Cet article vise à analyser l’émergence de nouvelles formes d’exercice des fonctions de la maîtrise d’œuvre d’architecture. Cette analyse est fondée sur l’examen d’une dizaine d’expériences conduites en Europe par des architectes ou des urbanistes. Elle a été réalisée avec le réseau Ramau, dans le cadre du programme de recherche du PUCA « Programmation et maîtrise d’œuvre architecturale et urbaine » et des rencontres Ramau 2002. Ces expériences sont pour la plupart présentées dans ce numéro des Cahiers Ramau.
Ces nouvelles formes d’activité peuvent se traduire par de nouveaux modes de coopération avec les autres acteurs professionnels, par la création de nouveaux rôles ou par un déplacement vers des fonctions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage.
Nous essayerons d’analyser les conditions d’émergence de ces formes d’activité et les facteurs qui influencent leur développement, avant d’examiner la nature des changements professionnels que l’on peut repérer.
1. Le développement de nouvelles compétences dans un contexte marqué par une certaine fermeture professionnelle
Le contexte social et institutionnel dans lequel les architectes exercent leur activité est marqué par une certaine fermeture et par la prégnance de modèles professionnels hérités. Cette fermeture n’est bien entendu pas spécifique à ce champ professionnel. Chaque profession délimite le champ et les modalités d’exercice de son activité en se fondant sur un certain nombre de compétences prédéfinies, qui se transmettent à travers les systèmes de formation et les processus d’apprentissage auprès des pairs, et dans le cadre d’expériences professionnelles diverses. Chaque profession inculque à ses membres un savoir et un savoir-faire particulier qui constituent une culture professionnelle partagée, sur laquelle ils construisent leur légitimité d’action et fondent leur identité.
Les professions développent des dispositions intériorisées par leurs membres qui sont ainsi dotés d’un « habitus professionnel » pour paraphraser Pierre Bourdieu. Mais elles forgent également des « conventions sociales » au sens que Howard Becker (1988) donne à ce terme, qui contribuent à en faire des mondes sociaux particuliers. Elles travaillent à faire reconnaître ces conventions par les acteurs de l’environnement dans lequel elles évoluent et avec lesquels elles coopèrent. La délimitation du champ d’activité et la définition des pratiques légitimes font l’objet d’un travail sans cesse renouvelé, d’autant plus intense que l’environnement et les problèmes à résoudre évoluent. Ceci est vrai pour toutes les professions qui luttent en permanence pour assurer leur reconnaissance et asseoir leur légitimité. Mais c’est sans doute encore plus prégnant pour les professions qui ont une longue histoire derrière elles, et qui se sont progressivement codifiées à travers différents processus historiques, comme c’est le cas des architectes.
Dans d’autres travaux de recherche, nous avons pu voir que les historiens font remonter la structuration actuelle de la profession d’architecte à l’époque de la construction des cathédrales gothiques. A cette période, s’est en effet constituée la « topique actantielle » qui organise les relations entre la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre et les constructeurs (Bonetti, 1999). La recherche que nous avons réalisée sur la formation de la commande des maîtres d’ouvrage a montré que ces derniers éprouvaient de grandes difficultés à définir et imposer une commande précise aux architectes, car leur compétence et leur légitimité dans ce domaine n’étaient pas assurées (Bonetti, 2000). Tout un système de représentations partagées par les uns et les autres conduit en effet les maîtres d’ouvrage à limiter leur champ de légitimité à la définition des prescriptions économiques et techniques, et à renoncer à poser des exigences en termes de conception. Dans un exemple que nous avons analysé, il est d’ailleurs frappant de constater qu’une architecte devenue responsable d’un programme de relogement de 2 000 familles n’est pas parvenue à imposer des critères de conception aux architectes chargés des différentes opérations. En dépit de ses compétences d’architecte, son statut de maître d’ouvrage a fait qu’elle n’avait pas la légitimité pour définir de tels critères, et encore moins pour les faire respecter, malgré ses nombreuses tentatives.
