Une recherche-action participative entre cocréation et confrontation des savoirs

Ludivine Damay and Christine Schaut

p. 149-161

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Bibliographical reference

Ludivine Damay and Christine Schaut, « Une recherche-action participative entre cocréation et confrontation des savoirs », Cahiers RAMAU, 11 | 2022, 149-161.

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Ludivine Damay and Christine Schaut, « Une recherche-action participative entre cocréation et confrontation des savoirs », Cahiers RAMAU [Online], 11 | 2022, Online since 08 July 2022, connection on 06 October 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/691

Cet article porte sur l’étude des enjeux d’une recherche-action participative appelée « CitizenDev » (2016-2020), à laquelle les auteures ont participé, menée dans le cadre d’un appel à projets de recherche « Co-Create » subventionné par la région de Bruxelles-Capitale, en Belgique. Dans un premier temps, il met au jour les ambivalences de l’appel à projets, qui rejette les attendus de la recherche scientifique « mainstream », quitte à la caricaturer, tout en s’y référant de manière implicite. Ensuite, il s’attelle à décrire précisément la mise à l’épreuve du projet en situation concrète, en particulier les tensions qu’elle a pu générer entre les chercheuses, entre celles-ci, les associations et les citoyen·nes, et avec le commanditaire. Au travers de ce cas d’étude, l’article montre la complexité de la construction du savoir et de son processus de légitimation dans ces conditions d’hybridité.

This paper concerns the study of the challenges of a Participatory Action Research called “CitizenDev” (2016-2020) in which the authors participated in response to a demand for research projects within a framework named “Co-Create”, subsidized by the Brussels-Capital Region in Belgium. To be precise first of all, it brings to light the ambivalences of this demand for projects which rejects the principles of «mainstream» scientific research, even if it means caricaturing it while referring to it implicitly. Then it sets out to describe precisely the testing of the project in concrete contexts and in particular the tensions that it has generated between researchers, between researchers and associations and citizens and with the public sponsor respectively. Through this case study, this paper shows the complexity of the construction of knowledge and its process of legitimation under these conditions of hybridity.

Au travers d’une étude de cas – la recherche-action participative (RAP) intitulée « CitizenDev » (2017-2020) –, cet article s’intéresse aux modalités de construction des savoirs qu’elle a produites en montrant que ce processus suscite, parmi les acteurs en présence, des malaises, des conflits et des processus de (dé)légitimation qui contredisent l’idée d’une cocréation qui se ferait naturellement et sans heurts. Ces acteurs occupent des positions variées : des chercheuses engagées dans le projet, des associations de terrain (coordinatrice et partenaires du projet), des citoyens issus de quartiers populaires, les commanditaires et des experts chargés d’évaluer le projet. L’article montre ces acteurs engagés dans un projet qu’ils ont construit ensemble tout en étant porteurs de visions différentes de ce qu’est une recherche-action et de la place et du rôle qu’ils ont à y jouer. Ils sont aussi chargés de savoirs multiples, qu’ils soient de nature scientifique, d’action ou liés aux expériences de vie et aux convictions (Carrelet al., 2017). Certains de ces savoirs sont plus reconnus que d’autres, ce qui provoque des inégalités épistémiques (Godrie, 2019).

Tout en adoptant une vision non essentialiste des acteurs et de leurs savoirs (un praticien n’est pas uniquement détenteur d’un savoir d’action), l’article se propose d’éclairer la nature de ces différences, les conditions de leur expression et les frottements qu’elles génèrent (Bilande et al., 2015 ; Broqua, 2009 ; Damay et al., 2016). En premier lieu, il décrit le programme de recherche dans lequel CitizenDev a pris place, pour ensuite éclairer le processus visant à la cocréation des savoirs, analysé du point de vue des chercheuses, à partir du décryptage de plusieurs scènes qui mettent aux prises les différents acteurs lors de moments clés pour la recherche. En conclusion, il interroge la nature des savoirs produits en situation dite de cocréation.

