La recherche urbaine suscite des échanges multiples entre disciplines et entretient des porosités nombreuses entre les mondes de la pratique et de la politique. Tant et si bien que l’hybridité, entendue comme le phénomène de croisements entre disciplines, mais aussi entre recherche et pratique, est une constante des réflexions sur la spécificité de ce champ. Les textes qui retracent les débats épistémologiques autour de la recherche urbaine font en effet état d’une tension permanente sur la nature des savoirs produits, leur légitimation, voire leur utilité dans les mondes sociaux dans lesquels ils sont mobilisés (Bourdin, 2015 ; Devisme et Breux, 2018 ; Genestier, 2019).
Le géographe urbaniste Franck Scherrer questionne ainsi en 2010 la notion d’« utilité » des savoirs urbains, en retraçant le lien historique ancien entre la recherche urbaine et la demande « utilitariste » ou « réformiste » issue d’abord de l’État et désormais des collectivités (Scherrer, 2010). Il se demande alors quelles conditions rendent possible la production de savoirs théoriques « scientifiques » dans un contexte de production fragmentée de savoirs, à l’occasion de demandes et de financements ponctuels et localisés, « tout contre » la pratique (Amiot, 1985). En 2013, il suggère quelques repères pour les jeunes chercheurs en notant la tension irrésolue entre disciplines, d’une part, et entre théorie et action, d’autre part (Scherrer, 2013). Il propose de placer ces tensions au cœur de ce qui unit la recherche urbaine, rejoignant là les positions du chercheur en études urbaines Laurent Devisme sur le praticien réflexif et le théoricien activiste (2010).
Dans le contexte français, la thèse CIFRE1 – type de financement doctoral que nous avons tous trois mobilisé – est un dispositif qui incarne cette hybridité constitutive de la recherche urbaine, mais questionne aussi plus généralement le monde de la recherche en sciences sociales, lui-même en profonde mutation (Aust, 2014 ; Duclos et Fedj, 2019). Ces tensions sont d’ailleurs ravivées par les réformes en cours et les débats qui les accompagnent, en mettant la contribution du privé à la recherche ou la collaboration disciplinaire au cœur des objectifs des réformes. Le dispositif CIFRE a déjà suscité nombre d’analyses réflexives et de retours d’expériences (Gaglio, 2008 ; Olasagasti, 2011 ; Demoulin et Tribout, 2014 ; Hellec, 2014), mettant en avant le « cap épistémologique » qu’il convient de tenir pour assurer la scientificité des savoirs produits (Foli et Dulaurans, 2013). En revanche, peu d’analyses s’intéressent au travail de production de savoirs en position hybride « au-delà » du contrat CIFRE – c’est-à-dire à l’issue et en dehors du contrat proprement dit – dans le contexte d’un parcours de jeune chercheur, a fortiori urbain.
Cet article vise à revenir sur nos expériences hybrides de jeunes chercheurs pour dresser un tableau du travail de production de savoirs sur l’urbain, au-delà du dispositif CIFRE. Nous adoptons ici une démarche empirique inductive consistant à décrire nos activités dans différentes situations (individuelles ou collectives) pour comprendre la nature du travail de production de savoirs dans la recherche urbaine. Pour cela, notre parti pris est d’identifier l’hybridité de ces activités à partir de trois frontières qui structurent le plan de cet article : recherche/pratique, disciplines/institutions et enfin recherche/enseignement. De là, nous décrivons les conditions pratiques de la production et de la légitimation de savoirs, fondées sur ces trois tensions constitutives du champ de la recherche urbaine.
Précisons d’emblée que nous ne valorisons pas ces expériences comme des modèles2. Il nous semble plutôt que, mises en regard, elles témoignent des bricolages que nous avons opérés pendant et après le contrat doctoral initial. Impliquant plusieurs identités et statuts (enseignant, vacataire, chômeur, doctorant, consultant, salarié à mi-temps…), elles montrent comment l’hybridité de la recherche urbaine s’incarne dans un parcours de jeunes chercheurs par le biais de ces arrangements.
