L’interprofessionnalité ? Un point de vue

Thérèse Evette

p. 9-13

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Thérèse Evette, « L’interprofessionnalité ? Un point de vue », Cahiers RAMAU, 2 | 2001, 9-13.

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Thérèse Evette, « L’interprofessionnalité ? Un point de vue », Cahiers RAMAU [En ligne], 2 | 2001, mis en ligne le 08 novembre 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/521

Depuis une vingtaine d’années, les conditions d’élaboration et de conduite des projets urbains et architecturaux ont considérablement changé. A ceci, de multiples raisons évoquées par les analystes. La ou les crises des villes, dans leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels, l’internationalisation de l’économie, la construction européenne et la décentrali­sation de l’action publique en France ont mis en cause d’anciens modes de division du travail de conception des constructions et des aménagements de l’espace.

De nouveaux enjeux et de nouvelles modalités de l’action publique et privée ont conduit à une complexification des processus de décision, de conception et de réalisation des projets qui participent à la transformation de l’espace. Une approche plus globale et interdisciplinaire des phénomènes urbains s’est développée, en même temps qu’une prise en compte de leurs spécifi­cités et caractères locaux. Les destinataires des aménagements ont commencé de faire entendre leur voix, tandis que les décideurs, par volonté politique ou obligation, sont conduits à intervenir de façon plus concertée. La vision linéaire et hiérarchique des processus d’aménagement et des relations entre les acteurs concernés par les projets est obsolète, même si elle inspire encore nombre de procédures d’intervention. Les frontières entre les domaines et les échelles de l’aménagement sont reconsidérées. Ainsi, la complexité est appréhendée non plus seulement comme un principe majeur d’analyse de la ville mais comme une donnée de l’action.

Comment les savoirs, les expertises, les métiers et les activités de conception et de conduite des projets spatiaux participent-ils de ces évolutions ou se réorganisent-ils pour y faire face ? Ce sont les questions que le réseau Ramau propose d’explorer, dans leur dimension française et européenne, en organisant des échanges réunissant chercheurs et profes­sionnels, selon une approche multidisciplinaire et interprofessionnelle. Par l’organisation de rencontres, la publication et la mise à disposition d’informations sur Internet, le réseau Ramau vise la capitalisation et la diffusion des savoirs sur les métiers et les activités de l’architecture, de l’ingénierie et de l’urbanisme et l’ouverture de perspectives de recherche issues d’une réflexion collective.

Les Cahiers Ramau n° 1, actes des premières rencontres du réseau en mars 1999, ont dressé un état des lieux de l’organisation des métiers de la maîtrise d’œuvre en Europe et de leurs rapports à leurs commanditaires, les maîtres d’ouvrage. Il propose quelques pistes de réflexion sur l’évolution des compétences mobilisées en architecture, ingénierie et urbanisme en relation avec la mutation des objectifs et contextes des opérations de construction et d’aménagement.

La poursuite des échanges a conduit à retenir le thème de l’interprofessionnalité pour aborder les mutations des activités et des métiers lors des deuxièmes rencontres Ramau des 28 et 29 septembre 2000. En effet, si on observe un mouvement de spécialisation des expertises et de fragmentation des fonctions dans l’élaboration, la conception et la conduite des projets architecturaux et urbains, il s’accompagne d’un mouvement de recompo­sition qui instaure de nouveaux dispositifs d’interventions professionnelles, sous des formes intégrées ou au contraire en réseau. Ce double mouvement est marqué par le déplacement, le recouvrement ou l’effacement des frontières entre acteurs, par exemple entre les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’œuvre, et entre des groupes professionnels autrefois plus fermement campés sur des territoires distincts.

D’où le regard porté sur les coopérations et les coordinations mises en œuvre dans les pratiques de projet et sur les conditions qui rendent possible le partenariat – notamment les dispositifs de confiance – dans des contextes marqués par les conflits et les concurrences. Ces pratiques interprofessionnelles transforment l’exercice des métiers de définition et de conception des projets spatiaux et suscitent de nouvelles compétences. Plus largement, c’est l’ensemble des rapports entre commanditaires, experts et destinataires des constructions et aménagements qui se redéfinissent.

Appréhender ce paysage complexe et mouvant est un vaste programme que les milieux scientifiques et professionnels ont engagé. Les Cahiers Ramau n° 2 s’inscrivent dans cette perspective en proposant les contribu­tions de chercheurs et de professionnels sur les thèmes de la coordination, de la confiance et de l’évolution des métiers.

Hétérogénéité

La complexité des processus de production de la ville est appréhendée par plusieurs auteurs à travers la notion d’hétérogénéité. Ils soulignent la coexistence de mondes hétérogènes du point de vue des finalités, des logiques d’action, des langages et des temporalités. La formation des villes serait marquée par une incohérence ontologique, la ville cohérente (et monumentale) n’ayant jamais été qu’une vue de l’esprit formalisée dans des fictions narratives ou visuelles (Martinon).