CitizenDev : un projet de recherche aux prises avec la cocréation

Le programme de recherche intitulé « Co-Create », dans lequel s’inscrit CitizenDev, est soutenu par Innoviris, organisme d’intérêt public de la région de Bruxelles-Capitale. Depuis 2015, celui-ci finance des projets associant des chercheurs, des acteurs privés ou publics et des citoyens, tous œuvrant à expérimenter en situation réelle des « solutions cocréées et résilientes » face aux crises écologique, socio-politique et économique que connaît Bruxelles1. Il s’agit de faire participer une diversité d’acteurs à la production des résultats de la recherche en mettant au jour des connaissances ancrées dans le terrain. Les termes de « capacitation » ou d’« empowerment » des usagers sont également utilisés dans l’appel à projets. Cette perspective implique que le chercheur évite la posture de surplomb pour « construire avec », au-delà du « construire pour » les acteurs. Cette recherche « ne peut se faire en laboratoire et seulement par les scientifiques ». Ainsi, tous les acteurs sont invités à devenir des co-chercheurs pour une ville plus résiliente.

L’outil privilégié de cette coproduction scientifique est le Living Lab (LL), lequel, selon Innoviris (sur la page de son site consacré au programme), est « un espace de création et d’expérimentation […] directement effectuées dans le cadre de vie des usagers ». Le LL fonctionne a priori et théoriquement comme une arène de production de savoirs qui permet la problématisation par le public concerné, confronte des points de vue et des expériences, et soutient l’enquête sur la recherche de solutions aux problèmes publics perçus comme tels (Céfaï, 2016). S’étant dans un premier temps développée autour de l’agriculture urbaine puis élargie à des enjeux liés à la transition écologique, l’approche de cocréation soutenue par le programme Co-Create exprime en creux la vision de l’initiateur du programme. Celui-ci a un passé de chercheur en sciences exactes, d’abord dans le monde académique puis en entreprise. Converti à l’écologie, il entre dans l’administration de la recherche bruxelloise et y développe ce programme, qu’il conçoit aux antipodes de la manière traditionnelle de « faire science », à savoir la démarche hypothético-déductive et l’expérimentation en laboratoire, « hors-sol » et détachée de la vie réelle et quotidienne des usagers. Si cette attitude critique est novatrice en sciences exactes et de la nature, elle l’est moins en sociologie et en anthropologie, qui s’ancrent dans le terrain et refusent depuis longtemps – ou du moins nuancent fortement – la « rupture épistémologique » dans la production scientifique (Dodier, 2001, p. 324). La description du programme semble aussi ignorer le processus de production du savoir, en ne posant pas la question des inégalités épistémiques. En accordant à tous les acteurs l’ensemble des rôles disponibles, le programme ne méconnaît-il pas les spécificités de la recherche, de l’action sociale et du rôle d’usager quotidien de la ville ? La deuxième partie de l’article montrera la fragilité de cette posture à la fois généreuse et normative.

Quant au projet CitizenDev, financé par Co-Create, il est porté par trois partenaires associatifs œuvrant dans des champs d’intervention différents : le développement urbain (Brusselse Raad voor het Leefmilieu – BRAL), l’insertion socioprofessionnelle (Emancipatie via Arbeid – EVA) et le logement (Community Land Trust Bruxelles – CLTB), et par deux centres de recherche universitaires reconnus pour leur recherche sur la participation (Sasha-ULB et le CES-USL-B). Les motifs de l’engagement de chacun sont diversifiés. Le BRAL souhaite tester une méthode de développement communautaire (l’ABCD) dans un quartier de Bruxelles où il est déjà présent. EVA, déjà actif dans un autre quartier populaire bruxellois, entend y poursuivre son travail communautaire à partir d’enjeux liés à l’emploi. Le CLTB, par la méthode de l’ABCD, veut créer et renforcer les liens dans son réseau de membres en attente d’un logement. Quant aux deux chercheuses présentes lors de la mise sur pied du projet, elles souhaitent analyser les savoirs populaires en s’inspirant des travaux du collectif de chercheurs Rosa Bonheur. Ce collectif invite à changer de perspective sur le travail et les pratiques quotidiennes des classes populaires, dans un contexte urbain de désindustrialisation. Alors que les citoyens concernés sont souvent perçus, dans les dispositifs d’action publique urbaine, comme des populations problématiques ou déficitaires qu’il faut soutenir et former, le concept de « centralité populaire » (collectif Rosa Bonheur, 2016 et 2019) révèle au contraire les compétences, les stratégies de subsistance et la production de ressources économiques, sociales, culturelles mais aussi morales dont ils font preuve, et qui permettent l’autonomisation et une structuration spécifique de leurs pratiques quotidiennes (ibid., 2016).

