Je serai peut-être moins précis, moins technique par rapport aux débats d’hier, et je me situerai dans une approche problématique. J’essayerai de voir quelles sont les questions qu’on peut se poser. Je ne poserai pas ces questions par rapport aux architectes et à la profession d’architecte, mais par rapport à une spécialité qu’est l’urbanisme, l’aménagement urbain. Je me déporterai donc un peu par rapport aux sujets abordés précédemment.
La fonction d’aménagement ou la production d’espaces à bâtir dans le cadre d’un projet
L’aménagement, en particulier en France, est lié à une définition assez étroite : un aménageur est quelqu’un qui viabilise, qui vend du droit à bâtir (encore qu’il s’occupe davantage de viabiliser que de vendre du droit à bâtir) et il y a, dans les représentations classiques des fonctions d’aménagement, une dissociation relativement forte entre ce travail et le travail de planification d’un côté, le travail de conception d’un autre côté, et même, dans une moindre mesure, le travail de commercialisation, en tout cas le travail de commercialisation des produits finis. Il y a là un créneau extrêmement étroit qui consiste à viabiliser, à vendre des droits à bâtir. On sait que ce créneau s’est élargi, et je partirai d’une définition beaucoup plus large, qui correspond à la fois à l’évolution du travail des aménageurs français, et plus largement à la manière dont se définit la fonction d’aménagement dans différents contextes institutionnels. Il y a désormais, ce qu’on voit bien quand on s’interroge sur des opérations urbaines, une fonction d’aménagement qui intervient à un moment de la chaîne de production et qui pourrait à peu près se définir de la façon suivante : la fonction d’aménagement, c’est produire de l’espace bâti réel dans le cadre d’un projet. C’est une définition très simple que je vais commenter.
Dans le contexte actuel, produire ne veut pas dire viabiliser. Autrement dit, produire aujourd’hui relève des services, de l’environnement urbain, de la valeur marchande, des droits et de leur gestion. Imaginons par exemple ces contextes de plus en plus fréquents dans lesquels on réalise des opérations urbaines sans exproprier, chose qui, pour nous, est tout à fait étonnante et qui commence pourtant à exister en France ; cela signifie que produire du terrain à bâtir, c’est gérer des droits, connaître un marché et agir sur un marché. La viabilisation stricto sensu, les VRD, n’est pas l’essentiel, qui est d’articuler toutes les dimensions de la production, donc la diversité de la production. L’idée de terrain à bâtir réel, c’est aussi l’idée qu’un terrain à bâtir est un terrain à bâtir à partir du moment où on a vendu les droits à bâtir et où on construit. La contrainte qui s’exerce sur la fonction d’aménagement, ce n’est pas de produire du terrain vierge viabilisé, mais du terrain sur lequel on est en train de construire.
Cette redéfinition intègre toute une série de dimensions qui renvoient toujours à l’idée de production de terrains à bâtir. Il s’agit toujours bien de gérer du sol pour faire du sol construit, mais dans un contexte assez différent de celui de la simple viabilisation. Les résultats d’enquêtes laissent penser que ce mouvement n’est pas spécifique au contexte français, mais existe dans d’autres contextes avec des évolutions différentes, mais qui, dans le fond, vont dans le même sens.
La fonction d’aménagement ne se trouve pas isolée dans une pure logique de réalisations d’un certain nombre de tâches, mais consiste de plus en plus en un travail de contextualisation. On est amené à prendre en compte à la fois des logiques publiques et privées, et à situer les conditions de production d’espaces à bâtir réel, dans le contexte des différentes échelles de projet urbain. Là encore, on constate que ceci est très général, et on peut observer que, dans un certain nombre de villes, parce qu’on a choisi une logique complètement libérale par exemple, il n’y a pas de projet, à quelque échelle que ce soit et, du coup, il n’y a pas de fonction d’aménagement, c’est-à-dire de production organisée, systématique, de terrains à bâtir : il y a des terrains bâtissables (facilement bâtissables d’ailleurs), qui passent entre les mains d’opérateurs, créant ainsi le règne du micro-opérateur. La fonction d’aménagement n’existe pas, en grande partie parce qu’elle ne peut s’adosser ni à des objectifs publics, ni à des échelles de projet. Le grand investisseur privé ne s’engagera pas dans de grandes opérations parce qu’il ne sait pas bien à quoi adosser sa logique d’intervenant privé. Ce type de schéma nous montre bien, par la négative, l’importance de l’adossement de la fonction d’aménagement aux différentes formes et aux différentes échelles de projet, et à l’existence d’objectifs constituant une stratégie d’agglomération, par exemple.
