des moyens classiques d’imposition de leurs compétences techniques. Les résistances des professionnels s’expriment particulièrement lorsque les habitants mobilisent eux-mêmes des savoirs professionnels, qui peuvent entrer en concurrence avec les savoirs des professionnels attitrés et remettre en cause leur monopole du savoir et de la décision sur les questions techniques. Ces derniers ont ainsi tendance à confiner les habitants dans un savoir d’usage et à écarter toute prise de parole qualifiée sur un plan technique. De plus, s’ils cherchent à développer de nouvelles compétences et de nouveaux supports visuels pour présenter leurs projets en réunion publique, les professionnels ont encore tendance à utiliser l’image (notamment les plans et les cartes) comme un moyen d’imposer leurs savoirs et leurs projets à un public qui ne sait pas toujours les lire.

1 Voir, dans ce numéro, la contribution de Rainier Hoddé. L’article de Camille Gardesse montre également, à partir du cas des Halles à Paris, que les

2 Entretien du 8 novembre 2007.

3 Entretien avec un responsable du service des aménagements et des grands projets de voirie à Paris, le 11 février 2008.

4 Entretien avec l’ancien ingénieur en chef de la voirie dans le XXe arrondissement, le 14 avril 2008.

5 Entretien avec le nouvel ingénieur en chef de la voirie dans le XXe arrondissement, le 8 novembre 2007.

6 Entretien avec l’élu en charge de l’urbanisme dans le XIIIe arrondissement, le 3 mars 2009.

7 7. Entretien avec la paysagiste chargée du projet de la place de la Réunion, le 23 septembre 2008.

8 Entretien avec l’ancien ingénieur en chef de la voirie dans le XXe arrondissement, le 14 avril 2008.

9 Entretien avec le responsable de cabinet de l’élu à l’urbanisme dans le XIIIe arrondissement, par ailleurs militant à Tam-Tam, le 3 mars 2009.

10 Intervention d’un responsable associatif à la réunion du 17 novembre 2008.

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1 Voir, dans ce numéro, la contribution de Rainier Hoddé. L’article de Camille Gardesse montre également, à partir du cas des Halles à Paris, que les formations des professionnels à la participation se font « sur le tas ».

2 Entretien du 8 novembre 2007.

3 Entretien avec un responsable du service des aménagements et des grands projets de voirie à Paris, le 11 février 2008.

4 Entretien avec l’ancien ingénieur en chef de la voirie dans le XXe arrondissement, le 14 avril 2008.

5 Entretien avec le nouvel ingénieur en chef de la voirie dans le XXe arrondissement, le 8 novembre 2007.

6 Entretien avec l’élu en charge de l’urbanisme dans le XIIIe arrondissement, le 3 mars 2009.

7 7. Entretien avec la paysagiste chargée du projet de la place de la Réunion, le 23 septembre 2008.

8 Entretien avec l’ancien ingénieur en chef de la voirie dans le XXe arrondissement, le 14 avril 2008.

9 Entretien avec le responsable de cabinet de l’élu à l’urbanisme dans le XIIIe arrondissement, par ailleurs militant à Tam-Tam, le 3 mars 2009.

10 Intervention d’un responsable associatif à la réunion du 17 novembre 2008.

Fig. 1 : Des images de synthèse voilent la réalité du projet à Masséna Bruneseau

Fig. 1 : Des images de synthèse voilent la réalité du projet à Masséna Bruneseau

A droite : Allée Paris-Ivry, SEMAPA – Ateliers Lion associés – Golem images
A gauche : Place Farhat Hached, SEMAPA – Ateliers Lion associés – Olivier Plou
L’exemple type des visuels contestés est l’image virtuelle présentée par les Ateliers Lion sur le projet d’aménagement de Masséna Bruneseau (qui ne correspond plus au projet actuel) au groupe de travail le 17 novembre 2008, représentant une agréable voie piétonne et commerçante juste au-dessous du boulevard périphérique (à droite). C’est aussi le cas des images de synthèse diminuant au maximum l’impact visuel des immeubles de grande hauteur pour les rendre plus acceptables aux yeux des habitants, qui y sont souvent opposés (à gauche).

Héloïse Nez

Héloïse Nez est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Tours, membre de l’UMR Cités, Territoires, Environnement et Sociétés (CITERES). Ses recherches portent sur la démocratie participative et les mouvements sociaux. Parmi ses dernières publications : Savoirs citoyens et démocratie urbaine (dir. avec A. Deboulet), PUR, Rennes, 2013 ; « De l’expertise associative à la formation d’un contre-pouvoir. Action collective et concertation à Paris Rive Gauche », Espaces et Sociétés n° 151, p. 139‑154.