Après avoir tenté de juguler l’étalement périurbain par des contraintes de planification, de nombreuses villes, particulièrement celles situées en première couronne des grandes agglomérations françaises, se sont engagées depuis une dizaine d’années dans la densification de leur territoire. Cependant, les riverains s’opposent souvent aux projets d’extension et de construction vécus comme une dégradation de leur environnement : réduction de l’ensoleillement, aliénation du paysage, augmentation de la circulation automobile et du bruit… Ce type de problèmes n’est pas nouveau puisque les rapports de riveraineté constituent depuis longtemps une des principales finalités des règles d’urbanisme, mais la façon de les appréhender a changé avec l’émergence des démarches environnementales.
Sur les grandes friches urbaines, les municipalités réalisent de nouveaux quartiers incluant généralement des équipements et des espaces publics dont bénéficient les riverains et qui compensent ainsi les impacts négatifs de la densification qu’ils pourraient percevoir. Sur les zones pavillonnaires, elles déploient une « densification douce » qui crée de la valeur économique pour les propriétaires-habitants. Sur les zones mixtes, qui constituent une part non négligeable de l’espace communal, les municipalités se montrent plus réticentes à densifier. Desserrer substantiellement les règles d’urbanisme de façon à faire venir les opérateurs immobiliers présente un risque politique. Comment éviter la fronde des riverains ?
C’est ici qu’intervient la pratique de copilotage concerté, qui concilie une forme d’urbanisme négocié entre la commune et le promoteur immobilier avec des moments de participation des riverains. Nous avons découvert cette pratique de façon fortuite dans le cadre de projets de Master portant sur la conduite de projets immobiliers : plusieurs communes de Rhône-Alpes étaient très impliquées dans le pilotage de la conception architecturale d’opérations portées par des promoteurs privés. Les dimensions environnementales structuraient les échanges entre la commune et le promoteur et son architecte. En 2008, un colloque1 a été consacré à ce sujet : « Villes et constructeurs : vers un copilotage de la qualité environnementale ? ».
Ce texte décrit comment des communes interviennent directement dans la conception des projets immobiliers privés et organisent des moments de concertation avec les riverains. Il resitue les dimensions environnementales et participatives du copilotage concerté autour de quatre questions : Quels sont les raisons et les écueils de l’introduction des promoteurs immobiliers dans la densification du tissu urbain ? De quels leviers disposent les communes pour que les projets immobiliers privés soient acceptés par les riverains ? En quoi consiste le copilotage ? Comment les communes intègrent-elles les riverains dans le processus de conception ?
Introduction des acteurs immobiliers dans le jeu de la densification
Depuis quelques années, de nombreuses communes se sont lancées dans des opérations de densification afin d’augmenter l’offre de logements et d’accroître les recettes fiscales. A ses objectifs essentiellement locaux, la lutte contre le changement climatique a ajouté une légitimité morale en faisant de la densification un bien commun (Le Bourhis et Lascoumes, 1998).
Pour autant, la densification est généralement mal perçue par les habitants en place. Ils craignent que les constructions réalisées dans leur voisinage dégradent leur cadre de vie : ils souhaitent que l’intimité et la vue depuis leur terrasse ou les pièces de vie soient préservées, que l’ensoleillement et la luminosité perdurent, que les espaces végétalisés soient maintenus, que la circulation automobile et les nuisances sonores augmentent peu…
Lors de la création de nouveaux quartiers, ces nuisances sont atténuées par l’éloignement des riverains (les seuls habitants en place) ; en outre, ils profitent aussi de la création d’équipements et d’espaces publics au sein du nouveau quartier. Cela nécessite des parcelles de grande taille, or les grandes friches urbaines comme les friches industrielles se font rares.
Un nombre croissant de communes urbaines desserre les règles d’urbanisme en élevant modérément les seuils de constructibilité2 dans les zones peu denses au parcellaire fragmenté, notamment les zones pavillonnaires. Tout en conservant la morphologie du bâti et l’allure du tissu urbain, cela permet aux propriétaires de construire des extensions et éventuellement de nouveaux logements ou bien de céder une partie de leur parcelle pour la construction d’une maison (Touati, 2010). Cette densification qu’A. Touati dénomme « douce » transforme le propriétaire en « producteur » de logements (Miet, 2012). Le fait que les habitants puissent incarner simultanément les figures de propriétaire, de constructeur (sur la parcelle qu’ils continuent d’habiter) et de riverain (des parcelles voisines) rend la densification plus acceptable et, par conséquent, moins risquée politiquement pour la municipalité.