Les codes professionnels intériorisés par les architectes et reconnus (bien que souvent contestés) par les autres acteurs, les conduisent à fonder les projets sur des représentations des situations et des problèmes à traiter, mais aussi des solutions censées être les plus pertinentes. A ce propos, on peut se demander si l’émergence de nouveaux rôles et de nouvelles compétences développées par les maîtres d’œuvre conduit réellement à développer de nouvelles formes de conception. Ce point est resté aveugle dans les multiples échanges que nous avons pu avoir avec les maîtres d’œuvre et les chercheurs qui ont participé à cette recherche. L’élargissement du rôle des maîtres d’œuvre, et notamment les fonctions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage qu’ils développent, ne se traduisent en effet pas nécessairement par l’adoption de nouvelles postures et de nouveaux modes de rapport à la conception, ni par un renouvellement de leur culture et du contenu de leur activité. Cet élargissement peut signifier une forme d’hégémonie de l’activité professionnelle des maîtres d’œuvre, qui débordent de leur cadre habituel d’activités pour conquérir d’autres positions.
Ces considérations rapides sur la structuration du champ professionnel de l’architecture apparentent celui-ci à une corporation plongeant ses racines dans une longue histoire. On peut faire l’hypothèse qu’une profession très structurée et régulée par ses propres membres est peu encline à innover. Le fait que ses membres soient en permanence en concurrence pourrait limiter le développement de formes de coopérations internes, d’une part, et d’association avec d’autres acteurs professionnels sur un mode égalitaire (et non pas dans une relation où ces acteurs ne sont que sous-traitants), d’autre part.
Cette profession est en outre menacée, à la fois par les maîtres d’ouvrage et les programmistes qui tentent de limiter l’espace de liberté des concepteurs, mais surtout par les entreprises et les ingénieurs qui leur imposent des contraintes techniques et s’efforcent même de se passer de leurs services ou encore tentent de les assujettir, notamment dans le cadre des appels d’offres de conception-réalisation intégrée.
Quand ils n’ont pas une formation d’ingénieur au départ, les maîtres d’œuvre sont en effet tributaires des ingénieurs et des BET sur le plan technique. Peu d’architectes ont des compétences en matière d’aménagement paysager, car leur culture est principalement fondée sur la création d’espaces minéraux. La pression actuelle en faveur du développement de la nature dans la ville les conduit à s’associer avec des paysagistes et, de plus en plus, avec des spécialistes du développement durable. Ils n’ont pas tous non plus une forte maîtrise de la gestion économique des projets, ni des coûts de maintenance générés par leurs propositions ou encore de la gestion des risques économiques, ce qui les fragilise dans une période où les investisseurs sont soucieux de réduire ce type de coûts.
L’exigence de certains maîtres d’ouvrage d’associer les habitants à l’élaboration des projets, voire de collaborer avec des sociologues pour mieux prendre en compte leurs attentes, agacent certains architectes, au point que l’ordre des architectes de Loire-Atlantique a menacé de faire un procès à un organisme HLM qui obligeait les architectes à travailler avec une équipe de sociologues pour concevoir des programmes de réhabilitation.
La complexification des projets entraîne la sollicitation d’une grande diversité de spécialistes en fonction de la nature des problèmes à traiter. Ce phénomène, auquel s’ajoutent les contraintes de la rentabilité économique des équipes, conduit à une fragmentation des missions qui remet en cause, dans de nombreux cas, le rôle et la responsabilité centrale des architectes-urbanistes comme organisateurs ou « chefs d’orchestre » de la conception des projets.
On est donc dans une situation où les contradictions tendent à se développer entre une profession dont le champ d’activité était très délimité et structuré et qui jouait un rôle central, et la diversification et la fragmentation des compétences requises pour réaliser des projets.
La préservation de l’identité professionnelle joue un rôle majeur dans cette profession et constitue un enjeu fondamental des évolutions en cours. Cette identité repose notamment sur le fait que les architectes-urbanistes se veulent les auteurs des projets, souvent indépendamment des multiples professions qui concourent à leur conception et leur réalisation. Cet enjeu est très profond car cette identité professionnelle se confond avec l’identité personnelle des concepteurs qui s’identifient à leurs œuvres.