S’inspirant de cette philosophie, et plus concrètement, CitizenDev propose d’expérimenter une nouvelle forme de développement urbain fondée sur la mise en commun, au travers d’activités collectives et à l’échelle locale, des compétences de citoyens issus de groupes en situation de vulnérabilité socio-économique et/ou culturelle – et non pas, comme c’est souvent le cas, de groupes dotés d’un capital culturel élevé (De Bouver, 2016). Pour favoriser cette mise en commun, CitizenDev fonde une partie de son action sur une approche anglo-saxonne, l’« Asset-Based Community Development » (ABCD) (M. Knight et al., 1993), qui repose sur l’idée selon laquelle des réponses peuvent être trouvées à la question sociale à l’échelle locale et à partir de la mise en commun (en connexion) des savoir-faire des citoyens inventoriés. Ce travail d’inventaire et de connexion est mené par les citoyens eux-mêmes, qui deviennent des enquêteurs de leurs propres réalités avec l’aide d’un travailleur communautaire qui accompagne le processus.

Pour contrebalancer la démarche de l’ABCD – qui, appuyée uniquement sur les ressources de la communauté locale, peut être jugée dépolitisante –, le projet fonde aussi son action sur la méthode d’analyse en groupe (Van Campenhoudt et al., 2005). Celle-ci vise, avec l’ensemble des acteurs concernés, à coconstruire et à formaliser les savoirs issus de l’expérience pratique de CitizenDev. Ces derniers, ainsi constitués lors de l’analyse en groupe, ont ensuite circulé dans l’espace public bruxellois et fait l’objet d’interpellations politiques communes.

La RAP a été menée au sein de trois Living Labs2, desquels ont émergé des initiatives telles que la création d’un local communautaire, un repair café, une donnerie, un projet de « green cantine » ou encore une ludothèque et un festival de jouets traditionnels africains.

Quant aux questions de recherche, si certaines n’ont pas varié au fil du projet, telles la capacité de l’expérimentation méthodologique à faire émerger et à soutenir des collectifs citoyens ou les conditions de l’engagement citoyen dans les quartiers populaires, d’autres ont surgi en cours d’action. C’est le cas, en particulier, de la question de recherche amenée par les citoyens engagés dans le projet et appelés « connecteurs » parce que, selon la méthode ABCD, leur rôle est de faire lien avec d’autres citoyens et de les coaliser pour construire une activité commune. Lors de l’analyse en groupe ayant eu lieu la dernière année du projet, ce sont eux qui ont proposé que la RAP s’intéresse à la rémunération de l’engagement citoyen. Ceci démontre, comme le suggère la deuxième partie de l’article, la capacité du dispositif à faire émerger des questions et des savoirs coproduits.

La cocréation des savoirs : plus facile à dire qu’à faire ?

Cette seconde partie analyse les conditions concrètes de cocréation des savoirs sur et dans l’action produits par la RAP, et décrit les épreuves auxquelles elle a été soumise dès le début du projet.