Produire du savoir à la frontière de la recherche et de la pratique : la construction d’une place auprès des acteurs
Dans la continuité de nos expériences CIFRE, nous avons tous les trois été sollicités pour poursuivre des partenariats avec des acteurs praticiens dans des conditions contractuelles variées :
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financement d’un contrat de recherche partenarial à l’aide du crédit impôt recherche (CIR)3 en échange d’une prestation de consultance ;
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poursuite d’un CDI à mi-temps dans une société d’ingénierie ;
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animation d’une chaire partenariale dans un emploi en CDD ;
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ollicitation comme expert extérieur (à titre gratuit) par des acteurs pour être associé à un processus de réflexion et de capitalisation mené par des praticiens ;
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participation à la recherche en sciences sociales d’une agence publique en CDI.
Une telle proximité avec le monde de la pratique interroge sur la nature des savoirs attendus, des savoirs produits et de leur légitimation dans chacun des mondes sociaux impliqués (recherche et pratique). Du côté des savoirs attendus, les praticiens attendent souvent une évaluation de leurs actions ou la production d’outils prêts à l’emploi, des demandes auxquelles il est difficile de répondre directement. Les négociations initiales lors des contrats (CIFRE et autres partenariats) produisent en général une acculturation à la recherche permettant de préciser ce qu’on peut attendre d’un projet de recherche urbaine en termes de résultats. Une fois les attentes d’évaluation et d’outils évacuées par la négociation, une analyse superficielle laisserait croire que les praticiens attendent uniquement ce qui est classiquement compris des compétences du chercheur en sciences sociales : identifier un jeu d’acteurs socio-économiques et institutionnels (par exemple en décryptant la « gouvernance » ou en identifiant les stratégies de « parties prenantes »), offrir une vision qui prend de la hauteur vis-à-vis des enjeux quotidiens des acteurs pour leur permettre d’avoir une appréhension plus claire de l’environnement dans lequel ils interviennent et des dynamiques qui le structurent. À chaque fois, la mobilisation de ces savoirs a fait office de « fonction manifeste » (Merton, 1944) de ces dispositifs de recherche partenariaux au-delà de la CIFRE. En revanche, distinguer des « fonctions latentes » permet d’entrevoir des savoirs cruciaux pour la réussite de la relation avec le monde de la pratique, et qui ont été mobilisés postérieurement à la négociation initiale de la collaboration. À cet égard, nos savoirs, davantage liés à des compétences, ont fait appel à trois registres :
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mise en relation avec le milieu académique (effet réseau) : inviter un chercheur dans un groupement pour répondre à un appel d’offres, structurer ou renforcer un partenariat entre acteurs professionnels et de la recherche, etc. ;
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maîtrise de l’ingénierie du financement de la recherche : justification du crédit impôt recherche, connaissance des guichets de financements, etc. ;
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capacité à animer des processus de capitalisation de la pratique : organisation de retours d’expériences individuels et collectifs, de formations et d’ateliers de partage, etc.
Dans de telles conditions hybrides de production, au carrefour de la recherche et de la pratique, les compétences implicitement mobilisées, relevant usuellement davantage de caractéristiques du monde de la consultance – mise en réseau, ingénierie de projet, animation de processus collectifs4 –, deviennent les prérequis à la création d’un espace de recherche fondamentale sur le monde de la pratique. La mobilisation de ces compétences spécifiques rend le chercheur légitime aux yeux des praticiens. Et cette légitimité procure au chercheur les conditions matérielles et l’accès au terrain indispensables à la production de savoirs académiques.
Au regard de ces analyses, on pourrait conclure à un « don/contre-don » particulièrement utilitariste, où les parties s’instrumentaliseraient l’une l’autre, sans qu’un dialogue heuristique ne permette de jouer de la tension recherche/pratique au fondement de l’urbanisme. Au contraire, nous avons expérimenté le fait que ce travail à la frontière entre pratique et recherche aboutit à des savoirs dont la légitimation peut se dérouler dans les deux mondes à la fois, en ouvrant des espaces de réflexivité du côté des praticiens, comme le notaient déjà Marc Dumont et Laurent Devisme en 2008. Plus encore, conduire une recherche en tension avec la pratique engage le chercheur à produire une forme importante de réflexivité sur sa position, afin de légitimer les savoirs produits, dans le monde académique cette fois.
