Jean-Paul Blais Je suis un peu surpris sur la manière dont vous traitez, les uns et les autres, les choses, en particulier à propos des aménageurs. C’est-à-dire qu’en ce qui concerne les compétences, il me semble qu’il y a un élément de contexte, qui est le pouvoir, le système hiérarchique, d’une part, et le débat public, d’autre part. Je pense à Seine-Rive gauche, qui rencontre de nombreux problèmes avec le débat public, et qu’une des difficultés majeures à laquelle la directrice de la SEM se heurte, c’est d’avoir, dans sa structure même, un poids qui est de l’ordre du politique, aussi bien vers les systèmes que j’appellerais hiérarchiques de façon simplifiée, c’est-à-dire vers le pouvoir, que vers l’usage, donc vers l’ensemble des habitants et des conflits en grande partie d’ordre politique que cela entraîne, et qui ne sont pas seulement des phénomènes de défense d’intérêts.
Le deuxième point qui me frappe dans cette réflexion sur les compétences, c’est l’absence de réflexion idéologique. En effet, il me semble quand même que la question urbaine présuppose, de la part des professionnels qui travaillent et qui apportent leurs compétences, quelques enjeux sur les modèles de ville : la ville européenne ou la ville américaine sont-elles des modèles idéaux ? la communauté fermée à l’américaine avec des systèmes de surveillance est-elle un modèle idéal ? Il y a donc une question qui se pose très fortement, qui pour moi est de l’ordre de la compétence ou des professionnels : l’identification des valeurs qu’on met en avant pour défendre, argumenter ou utiliser les différentes compétences. Par exemple, pour la compétence de traduction, un maire dit : « Je veux que ce monument soit le plus beau du monde entier » – la traduction comporte, me semble-t-il, un effet idéologique très fort.
Intervenant On a beaucoup parlé de l’intérieur des systèmes de compétences, mais on a peu parlé de ce qui fait pression autour. Quand on dit par exemple qu’il y a multiplication des acteurs dans le secteur spécialisé, il y a d’abord une multiplication, une diversification des acteurs sociaux. On ne peut pas être complètement indifférent au fait qu’il y a chez les chercheurs un débat, comme au bon temps décrit par Nisbett ou certains sociologues qui, dans le fond, s’arc-boutaient sur des visions conservatrices de la société et que la sociologie s’est fondée de cette manière. Actuellement, une partie des analystes de la société pensent que ça ne change pas vraiment, alors que d’autres, au contraire, pensent que ça change complètement : on a une diversification du mode de vie, etc., et c’est un enjeu de compréhension de notre société.
Quand on prend l’exemple de Seine-Rive gauche, un de ses problèmes est une multiplicité considérable des acteurs sociaux et pas uniquement des acteurs institutionnels. Je crois qu’effectivement, même par rapport à une production très simple et limitée d’une opération précise, il n’y a pas que les acteurs du chantier qui se multiplient, mais également les acteurs sociaux autour. Lié à cela, un problème sur lequel on ne peut pas non plus faire l’impasse, est que la maîtrise de l’action est moins positionnelle ; cela signifie qu’il n’y a pas une personne ou une institution qui est en position de maîtriser l’action, même quand on est dans le domaine technique. C’est-à-dire qu’on peut même appliquer ce schéma à certaines situations industrielles, avec l’enjeu de savoir qui contrôle l’action. Cet enjeu se retrouve dans de nombreux domaines, et dès lors que le système est ouvert, ce qui est presque toujours le cas dans les secteurs dont nous nous occupons, l’enjeu du contrôle de l’action est très important. La coordination est quand même sous contrainte parce qu’on est dans des rapports d’intérêts et dans des rapports de forces liés au problème du contrôle de l’action.
J’aimerais ajouter deux choses. Tout d’abord, lorsqu’on parle de la Seine-Rive gauche, il y a un vrai problème qui est de savoir comment on conçoit nos institutions, comment le politique en France conçoit les institutions et conçoit les acteurs de l’aménagement de la production et de la gestion de la ville. Il s’agit d’un autre débat, qui est lié, et qui consiste notamment à savoir comment la décentralisation produit du paradoxe, c’est-à-dire comment les collectivités locales, qui étaient faites pour faire du service tous azimuts mais sans vraies responsabilités politiques, se trouvent mal adaptées pour prendre des responsabilités politiques, et comment se pose le problème de l’émergence d’acteurs ayant une certaine marge d’autonomie.