Cependant cette « densification douce » a une portée limitée car elle ne crée pas systématiquement de nouveaux logements, les droits à construire pouvant être utilisés pour augmenter la surface des maisons existantes. En outre, sa lenteur empêche les recompositions du réseau viaire que des d’urbanistes jugent nécessaires, notamment dans les lotissements des années 1950 à 1980 (Petitet, 2013).
La création massive de nouveaux logements requiert l’entrée en lice d’opérateurs immobiliers capables d’organiser la construction de petits immeubles et de la porter financièrement. Ces formes d’habitat sont cependant plus coûteuses (Castel, 2005 ; Piron, 2007). En outre, la parcelle étant généralement déjà bâtie, sa valeur marchande est au moins égale à la valeur hédonique du bien immobilier existant. Pour attirer des opérateurs immobiliers, il est donc impératif que la constructibilité (la surface maximale de plancher qu’il est légalement possible de construire) des parcelles à « muter » soit très substantiellement plus élevée qu’elle ne l’est pour la « densification douce ».
Ce faisant, le risque – politique – d’insatisfaction des riverains des parcelles mutantes devient particulièrement élevé pour la municipalité. Dans une situation où l’opérateur immobilier et le propriétaire foncier sont des acteurs privés, de quels leviers la commune dispose-t-elle pour réduire ce risque ?
Leviers municipaux en matière d’acceptabilité des projets immobiliers
En vendant son tènement, le propriétaire quitte définitivement sa fonction d’habitant et donne la priorité à la maximisation de la valeur de son bien immobilier. Le maître d’ouvrage immobilier cherche une rentabilité élevée de l’opération. A priori, son intérêt est de construire la surface de plancher maximale autorisée. Pour la commune, le défi consiste à faire construire des logements pour de nouveaux « habitants » en minimisant l’insatisfaction des riverains (les habitants voisins qui restent en place). Pour ce faire, elle dispose des règles d’urbanisme et de certains arguments vis-à-vis du maître d’ouvrage immobilier et de son architecte.
Par le Plan local d’urbanisme (PLU), la commune fixe explicitement les règles d’urbanisme sur une même zone. Elle doit sensiblement augmenter la constructibilité des parcelles en élevant les coefficients d’occupation et d’emprise au sol, la hauteur maximale, et en réduisant la largeur non aedificandi. Elle peut parallèlement imposer une surface de pleine terre pour maintenir les surfaces végétalisées, imposer des locaux à vélos pour favoriser l’usage de ce mode de déplacement au détriment de celui de l’automobile, source de risque et de bruit, ou bien limiter la hauteur des bâtiments en limite de propriété pour laisser un minimum de perspectives visuelles aux riverains.
Cependant, aucune de ces règles ne peut être définie parcelle par parcelle : elles sont prescrites pour l’ensemble d’une zone3. Or, les effets de l’élévation d’un bâtiment sur les parcelles voisines varient sensiblement selon la façon dont ces parcelles sont occupées. De ce fait, le risque d’insatisfaction des riverains n’est pas uniforme sur l’ensemble de la zone mais il est spécifique à chaque parcelle mutante. Ce risque dépend aussi des choix architecturaux : pour les mêmes surface et hauteur à construire, les impacts d’un nouveau bâtiment sur les riverains peuvent être très différents selon sa forme et son implantation sur la parcelle et selon l’orientation des façades. En résumé : au-delà des règles d’urbanisme, l’insatisfaction des riverains dépend de leur position par rapport à la parcelle à construire et du projet architectural.
Heureusement, la commune dispose de leviers implicites complémentaires aux règles d’urbanisme pour peser sur la conception architecturale des projets immobiliers privés sur des parcelles privées.
Le maître d’ouvrage du projet immobilier vise une rentabilité élevée de l’opération mais il doit la concilier avec le risque d’obstruction juridique par des riverains, obstruction qui peut conduire à la suspension ou à l’annulation de l’opération, avec des conséquences financières non négligeables pour lui. Ceci dit, s’engager dans des procédures judiciaires longues et incertaines n’enthousiasme pas les riverains ; ils renoncent aux recours judiciaires si le projet architectural prend apparemment en compte leurs principales craintes et aspirations. L’enjeu pour la commune consiste donc à rendre possible cette prise en compte par le maître d’ouvrage immobilier du projet sans avoir fixé elle-même des règles dans le PLU limitant trop fortement la constructibilité.
Outre cette pression que fait peser le recours des tiers, le maître d’ouvrage est partie prenante d’un système d’acteurs local sur lequel la commune peut avoir une influence forte car elle fournit régulièrement du foncier à des maîtres d’ouvrage4. Prestataire du maître d’ouvrage, l’architecte du projet se situe lui aussi dans le système d’acteurs local puisque les communes et leurs satellites commandent régulièrement des prestations de maîtrise d’œuvre à des architectes locaux.