2. Les conditions d’émergence des nouvelles compétences
Dans de nombreux domaines, on assiste à de profondes évolutions professionnelles, à la disparition de certains métiers au profit de nouvelles activités ou à la transformation des professions existantes. L’intérêt que présente le développement de nouvelles formes d’activité professionnelle ne doit pas nous faire oublier le contexte dans lequel elles émergent. En effet, les changements professionnels s’opèrent de manière laborieuse et fragmentaire. Si l’on peut discerner certaines tendances d’évolution, ces changements doivent aussi beaucoup à des conjonctures particulières, voire à des accidents de parcours. Avant d’analyser les facteurs clairement identifiables (économiques, techniques, politiques, culturels, etc.) qui rendent possible et orientent ces changements professionnels, il convient de rappeler un certain nombre de conditions qui sous-tendent leur émergence.
2.1. La complexification des opérations
Tout le monde s’accorde à penser que l’on assiste à une complexification des opérations et à l’accroissement des incertitudes qui pèsent sur leur réalisation. Il était relativement aisé de réaliser des opérations de construction de grande envergure sur des terrains vierges, tandis que la restructuration des tissus urbains existants met en jeu les intérêts de multiples acteurs : les propriétaires des terrains, les propriétaires des immeubles ou des équipements, plusieurs collectivités locales, les habitants ou les usagers des sites concernés, les aménageurs et les promoteurs des nouvelles constructions, les sociétés gérant les réseaux (eau, électricité, éclairage, télécommunications, etc.). On le voit bien dans les projets de restructuration urbaine, où il ne suffit pas de concevoir des plans d’urbanisme et où il est nécessaire d’opérer un travail de médiation extrêmement complexe entre les différents acteurs impliqués et d’ajuster le projet à plusieurs reprises pour intégrer leurs enjeux respectifs.
2.2. Le renforcement des contraintes et des incertitudes
Le temps où la viabilisation de terrains agricoles achetés à bas prix et l’inflation permanente permettaient d’assurer la réussite économique des opérations d’aménagement est fini. Désormais, celles-ci se réalisent sur des terrains ayant un coût beaucoup plus élevé, dans un contexte de faible inflation avec des risques de retournement du marché immobilier, au moment où on démarre les chantiers, alors qu’elles avaient été conçues sur des hypothèses financières correspondant à un contexte d’augmentation des prix. A ce risque économique s’ajoutent les incertitudes et les délais d’obtention des financements publics qui donnent lieu à des négociations qui s’éternisent. Les aménageurs et les promoteurs risquent également de subir des recours contentieux engagés par les habitants du voisinage ou les effets de la paupérisation de l’environnement.
Ce contexte oblige les concepteurs à intégrer ces contraintes et ils en subissent eux-mêmes les conséquences, puisqu’ils risquent de ne pas être rémunérés pour leurs prestations, ou de voir leur chiffre d’affaires chuter brutalement lorsque les projets ne se réalisent pas. Ceci les conduit à réduire la taille de leurs équipes, à sous-traiter à des bureaux de spécialistes une partie de leurs activités et à fonctionner en réseau comme le montrent clairement les travaux d’Elisabeth Campagnac (2002). C’est notamment ce qui favorise le développement en Grande-Bretagne du système Design and Build qui permet à la fois de mieux maîtriser les coûts de production, de réduire les délais et de s’appuyer sur la solidité financière des entreprises et des banques. La complexification des règlements d’urba-nisme et de la réglementation technique s’ajoute à la complexité et aux contraintes décrites précédemment. Ceci accroît les risques de contentieux et nécessite des études très poussées pour s’assurer de la conformité des projets et donc des compétences juridico‑techniques.
Le rôle des événements et des rencontres
L’émergence de nouvelles formes d’activité professionnelle s’inscrit dans le contexte décrit précédemment et se trouve rendue possible par les évolutions structurelles du champ d’activité. Mais il ne faut pas oublier que les évolutions professionnelles doivent aussi beaucoup à des événements aléatoires, à des rencontres fortuites ou à des configurations conjoncturelles. En effet, des difficultés subites dans l’élaboration d’un projet, l’apparition d’un nouvel acteur ou le remplacement d’un responsable, des décisions politiques parfois inattendues, des configurations d’acteurs particulières, la rencontre d’un promoteur ou d’un chef d’entreprise confronté à un problème nouveau ou bien souhaitant expérimenter un nouveau procédé, peuvent ouvrir des opportunités que certains architectes peuvent saisir.
Ceux-ci peuvent également se trouver dans des situations qui les obligent à modifier leur fonction s’ils veulent conserver un rôle dans le système mis en place. Ils peuvent même découvrir, dans ces situations, l’occasion de développer de nouvelles compétences qu’ils n’envisageaient pas auparavant.