Ensuite, ce qui a été dit sur les modèles urbains, à mon sens, renvoie au problème du modèle de la profession libérale. Dans la sociologie des professions, on trouve aussi des gens très parsoniens, et la définition de Talcott Parsons de la profession n’est pas tout à fait celle utilisée par Guy Tapie : on insiste davantage sur le fait qu’une profession se structure autour d’un service indispensable qu’elle rend à la société ou autour d’un service à des particuliers, à une population, si on dérive un peu. C’est un des fondements parsoniens, en tout cas, de la profession libérale. C’est assez étranger à notre monde de professions libérales d’Etat, parce que notre problème, c’est que nous avons des professions d’Etat. Il me semble intéressant d’y réfléchir, y compris parce que nous considérons très souvent que nos professions d’Etat n’ont pas, dans le fond, tellement vocation à être porteuses de modèles sociaux mis au débat. Autant un architecte a le droit d’avoir des idées – il est même là pour ça –, autant il ne bénéficie pas de cette espèce de validation sociale. C’est un point de réflexion qui est, dans notre système de fonctionnement politique, légitime à débattre sur les grandes représentations sociales. On ne peut pas le laisser complètement de côté, c’est un problème important.
Michèle Ansidéi J’aimerais poser trois questions. La première se situe dans le prolongement de ce que disait Alain Bourdin, à propos des similitudes et des différences entre la France et d’autres pays. Il me semble que la similitude entre les différents pays et aussi entre les secteurs de l’urbanisme et les secteurs industriels, est une recherche d’intégration, en l’occurrence des différentes fonctions de la production du terrain bâti. Les différences, elles, se trouvent dans les modèles d’organisation qui se mettent en place, pour rechercher cette intégration. J’aimerais savoir si on a repéré en France différents modèles d’organisation qui émergent, ou bien si un seul modèle se met en place, et j’aimerais connaître la situation dans les autres pays européens. Je pense que les techniques peuvent aussi bien favoriser l’intégration que la spécialisation. Leurs effets sont largement dépendants des modèles d’organisation dans lesquels elles s’insèrent.
Le second point porte sur les questions de durée. Un des paradoxes de l’équipe de projet se joue sur ces questions, c’est-à-dire que je suis persuadée que les performances de l’équipe de projet sont d’autant plus fortes qu’elles réunissent des compétences acquises ailleurs que dans l’équipe de projet. Ainsi, on a besoin de faire appel à des gens qui connaissent très bien le marché, d’autres qui connaissent très bien les acteurs sociaux, les usagers... ; ces connaissances n’ont pas été acquises dans le cadre de l’équipe de projet, mais à partir de professions et de métiers antérieurs. La performance de l’équipe de projet est donc liée au fait qu’elle s’appuie sur des compétences acquises ailleurs et qu’il faut à chaque fois la renouveler. En même temps, il est vrai que, si on veut que des rapports de confiance s’établissent entre les donneurs d’ordres et les prestataires, la durée est nécessaire. C’est là un paradoxe difficile à gérer, notamment dans les grandes entreprises industrielles qui recomposent leurs équipes de projet, et qui sont en permanence confrontées à ce problème : comment gère-t-on des problèmes sur la durée ?
Le troisième point concerne les représentations de la ville, les modèles de la ville que l’on a en tête. Il y a quelque chose de l’ordre du non-dit, assez inquiétant cependant quand on voit se mettre en place de nouvelles dynamiques de spécialisation, comme par exemple les spécialisations autour du produit. Quand on dit qu’un produit est conçu pour des segments de marché, cela traduit quelque part une conception de la société, une conception de la ville, segmentée par marchés. Il s’agit là de perspectives un peu inquiétantes.
Jean-Michel Coget Je peux apporter un élément de réponse à vos questions, mais j’aimerais d’abord répondre à la question du projet urbain, et en même temps aux observations sur la profession et les professionnalismes. La question sur les projets urbains est très importante parce qu’en fait, on ne peut pas tricher, et quand on considère les perspectives historiques, on voit bien que les projets restent. A propos du dit et du non-dit, on peut jouer diverses tactiques, mais finalement le projet qu’on a établi dans son rapport à la ville reste : il est manifeste et incontestable. Il s’agit donc d’une question essentielle.
