La question posée aux différents contributeurs de cette livraison des Cahiers Ramau était : Qu’est-ce que l’implication des habitants et des usagers fait aux métiers de l’architecture et de l’urbanisme ? Pour y répondre, sans doute faut-il tout d’abord rappeler brièvement quelques éléments de contexte.
Quelques éléments de contexte
La problématique traitée dans ce Cahier s’inscrit dans un contexte de profonds bouleversements qui apparaissent en filigrane dans les textes qui se succèdent ici et qu’il convient d’évoquer pour mieux situer les remarques qui suivront. Tout d’abord, les interrogations sur la transformation des métiers de l’architecture, et plus précisément sur la sensibilité des architectes aux mouvements de la société, ne sont pas nouvelles (Benjamin, Aballéa, 1990). L’évocation rapide de la place prise par les architectes dans les luttes urbaines des années 1970 et notamment à l’Alma-Gare (Roubaix) le rappelle. Il est aussi utile de signaler que l’exercice du métier d’architecte se déroule aujourd’hui dans un monde professionnel qui, au moins sur le plan symbolique, est dominé par de grandes agences à dimension économique et internationale forte. L’image des architectes (excepté quelques architectes-artistes qui font les délices des médias) a perdu de son aura (Ifop-Cnoa, 2005). Celle des urbanistes aussi avec la remise en cause de l’urbanisme fonctionnaliste au nom de l’usage et de l’esthétique. Les principes du développement durable, leur déclinaison environnementale, la sensibilité paysagère ont profondément modifié le contexte d’exercice des métiers. Enfin, l’injonction de la participation des habitants prend aujourd’hui une importance nouvelle dans la fabrication de l’architecture et de l’urbanisme, comme expression d’une démocratie dialogique, source de légitimation et vectrice d’un meilleur « vivre-ensemble ». L’analyse des évolutions des architectes et urbanistes ne peut ainsi se faire, comme l’ont montré plusieurs contributions, sans prendre en compte tout un système d’acteurs, le poids des élus locaux, municipaux ou communautaires, mais aussi le poids du secteur privé, des entreprises, des enjeux économiques d’attractivité et de concurrence dans lesquels les villes sont prises.
A partir des éléments fournis par les textes rassemblés ici, il est intéressant de faire ressortir comment, dans ce contexte, se sont opérés un ensemble de déplacements, d’écarts dans les concepts et les modes d’exercice de l’architecture et de l’urbanisme. De puissants nœuds de résistance se manifestent aussi, bien évidemment.
Premier déplacement : du face‑à‑face à la pluralité
Les configurations d’acteurs présentées ici sont vastes et recouvrent des expertises diverses : des professionnels de la participation (associatifs ou animateurs socioculturels), des associations diverses, des agences d’architecture pluridisciplinaires, des décideurs politiques, des maîtres d’ouvrage urbains, des bailleurs sociaux, des promoteurs privés – notamment dans leur rôle de commanditaires –, des étudiants-architectes, des militants… Ces configurations sont le creuset de nouveaux métiers, comme ceux qu’identifie J. Demoulin dans la sphère des bailleurs sociaux, qui s’expérimentent au creux d’organisations souvent peu instituées : collectifs d’architectes, assemblages réflexifs constitués par une communauté de pratique et des activités de recherche, des réseaux pluridisciplinaires divers.
Un déplacement s’opère ainsi du face-à-face, du tête-à-tête qui caractérise l’exercice traditionnel du métier (de l’architecte et de son commanditaire, de l’enseignant et de ses étudiants), vers l’émergence de tiers. Ces tiers peuvent être des habitants, des associations, des architectes-habitants ou experts dans l’habitat participatif, ou des espaces-tiers (friches, espaces interstitiels, jardins). Ces tiers, en brisant la logique de l’affrontement binaire, permettent le partage, le passage, le déplacement, le décentrement.
