Contributions et débats — I —

Bernard Haumont, Olivier Piron, Jean-Michel Dossier, Martin Symes, Roberta Shapiro et Nicole May

p. 35-40

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Bernard Haumont, Olivier Piron, Jean-Michel Dossier, Martin Symes, Roberta Shapiro et Nicole May, « Contributions et débats — I — », Cahiers RAMAU, 1 | 2000, 35-40.

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Bernard Haumont, Olivier Piron, Jean-Michel Dossier, Martin Symes, Roberta Shapiro et Nicole May, « Contributions et débats — I — », Cahiers RAMAU [En ligne], 1 | 2000, mis en ligne le 07 novembre 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/566

Bernard Haumont Je propose de se livrer à un premier jeu de questions et de réponses avant que je ne revienne sur quelques points plus systématiques ou plus transversaux.

Olivier Piron J’aimerais intervenir sur deux points de l’exposé qui vient d’être fait. Premièrement, l’analyse démographique est très exacte et vaut pour tous les métiers de l’investissement neuf. En revanche, en chiffre d’affaires, la volonté de transformer l’existant exige des méthodes radica­lement différentes vis-à-vis de ce qui concerne l’intervention sur le neuf. Quand on intervient sur l’existant, on ne peut pas travailler de la même manière puisqu’un diagnostic est nécessaire, suivi d’une interaction complète entre diagnostic, solutions architecturales et spatiales, chiffrage et décision du maître d’ouvrage. La décision du maître d’ouvrage n’est prise qu’après exploration chiffrée jusqu’au détail, ce qui prouve bien que les ressorts en investissement neuf ne fonctionnent pas pour tout ce qui relève des travaux et réflexions de rattrapage. On le voit bien en ce qui concerne la réhabilitation, puisque certains refusent maintenant de faire appel à des architectes pour des opérations lourdes de réhabilitation, parce qu’ils ont lu dans le journal que les concours d’architecture étaient anonymes, parce qu’ils ne savent pas comment rédiger le dossier et ne souhaitent pas confier leur destin politique à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas. Les métiers du neuf et les métiers de l’existant sont donc peut-être partiellement les mêmes en termes de compétences, mais sont certainement très largement différents en termes de mode d’exercice de la profession, de mode de passation de la commande et de répétitivité de la commande. On note une différence importante puisque sur le neuf, une fois que le programme est lancé, l’architecte disparaît, sauf problèmes importants, alors que dans l’occasion, ce sont des marchés répétitifs, des relations à des petites commandes, le chèque mensuel pour répondre dans la demi-heure à une commande, à l’opposé de commandes lourdes, plus rentables mais plus ponctuelles. Je constate donc un changement complet, non pas des compétences des personnes (il faut toujours avoir les compétences d’urbanisme, de synthèse, de coordination avec les autres) mais d’exercice de ces compétences. Je pense que dans une comparaison par exemple avec l’Angleterre, qui est urbanisée depuis beaucoup plus longtemps que la France – la France est un pays d’urbanisation tout à fait récente, depuis trente ou quarante ans, alors que l’Angleterre est un pays à l’urbanisation beaucoup plus ancienne –, les transpositions sont tout à fait intéressantes à faire ; des solutions sont à trouver.

Bernard Haumont Avant que Jean-Michel Dossier ne commente le constat proposé par Olivier Piron, je voudrais essayer d’aller plus loin, puisqu’en effet les évolutions démographiques, à moyen terme, sont de plus en plus déterminantes ou, en tous les cas, ont des rôles de plus en plus importants. Cela dit, en se situant dans une perspective européenne, je me demande si, vis-à-vis de ces évolutions démographiques, les passages, les médiations, les transformations pour aller de la demande sociale que la démographie entraîne à la commande (ce qui est tout à fait autre chose puisque c’est la façon dont ces demandes vont être formalisées, vont être canalisées vers un certain nombre d’équipements, vers un certain type d’infrastructures, vers un certain type de réalisations, avec des modalités organisationnelles ou techniciennes différentes vis-à-vis des différents types de maître d’œuvre), il ne faut pas aller plus loin dans l’examen de ces facteurs démographiques et s’interroger, notamment à l’échelle européenne, sur la façon dont ces mouvements et facteurs démographiques sont susceptibles d’être médiés ou médiatisés sous des formes très différentes en termes de commandes effectives.

Jean-Michel Dossier Pour répondre à Olivier Piron, il paraît tout à fait évident qu’il a raison, que les méthodes de construction pour la réhabili­tation de l’existant, l’amélioration, la transformation de l’existant sont entièrement différentes de celles de la conception neuve. Je n’ai pas assez insisté sur ce point parce que mon propos était de montrer que le bâtiment et le logement ne sont plus que des sous-marchés pour l’ingénierie, et que leurs marchés essentiels sont maintenant les marchés des industries et des services. Je suis entièrement d’accord sur cette distinction.