Nous verrons que les compétences potentielles des maîtres d’œuvre architectes, leur capacité à s’adapter et à saisir les opportunités qui s’offrent à eux, les postures qu’ils adoptent face aux contraintes auxquelles ils sont confrontés, jouent également un rôle non négligeable dans l’émergence de nouvelles formes d’activité.
On peut considérer que ces capacités d’adaptation des acteurs professionnels médiatisent les évolutions structurelles et les configurations conjoncturelles. En effet, ces changements structurels s’actualisent de manière particulière dans les diverses situations opérationnelles auxquelles sont confrontés les acteurs. Nous retrouvons là à l’œuvre la problématique développée par Anthony Giddens (1987) sur la « dualité du structurel » suivant laquelle les systèmes sociaux fonctionnent de manière différenciée selon les contextes particuliers dans lesquels ils s’inscrivent.
3. Les facteurs qui orientent l’émergence des nouvelles formes d’activité
Au-delà des évolutions structurelles générales des contextes d’action, un certain nombre de facteurs particuliers influencent et orientent les formes d’activité professionnelle des architectes.
3.1. Les évolutions économiques, sociales et politiques
Les évolutions économiques sous-tendent les nouvelles formes d’activité professionnelle, mais elles ne les déterminent pas pour autant. Elles constituent des contraintes que les acteurs doivent prendre en compte et auxquelles ils doivent s’adapter. Le renforcement des contraintes économiques s’accompagne de processus de rationalisation qui touchent désormais les modes d’organisation de la conception et de la conduite des opérations, après avoir été liés au développement technique. C’est cette rationalisation à la fois technique, économique et organisationnelle qui sous-tend aussi bien le développement des composants de construction que les procédures de certification des maîtres d’œuvre.
Cette rationalisation est également facilitée par le développement des techniques de communication, qui permettent d’organiser les échanges d’information entre les acteurs, et donc de fiabiliser ces échanges et de stocker les informations transmises. Mais ces techniques de communication contribuent aussi à organiser leurs relations. Elles affectent également le contenu du travail de conception et sont aussi utilisées pour valoriser les projets à travers le recours aux simulations virtuelles en deux ou trois dimensions. Ce sont donc aussi des instruments commerciaux. Cet usage est également favorisé par les évolutions économiques, qui amènent à considérer les activités de conception comme des prestations de service faisant l’objet de démarches commerciales.
Les nouvelles formes d’activité professionnelle sont également très influencées par les contextes culturels et politiques dans lesquelles elles s’inscrivent. En Europe du Nord (Suède, Danemark), il existe une tradition culturelle d’attention à la qualité des moindres détails, et le développement du design industriel influence la conception artisanale. A Vienne, la coopération des concepteurs avec des vidéastes s’inscrit dans la tradition viennoise de coopération des architectes avec les peintres et les sculpteurs qui a notamment été développée par le mouvement de la Sécession et le Jugenstyl au début du vingtième siècle. Dans certains pays, la culture politique de la démocratie participative constitue un contexte extrêmement favorable à l’expérimentation de différentes formes de participation des habitants à la conception des projets.
En Grande-Bretagne, il existe une véritable culture du partnership qui va jusqu’au développement du concept de partnering (mot intraduisible signifiant approximativement « partenariser »). Cette culture concerne notamment le développement du partenariat public-privé aboutissant à ce que les institutions publiques délèguent entièrement au secteur privé la maîtrise d’ouvrage, la gestion financière et la réalisation des opérations. La culture juridique, qui fonde les lois sur les pratiques des acteurs, se traduit par une « culture du contrat » qui favorise le développement de formes de contractualisation souples. En effet, le concept de règle juridique se traduit par « régulation » qui signifie bien une régulation des relations entre les acteurs et non pas l’imposition d’obligations intangibles. On assiste, en outre, à un développement de la « dérégulation », c’est-à-dire à un assouplissement des contraintes juridiques. On comprend que cela puisse favoriser des coopérations plus souples entre les promoteurs, les maîtres d’œuvre et les entreprises.