Une fonction à l’interface de différentes logiques et de différentes échelles
Ceci étant rapidement défini, on constate qu’on se trouve en présence d’une fonction qui possède une très grande spécificité dans son mode de fonctionnement, dans la mesure où – pour employer des mots à la mode et dont on ne sait plus très bien ce qu’ils veulent dire – c’est une fonction d’interface. Il s’agit de l’interface entre des logiques et des échelles, entre la logique de la politique urbaine, celle de l’investissement et celle de l’usage. C’est une évidence, mais qui soulève notamment le problème de savoir comment on organise l’interaction entre ces trois logiques, et la signification d’une fonction (et donc des professionnalités qui en découlent) se situant à l’interface de ces trois logiques. La logique de la politique urbaine peut être centrée sur des objectifs précis et sur du projet, ou au contraire sur la définition d’un certain nombre de règles du jeu, ou encore sur l’investissement, puisque les aménageurs français vivent la grande révolution d’apprendre qu’on ne peut pas faire l’impasse sur la logique de l’investissement, ou enfin sur l’usage, qui se fait de moins en moins oublier aux différents stades de la production.
De même, la fonction d’aménagement est à l’interface d’échelles différentes. L’aménagement, la production d’espaces à bâtir réels, c’est l’articulation entre l’échelle urbaine, l’échelle de la zone, éventuellement l’échelle plus réduite d’une opération, voire d’un objet précis à l’intérieur d’une opération. La fonction d’aménagement consiste toujours à savoir comment on produit l’espace à bâtir pour que cette articulation se fasse. C’est une activité particulière qui implique des professionnalités assez spécifiques parce que de gestion d’interfaces.
Cependant, une autre interface bouleverse dans une certaine mesure la fonction d’aménagement. L’urbanisme est une des pratiques qui a été les plus taylorisées, au sens que la distinction entre préparation et réalisation du travail a été poussée à l’extrême, au moins dans certaines idéologies de l’urbanisme, et en particulier les idéologies de la planification qui reposent sur une conception extrêmement tayloriste du travail, en considérant d’un côté la préparation, de l’autre la réalisation. Or, aujourd’hui, le taylorisme dans l’urbanisme est en train d’exploser ; je ne parle pas des problèmes de division des tâches, secondes dans mon interprétation du taylorisme. La réalisation remonte toujours dans la préparation, l’interaction entre préparation et réalisation est de plus en plus forte, et je me demande si on peut encore parler en termes de préparation et de réalisation. Ce qui est certain, en tout cas par rapport au travail de l’aménagement, c’est que désormais, le travail de production de l’espace à bâtir est en interface permanente avec le travail de conception. C’est probablement une révolution dans la fonction d’aménagement, puisqu’elle ne peut plus désormais ignorer le travail de conception, avec lequel elle est au contraire sans arrêt amenée à jouer.
Les compétences stratégiques
La traduction
Par conséquent, un certain nombre de compétences deviennent des compétences stratégiques pour le ou les professionnels qui assurent la fonction d’aménagement. On peut identifier cinq de ces compétences stratégiques. C’est d’abord le problème de la traduction. Il faudrait regarder de plus près la question de la traduction, qui représente un enjeu fort dans les milieux d’aménageurs. Le débat est à peu près le suivant : l’aménageur public est-il l’outil du politique, l’aménageur privé est-il l’outil de l’investisseur, ou a-t-on une autonomie par rapport à la demande du politique ou de l’investisseur ? Ce débat engage immédiatement la question de la traduction, c’est-à-dire : que veut dire traduire des objectifs en projets, que veut dire traduire du projet en terrain à bâtir réel ? Est-on là dans quelque chose d’automatique, où la fonction d’aménagement réalise des objectifs donnés par ailleurs, ou bien y a-t-il un travail de traduction, plus complexe et en interaction ? Je crois qu’une compétence incontestable, stratégique, pour quelqu’un qui fait un travail d’aménagement, c’est d’être capable de faire ce travail de traduction. Être capable de faire ce travail de traduction signifie, à mon sens, d’abord être capable de traduire les objectifs du politique en projet opérationnel, ce qui représente le maillon essentiel, pour, ensuite, traduire le maillon opérationnel en terrain bâti. Je prends quelques précautions, parce qu’on est là dans un espace de concurrence, concurrence pour la traduction, entre l’opérationnel et le producteur de terrain à bâtir, avec le planificateur ou les nouvelles figures du planificateur, et avec le concepteur. L’important pour l’aménageur, c’est de savoir gérer cette concurrence, et de se définir dans cette concurrence. L’aménageur, spécialiste de la production du terrain à bâtir, doit savoir comment se définir par rapport aux concepteurs urbains, et aux planificateurs urbains, dans ce travail de traduction en projet. C’est un lieu très fort où on voit bien comment certaines firmes de management de projets, dans d’autres contextes que les nôtres, ou certains aménageurs publics ou privés sont effectivement capables d’opérer leur part propre de traduction et de jouer avec les autres traducteurs.