Sur la médiation et, au fond, sur l’expression des besoins et le nombre des demandeurs dans les différents pays d’Europe, il y a effectivement différentes solutions, différentes attitudes et approches. On constate d’abord ce que j’appellerais l’attitude service, qui consiste à dire que les besoins étant finalement satisfaits, on va faire du service et inventer de nouveaux besoins (la téléphonie mobile, internet qui est manifestement un besoin artificiel). Ces choses sont en œuvre et l’ingénierie intervient dessus. Sur le logement, sur le bâtiment, je n’ai peut-être pas suffisamment souligné l’effet du solde positif. Je voudrais exploiter les différents recensements depuis 1945 pour voir si effectivement, comme je le crois, le nombre total de logements construits a augmenté, si le nombre total de mal-logés a réellement diminué, à définition constante, et si cela implique une baisse progressive du taux de rentabilité des investissements dans le logement. Je voudrais creuser cette question, pendante en France mais également en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, et qui conditionne la structuration des marchés. La démographie et le parc immobilier sont les deux facteurs, les deux mamelles des marchés de l’ingénierie et de l’architecture.

Martin Symes J’aimerais intervenir sur l’activité d’ingénierie comme activité intellectuelle. On constate des difficultés dans les statistiques pour établir une distinction entre deux significations en anglais. Il y a en effet les ingénieurs professionnels, qui disposent de la formation universitaire, et une ingénierie artisanale, c’est-à-dire une main-d’œuvre de traditions. Certaines connaissances ne sont pas intellectuelles mais de pratique, qui sont connues sous le même terme et je crois qu’en Angleterre, on a toujours cette difficulté à définir l’ingénierie professionnelle par rapport à l’ingénierie artisanale. Dans le bâtiment, certains essayent de changer de statut entre une connaissance artisanale et une connaissance professionnalisée proprement dite.

Jean-Michel Dossier Cette question est la fois fondamentale et très difficile, parce qu’il y a les savoirs de l’ingénieur d’un côté et, de l’autre, les savoirs de l’exécutant, les savoirs de la main-d’œuvre sur chantier, et la main-d’œuvre qui coordonne la main-d’œuvre sur chantier. Ces savoirs sont confondus en Angleterre sous le même terme, ingeneering, et seraient en France dissociés voire, pour la partie savoirs de la main-d’œuvre, non reconnue. Ceci est une vieille position maoïste qui consistait à dire qu’il faut envoyer les intellectuels dans les champs pour qu’ils apprennent ce qu’est le travail pratique. Cette position n’est pas si fausse après tout, et s’il y avait chez Mao un affreux caractère idéologique et terroriste, il y a quand même dans cette notion quelque chose de vrai, c’est-à-dire que le savoir n’est pas simplement dans la tête, il est aussi dans la praxis, dans la pratique.

Il est vrai que ce dont j’ai parlé concerne essentiellement le savoir théorique, le savoir détenu par les ingénieurs, de formation ingénieur, et non des savoirs pratiques. Là encore, cela pose certaines questions. On peut se demander quelles sont les évolutions de ce partage dans les différents pays d’Europe. Je pense que la subordination des savoirs pratiques qu’on observe en France est quelque chose qui va croissant, que de moins en moins on respecte le savoir pratique et que de plus en plus, le savoir théorique s’empare des savoirs pratiques. Je veux reprendre au fond le travail qu’ont fait les encyclopédistes au XVIIIe siècle, où la création même de L’Encyclopédie a eu pour effet de rendre publiques des conditions de production qui étaient de métiers, de corporations, qui étaient des secrets qui ne s’apprenaient que par compagnonnage et qui tout à coup sont devenus scientifiques, publics, visitables et qui ne sont plus restés l’apanage d’une profession. Pour moi, cette évolution est encore à l’œuvre en France. Je me demande si cette évolution où le théorique absorbe le pratique est en cours de la même manière dans les différents pays d’Europe. La question de Martin Symes est passionnante, mais je n’ai qu’une réponse française.

Roberta Shapiro Suite à la question qui vient d’être posée, que je trouve très intéressante, et à la question de l’ingénierie en rapport avec une activité intellectuelle, je pense fondamentalement que le métier d’architecte est un métier d’intellectuel. En revanche, j’aimerais vous interroger sur le fait que vous avez dit en dérision qu’on s’éloigne de la question des compétences. Il me semble que la notion de compétence implique une activité intellectuelle, mais en situation, et c’est aussi peut-être une recherche pour ne pas séparer l’activité intellectuelle de l’action, jusque dans les savoirs, la praxis. J’aimerais donc que vous reveniez sur cette notion de compétence. Je ne me réfère pas à la notion de référentiel de compétences mais au travail qui, au contraire, s’intéresse à voir comment l’activité intellectuelle intervient en action. Il me semble précisément que le développement de l’intérim se réfère à une grande capacité d’intervention en action et se réfère effectivement à une compétence professionnelle.