Ce regain de réflexivité renseigne abondamment sur le monde de la pratique : les attentes et les réactions des acteurs urbains face à la recherche sont riches d’enseignements sur leur monde. L’analyse de leur relation avec la recherche est donc particulièrement heuristique pour le chercheur qui enquête sur la fabrique de l’urbain, par le biais des savoirs réflexifs qu’elle induit. Par exemple, dans le cadre d’une de nos thèses sur l’ingénierie, à la suite d’une campagne d’entretiens et d’observation, des ateliers avec les praticiens ont été organisés pour échanger sur des catégorisations des pratiques qui avaient émergé lors de l’enquête, comme la catégorie indigène du « faire décider », qui désigne des pratiques visant à obtenir dans les délais impartis une décision d’un maître d’ouvrage sur des propositions du prestataire. D’un côté, les praticiens ont pris conscience de leurs manières de faire grâce à cet éclairage et ont élaboré des préconisations méthodologiques ; de l’autre, le chercheur-doctorant a bénéficié de l’enregistrement de ces échanges, proches de focus-groups, devenus éléments de terrain à part entière. Plus généralement, l’analyse réflexive de l’évolution de nos postures face au terrain renseigne abondamment sur les mondes sociaux sur lesquels nous avons enquêté. C’est ainsi que les sollicitations reçues par deux d’entre nous pour mettre au point une « approche globale » ou faire partie d’une cellule « innovation et développement durable » montrent l’évolution de l’ingénierie vers le conseil. De même, l’accueil et l’ouverture plus ou moins aisée de terrains de la part de petits acteurs du bâtiment tertiaire informent sur leur besoin de légitimité et renseignent sur les inégalités structurelles qui existent sur ce marché : de petits acteurs peu audibles sur leur marché peuvent ainsi être enclins à s’ouvrir à l’enquête, ceux-ci voyant dans un travail sociologique une occasion de valoriser symboliquement leurs métiers et activités.
Afin de construire leur place et de tenir le cap sur cette ligne de crête, les collectifs jouent un rôle fondateur : ils participent à la socialisation académique, à l’acquisition de savoir-faire et de savoir-être, mais ils permettent également de considérer avec un regard plus distancié – nécessaire à l’analyse – les premières années d’un parcours de chercheur embarqué dans un environnement professionnel distinct du monde académique, via le financement CIFRE.
Produire du savoir aux frontières institutionnelle et disciplinaire : le GRINGAU, une forme de recherche en réseau
Notre expérience collective de création d’un groupe de recherche, le GRINGAU5, interroge la production de savoirs et leur légitimation dans un fonctionnement collectif qui dépasse les frontières institutionnelles, disciplinaires et d’ancrage géographique des participant·es. Ce groupe débute en 2015, à partir de rencontres dans des instances variées (réseaux sociaux, colloques, séminaires, etc.), autour d’intérêts de recherche communs (l’ingénierie, les bureaux d’études, les ingénieurs, la technique). À partir de ce premier noyau, nous avons identifié dans un périmètre national quelques autres doctorants susceptibles d’être intéressés, issus de laboratoires différents et majoritairement financés en CIFRE. Nous avons alors organisé une série de cinq séminaires d’une journée entre avril et octobre 2016.
Ces premières séances ont permis de croiser nos enquêtes, nos lectures et nos observations conduites dans des situations proches (recherche partenariale en CIFRE, méthodes d’observation participante, etc.) (cf. figure 1) et, progressivement, d’interpréter nos terrains et d’ébaucher des constructions théoriques pour nos recherches.
Entre 2017 et 2018, nous avons fait évoluer ces échanges lors d’un deuxième cycle de quatre séminaires. Nous avons mis en place des séances ouvertes à des chercheurs confirmés, selon un format itinérant dans nos laboratoires. Le dernier mot était donné à un « grand témoin professionnel ». Parallèlement aux séminaires, d’autres formes de collaboration ont été nouées entre 2016 et 2020, dont l’essentiel concerne la valorisation scientifique liée aux parcours doctoraux : communications à plusieurs voix, soumission de dossiers collectifs à plusieurs revues, relecture croisée de thèses et soutenances blanches. Les échanges au sein de ce collectif de recherche, comme nous allons le voir, ont servi de socle tant pour construire une posture académique durant le contrat CIFRE immergé dans un environnement extra-académique que pour produire des connaissances dans les sphères scientifiques (colloques, revues, soutenances), en parallèle de la configuration liée à la CIFRE ou après la fin de ce financement, dans la poursuite de nos parcours.