Écrire le scénario

Le partenariat s’est construit à la fois par affinités électives et par l’opportunité financière que constitue le programme Co-Create, dans un contexte où le financement pérenne du secteur associatif est fragilisé au profit d’appels à projets (Moriau, 2016). Si le BRAL, coordinateur du projet, connaît l’ensemble des partenaires, ce n’est pas le cas des autres acteurs impliqués. C’est en cours d’élaboration du projet que tous apprennent à se connaître et qu’apparaît la difficulté de trouver une thématique capable de rencontrer les intérêts et les expertises des uns et des autres : allons-nous travailler sur la question du logement, qui mobilise le CLTB, sur celle de l’espace public, intéressant le Bral, ou sur celle de l’emploi, concernant davantage EVA, sachant par ailleurs que les chercheuses impliquées font valoir une expertise en sociologie urbaine et de l’action publique ?

À l’issue de ces réunions se dégage un seul dénominateur commun, de nature méthodologique : l’expérimentation portera sur la capacité de la méthode ABCD à faire émerger et à maintenir des initiatives citoyennes susceptibles de favoriser la résilience locale et communautaire. Si ce premier temps permet la construction du projet, il ne s’appuie pas sur un savoir commun, puisque seul le BRAL maîtrise la méthode. Quant aux citoyens, ils ne sont pas associés à la construction du projet, les associations étant, par défaut et par manque de temps, leur porte-parole. C’est finalement autour d’un socle commun de savoirs relativement restreint et inégalement partagé que se construit CitizenDev. La mise à niveau des savoirs sur la méthode ABCD se fera au début de la RAP, en particulier lors d’une formation délivrée par un spécialiste anglo-saxon de cette pratique. À ce moment de prise de connaissance, émergent ou se renforcent, chez les partenaires, des critiques fortes au sujet de cette méthode, entre autres celles liées au risque de dépolitisation qu’elle contient.

L’écriture du projet est donc soumise à ces contingences et aussi, nous l’avons dit, à la conception du commanditaire à l’égard de la recherche. Ce dernier prescrit un travail de recherche également partagé entre les partenaires, tout en restant résolument inscrit dans la tradition des sciences expérimentales fondée sur la construction d’hypothèses soumises à l’épreuve de la falsification. Le projet refuse d’endosser ce qui peut apparaître comme une double contrainte : l’appel à la quantification et à l’élaboration d’hypothèses falsifiables et, dans le même temps, la reconnaissance et la symétrie de tous les savoirs convoqués dans le projet ainsi que leur spécificité. Cela dit, il sera constamment soumis à la confrontation de ces deux épistémologies différentes, nous y reviendrons.

Apprendre son rôle, éprouver le scénario

Les débuts du projet sont caractérisés par la difficulté pour tout le monde d’entrer en scène et de trouver sa place dans ce processus de cocréation. Si tous les partenaires se sentent positivement engagés dans le projet et en accord avec les principes de la RAP, celle-ci n’est pas forcément simple à mettre en pratique. L’identité de chercheur, comme celle de travailleur social, n’est pas unique : nous avons tous une vision singulière de nos rôles dans le projet, chacun étant disposé à des degrés divers à changer de casquette ou à se déporter. À cet égard le début de la RAP est marqué par des tâtonnements et des repositionnements successifs.