Jean-Michel Dossier Cette question est redoutable, parce que derrière se cache la vieille concurrence de maîtrise du projet et de la conception que se font les architectes et les ingénieurs au nom de leurs compétences. C’est redoutable également par rapport à la question de la séparation entre l’action et la conception. C’est redoutable enfin parce qu’au fond, si on oublie les a priori idéologiques, on constate que la coordination de projets dans les industries fait l’objet d’intelligence – je dirais presque de métiers – qui n’ont plus rien à voir ni avec l’ingénierie, ni avec l’architecture et qui sont intégrés directement par l’industriel dans son processus de management. Au fond, progressivement, le travail même de management industriel devient de la coordination générale, de la maîtrise d’œuvre de projets. Si bien que les compétences des ingénieurs ou des architectes sont appelées en sous-position par rapport à ce travail à l’intérieur même de l’industrie, à cette intelligence et que les compétences éclatent dans la mesure où on ne demande plus telle ou telle compétence aux professionnels, mais des savoirs, des savoir-faire, de savoir utiliser des logiciels et de savoir justifier leurs résultats dans des délais et un cadre donnés. Au fond, la notion de compétence éclate sous l’éclatement des missions et des travaux. Il s’agit d’un processus redoutable parce qu’aujourd’hui, architectes et ingénieurs ont encore tendance à raisonner en terme de compétences, métiers, référentiel de compétences et, pour eux, les savoirs sont finalisés par rapport à cette notion de compétence. Or, en oubliant vraiment les a priori idéologiques, dans une société de services comme la Lyonnaise des Eaux, Hoechst ou les grandes ingénieries pétrolières, c’en est fini des compétences : on parle des besoins de telle activité à tel moment, dans tel cadre de projet, en se moquant de savoir si c’est un ingénieur, un architecte ou telle formation ; on a juste besoin d’une prestation intellec­tuelle. Ce sont des choses difficiles à reconnaître, notamment parce que nous avons tous, moi y compris, valorisé depuis des années l’architecture, la vision globale de la ville, la vision de l’usager, des visions globalisantes sur le résultat. Par conséquent, nous avons presque besoin d’avoir en face de nous des responsables à qui imputer des résultats, en disant « le respon­sable c’est l’urbaniste, c’est l’administrateur, c’est le politique, c’est l’ingénieur, l’architecte ». Cependant, tout cela est en train d’éclater complètement dans le processus industriel, mais perdure dans le processus de production du cadre bâti. Il faudrait savoir si ces processus se contaminent, s’ils coopèrent, s’ils divergent.

Nicole May Une question m’est venue en vous entendant parler du dévelop­pement de l’intérim d’une part et de la façon dont vous évoquez rapidement l’intelligence, c’est-à-dire le cerveau individuel de l’ingénieur et le cerveau mort, le logiciel, d’autre part. Or, dans un certain nombre d’entreprises d’ingénierie, notamment les grandes, certaines méthodes, certains savoirs, certaines connaissances accumulées, ne sont pas formalisés au point d’être dans des logiciels, mais représentent des dimensions collectives et sont un actif propre de l’entreprise. Que devient le développement de l’intérim par rapport à la capacité d’une entreprise à développer des compétences qui ne sont pas simplement l’addition des compétences des individus ?

Jean-Michel Dossier C’est sur ce point que s’accrochent aujourd’hui les grandes sociétés d’ingénierie pour lutter contre la concurrence de l’intérim. Il y a effectivement un savoir matériel propre à la structure. Il y a d’une part des archivages de données, dont on ne tient pas assez compte, mais également du capital culturel, intellectuel qui se construit dans l’archivage des données. Ces archivages de données, ces cartographies pour des sociétés du type Safège ou Sogréah, ces logiciels destinés à certaines sociétés, sont des logiciels qui forment ce que j’appellerais un seuil d’entrée, interdit aux petites structures comme à l’intérim, qui ne peuvent donc pas disposer de l’ensemble des données archivées. C’est un premier exemple très concret du fait qu’il y a effectivement un capital immatériel.

Il existe cependant un deuxième capital immatériel, à savoir l’information et sa circulation entre les ingénieurs d’une grande société d’ingénierie. Il est clair qu’il y a là de la valeur ajoutée, même si c’est difficile à mesurer. Cependant, les grandes sociétés industrielles et les grands groupes de services préfèrent posséder ce capital plutôt qu’il ne soit dans la société d’ingénierie. En effet, la concentration, la fusion, la coopération entre grandes sociétés industrielles et de services aboutit au fait que le pouvoir que représentent ces archives et cette synergie intellectuelle doit être dans l’entreprise. Cependant, il n’est pas nécessaire que ce pouvoir soit dans les grandes sociétés d’ingénierie, si bien que les sociétés industrielles souhaite le conserver, en faire leur cœur de métier et utiliser des ingénieurs et des architectes en intérim, possédant ainsi le pouvoir constitué par les archives et l’organisation. C’est quelque chose qui se développe actuellement dans l’ingénierie industrielle, dans le secteur industriel et de services.