Dans le monde anglo-saxon, il y a également ce qu’on peut appeler une forte « culture d’organisation ». Les anglo-saxons s’interrogent fréquemment sur la pertinence des modes d’organisation et expérimentent en permanence en ce domaine. Il n’est pas anodin, par exemple, qu’ils aient développé le concept de learning organisation qui vise à développer les processus d’apprentissage dans le fonctionnement des organisations, de manière à favoriser le développement des compétences des agents, et à ce qu’en retour les organisations évoluent de façon à mettre ces compétences en œuvre au fur et à mesure de leur développement. Le système Design and Build est aussi un processus d’apprentissage de la coopération entre les partenaires qui doit permettre d’améliorer leurs modes d’action respectifs.
Le contexte culturel influence profondément le développement des formes d’activité, mais également les modes d’approche et de résolution des problèmes. On peut mesurer qu’en France, les cadres juridiques et institutionnels sont plus rigides que dans les pays anglo-saxons et les champs de compétence plus fortement codifiés, ce qui fait obstacle à l’émergence de nouvelles formes d’activité.
3.2. Le développement du rôle des collectivités locales au détriment des États
On assiste partout en Europe, à des degrés divers, à un développement du rôle des collectivités locales au détriment des États dans le domaine de la construction et de l’urbanisme. Ceci est particulièrement marquant en France, depuis le mouvement de décentralisation engagé au début des années quatre-vingt. Cette montée en puissance des collectivités locales a des effets contradictoires. Elle se traduit par une croissance de la commande publique locale (et donc de l’activité des professionnels) et par une fragmentation et une différenciation des projets. Cette évolution accroît les exigences d’adaptation des opérations aux spécificités des contextes locaux (environnement, politiques urbaines locales) et appelle de nouvelles compétences. Mais, en même temps, cela complexifie les configurations d’acteurs participant à la maîtrise d’ouvrage et aux processus de décision, ainsi que les montages financiers des opérations, car il faut faire appel à de multiples financements qui obéissent à des règles et des logiques différentes. Il en résulte une plus grande fragilité et une plus grande complexité de la conduite des opérations ainsi qu’un renforcement de la dépendance des maîtres d’œuvre à l’égard des acteurs locaux. Cela nécessite la mise en place de modes d’organisation complexes et un développement des compétences d’organisation et de médiation, notamment, des fonctions de chefs de projet.
Cette fragmentation de la maîtrise d’ouvrage redouble la fragmentation des équipes de maîtrise d’œuvre et des compétences techniques que doivent réunir les entreprises de construction. En réalité, nous assistons au développement d’une contradiction entre cette nécessité d’adapter et d’intégrer les projets à la diversité des contextes locaux, et la culture des architectes qui est largement fondée sur la promotion de formes et de codes architecturaux à vocation universelle. A cela s’ajoutent les contraintes de standardisation des constructions imposées par les entreprises et les industriels du bâtiment.
De leur côté les maîtres d’ouvrage, notamment publics, ont une position ambivalente. Ils plaident pour un développement de la culture et de l’identité locale, et ils sont en même temps fascinés par les grands architectes qui ne peuvent que reproduire les formes auxquelles ils doivent leur réputation. Les élus locaux sont valorisés par cet appel aux architectes célèbres et sont eux-mêmes pris dans cette contradiction entre le souci de développer la culture architecturale et urbaine locale et le désir de symboliser leur pouvoir à travers des réalisations prestigieuses, en rupture avec leur propre environnement.
On assiste parallèlement à un accroissement des exigences des consommateurs individuels et des mouvements collectifs de revendication souvent contradictoires, ce qui entraîne une augmentation des risques contentieux. La prise en compte des attentes des usagers nécessite des capacités d’organisation et de communication, mais également des capacités de médiation entre les usagers, les professionnels et les responsables politiques.
4. Les domaines d’évolution des activités professionnelles
Les évolutions des activités professionnelles que nous avons étudiées nous paraissent renvoyer de manière dominante à quatre domaines d’innovation distincts, bien que chacun d’eux comporte des éléments relatifs aux autres :
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les innovations relatives à la conception des objets à réaliser
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les innovations organisationnelles dans les processus de conception (maîtres d’œuvre et entreprises)
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les innovations des processus politiques et sociaux de décision
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les innovations des techniques de conception.
Nous mettrons à part ces dernières (notamment l’utilisation des techniques d’information et de communication) car elles recouvrent des outils utilisés dans la mise en œuvre des autres domaines d’innovation.