L’équipe de recherche est composée de quatre personnes confrontées à des difficultés sur le rôle qu’elles doivent y jouer. Un des premiers moments de tension entre elles, à cet égard, surgit lors d’un événement organisé par un des acteurs associatifs, dont la publicité est réalisée à l’aide d’un tract. Ce tract est jugé peu clair et renvoie à des principes politiques qui ne conviennent pas à l’ensemble de l’équipe de recherche. S’il y a un relatif consensus à ce sujet, l’attitude à adopter diffère : doit-on laisser paraître un tract qu’on ne trouve pas pertinent ? Certaines chercheuses pensent qu’il n’est pas nécessaire d’intervenir, que les associations ont la maîtrise du volet « action », ou qu’il existe des impératifs temporels empêchant de réagir sur tous les dossiers. Elles endossent ainsi la posture de l’observateur plutôt que celle de l’acteur engagé, voire d’un observateur qui n’est même pas un partenaire puisqu’il n’accompagne pas, n’offre aucun appui (en tout cas dans ce contexte). Cette posture n’est pas partagée par d’autres chercheuses : elles se jugent tout autant actrices de l’action et s’estiment légitimes à faire part de leurs réserves et à négocier le changement du contenu du tract. In fine, après discussion, la seconde option est retenue, conduisant ainsi les chercheuses à adopter une posture maximaliste, y compris en menant l’action sur le terrain, au point d’être confondues – et de se confondre – avec les travailleurs sociaux.
S’il existe des positionnements différents à l’égard des autres acteurs de la RAP, et s’ils sont sans doute liés à la sensibilité des chercheuses, ils sont aussi tributaires de la position professionnelle occupée, les jeunes chercheuses étant davantage soumises au terrain et à ses aléas que les promotrices de la recherche. Ce différentiel de positions peut ainsi expliquer le malaise que les premières ressentent, alors qu’elles participent aux actions quotidiennes tout en les observant, au risque, réel, de s’y perdre, confrontées qu’elles sont à des injonctions parfois contradictoires.

Ce détour par « l’engagement » (Damay et al., 2016) peut être bénéfique pour le chercheur : c’est une occasion réflexive de penser son rôle habituel, mais aussi de se départir de ses réflexes en se mettant davantage à la place d’un acteur associatif ou d’un citoyen, et en partageant son action. Il génère cependant, dans le même temps, des malaises, des confusions et des frustrations aiguisées encore par le manque de ressources humaines à disposition pour mener à bien la recherche. Cet inconfort est redoublé par des résistances que les chercheuses rencontrent sur le terrain.

Les débats liés au projet se déroulent au sein de la « coordinatieteam », une arène composée des partenaires associatifs et universitaires. Claire (prénom d’emprunt), jeune chercheuse, se voit attribuer le suivi d’un Living Lab porté par une des associations. Il s’agit d’entamer l’inventaire des atouts du quartier et des savoir-faire habitants. Claire ayant travaillé par le passé dans le milieu associatif avec un public précarisé, c’est « naturellement » qu’elle propose de faire du porte-à-porte, au même titre que les travailleurs sociaux. Sa proposition de réaliser du travail communautaire passe mal auprès de l’association : ne va-t-elle pas effrayer les habitants, voire ruiner les efforts entrepris antérieurement par l’association pour s’insérer dans le quartier ?

Certains acteurs associatifs se sentent par ailleurs mal à l’aise quand ils prêtent aux chercheuses la volonté d’adopter la position surplombante d’observatrices ne se jetant pas dans la mêlée de l’action, ou quand celles-ci leur demandent de participer, au même titre qu’elles, à la documentation de l’action, afin d’encourager la coproduction des savoirs de la RAP. Il s’avère qu’ils ne sont guère enclins à endosser le rôle de co-chercheurs. Ainsi, la demande formulée par les chercheuses (assortie de la mise à disposition d’outils tels qu’un guide d’entretien) aux travailleurs de terrain de participer à la collecte des observations sur les participants (leurs points de vue, les difficultés lors d’interactions, les points de convergences) restera souvent lettre morte, à l’exception notable d’une travailleuse… par ailleurs docteure en sociologie. On le voit, il n’est pas forcément simple, pour un travailleur de terrain, de se considérer lui-même comme un chercheur, d’adopter ces démarches qui constituent un savoir technique jugé encombrant, et d’y trouver son compte. Il ne l’est pas plus pour une chercheuse d’avoir à gérer plusieurs casquettes, d’être prise dans les impératifs à la fois de l’action et de la recherche. Il n’existe pas de « kit » tout fait qui faciliterait ce travail. Ces tensions se dénoueront dès lors que seront mieux assumées les spécificités de chacun, l’équipe renonçant ainsi à la vision peu « sociologisée » de la cocréation des savoirs soutenue par le programme Co-Create.