Les axes de questionnement qui ont émergé du premier cycle ont été formalisés dans un « manifeste scientifique », proche d’un appel à communications, qui a servi de base au projet de dossier collectif proposé à des revues en ligne. Il a aussi guidé les thématiques du deuxième cycle, dont le format n’était pas anodin : il permettait d’enclencher un dialogue tant avec nos directeurs de thèse et les membres de nos réseaux scientifiques qu’avec les professionnels issus de nos réseaux constitués lors de la CIFRE et mobilisés comme « grands témoins ». Que retenir de cette expérience collective de recherche en réseau, en termes d’élaboration et de légitimation de savoirs ?
Les allers-retours entre écriture collective de ces textes et réflexion individuelle sur nos thèses ont permis d’enrichir et de mettre en discussion nos savoirs sur un objet commun, en nous appuyant sur la diversité de nos ancrages disciplinaires et institutionnels. En effet, nous n’avons pas souhaité nous extraire des schémas classiques de discussion intra-
laboratoire, mais au contraire articuler nos questionnements avec les
cadrages locaux existants (axes de recherche, groupes thématiques). En cela, la création d’un espace de discussion collectif sur l’ingénierie s’appuie sur et reproduit les formes de la recherche en réseau (au sein des laboratoires ou des réseaux thématiques). Les activités de production d’argumentaires ou de formulation de thématiques qui en découlent ont concrètement participé à créer de la connaissance, en nous aidant à cerner nos objets et en structurant nos cadres d’analyses. Les productions scientifiques qui en découlent participent aussi, dans nos trajectoires académiques, d’un apprentissage concret du travail scientifique.
Ensuite, cette expérience collective a été rendue possible par l’ancrage hybride des participants, entre recherche doctorale et proximité avec les mondes de la pratique professionnelle. Pour mobiliser les « grands témoins » professionnels et envisager de futurs modes de valorisation vis-à-vis de ces acteurs, notre collectif s’est appuyé sur les savoirs et compétences identifiés dans la partie précédente comme étant légitimes vis-à-vis des professionnels. Les discussions informelles, en marge des événements organisés dans le réseau, ont contribué à cette identification, à partir de la diversité des mondes professionnels fréquentés : associations, bureaux d’études, entreprises industrielles, etc.
Enfin, ce mode d’organisation réticulaire a aussi permis de révéler des tensions dans l’élaboration individuelle et collective des savoirs. Nous nous sommes questionnés sur la possibilité d’intégrer ce travail collectif à nos thèses : comment, notamment, rendre légitime la mobilisation du terrain d’un autre membre, par exemple à l’issue d’une analyse collective d’entretien ? Comment « signer » ce travail et quelle serait la valorisation de cette signature dans nos carrières individuelles (qualifications, recrutements, auditions) ?
Finalement, le GRINGAU a constitué une forme d’espace hybride d’élaboration et de valorisation de savoirs intermédiaires, élaborés entre jeunes chercheurs, chercheurs confirmés et professionnels. Ces échanges ont ainsi conduit au déplacement progressif d’une partie de nos cadres théoriques vers la sociologie du travail ou des professions, ou à l’intégration des problématiques de recherches urbaines dans une thèse en sociologie économique concernant l’échelle du cadre bâti. Ces évolutions liées à notre travail collectif ont d’ailleurs été perçues et commentées par les jurys lors de nos soutenances de thèses respectives. Ainsi, la fonction latente de cet espace est d’offrir une légitimation croisée de ces savoirs, en s’appuyant sur l’expérience hybride (réseaux professionnels et académiques) de chacun afin de dépasser les frontières institutionnelles, disciplinaires et d’ancrage géographique héritées de l’inscription individuelle dans le parcours doctoral.
Au-delà de ce volet de production de savoirs pour la recherche et à destination des acteurs professionnels, l’hybridité de nos parcours s’inscrit dans une autre activité ayant trait, quant à elle, à la diffusion des savoirs auprès des étudiants.
Produire du savoir aux frontières de l’enseignement et de la recherche : la formation à l’analyse des conditions de la pratique
Le troisième temps de ce développement renvoie aux pratiques pédagogiques que nous avons mises en place. Nous avons assuré des activités d’enseignement qui participent tant à la construction d’enseignements théoriques qu’à une orientation plus professionnalisante pour les étudiants. La posture que nous y avons adoptée résulte des deux points présentés jusqu’ici : notre proximité avec nos objets et terrains d’enquête, couplée à notre travail de recherche en réseau et à nos expériences collectives au sein du GRINGAU, nous a permis de produire du savoir intermédiaire entre les mondes universitaires et professionnels. Nos expériences individuelles comme collectives témoignent d’un lien étroit entre pratiques d’enseignement, connaissance des mondes professionnels et objectifs d’analyses théoriques. Elles s’appuient en particulier sur l’intrication croissante des formations en architecture et en urbanisme avec les mondes professionnels (Cohen et Devisme, 2018), qui ouvre des possibilités d’expérimentations liées à nos profils hybrides. Nous déclinons ici quelques-unes de ces expériences pour analyser les objectifs pédagogiques que ces profils servent, c’est-à-dire en termes de savoirs transmis aux étudiants.