Qu’on parle de logiques politiques et professionnelles hétérogènes dans un contexte de forte incertitude (Godier) ou de champs d’action incommensurables auxquels il serait vain d’imposer une échelle référence commune (Amphoux), c’est la diffraction qui l’emporte sur la convergence. Quels concepts, quels principes proposer alors pour appréhender cette matière hétérogène et orienter l’action ?

L’étude des pratiques révèle la recherche d’articulations entre ces mondes hétérogènes et la volonté de fonder des cohérences nouvelles.

Cohérences

L’adoption de nouveaux paradigmes de l’action publique conduisent à réorganiser le processus de décision et de conception. Ainsi la notion de développement durable qui témoigne d’une nouvelle prise en compte de la durée et des échelles et composants de l’aménagement l’espace, du matériau l’environnement. Les outils et procédures visant à évaluer, de ce point de vue, la qualité des décisions redistribuent les cartes des interven­tions professionnelles (Symes, sur la situation britannique).

Il se produit une hybridation des échelles et des champs d’action entre bâtiment et environnement, architecture et ville, spatial et social. Les carences des divisions antérieures apparaissent et suscitent de nouvelles expertises (Amphoux, sur l’urbanisme local à Lausanne).

D’une façon générale les modes de coordination deviennent une préoccu­pation majeure des analystes et des acteurs de l’aménagement. Le modèle industriel fournit l’une des références utilisées (S. Jouini) pour envisager les rationalisations nouvelles de la division du travail au niveau de la temporalité, des expertises comme des échelles d’intervention, au cours des projets et au-delà.

La question des procédures et des outillages qui soutiennent la coordination prend une importance croissante. Outils intermédiaires, chartes, procédures qualité… quelles souplesses, quelles rigidités sont-elles ainsi introduites dans les pratiques de projets ? (Godier, Henry).

Négociations

Les dimensions politiques et sociales des projets composent de façon nouvelle avec les dimensions techniques. La négociation devient un paradigme de l’action. Analysant des processus de conception négociée à l’échelle de grands projets urbains comme de projets locaux, les auteurs emploient les notions d’arrangements, de compromis ou encore d’exploitation des divergences.

L’existence de valeurs communes soutient l’action (Macary). Pour les susciter, ou en tenir lieu, les parties prenantes du projet s’efforcent de construire un récit commun qui donne une cohérence aux finalités multiples d’un grand projet urbain (Godier) ou tentent de donner une signification commune à la forme architecturale (Mercier).

Les auteurs insistent sur le rôle des réseaux informels dans les pratiques de coordination même les plus organisées, soulevant ainsi la question de la confiance.

Confiance

Souvent invoquée comme condition de la réussite des relations interpro­fessionnelles, la confiance peut être analysée comme une stratégie de coopération, et son articulation aux notions de conflit, d’intérêt et de générosité développée (Thuderoz). L’analyse des stratégies de maîtrise du risque pour faire face à divers champs d’incertitudes liées au projet, révèle la complémentarité des dispositifs de contrôle et de confiance (Evette, Plais).

Aux points sensibles d’interface entre acteurs du projet, la confiance peut se construire par une innovation organisationnelle (Chadouin) ou par le débat (Mercier). Ainsi espère-t-on éviter les ruptures et les conflits.

Métiers

Les différents maîtres d’œuvre, dans leur positionnement réciproque, ont forgé des identités professionnelles qu’on peut qualifier par une série d’oppositions : logique de marché vs logique de profession, technique vs culture, service vs œuvre (Tapie). Au-delà de ces oppositions, se révèlent ou se développent des hybridations de logiques et de compétences, par exemple pour les architectes (Camus). Les procédures de gestion de la qualité constituent une forme institutionnelle d’interprofessionnalité qui oriente les architectes vers de nouvelles compétences de management (Henry).

On peut aussi interpréter l’évolution des métiers à travers les rapports des professionnels à l’Etat. Dans des contextes aussi différents que la Russie et la France, les changements intervenus dans les principes et l’organisation de l’action publique, conduisent les architectes ou les urbanistes à une autonomie nouvelle et à une redéfinition de leur sphère d’intervention (Tokarev, Donnet).

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Nulle conclusion à ces réflexions multiples, mais la poursuite du travail à travers l’élaboration par le réseau Ramau d’un programme de recherche proposé au PUCA pour une consultation de recherche en 2002. De nouvelles rencontres les 21 et 22 mars 2002 sur l’évolution des pratiques professionnelles en Europe. Et, comme l’envisageaient les responsables publics qui clôturaient les rencontres Ramau 2000, la perspective d’élargir et de formaliser les activités du réseau Ramau, pour associer de nouvelles équipes de recherche à réflexion, mobiliser et produire de nouveaux savoirs.