Le montage et le pilotage
Il y a là une deuxième compétence très importante, plus classique : la compétence de montage. On est dans une période où nos sociétés fonctionnent en assemblant sans arrêt des choses (des compétences, des financements) et l’assemblage devient un métier. Il y a désormais des assembleurs dans toute sorte de domaines ; d’une certaine manière on divise pour assembler et non le contraire : l’assemblage fonctionne à base de découpages, mais le processus important de nos sociétés (on le voit dans des secteurs différents), c’est le processus d’assemblage. Même si cette compétence – apprendre à assembler – n’est pas stratégique uniquement pour les gens qui font de l’espace bâti, mais également pour d’autres acteurs de la construction de la ville, elle est notamment stratégique pour eux. Assembler pour monter concerne aussi bien l’aspect financier, juridique, qu’assembler des compétences, des savoirs et des savoir-faire. Après tout, organiser un concours, établir un montage financier, organiser les événements nécessaires pour rythmer une opération, de nombreuses choses encore, sont du travail d’assemblage, en particulier la création d’événements. Par exemple, voir comment on va s’y prendre pour que, lors de l’ouverture d’un collège au milieu d’une grande opération urbaine, alors que sera le chantier en cours tout autour, ce collège soit vivable ; rien que cette gestion est un fantastique travail d’assemblage.
Une autre compétence stratégique est évidemment le pilotage, c’est-à-dire organiser, contrôler sur la longue durée, dans la relation aux objectifs ; c’est une chose assez connue, c’est-à-dire que ce travail de pilotage a une longue tradition, y compris dans la gestion des grands chantiers.
Le portage et la commercialisation
La quatrième compétence, qui mérite davantage de réflexion parce que moins connue, est ce qu’on appelle le portage. On a en France une définition du portage très limitée, qui est celle du portage financier. Je voudrais prendre un exemple : une équipe de concepteurs travaillant sur l’aménagement d’une grande friche ferroviaire en Allemagne se trouve confrontée au problème de la création d’espaces verts. A certains endroits, la terre est utilisable pour planter des essences convenables et, à d’autres, il y a ce qu’on peut trouver comme terre dans une friche ferroviaire. Il semble que la législation du land concerné interdise de déplacer la terre, et on doit donc faire avec ce qui est là. Un laboratoire d’écologie trouve des essences de première génération, qui vont modifier la composition de la terre, qui sont des essences qui s’allient très bien avec la terre polluée, à partir desquelles on fera de l’humus et on pourra planter autre chose. Cela signifie que c’est une affaire qui se règle en quinze ou vingt ans. Qui va porter l’idée du concepteur, c’est-à-dire qui va, dans la durée, être comptable de la logique de cette idée ? C’est un aspect du portage auquel on ne pense pas, alors qu’on connaît bien le portage financier, et quand on interroge des gens qui font de l’aménagement, on s’aperçoit que cette dimension du portage est tous azimuts : c’est être comptable des éléments et des idées d’une opération sur la durée. Exercer cette responsabilité sur la durée, c’est bien une compétence qui a quelque chose à voir avec le montage ou le pilotage, mais la durée en fait autre chose.
Une autre compétence consiste évidemment à se situer dans le marché, c’est-à-dire avoir des compétences de commercialisation, non pas au sens de vendeur, mais d’intervention sur le marché, de sensibilité à l’intervention sur les marchés, en particulier avec cette question stratégique de la manière de mettre le terrain à bâtir sur le marché, à quel moment, dans quelles logiques, dans quel développement ; on se situe bien là dans des logiques commerciales.
Les disciplines de référence de la fonction d’aménagement
Ces compétences ne sont pas uniquement le fruit de l’expérience ou de l’ordre des capacités personnelles des gens, ce sont des professionnalités structurées qui renvoient à des savoirs et des savoir-faire. C’est sur ce point que j’aimerais insister, car on ne sait pas trop comment, à quel ensemble de savoirs constitués, pour ne pas dire disciplines, ces compétences renvoient. Certes, ces savoirs stratégiques renvoient d’abord aux classiques compétences juridico-économiques, réglementaires, juridiques, économiques, de toute production de sol : on ne produit pas d’espaces à bâtir sans avoir des compétences juridico-économiques, mais sans doute y a-t-il une évolution de ces compétences, en particulier vers les technologies de l’évaluation et du contrôle de gestion ainsi que vers la capacité à faire du contrat. Il y a là un déplacement très fort en France, puisqu’il s’agit de passer du maniement du règlement au maniement du contrat, ce qui est une autre culture juridique dans laquelle on n’entre pas nécessairement facilement.