Si on regarde la question des stratégies d’acteurs dans l’instant – à un moment donné, vous parliez de la question des alliances – on peut être un professionnel de l’incompétence et de la légitimité, c’est le rôle de l’élu, c’est-à-dire de revendiquer l’incompétence. Le problème, c’est qu’entre gens de bonne foi, il n’y a pas d’alliance et ce qui fait l’alliance, c’est presque toujours un non-dit, quand ce n’est pas un mensonge. C’est ce que j’ai observé dans ma pratique professionnelle. Un mensonge pour unir les gens est beaucoup plus sûr (ils sont tous complices), alors que la recherche de la vérité divise. Quand on est chercheur, on a toujours l’occasion de se disperser, mais un franc mensonge est très fédérateur. A la fin, le projet urbain reste, même si on a beaucoup menti et triché.
Je voudrais revenir à la question des professions et de leur reconnaissance, ainsi qu’à celle des métiers. C’est une affaire complexe dès qu’on aborde le domaine des prestations intellectuelles, parce que finalement, qu’on soit vertical ou transversal, on est toujours spécialisé autour d’un outil ou autre, on a toujours un outil de spécialisation. Se pose la question de savoir comment on s’organise pour travailler, comment on se reconnaît les uns les autres, sur quelles bases. Les réseaux informels existent, mais si on veut durer, il faut peut-être trouver des modes d’association, des sociétés, des coopératives ou autres. Certaines données sont culturelles, historiques, suivant les métiers. J’ai pris l’exemple de la comparaison entre le cinéma et l’architecture, en ce sens que le cinéma a plus de reconnaissance sociale et en même temps plus d’argent, et produit des outils qu’on récupère en architecture. Une autre chose est intéressante dans la comparaison, c’est que si on compare un panneau de chantier et un générique de film, dans un générique de film, il y a tous les noms, tous ceux qui ont participé sont reconnus par leur nom. Un metteur en scène est un artisan qui reconnaît d’autres artisans, et cette reconnaissance s’est perdue dans l’architecture. Elle existait, par exemple à Barcelone, puisque les maisons voisines de celles de Gaudí (il n’y a pas de nom pour lui parce que c’est lui qui a tout fait) comportent le nom de l’architecte, du ferronnier ; et il y avait cette reconnaissance par métier dans l’artisanat. Dans les savoir-faire techniques, il y a donc actuellement une perte de substance dans le monde de l’architecture et de la construction, ce qui pose un problème important.
Le retour à des spécialisations, tant dans les métiers de prestataires intellectuels que dans les entreprises, est une question importante, mais il y a aussi l’organisation. Par exemple, qu’est-ce que ça vaut un cabinet d’avocat ? qu’est-ce que ça vaut les parts de capital d’un cabinet d’avocat ? C’est une part de relationnel, c’est une part de compétences techniques, c’est une part d’apport d’affaires qui se traduit par du relationnel, et de légitimité historique, d’âge, etc. La notion de capital est absolument vide de sens, avoir des parts de capital ne veut strictement rien dire au moment de partager ; ce sont des clés qu’on se donne, et on pourrait en donner d’autres. C’est à peu près le même problème que pour un club de football, qui ne vaut que si l’équipe gagne, mais personne n’est propriétaire des joueurs, puisqu’ils peuvent quitter le club, refuser de taper dans la balle, etc. pour renégocier leur contrat. Dans cette question de l’organisation, plus on va vers des sphères de spécialisation grandes, plus on est ramené au fait que chacun doit gagner sa vie, à une reconnaissance mutuelle. Mais les mécanismes économiques auxquels on était habitué ne fonctionnent plus.
Intervenant J’aimerais dire un mot à propos des questions posées par Michèle Ansidéi. Je crois effectivement que la question de cette segmentation en produits mérite qu’on s’y arrête un instant. Cependant, ce n’est peut-être pas à cette question que j’ai envie de répondre, mais plutôt à celle portant sur l’équipe projet et de culture commune et, d’une certaine manière, de mobilité dans les équipes projet. Je pense que du point de vue du chercheur, il est amené à constater que les cultures professionnelles sont peu structurantes. Dans le fond, dans un service des ponts et chaussées, autrefois les gens pouvaient bouger autant qu’ils le voulaient, en tout cas les cadres, et ils se mettaient immédiatement en place parce que la culture professionnelle était extrêmement prenante. On est dans des contextes qui rappellent l’histoire que raconte Holton sur l’invention de la bombe atomique : Fermi organise son équipe comme une famille italienne parce que, dans le fond, c’est la meilleure manière de faire travailler les gens. Cela nous amène à des problèmes de constitution de culture de groupe, qui, dans un certain nombre de cas, peuvent encore être inscrites dans des cultures d’entreprises, mais qui maintenant, dans un certain nombre d’autres cas, ne sont même pas inscrites dans des cultures d’entreprise, c’est-à-dire que ce qui est inventé, ce sont des cultures d’équipes, des cultures de réseaux, etc. Ce qu’on voit se fabriquer est intéressant, parce que c’est complètement nouveau par rapport à une structuration par une culture professionnelle, et donne éventuellement à l’affectif, aux jeux d’identification, des positions dans l’organisation du travail qui sont assez différentes de celles qu’on a pu connaître dans d’autres cas. Je crois que ce sont des choses auxquelles il faut être assez attentif.