Deuxième déplacement : de la professionnalité à l’engagement
Les métiers de l’architecture et de l’urbanisme évoluent sous l’influence de deux facteurs : des exigences nouvelles et des problématiques nouvelles.
Des exigences nouvelles se font jour à l’égard des architectes et des urbanistes, et plus largement des acteurs institutionnels, formulées par les habitants et usagers. La première d’entre elles est une demande qualitative d’habitat et non uniquement d’un logement : habiter au sens fort, plein, en tant qu’êtres humains exprimant leur rapport au monde. Il s’agit aussi d’habiter autrement et de concevoir des modes d’habiter futurs. Cette demande va de pair avec la revendication à être pris en compte par les professionnels de la ville comme un individu, avec ses spécificités, ses affects, son sens du symbolique. Ces deux exigences constituent ce qui est désigné comme « l’expérience sociale avec les vraies gens », fondement indispensable du travail de l’architecte et de l’urbaniste. Le refus du « projet tout ficelé » est bien connu : plus largement, c’est tout le modèle hiérarchique de conception et de décision qui est remis en cause. Avec lui se manifeste, même si ce n’est pas également réparti dans tous les groupes sociaux, l’aspiration à compter, à prendre part, bien au-delà de la participation institutionnalisée, qui n’en est qu’un pâle artefact. On retrouve la demande de reconnaissance, de « considération », que l’on connaît dans divers champs de l’expression sociale, l’expression de revendications de légitimités ordinaires, celles des habitants mais aussi des humains « sans qualités » (Hatzfeld, 2011).
Ces exigences sont à la source de problématiques nouvelles qui créent des situations de remise en cause, de tensions propices à des renouvellements dans l’exercice des métiers.
Au-delà de ces exigences de reconnaissance, des problématiques nouvelles, plus complexes, mouvantes, marquent un double déplacement qui concerne à la fois les habitants et les architectes et urbanistes. Les habitants sont perçus par les architectes et urbanistes comme complexes et vivants : pas seulement fonctionnels et quantifiables, mais sensitifs, ayant des attentes, des imaginaires en tant qu’individus et collectifs ayant des droits dans la Cité… Ce sont des « habitants-usagers-citoyens », expression d’un chaînage et d’une unité. Ce déplacement a une portée politique : il est source de tensions, mais aussi de partages, de reconnaissance. Les textes réunis ici en montrent deux cristallisations majeures : les savoirs et les statuts. De quels savoirs disposent les habitants-usagers-citoyens ? Il est devenu courant de reconnaître aux habitants un savoir (voire une expertise) d’usage, mais plusieurs auteurs montrent les limites de cette désignation. D’autres expressions peuvent être proposées : pratiques, savoirs concourant à une professionnalisation des habitants, savoirs militants. Il ressort surtout que ces savoirs importent parce qu’ils ont du sens pour d’autres, parce qu’ils expriment la force du vécu. Ces savoirs, qui entrent en tension avec les savoirs professionnels, sont alors qualifiés d’ordinaires, amateurs, profanes, béotiens. C’est-à-dire qu’ils « profanent les savoirs institués », qu’ils questionnent les « sachant » et les puissants. Quel statut donc est-il possible d’assigner à ces habitants-usagers-citoyens ? Plusieurs expressions ont été proposées qui expriment le basculement du statut d’habitant à celui de citoyen : experts de l’habitat, acteurs, facteurs de renouvellement, auteurs mais pas auteurs uniques, parties prenantes, expression qui, au-delà de la traduction de l’anglais stakeholders, renvoie à l’exigence de prendre part.
Ces figures de l’habitant-citoyen brouillent l’image de l’interlocuteur de l’architecte et de l’urbaniste, l’image intériorisée du destinataire non qualifié. Ces figures de l’habitant-usager-citoyen questionnent les catégories dans lesquelles nous pensons, les assignations auxquelles elles conduisent. Elles sont des figures politiques, dans le sens où Jacques Rancière oppose la police qui crée des catégorisations et la politique qui les questionne (Rancière, 1995).