Engager les citoyens

Si aucun des citoyens-connecteurs n’a participé à l’écriture initiale du projet, ils en sont pourtant des acteurs fondamentaux parce que c’est à partir de leurs savoir-faire que l’action se construit et à partir de leur travail de connecteurs, de « metteurs en lien », que des collectifs peuvent émerger. Cela suppose que ces savoir-faire soient mis au jour grâce au travail d’enquête qu’ils mènent sur les ressources du territoire. Pour y parvenir, le projet CitizenDev tâtonne, met en place de nouveaux outils, qui se révèlent parfois fructueux (c’est le cas des cartes distribuées pour recueillir les rêves des habitants et le récit de leur installation dans le quartier) ou, au contraire, échouent à intéresser parce que les priorités des citoyens sont ailleurs ou qu’ils se démobilisent au cours du temps. Quels que soient les cas de figure, le projet souligne, en creux, l’importance de respecter l’investissement différencié des citoyens, la nécessité de penser – sans s’en désoler ni s’y résigner – leur engagement à géométrie variable dans la RAP.

L’expérience a aussi montré qu’il n’est ni évident ni forcément légitime, pour certains citoyens, de donner bénévolement de leur temps et de leurs savoirs, alors que les travailleurs sociaux attachés au projet CitizenDev sont, eux, payés pour le faire, sans que leurs tâches respectives soient clairement distinguées. Les citoyens les plus investis ont sans doute davantage « repris la main » dans un projet dont, à l’origine, ils n’ont pas dessiné les contours. Lors de l’analyse en groupe qui démarre après les deux premières années du projet, ils font de cette question un sujet d’interpellation et « forcent » l’ensemble des partenaires à s’en emparer. Ils obligent aussi les chercheuses, insécurisées, à se décentrer de leur propre expertise et à chercher des appuis parmi des experts extérieurs au projet. Ce processus montre le réel potentiel inductif de la recherche et donne tout son sens à la notion de cocréation. C’est à partir des savoirs citoyens construits au cœur de leur expérience que s’est constituée une partie des enseignements de la RAP autour des enjeux du bénévolat et de son défraiement. Ces enjeux, traités d’abord au sein de CitzenDev, ont ensuite suscité l’interpellation d’acteurs institutionnels concernés.

Tenir la plume

L’enjeu de la cocréation des savoirs peut se tendre au moment du passage à l’écriture des rapports de recherche. Celui-ci peut être jugé par celles et ceux qui ne tiennent pas la plume comme une prise de pouvoir par les chercheurs, parce que l’écrit fait partie de leurs activités quotidiennes et constitue un des modes d’évaluation privilégiés par lesquels ils sont jugés. À l’inverse, les chercheurs craignent souvent qu’une écriture à « trop de mains » n’émousse la puissance analytique et critique du propos, au profit d’un texte consensuel évitant les sujets qui fâchent trop (Bilande et al., 2015). Dans le cas de CitizenDev, une certaine indifférence à l’égard des différents rapports a régné parmi la majorité des partenaires et des citoyens. Si, sur proposition de chercheuses, les partenaires associatifs ont accepté de discuter de la structure et du contenu des rapports, ils ont laissé à l’équipe de recherche le soin de les rédiger, à l’exception du coordinateur, sociologue de formation. Les réactions à l’égard des rapports ont été diverses, parfois intéressées quand il s’est agi de nuancer ou de rectifier le récit d’un événement entachant quelque peu l’image d’une association partenaire, mais la plupart des acteurs ont admis la légitimité de l’analyse, fût-elle critique, notamment parce que celle-ci avait déjà fait l’objet de discussions lors des réunions de coordination antérieures, et aussi sans doute parce que cette division du travail semblait aller de soi aux yeux de la plupart des partenaires. Quant aux citoyens, très peu d’entre eux ont lu les documents écrits de la recherche.