Michel Leduc Par rapport à la structuration autour de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage, l’Acad rassemble non pas des individus, contrairement à la SFU par exemple, mais des bureaux de consultants. C’est assez important, par rapport aux discussions que nous avons eues sur la qualification avec les responsables de l’Office public de qualifications des urbanistes, parce que d’une part, pour nous la qualification en aménagement est une qualification qui peut être collective, et pas seulement individuelle, et d’autre part parce que nous avons quelques difficultés avec l’appellation urbaniste, trop accaparée en France par les architectes. Lorsque nous avons créé l’Acad, l’idée de placer dans le sigle le terme « urbanisme » a été rejetée immédiatement, car nous pensions que l’aménagement, c’était autre chose. Il est vrai qu’aujourd’hui on a du mal à définir cette profession précisément.
A propos de l’évolution des professions par rapport à la réalité, certains acteurs en France étaient importants dans le contexte français, comme les aménageurs et le groupe SCET. Aujourd’hui, les acteurs importants, ce sont plutôt les acteurs des réseaux urbains. Le raisonnement est à la fois français et international : la production de l’urbanisme dans les années 1960 était en fait un urbanisme sur terrain vierge, un urbanisme colonial. Les directeurs des SEM, dans les années 60, étaient souvent des anciens de la France d’outre-mer, le directeur de l’Epad était un ancien du port autonome à Abidjan. Autrement dit, c’était une pratique coloniale qui s’est articulée sur des besoins de production nouvelle. Aujourd’hui, on n’est plus dans un contexte de production nouvelle. Je vous parlais par exemple des débats actuels autour du pôle en urbanisme de Lyon, et il s’avère que finalement produire une nouvelle ville n’est pas le problème : la capacité d’urbanisme n’est pas la capacité de produire du nouveau, mais la capacité de gestion, etc. Les choses ont changé, non seulement dans le métier mais aussi dans le contexte qui le produit.
Martin Symes On a parlé de football. Une équipe qui gagne n’est pas onze personnes, non plus que onze personnes qui se retrouvent toutes les semaines, mais une organisation qui dure assez longtemps. Or – et c’est ma question – l’analogie avec l’équipe pose la question de savoir comment on va penser cette équipe de projet, d’intervention dans la ville, de conception d’un bâtiment, d’un espace à bâtir, en terme de temps, dans la durée, et quelles seraient les conditions pour une répétition d’un projet, d’une équipe de succès dans la durée. Je crois que la durabilité dans les questions urbaines est maintenant aussi une question pour les projets d’architecture et que cette analogie d’équipe soulève la question de confiance dans la durée.
Guy Tapie Par rapport aux questions sur la complémentarité d’expertise, il me semble qu’il existe quand même une certaine culture des équipes dans le milieu, c’est-à-dire que quand on travaille en complémentarité d’expertise, au fond, on anticipe aussi ce que font les autres. C’est vrai qu’il y a la nouvelle dimension de l’efficacité de ce travail d’équipe qu’implique le travail en réseau. On le voit bien sur certains projets, même des projets urbains où, au fond, la constitution des réseaux et des équipes devient une donnée importante, parce qu’on sait qu’on va travailler avec des gens avec qui on va s’entendre, avec qui le jeu de l’affectif va jouer, et qui vont être portés par un même ensemble de valeurs. Je dirais qu’il y a quand même un soubassement dans le milieu, globalement, à travailler sous cette forme.
Martin Symes Ma question concernait plutôt une tension. Madame Ansidéi disait que l’expertise doit peut-être être approfondie ailleurs et apportée dans le projet. Cependant, c’est aussi vrai pour les possibilités de continuer une culture.