Quels sont les effets de ce déplacement sur les architectes et urbanistes ? On peut distinguer des « effets de crise » et des sources de renouvellement. Parmi les « effets de crise », on note un effet subreptice : la participation surgit dans les pratiques, les travaille, réduit la certitude des connaissances. Ce faisant, elle met au jour des conflits de représentations, de vocabulaire, de savoirs. Une déstabilisation s’opère, provoquée par des questions récurrentes, plus ou moins ouvertement exprimées, telles que : d’où tenez-vous votre savoir ? sur quelle base est assis votre pouvoir d’imposer un projet ? Les légitimités professionnelles (et électives) sont fragilisées sous l’effet de revendications de légitimités ordinaires, de la contestation de l’exclusivité des droits à la conception des projets.
Mais, à côté de ces effets de crise, ces problématiques nouvelles, complexes, mouvantes sont aussi des sources de renouvellement. De renouvellement plus que d’innovations. L’exemple du développement durable, pris par plusieurs intervenants, est révélateur de la force paradoxale que peut avoir une situation de faiblesse, celle où des professionnels reconnaissent que leurs connaissances et leurs savoir-faire sont insuffisants, « qu’ils ne savent pas faire ». Ces situations ouvrent des espaces de marges de manœuvre, de respiration, des interstices, au sein desquels se renouvellent des pratiques : pratiques de pédagogie, compétences, savoirs, etc. Ces renouvellements se manifestent de diverses manières. On observe, comme dans d’autres domaines d’ailleurs, une valorisation de la pluri- ou mieux de l’interdisciplinarité comme moyen de diversifier les approches du fait urbain comme fait social, de reconnaître la « part citoyenne du riverain », d’assurer des transferts de savoir-faire. Les univers professionnels découvrent aussi des compétences peu identifiées, comme celle de s’adapter à des demandes inattendues, d’écouter, de se mettre à la place de l’autre. On pourrait voir émerger une professionnalité qui se donne comme valeur d’ouvrir des possibles, de mettre du jeu dans les normes, de faire apparaître et réguler les conflits d’intérêts, parce que la participation des habitants se traduit dans des tensions créatrices avec leur professionnalisation, les dynamiques citoyennes, mais aussi les contraintes réglementaires et administratives. Parce que la participation des habitants, malgré ses contraintes, crée des implications aussi des architectes et urbanistes, des engagements et investissements professionnels. Parce qu’elle peut redonner du sens, voire du plaisir, à l’exercice du métier. Parce qu’elle permet de prendre en compte tout à la fois les contraintes du marché et les compétences citoyennes.
Troisième déplacement : de nouvelles modalités de travail et de coopération
Ces nouvelles modalités de travail et de coopération se traduisent par des logiques d’apprentissage continu et réciproque qui renouent avec les méthodes et les valeurs de l’éducation populaire, des communautés de pratiques, une aide à constituer des collectifs d’habitants, des formations au « savoir négocier », un accompagnement de processus participatifs, des décloisonnements, ainsi que des relations d’échanges entre acteurs liés à un bailleur social.
Ces nouvelles modalités de travail et de coopération s’organisent autour du co-, en lui donnant de multiples formes : le diagnostic partagé et sa variante du « paysage multisensoriel » ; la codécision sur l’opportunité de poursuivre la démarche puis de mettre en œuvre un projet collectif, la co-construction de projet dans le cadre de l’habitat pavillonnaire et de l’habitat participatif.
Ces modalités de travail et de coopération ont un effet sur le métier de l’architecte qui a été exprimé par de nombreux termes : hybridé, il est aussi animateur, formateur et outil au service d’usagers, facilitateur, médiateur du sensible habitant, communicant avec (et non à…), accélérateur de débats, arbitre au sein des collectifs eux-mêmes hybrides porteurs de la demande, voire de la commande.