D’abord, nous adoptons aisément des positions de pédagogies « incarnées », si ce n’est « professionnalisantes », « qui visent à faire entrer le “réel” en formation » (ibid.). « Incarnées », car nos enquêtes à proximité de nos objets de recherche et des acteurs urbains nous permettent de construire des contenus dynamiques, fondés tant sur des exemples empiriques nourris que sur des remises en perspective théoriques. « Professionnalisantes » ensuite, quand nos postures visent à accompagner les étudiants en leur transmettant des connaissances sur les transformations des milieux auxquels ils se destinent, sur les compétences attendues, les pratiques et les cultures professionnelles. Nos interventions portent aussi sur la possibilité de mobiliser des réseaux via des dispositifs partenariaux (recherche de commanditaire et animation d’ateliers accompagnés par des professionnels, tutorats et stages) ; d’expliciter les conditions concrètes d’exercice sur des sujets proches du monde professionnel (mise en situation de réponse à un appel d’offres par exemple).
Ensuite, là où les savoirs théoriques universitaires peuvent paraître parfois « hors-sol » aux étudiants, nous avons développé des enseignements qui associent la théorie et la pratique. Ces enseignements sont structurés autour de démarches sociologiques (sociologie des professions et des groupes professionnels, sociologie des organisations et du travail) et de séances plus clairement tournées vers des objectifs de professionnalisation, pendant lesquels des praticiens présentent leurs activités. Ce programme se conclut par des exercices individuels et collectifs visant à analyser avec distance les discours des professionnels, à les situer socialement, ou encore à saisir les faisceaux de contraintes et d’objectifs qui structurent leurs activités. Ce type de contenus pédagogiques reflète bien ce multi-positionnement : ni professionnels ni « chercheurs en chambre », à mi-chemin entre deux positions antagoniques (théorique/pratique), nous cherchons à articuler des grilles de lecture académiques et professionnelles, à les incarner en mettant les étudiants en situation d’interaction avec des professionnels, mais en les incitant aussi à une de prise de recul vis-à-vis de ces discours et expériences. Si nous n’enseignons pas la pratique des métiers de l’urbain, nous enseignons des méthodes d’analyse des conditions de la pratique. Dans une perspective de professionnalisation comme de formation à l’esprit critique des étudiants, l’expérience relatée vise à former de futurs praticiens prompts à la gymnastique intellectuelle de la réflexivité. Ici, nos épistémologies respectives, alimentées par la pluralité des disciplines en sciences sociales, sont probablement une condition indispensable de cet exercice.
Enfin, ces constructions pédagogiques sont nourries par des compétences en pédagogies actives6, elles-mêmes de plus en plus plébiscitées par les universités et les écoles. Elles sont rendues possibles et étoffées par des expériences dans d’autres milieux que ceux « purement » académiques. Elles nous ont permis de nous confronter et d’aiguiser nos expériences avec des dispositifs pluriels de mise en dialogue (design thinking, atelier participatif et interaction « horizontale » avec les professionnels). Les expériences de restitution sur le terrain, comme les liens entretenus avec des professionnels de l’urbain, nous ont incités à travailler des formats et des modes de communication permettant de mobiliser l’attention des interlocuteurs, savoir-faire qui peuvent entrer en résonance avec les attentes des cursus universitaires. Ces expériences ont ainsi pu être converties, amalgamées avec nos pratiques d’enseignement (vacations, ATER, etc.) menées en parallèle et après le contrat CIFRE.
Conclusion
Que nous apprennent ces modes de production des savoirs sur les pratiques de recherche et ses tendances ? Participent-ils à dresser les contours d’un portrait de la recherche urbaine actuelle et en devenir ?
L’usage croissant des dispositifs CIFRE semble s’accompagner de débouchés multiples7 : l’ANRT, agence pilote de ce dispositif, promeut d’ailleurs leur rôle de « passerelle » entre les mondes de la pratique professionnelle et ceux de la recherche. Au-delà de ces parcours, ce dispositif de financement incarne la diversification récente des modes de recherche partenariaux et sur projet8. Cette évolution interroge les conditions de production des connaissances.