4.1. Les innovations relatives à la conception des objets
Ces innovations peuvent concerner aussi bien le design de composants de construction que la coopération des architectes avec des scénographes ou des infographes. Cette dernière ne modifie pas de manière significative le rôle des architectes, mais elle renvoie à des formes de coopération préexistantes avec les milieux artistiques. Elle est néanmoins intéressante car elle procède par intégration de nouvelles compétences dans la conception, ce qui influence de manière importante les formes produites.
L’architecte qui devient designer et qui conçoit des composants au lieu de concevoir des ouvrages change pratiquement d’activité. Il utilise ses compétences d’architecte pour exercer un nouveau rôle dans une position différente, puisqu’il est devenu prestataire de services pour des industriels auxquels il apporte ses connaissances des matériaux et des éléments de construction, ainsi que des fonctions qu’ils doivent remplir et des attentes des usagers. Il convient de remarquer que ces démarches comportent des changements organisationnels importants pour les acteurs concernés : la coopération avec les artistes dans un cas, et la collaboration avec des industriels dans l’autre.
4.2. Les innovations organisationnelles
Ces innovations peuvent concerner le développement de systèmes comme le Design and Build en Grande-Bretagne, la constitution de réseaux d’architectes assurant la promotion d’un label certifié ou bien la création de la fonction de chef de projet de la conception de bâtiments industriels. Ces expériences ont en commun le développement de nouvelles formes de coopération et d’organisation de réseaux qui modifient les processus de conception.
Pour les réseaux d’architectes certifiés, ces modifications concernent l’adoption de procédures communes et, pourrait-on dire, l’appartenance à un réseau commercial fondé sur une charte de qualité. Dans les deux autres cas, il s’agit de changements organisationnels plus profonds, puisqu’ils aboutissent à une recomposition des configurations de coopération professionnelle entre les fonctions de maîtrise d’œuvre : architectes et ingénieurs ne sont pas coordonnés par la maîtrise d’ouvrage mais, tout en restant indépendants, sont liés contractuellement à une entité qui organise leur coopération (des entreprises dans un cas, une société d’ingénierie dans l’autre). Cette entité assure également un rôle de maître d’ouvrage délégué. La conduite de projets de bâtiments industriels nécessite en effet de coordonner différents professionnels qui composent l’équipe de maîtrise d’œuvre, de négocier et prédéfinir les projets avec les clients, d’assurer la gestion économique des opérations et également de négocier avec les entreprises chargées de la réalisation.
Il convient de noter que les changements organisationnels des processus de conception qui modifient l’activité professionnelle de la maîtrise d’œuvre semblent s’accompagner de modifications profondes des processus de décision et, notamment, des relations entre la maîtrise d’œuvre et la maîtrise d’ouvrage.
4.3. Les changements des processus de décision sociaux et politiques
Ces innovations concernent essentiellement des projets de développement urbain et de restructuration urbaine. Ces opérations sont généralement conduites par les collectivités locales et celles-ci sont fortement impliquées dans leur mise en œuvre. Ces opérations nécessitent un chef de projet assurant la coordination de l’ensemble des acteurs ou effectuant un travail de médiation entre une multitude de partenaires (État, collectivité locale, société d’aménagement et promoteurs). Selon les contextes, la fonction de maîtrise d’œuvre architecturale peut être exercée différemment :
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cette fonction peut s’élargir à d’autres compétences et d’autres fonctions d’organisation et de médiation ;
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le maître d’œuvre peut glisser vers des fonctions de conseil et de médiation, mais en s’appuyant toujours sur sa légitimité et ses compétences de maître d’œuvre ;
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il arrive qu’un architecte soit nommé chef de projet d’un programme complexe et n’exerce pas réellement en tant que maître d’œuvre, mais utilise les compétences et la légitimité liés à sa formation d’architecte.
Ces fonctions d’organisation et de médiation assurées par des architectes-urbanistes s’inscrivent dans un rôle d’assistance à la maîtrise d’ouvrage publique et concernent des projets urbains, ou des projets de construction qui ont des incidences sur le fonctionnement urbain des villes concernées. Ces projets peuvent représenter des enjeux politiques considérables et conditionner le devenir d’une partie de la ville. Lorsque le programme concerne la population d’un immeuble placé dans une zone de requalification urbaine importante du centre-ville, l’enjeu est plus localisé. Dans ce genre d’opérations se jouent également des enjeux de démocratie locale, a minima d’information et de communication, de prise en compte des attentes des habitants, de débat et de négociation avec eux, ainsi que de médiation des conflits de cohabitation.