A la base des nouvelles modalités de travail, on trouve ce qui a été appelé des « savoirs sociaux » : apprendre à travailler collectivement, à développer ses capacités de décentration, d’écoute et de reconnaissance de la pluralité des points de vue ; construire de nouveaux langages, notamment des outils de représentation ; penser la globalité de la ville à partir des habitants (de l’habitat et non du logement, des modes de vie et non du bâti, du présent vécu et non de la reconstruction à faire) ; reconnaître la légitimité de l’autre, de son point de vue.
Cependant, ces transformations des métiers se heurtent à un ensemble de nœuds de résistance.
Des nœuds de résistance
Ces nœuds de résistance sont mis en évidence par le vocabulaire de la crise, des tensions, des obstacles, des difficultés, de l’absence de reconnaissance, de la douleur, de la peur. Ils se manifestent par la persistance de découpages, de rabattements hérités de grands partages historiques qui freinent ou empêchent les remises en cause.
C’est d’abord la formation des architectes et urbanistes, qui se traduit par une absence de savoir-faire, celui du projet enrichi, augmenté, participatif. Pour des raisons qui ne sont pas seulement pratiques, la transmission pédagogique en école d’architecture exclut les habitants. Elle se prolonge dans une réticence à partager des compétences et symétriquement à cantonner les habitants dans un savoir d’usage.
Ces nœuds de résistance sont plus profondément constitués par les impensés de nos sociétés modernes, liés à des cultures professionnelles : par exemple ceux de l’architecte créateur, des rationalités techniques, des organisations logiques qui sous-tendent la conception et la mise en œuvre d’un projet, ou encore la méthodologie dialogique de la concertation. Ils se traduisent par la prégnance de conceptions hiérarchiques : hiérarchies des rôles, des postures, des savoirs, des cultures que manifestent les acteurs de l’aménagement, les « professionnels », à l’égard des « profanes » et des « amateurs ». Exprimées par des langages (des sigles, des techniques, des modes de représentation), ces hiérarchies s’inscrivent dans des logiques descendantes, de domination et d’imposition. Les résistances s’expriment par une mise en ordre dont les processus de transformations sont eux-mêmes porteurs. Les dispositifs analysés par plusieurs intervenants en sont les vecteurs les plus visibles.
Les transformations des métiers, notamment dans leur dimension coopérative, se heurtent aussi au paradigme de la démocratie représentative, conçue comme seul système politique légitime, donc réduisant les démarches participatives à des accessoires ou des instruments de pacification.
Globalement, c’est le partage du pouvoir (quel qu’il soit) qui est loin d’être accepté, même si, comme il a été évoqué dans l’analyse du Grand Lyon, il semble plus accessible pour les professionnels que pour les élus. Cet ensemble de résistances marque l’impossibilité de l’égalité des droits et des parts, l’écart entre l’aspiration à compter, à prendre part à l’élaboration concrète de la Cité, et les réalités.
La question initiale soumise à la réflexion collective qui a donné lieu à cet ouvrage « Qu’est-ce que l’implication des habitants fait aux métiers de l’architecture et de l’urbanisme ? » montre donc sa pertinence. C’est en tant que personnes ordinaires, profanes, que les habitants viennent questionner les évidences, les certitudes, les partages, les catégorisations. C’est un questionnement d’ordre politique car il porte sur des places et des parts, sur des assignations. Pour paraphraser Jacques Rancière, on peut poser quelques-unes de ces questions qui, par leur apparente absurdité, révèlent nos impensés : un habitant est-il un usager ? Un habitant est-il un maître d’usage ? Un architecte est-il un concepteur ? Et sinon, pourquoi ? Ces réflexions invitent à se saisir de la participation et de l’implication des habitants comme d’un atout, d’une opportunité, et non comme d’une contrainte. Sur trois plans : pour renouveler des métiers, dire ce qui fait conflit ou dissensus dans la société, expérimenter des modalités de produire du « commun » dans la Cité. Cet ouvrage, qui manifeste des questionnements sur soi, des aspirations, des engagements militants, appelle à une mise en chantier.