Un deuxième domaine correspond aux sciences de l’organisation telles qu’elles sont issues de la gestion de chantier, puisque la gestion de chantier, c’est de l’organisation. Cependant, les sciences de l’organisation ont souvent fonctionné sur des processus d’optimisation à l’intérieur de logiques closes. Il y avait des ensembles organisationnels assez fortement structurés, et le problème était de les optimiser. Aujourd’hui, on constate un déplacement vers ce qui est plutôt de l’ordre de la coordination, et coordonner dans l’organisation est une discipline particulière et pas seulement un savoir-faire. Certains des savoirs de coordination ne sont peut-être pas très bien totalisés dans les différentes disciplines concernées. C’est quelque chose de très important par rapport à des compétences stratégiques.
Ensuite, il y a une autre discipline, ce que les Américains appellent metropolitics, c’est-à-dire la science politique des métropoles. J’entends par là qu’il existe un noyau de savoirs autour de ce qu’on appelle ici la concertation, autour de la constitution de coalitions. Aujourd’hui le monde de la gestion urbaine fonctionne beaucoup à partir de coalitions. Dans un pays où le secteur public est fort, avec des autorités publiques fortes, comme la France, on ne le voit peut-être pas de façon aussi nette qu’ailleurs, mais la notion de coalition est tout à fait centrale pour comprendre l’action, en particulier dans les villes. Tout un aspect de la production d’espaces à bâtir est un travail de rapport avec les coalitions, voire de constitution de coalitions.
Le quatrième domaine est très important comme science de référence, puisqu’il s’agit de la connaissance des acteurs. A mon sens, cela signifie deux choses. Cela veut dire d’une part être capable d’appréhender des savoirs différents. Là encore, je ne suis pas sûr que ce soit spécifique aux gens qui font de l’aménagement. Simplement, puisqu’ils gèrent de l’interface, c’est particulièrement intéressant pour eux de savoir appréhender des savoirs différents, d’être capable de passer d’une logique cognitive à une autre, donc d’appréhender des logiques cognitives différentes. J’ajoute que, dans la fonction d’aménagement, il est très important aussi de comprendre plus sociologiquement ce que sont les différents acteurs concernés. Cela signifie à la fois la compréhension de la manière dont fonctionnent les sociétés urbaines, en particulier les acteurs qui font la ville, et en même temps l’appréhension des savoirs différents qui font partie des sciences de base pour faire ce travail d’aménagement. A quoi j’ajoute la connaissance des sciences et des méthodes de la conception, puisque, comme je l’ai déjà dit, ces choses sont fortement mêlées aujourd’hui. J’ajouterai enfin – et ceci ouvre un autre débat –, que dans la production de l’espace bâti réel, il y a probablement un élément très important qui est de passer d’une lecture de la ville dans laquelle l’espace, c’est du territoire, à une vision de la ville dans laquelle c’est du territoire, certes, mais également du service, de la mobilité, de la gestion. C’est-à-dire que la dimension que j’appellerai, pour simplifier, immatérielle, prend une grande importance. C’est une perception de la ville qui est très importante par rapport à ces fonctions et très problématique, en ce sens qu’il y a vraiment un apprentissage à faire.
Conclusion
Je viens de passer rapidement en revue les différents problèmes qu’on peut se poser, et qu’il faudrait approfondir : je voudrais en conclusion poser une question. Comment gère-t-on ce type de compétences ? Sûrement pas à l’échelle d’une profession. On définit un ensemble de compétences reliées entre elles mais qui probablement ne peuvent pas être portées par une profession. Il n’est pas sûr non plus que le modèle pertinent soit celui de l’entreprise, en tout cas ce n’est pas le modèle de l’entreprise type prestations de services intellectuels d’il y a vingt ans, avec des spécialités bien identifiées, etc., mais celui, beaucoup plus plastique et ambigu, de l’équipe. Le modèle de référence, c’est plutôt l’équipe projet, ce qui veut dire qu’avec ces activités professionnelles aujourd’hui, on n’est ni dans l’organisation classique de l’entreprise, ni dans l’organisation classique de la profession libérale, mais un peu entre les deux. Quel que soit le statut juridique sur lequel on s’appuie, on est dans un troisième lieu, à la fois intermédiaire et avec quelque chose de plus dans la manière de fonctionner. Il me semble qu’une des interrogations, avec des réponses un peu différentes selon les pays, porte sur ce que sont les équipes porteuses de ces compétences reliées entre elles, et comment peuvent fonctionner des équipes d’aménagement sur le modèle de l’équipe projet.