Les maîtres d’œuvre qui participent à la gestion de ces enjeux interviennent dans le champ politique et social, car l’intervention sur l’espace médiatise les relations sociales et politiques. Ils contribuent à organiser les processus de décisions politiques à travers leur rôle socio‑technique.
5. Les processus de développement des nouvelles formes d’activité professionnelle
Les activités professionnelles que nous avons évoquées entretiennent des rapports de nature différente avec le métier d’origine de ces acteurs. Au cours des rencontres Ramau 2002, François Lautier1 a proposé une analyse très intéressante de ces processus d’évolution, en distinguant :
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l’évolution par élargissement des fonctions initiales ; les acteurs développent de nouvelles compétences qu’ils agrègent et intègrent à leur métier d’origine ; ceci leur permet de remplir de nouvelles fonctions en complément de leur fonction centrale qu’ils n’abandonnent pas pour autant ;
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l’évolution par déplacement vers un autre champ d’activité connexe au champ initial mais néanmoins distinct ; les acteurs investissent un nouveau champ grâce aux compétences dont ils disposent en raison de leur formation initiale, mais également grâce à l’acquisition de compétences nouvelles.
Ces évolutions correspondent aux figures suivantes :
L’élargissement progressif du champ d’activité initial peut atteindre une ampleur telle que cela peut entraîner un changement profond de la nature de l’activité initiale et conduire à terme à un déplacement vers un nouveau champ d’activité, correspondant donc au deuxième cas de figure. Certains acteurs peuvent se déplacer vers un nouveau champ d’activité tout en conservant pour une part leur mode d’activité antérieur.
La question posée par François Lautier est donc de savoir jusqu’à quel point les acteurs ne font qu’élargir et enrichir leur champ de compétences, sans que cela aboutisse à une transformation de la nature de leur activité. À partir de quel moment peut-on considérer qu’il y a un changement profond de l’activité et l’exercice de fait d’un autre métier ? Pour les architectes qui élargissent leur champ de compétences, la question est de savoir dans quelle mesure ils continuent effectivement à exercer leur fonction de maître d’œuvre. À partir de quel moment exercent-ils une autre fonction en se prévalant du rôle de maître d’œuvre, alors qu’ils utilisent leurs compétences et leur expérience initiale pour exercer une autre fonction ?
5.1. Changement d’activité ou du mode d’exercice de l’activité
Un débat existe quant à savoir si on assiste à de véritables changements de la nature de l’activité ou s’il s’agit seulement de changements des modes d’exercice de l’activité initiale. Les démarches engagées peuvent se traduire par des évolutions différentes des modalités d’exercice de l’activité professionnelle des maîtres d’œuvre concernés. De nouvelles fonctions de maîtrise d’ouvrage déléguée et de coordination des acteurs peuvent être agrégées à la fonction centrale de maître d’œuvre. Les évolutions peuvent se limiter au développement de formes de coopération avec d’autres concepteurs, ou bien se traduire par un changement de position et de mode de relation avec les autres acteurs. Ces changements de mode d’exercice de l’activité modifient les méthodes et les processus de conception.
5.2. Le développement des formes de coopération
Il est frappant de voir que les principales évolutions d’activités professionnelles ou d’exercice de ces activités concernent le développement de formes de communication et de coopération entre les acteurs. On a vu que ceci était lié à la complexification et à la diversification des opérations et des processus de décision. Dans ces processus de développement de la coopération, on peut distinguer deux formes totalement différentes :
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le développement de nouveaux modes de coopération entre les maîtres d’œuvre et d’autres acteurs
-
l’élargissement du rôle des maîtres d’œuvre ou leur déplacement vers une fonction d’organisation de la coopération entre les acteurs.
Il y a une différence fondamentale entre ces deux cas de figure. La coopération avec d’autres acteurs professionnels se joue dans l’adaptation des fonctions des maîtres d’œuvre. On peut distinguer l’élargissement et l’intégration de nouvelles compétences et le changement radical de positionnement que constituent les expériences des maîtres d’œuvre qui, de fait, se mettent au service des entreprises (modèle Design and Build) ou des industriels. Ces acteurs conservent une fonction de maîtrise d’œuvre. Ces coopérations se jouent entre acteurs professionnels.
