Dans une perspective de démocratisation de l’action publique et de prise en charge collective des objectifs de durabilité, de nombreux acteurs professionnels et institutionnels accordent une attention accrue à la façon dont les publics concernés sont associés à la fabrication de la ville. Cela conduit certaines collectivités et maîtrises d’ouvrage à avoir plus souvent recours à des dispositifs de communication ou de dialogue avec les habitants et usagers. Plus rarement, l’ingénierie de projet va jusqu’à les associer à la définition des objets à construire. Les textes réunis dans le présent ouvrage se sont fait l’écho de l’évolution récente des pratiques professionnelles qui ambitionnent une implication plus grande des habitants, mais aussi des difficultés et des résistances rencontrées ainsi que des questions nouvelles qui en émergent.
La diversité des contextes et des milieux professionnels étudiés donne un aperçu de l’étendue des champs d’intervention traversés par la question de la participation. Les analyses montrent également à quel point les expériences sont partielles, portées par un nombre restreint d’acteurs ou conduites sans vision ou moyens qui permettraient de déborder le périmètre et la durée d’une unique opération. Compte tenu du caractère souvent fragmentaire des démarches observées, il est difficile d’en appréhender la valeur d’expérience ou d’expérimentation en termes de gouvernabilité des projets. Il paraît pourtant crucial de savoir dans quelle mesure l’évolution de la place des habitants, décrite par les différents auteurs, dépasse des logiques de « coups ponctuels ». En effet, pour suivre le raisonnement de Rumpala (2010), l’objectif de transition vers une situation durable suppose « un renouvellement des conditions d’appréhension de ce que peuvent être le changement et son pilotage à une échelle collective ». Il convient ainsi de comprendre les transformations des modes de faire en matière d’implication des habitants à un niveau plus large. Autrement dit, l’enjeu n’est pas seulement celui de l’acquisition par les acteurs de nouveaux savoirs et savoir-faire, mais aussi celui de la pérennisation des expériences et des compétences ainsi que leur diffusion en dehors de l’opération au cours de laquelle elles ont été élaborées.
Les travaux réunis ici n’abordent pas frontalement le thème de la montée en généralité des savoirs et savoir-faire. Ils indiquent néanmoins, clairement, plusieurs freins à leur diffusion, notamment celui lié au statut éminemment local et implicite des savoirs tirés d’une expérience, dont l’une des caractéristiques principales est de nature relationnelle. En effet, il apparaît que la participation constitue un domaine de savoir auxquels les acteurs accèdent avant tout par une expérience vécue en propre et que le réemploi et l’enseignement de celle-ci, à un niveau collectif, s’opèrent difficilement. A ce frein s’ajoute celui d’une culture professionnelle des architectes et urbanistes, imprégnée par le syndrome du not invented here1, qui favorise une profusion par tous les moyens, souvent sans véritables liens entre les initiatives, de dispositifs jalousement protégés par leurs inventeurs ou disparaissant avec l’achèvement d’une intervention. De même, on constate que les professionnels ne font que rarement référence à des expériences antérieures, par exemple celles relatives aux approches participatives et d’autoconstruction des années 19702. L’évolution des contextes seule ne suffit pas à expliquer la faible mobilisation de la littérature « grise » sur ces expériences dans les démarches actuelles. Il manque sans doute aussi un travail de capitalisation structuré sur les divers modes de faire en matière de participation, qui auraient contribué à une consolidation des savoirs et des savoir-faire.
La question de la capacité de pérennisation et de transfert des pratiques ainsi que celle de l’émergence de compétences collectives nouvelles se situent au cœur de la problématique de l’apprentissage organisationnel, telle qu’elle est notamment étudiée par les sciences de l’organisation (Argyris et Schön, 1978), tout en la dépassant. Car le caractère foncièrement multilatéral de l’action urbaine invite à examiner les effets réels ou potentiels des transformations également à un niveau politique et trans-organisationnel et à un niveau téléologique élargi : la capacité des pouvoirs publics à modifier structurellement des modalités de décision et d’action en matière de développement urbain durable et de démocratie locale (Fourniau, 2010) ; la réorientation des finalités des démarches participatives vers l’appropriation des biens communs, construits sur des bases beaucoup plus ouvertes et socialement intégratrices (Berke, 2002) d’une action conjointe entre citoyens et acteurs professionnels et institutionnels.
Ainsi, conviendrait-il d’appréhender la portée des expérimentations actuelles à travers une pluralité d’entrées analytiques, en empruntant notamment aux concepts élaborés dans les champs organisationnels et politiques. Précisons ici deux entrées qui nous paraissent particulièrement cruciales : la structuration et l’imbrication des niveaux d’intervention et de décision ; l’organisation des retours réflexifs dans les transformations en cours, dans l’articulation entre les idées et les modes de gouvernance des processus participatifs.
Concernant la première entrée, la structuration d’une opération, d’un système d’acteurs et des dispositifs et procédures qui la composent, ainsi que la systématisation des démarches à l’intérieur d’une organisation ou d’un territoire posent la question de la continuité des processus d’apprentissage et d’innovation. Les éclairages récents sur l’interdépendance spatiale des systèmes urbains encouragent à penser l’efficacité de l’action sur la ville, en abordant les différents niveaux d’intervention politiques et opérationnels, de manière holistique et continue. L’impératif de conjuguer les dimensions économiques, sociales et environnementales peut également stimuler une transversalité dans les approches (Hamman dir., 2008). L’imbrication des niveaux d’intervention invite à ne pas enfermer l’attention dans un périmètre d’action préétabli mais de confronter les dynamiques engagées dans les différentes échelles afin de saisir les influences dans les transformations produites (Rumpala, 2010). Une telle posture offre la possibilité de découvrir la circulation des références, des convergences et des différences dans les modes de faire. Elle permet aussi de repérer des sphères de formation et d’acculturation situées en dehors des opérations.
Concernant l’entrée par la réflexivité, celle-ci ouvre une piste pour appréhender les transformations d’une façon qui les sorte d’une dimension purement tacite et informelle, afin de penser et d’organiser l’effort à l’échelle du collectif (Rumpala, 2010). Certaines expérimentations montrent comment la thématique de la transformation des modes d’action et de pensée est prise comme un processus à gérer qui peut bénéficier d’une réflexivité ex post et ex ante, et qui est capable de procéder à des ajustements continus des décisions et orientations. L’analyse des structures et des cadres de cette réflexivité permettrait de dégager des indicateurs pour comprendre la préoccupation des acteurs d’organiser l’effet de l’apprentissage. Il serait notamment utile de savoir quelles formes de mise en relation existent entre les expériences et expérimentations conduites localement et des instances de réflexivité, des groupes d’intérêt ou des « bonnes pratiques » développées ailleurs.
Ces entrées analytiques ouvrent des perspectives pour approfondir et élargir la question de l’évolution des savoirs et pratiques des acteurs de la production architecturale et urbaine, lors des prochains travaux du Ramau. En effet, la thématique de la diffusion des savoirs, notamment à travers les démarches de normalisation et la circulation des modèles et des « bonnes pratiques », ainsi que celle de l’apport des savoirs gestionnaires au processus de transformations des pratiques professionnelles en faveur d’une architecture et d’un urbanisme durables pourraient bénéficier d’une analyse qui intègre la dimension de systématisation et de réflexivité esquissée plus haut. Elles permettront d’apporter un regard complémentaire sur la montée en généralité des pratiques professionnelles qui prennent en charge les impératifs durables et participatifs et leur inscription dans une gestion de projets soucieuse de son rôle d’accompagnement dans la transformation des modes de vie.