Guy Tapie C’est nouveau mais, en même temps, il me semble que par rapport à cette question de la durée on peut parler aussi bien (les analyses et la sociologie du travail en parlent) de compétences individuelles que de compétences collectives. Ce n’est pas antinomique de voir des compétences collectives émerger, certaines sont stables, d’autres le sont beaucoup moins, et cette tension existe dans certains milieux. Je pense notamment en urbanisme, en assistance à maîtrise d’ouvrage, qui sont des milieux peut-être plus conflictuels, moins structurés, et qui posent un certain nombre de questions des rapports entre individu et collectif, et du rôle de ces équipes pluridisciplinaires. Dès lors qu’on se situe dans ce champ, pour les architectes, les ingénieurs, les spécialistes de l’organisation, la dimension pluridisciplinaire fait partie de la compétence. On est dans des dispositions d’échange que confère la logique d’émergence d’une fonction. Il faudrait mieux développer ces analyses, comme la question des valeurs. Il n’y a pas du tout négation de cette question des valeurs, puisque les professionnels, entre eux, en parlent aussi. Il faut bien questionner ce rapport aux valeurs, mais les professions, les compétences, les valeurs, font partie du bagage sur lequel il faut discuter.
Intervenant J’ai entendu le directeur de Mac Kinsey France, entreprise de stratégies, répondre à la question de savoir comment il fait pour être compétent, et pour conserver ses compétences et les développer. Il répondit qu’ils avaient quand même un problème de turn-over, c’est-à-dire que le personnel ne reste pas toujours longtemps. On choisit des gens bien formés, dont la compétence vient essentiellement de ce qu’ils voient beaucoup d’entreprises et de ce qu’ils se servent de ce qu’ils ont appris dans une pour être plus performant dans leur intervention dans l’autre. Or, si le turn-over est au-dessus d’un certain niveau, il y a des ruptures de continuité. Le problème est donc de gérer un processus cumulatif, dans une équipe qui bouge. Ce qui veut dire que si les jeunes tournent, il faut en revanche que les plus vieux tournent un peu moins, de façon à ce que toujours, on soit assuré de la continuité.
Un autre exemple, où Louvain-La-Neuve a très bien réglé le problème : le responsable de la gestion du domaine était déjà là au départ et vient de prendre sa retraite. Cela signifie qu’il était présent dès le départ ainsi que deux ou trois personnes dans des positions diverses ; c’est une solution simple. Cela dit, c’est une solution simple, mais, par parenthèse, en France, dans nos grandes opérations urbaines, on a rarement été capable (excepté à Cergy, où l’urbaniste est resté jusqu’à l’an dernier) de gérer les solutions de continuité, c’est-à-dire qu’on ne sait pas créer de la continuité avec de la mobilité personnelle.
Si on réfléchit de façon un peu plus générale, je dirais que d’une certaine manière, on est devant deux problèmes. En effet, j’admets qu’on est en train de faire de la continuité dans des équipes mobiles, et qui sont mobiles de deux façons, d’une part parce qu’on introduit des compétences nouvelles, et d’autre part parce que les gens qui ont les mêmes compétences changent. Ainsi, des gens sont remplacés et, en plus, les compétences évoluent ; ce sont ces deux choses qu’il faut gérer. Il y a à la fois un problème de transmission et un problème de capacité d’agréger des savoir-faire nouveaux. La clé n’est pas tout à fait du même ordre, pour la transmission, et j’ai tendance à penser qu’elle repose d’une part sur des dispositifs d’information, de documentation (après tout, la compétence dans certaines équipes passe d’abord par la qualité du centre de documentation). Cependant ces dispositifs ne règlent pas tout, on le sait bien, en particulier quand une équipe n’a pas une espèce de discours interne, qui s’apprend assez vite et qui sert de moteur pour faire passer la transmission des connaissances acquises. Quand on mène un grand projet, c’est relativement simple, parce que c’est le discours sur le projet qui a un pouvoir de socialisation fantastique ; mais on n’est pas toujours dans ce type de situation. Eventuellement, il y a vraiment un problème pour avoir un discours interne qui soit un instrument de socialisation pour faire passer l’expérience acquise. Un bon dispositif d’information plus un bon discours facilitent le passage de l’expérience acquise.
Jean-Michel Coget Le poids de l’organisation est très fort, comme l’a souligné Martin Symes, et même si les organisations peuvent rester, leur efficacité peut varier. En outre, effectivement, la dynamique de confiance est importante. J’ai tendance à dire que, sur cette question, on ne peut pas compter sur une approche exclusivement sociologique pour répondre, et que c’est un problème psychosociologique. Les deux aspects comptent beaucoup, et c’est ce que je disais sur le mensonge fédérateur, cette question de la confiance. Il y a également la question de la culture, de la capacité à apprendre et aussi de la capacité à respecter quand on ne comprend pas, donc il y a une part d’éducation aussi, et pas seulement de culture.