La conception du projet immobilier (essentiellement la conception architecturale mais pas seulement) est un exercice hautement délicat et stratégique pour le maître d’ouvrage et son architecte. Au-delà des règles d’urbanisme, la commune dispose de leviers pour s’immiscer dans la conception architecturale et pour faciliter ou imposer une concertation avec les riverains.
Le copilotage du projet immobilier privé par la commune
Minimiser les impacts d’un projet immobilier sur les riverains suppose une intelligence de conception spécifique au site et au projet, plus précisément une intelligence qui dépasse le point de vue du maître d’ouvrage et qui ne se limite pas à la conformité aux règles que la commune a fixées pour l’ensemble d’une zone.
Comment déployer cette intelligence dans le processus du projet immobilier, a fortiori lorsqu’il est conduit par un maître d’ouvrage privé ? Comment l’organiser sans remettre en cause l’objectif de densification auquel tiennent la commune et le maître d’ouvrage ? C’est l’objet du copilotage concerté.
Concrètement, la commune s’invite dans le processus de conception aux côtés du maître d’ouvrage en organisant des revues de projet aux différentes phases : plan-masse, esquisse, APS et parfois jusqu’à la rédaction des pièces du permis de construire (Henry, 2008 ; Souami, 2008)5. A chaque étape, la commune valide la proposition ou demande des ajustements. Les thématiques environnementales structurent les échanges. Bien souvent, des outils de la démarche HQE tels que l’identification des parties impactées et l’utilisation de tableau de bord environnemental au cours de la conception sont intégrés dans le copilotage du projet (Debizet, 2008).
La démarche de copilotage par la commune présente plusieurs avantages pour le maître d’ouvrage immobilier de l’opération. Elle fiabilise l’autorisation de construire et minimise le risque de reprendre à zéro les études de conception. La synchronie entre la succession d’engagements réciproques avec la commune et l’avancement de la conception selon un calendrier défini à l’amiable permet de réduire les frais financiers. L’instauration d’un dialogue avec la commune par le biais du projet constitue aussi une opportunité pour comprendre les oppositions des riverains et les prendre en compte dans la conception afin de réduire le risque de recours.
A ce dialogue entre professionnels s’ajoutent généralement une ou plusieurs réunions avec les riverains, créant une scène de concertation inédite. La commune peut ainsi s’assurer du respect de ses attentes – environnementales et architecturales –, dont la satisfaction des riverains constitue souvent un des principaux aspects.
Des formes de concertation connexes au copilotage
Les modalités de concertation avec les riverains varient selon les communes que nous avons observées.
Décrivons ici le cas de Grenoble. Initiée en 2003-2004, la démarche de copilotage a été systématisée en 2006, elle inclut depuis plusieurs années une réunion avec les riverains. La présentation du projet architectural aux riverains intervient juste avant que le maître d’ouvrage ne dépose la demande officielle d’autorisation de construire (Henry, 2008). Il revient au maître d’ouvrage d’inviter les riverains – les habitants des rues voisines du projet – et de les accueillir en général dans une salle publique du quartier6. En début de réunion, les élus chargés de l’urbanisme et du secteur7 se présentent comme des observateurs. Le maître d’ouvrage et son architecte présentent le projet et répondent aux questions. Comme dans un concours architectural, l’architecte utilise des images rassurantes : la végétation, l’imaginaire HQE et la performance énergétique ne sont pas les moindres arguments. Au cours de la réunion, les élus n’interviennent que si les questions des habitants portent sur des actions municipales extérieures au projet immobilier. Peu après la réunion, les élus et l’urbaniste municipal font un bilan de la réunion avec le maître d’ouvrage et l’architecte, ils définissent ensemble des éventuels ajustements au projet8.