Nous avons identifié un certain nombre de savoirs mobilisés dans différentes situations d’activités qui incarnent trois frontières usuelles, entre théorie et pratique ; ancrages disciplinaire, institutionnel et territorial ; et enfin enseignement et recherche. Nous avons montré que les savoirs constitués dans chacune de ces situations nourrissent les autres facettes des activités de chercheur, lesquelles supposent de bâtir des dispositifs attachés aux différentes situations : c’est le cas de la rédaction des textes de préparation des séminaires GRINGAU, de la recherche d’intervenants, comme de la construction de cours variés dans différentes institutions. Plutôt qu’une approche de ces activités comme des séquences contradictoires, nous insistons ici sur la cohérence et la complémentarité que l’on peut trouver dans ces positions hybrides, entre recherche et pratique, entre enseignement et recherche. Néanmoins, se pose la question des conditions de stabilité des pratiques que nous avons décrites.
Dès lors, il ne s’agit pas ici de porter une vision candide : l’examen de nos trajectoires9 au prisme de ces trois frontières témoigne d’une recherche de mise en cohérence et en adéquation des savoirs, d’un milieu à un autre. Au-delà d’une stratégie de présentation de soi, il s’agit bien de traduire nos expériences diverses en termes de savoirs. Cela passe par leur mise à l’épreuve, par exemple lors de candidatures pour des choix de postes successifs (postes d’enseignement, de recherche ou d’animation scientifique, à l’interface entre recherche et action). Autrement dit, le déploiement d’un savoir dans la pratique suppose qu’il soit « converti » dans la recherche ou dans l’enseignement, et inversement. Cette conversion, nécessaire à l’acquisition d’une légitimité dans les différents milieux que nous avons traversés, passe par la multiplication des activités, réalisées au prix de certaines concessions. Nous avons par exemple accepté de dépasser les délais contractuels d’une thèse en trois ans, ce qui nous a conduits à devoir gérer plusieurs activités en parallèle. Tout ceci peut induire une précarisation économique et risque de créer des positionnements compliqués, en équilibre instable hors des canons de l’institution universitaire comme d’autres institutions.
En effet, la question de la qualité et de l’éthique de la recherche se pose, dans un climat où la science se fait de plus en plus « pressée » et concurrentielle (Duclos et Fjeld, 2019). Ces éléments reflètent tant les débats épistémologiques sur les conditions de la recherche que ceux sur les transformations des modes de recrutement et de financement qui agitent les communautés en ces temps de loi de programmation de la recherche (2021-2030). Autrement dit, comment poursuivre cet ancrage hybride dans une carrière de jeune chercheur ?
Les expériences relatées ont aussi été permises par une certaine liberté d’organisation durant le contrat de thèse CIFRE, qui offre un cadre temporel de trois ans, propice aux tâtonnements dans les différentes activités de la recherche. Mais qu’en est-il ensuite ? Après la thèse, l’accumulation de postes de courte durée impose des attentes particulières et suppose des temporalités cadrées, qui viennent s’ajouter aux perspectives individuelles de publication de la thèse. Pour des activités d’enseignement et de recherche qui requièrent la constitution de réseaux avec les professionnels de l’urbain sur le terrain, les mobilités imposées par la raréfaction des postes portent aussi le risque de réduire les liens entretenus sur le terrain. De même, si les expériences collectives et pluridisciplinaires que nous relatons sont valorisées dans les discours, elles font face au poids des publications individuelles et des ancrages plus monodisciplinaires dans les recrutements.
Enfin, notre article invite à repenser la place et la nature de l’« hybridité » souvent associée aux métiers de la recherche urbaine. La question est alors de savoir s’il est possible, au-delà des dispositifs doctoraux, de maintenir et de pérenniser des profils hybrides : quel travail invisible, non prévu par les institutions et les cadres contractuels, supposent-ils ? Quels sont les ancrages académiques qui permettent de faire exister cette posture ? Ces situations sont-elles tenables sur le long terme ? Peuvent-elles s’affranchir de, ou s’articuler avec, la perspective classique d’une titularisation académique ? Symétriquement, vis-à-vis du terrain, comment retrouver des positions « embarquées » dans des mondes professionnels ?