La fonction d’organisation de la coopération entre les acteurs se joue, quant à elle, dans la médiation et la négociation entre acteurs professionnels, décideurs économiques, politiques et usagers. C’est une restructuration en profondeur des processus de conception qui s’opère, car c’est une fonction qui amène les maîtres d’œuvre à travailler à l’articulation de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre en allant jusqu’à participer à la fonction de maîtrise d’ouvrage.
6. Conclusion
Pour conclure cette analyse, il convient d’insister sur la diversité des formes d’évolution des activités de maîtrise d’œuvre architecturale et la multiplicité des facteurs qui interagissent dans leur développement. Les évolutions économiques constituent la toile de fond sur laquelle se déploient ces changements de rôles et de fonctions, mais ne suffisent pas à expliquer les formes qu’ils prennent. De même, les changements techniques constituent des outils qui facilitent la mise en place de nouveaux modes de coopération entre les acteurs, mais ne jouent pas réellement un rôle structurant.
La recomposition du champ d’activité professionnel se joue principalement dans le rapport des activités de conception aux processus de décision qui tendent à se complexifier et à devenir plus instables. Ceci est notamment dû à l’interférence de nombreux acteurs qui peuvent intervenir de différentes manières. La définition de la commande devient un enjeu majeur, ainsi que l’organisation des relations entre les décideurs et les multiples professionnels qui interviennent dans l’élaboration des projets. La maîtrise des interfaces semble être le point autour duquel les professionnels se mobilisent et qui oriente la recomposition du champ d’activité.
Bien que l’on ait pu identifier un certain nombre d’évolutions structurelles ou du moins génériques, on ne doit pas minimiser l’importance des contextes culturels et institutionnels qui orientent profondément les formes que prennent les changements professionnels. Nous avons évoqué une question qu’il conviendrait d’approfondir tout particulièrement et qui concerne le lien entre ces changements structurels et les phénomènes conjoncturels, liés aux contextes locaux, aux situations particulières dans lesquelles se trouvent les acteurs, à leurs trajectoires personnelles et aux réseaux de relations qu’ils ont constitués. La problématique que nous avons esquissée tend à considérer que les changements professionnels dépendent des capacités des acteurs à saisir les opportunités que leur offrent les évolutions structurelles et à gérer les diverses situations particulières dans lesquelles ils opèrent, ainsi que les contraintes auxquelles ils sont confrontés. Les changements professionnels résulteraient du travail de médiation et d’ajustement que les acteurs seraient en mesure de réaliser entre ces deux niveaux de réalité. Des évolutions et des situations qui tendent à déstabiliser les acteurs s’inscrivant dans des schèmes traditionnels sont, au contraire, saisis comme des opportunités par ceux qui se positionnent autrement, qui n’ont pas complètement intériorisés ces schèmes ou qui n’y trouvent pas leur place et qui, en outre, disposent de capacités à exploiter les espaces ouverts par des situations inédites.
L’autre question qui reste entière concerne l’incidence de ces changements professionnels sur le contenu même des projets. Certaines expériences laissent à penser que les nouveaux modes d’exercices professionnels se traduisent par une meilleure prise en compte des attentes des commanditaires ou des usagers. Néanmoins le fait de s’inscrire dans de nouveaux processus de conception impliquant une coopération étroite avec les commanditaires, les autres acteurs professionnels ou les usagers, n’entraîne pas mécaniquement un changement significatif de la conception des projets. Les architectes peuvent tout à fait exploiter leurs capacités de coopération avec les autres acteurs, pour légitimer et reproduire les modèles de conception architecturale ou urbaine dont ils sont porteurs, modèles qui ne diffèrent pas nécessairement sur le fond de ceux élaborés par les concepteurs s’inscrivant dans les schèmes d’activité traditionnels. Les modèles de conception intériorisés par les architectes relèvent, en effet, d’un domaine spécifique de réalité, et ne sont pas nécessairement affectés par les changements concernant les situations et les conditions dans lesquelles ils sont élaborés. C’est un niveau très profond de la culture professionnelle qui conserve une certaine autonomie par rapport aux « configurations actantielles » dans lesquelles il s’actualise.