Dans des communes moins peuplées, les pratiques de copilotage apparaissent moins formalisées9 et la concertation avec les riverains ne semblait pas stabilisée en 200810. L’exemple d’un projet d’une centaine de logements dans une commune de la banlieue de Chambéry soulève la question de la posture de la commune dans le copilotage concerté et celle de l’articulation entre le dialogue avec le promoteur et la concertation avec les riverains. Situé sur une grande parcelle agricole entre le cœur de village et la plus grande copropriété de la commune, un projet immobilier porté par un promoteur privé et « copiloté » par cette commune a été l’objet d’une forte controverse (Roux, 2008)11 exploitée par l’opposition municipale, qui a reconquis quelques mois plus tard la mairie et définitivement abandonné le projet. Elue en 2001, l’équipe municipale sortante avait choisi la participation et l’environnement comme priorités du mandat. Mené par les élus et le secrétaire général de la commune, le dialogue commune-promoteur s’était focalisé sur les dimensions sociales (une proportion de logements sociaux supérieure au minimum requis par le PLU) et environnementales (végétation, gestion de l’eau, conception bioclimatique des bâtiments, cheminement doux…), il avait conduit à un plan-masse positionnant une trentaine de villas jumelées en accession sur la partie sud de la parcelle à construire par le promoteur et une cinquantaine de logements sociaux regroupés dans des barres R+3 à construire par un bailleur social sur la partie nord en entrée de la parcelle (Doremus et al., 2008)12. Conjointement au dialogue avec le promoteur, la municipalité avait organisé elle-même plusieurs réunions de concertation sur le projet : convaincue de sa qualité environnementale et assumant sa qualité sociale, la municipalité avait présenté et défendu le projet. Rétrospectivement, cette municipalité n’a pas suffisamment anticipé l’opposition des riverains (elle a laissé le promoteur reléguer la barre de logements sociaux au pied de la plus grande copropriété de la commune) et s’est exposée plus que nécessaire, faute d’expérience de la participation. Ayant réussi à imposer au promoteur des objectifs sociaux et environnementaux inédits et entérinés par un plan-masse, il lui était difficile de renoncer au projet à quelques mois des élections.
A contrario, les municipalités de Grenoble et des deux autres communes étudiées se sont moins exposées (Debizet, 2008 ; Bobroff, 2008)13 ou bien ont su reculer face à la fronde des riverains (Buhe, 2008 ; Abrial, 2008)14.
Si le copilotage par la commune est organisé en fonction des phases de la conception d’un projet architectural – qui sont relativement similaires pour tous les projets immobiliers –, il existe des écarts importants de pratiques de concertation selon les communes en termes de temporalité des réunions et de posture de la municipalité.
Conclusion
Le dialogue entre un maître d’ouvrage privé et une commune, en amont de la demande d’autorisation de construire, est fréquent en France. Il s’effectue souvent au cas par cas et varie selon l’importance stratégique du projet perçue par les élus et/ou le service d’urbanisme. Certaines communes ont formalisé ce dialogue en l’articulant avec le processus de conception architecturale du projet immobilier, en s’inspirant de la démarche HQE. L’on peut alors parler d’une démarche de copilotage de la conception, démarche que la commune impose avec plus ou moins de succès au maître d’ouvrage immobilier.
La concertation avec les riverains est fréquemment intégrée dans cette démarche de copilotage. Cependant, ses temporalités et la répartition des responsabilités entre la commune et le maître d’ouvrage privé varient selon les communes et l’envergure du projet.
S’il est maîtrisé, ce copilotage concerté produit un art de l’anticipation qui peut contribuer à faire évoluer les pratiques de conception. Il combine de l’expertise environnementale (évaluation des effets de l’objet construit sur son environnement) et un savoir-faire processuel, notamment une capacité à identifier et intégrer les dimensions environnementales et humaines dans les critères de décision/ conception. Cette adaptation de méthodes participatives développées dans l’urbanisme et l’architecture accroît la dimension stratégique de la conception du bâtiment : plus que le respect de règles d’urbanisme objectives, l’objectif de satisfaction (ou plutôt de faible insatisfaction) des riverains conduit à interroger de façon sensible et intersubjective les partis pris architecturaux.
Le système de contraintes est certes plus lourd pour l’architecte mais il est moins enfermant que la seule relation au maître d’ouvrage, son commanditaire. Ce dernier attend de l’architecte qu’il trouve des solutions satisfaisant aussi les tiers (la commune et les riverains). A l’image du concours architectural, la concertation avec les riverains replace, toutes proportions gardées, l’architecture dans une fonction de producteur de bien public puisque la conception ne vise pas seulement à trouver l’optimum entre le coût de construction et la valeur hédonique pour les seuls acquéreurs ou utilisateurs. La posture de médiateur entre des intérêts tiers se cumule, non sans contradiction, à celle de concepteur soucieux des objectifs économiques du projet.
L’apprentissage du copilotage concerté concerne aussi les urbanistes municipaux : il implique de renoncer à une posture de sachant prescripteur au nom de l’intérêt « général » pour épouser celle d’accompagnateur capable d’évaluer le projet immobilier et de définir les lignes rouges au cours du dialogue avec le maître d’ouvrage et son architecte, dialogue dont l’issue reste incertaine tant la concertation avec les riverains peut compromettre l’équilibre imaginé. Finalement, les élus aguerris par les démarches participatives relatives aux projets urbains sont les plus familiers de la négociation parallèle avec des maîtres d’ouvrage immobiliers et avec des riverains. On comprend pourquoi ils sont souvent à l’initiative des démarches de copilotage concerté des projets immobiliers.