Faire avec la critique ?

Le projet CitizenDev est soumis à des « épreuves » jugeant de l’avancement de la RAP. Tous les ans, un comité de suivi élargi, composé de deux membres d’Innoviris et de différents experts proposés par Innoviris pour évaluer le projet, se réunit à la suite de la remise d’un rapport de recherche et interagit avec l’ensemble des parties prenantes, après une présentation de son contenu. Lors de ces comités, l’ensemble des acteurs discute des résultats de la recherche par rapport aux attendus du cadre Co-Create. Le processus de projet est soumis à des opérations critiques (Dodier, 2005) sur ses caractères innovant, résilient et cocréatif entre autres. Cette dimension renvoie au concept d’« épreuve », issu de la sociologie pragmatique, soit le moment – incertain et indéterminé – au cours duquel les acteurs éprouvent la réalité, décodent les forces en présence, saisissent la teneur et qualifient l’état des choses. Ces moments dévoilent les critères de validité réellement valorisés par les experts et le commanditaire, à côté de ceux que les partenaires CitizenDev entendent promouvoir.

Ainsi, et malgré l’ouverture aux sciences humaines et aux approches plus inductives, et alors que le programme veut promouvoir une manière ouverte et horizontale de faire de la recherche, les critiques à l’égard de CitizenDev lors de ces comités de suivi montrent que le modèle de référence dominant reste celui des sciences exactes, plus proche d’une approche hypothético-déductive. Notre recherche collective, alors qu’elle produit des résultats qui montrent certains facteurs favorisant ou non la construction des collectifs citoyens, n’est pas jugée assez « solide » par certains experts externes. Les chercheuses n’auraient pas construit suffisamment d’hypothèses de départ contre lesquelles ou avec lesquelles le collectif CitizenDev aurait dû travailler. La RAP n’aurait pas produit de chiffres, de données « objectivées » sur le terrain. Une autre critique renvoie à la place des citoyens impliqués, qui n’auraient pas été suffisamment considérés comme co-chercheurs, critique revenant à nier à la fois le travail de cocréation des savoirs (réalisé notamment lors de l’analyse en groupe) et les spécificités des positions occupées par les uns et les autres.

Ces remarques formulées par les experts du comité de suivi renvoient à la double contrainte du cadre Co-Create évoquée plus haut : comment coconstruire un réel processus de recherche égalitaire et inclusif si les chercheurs doivent proposer un modèle hypothético-déductif initial ? Par ailleurs, le comité de suivi est aussi un espace de validation des savoirs peu bienveillant envers des citoyens insuffisamment armés pour discuter d’enjeux épistémologiques ou jouer le jeu d’une critique scientifique parfois virulente. Un des experts choisis par le commanditaire a également utilisé un vocabulaire agressif et dénigrant à l’égard des citoyens, ce qui pose aussi question au vu des prétentions du cadre à la cocréation et à la reconnaissance des compétences de chacun.

Cependant, ces tentatives de délégitimer le processus et les participants au projet ont eu comme mérite, non prévu, de renforcer le collectif CitizenDev face à des critiques jugées injustes, stigmatisantes et infondées scientifiquement. L’arène de l’expertise externe construite dans une perspective jugée positiviste par les chercheuses s’est confrontée à celle, inductive et compréhensive, de la RAP CitizenDev. Cette épreuve montre que, si frottements il y a entre les savoirs, c’est bien au sein de l’arène de l’expertise qu’ils se sont faits les plus âpres, au cœur de la confrontation de deux épistémologies dont on avait quelque peu oublié l’irréductibilité.

Conclusion

La notion de « cocréation » est fortement chargée idéologiquement et s’impose de plus en plus comme un mot magique dans l’action publique, ce qui la dispenserait de toute critique. L’expérience exposée ici raconte une autre histoire, faite de difficultés, d’épreuves, mais aussi de dépassements. D’abord, l’article montre que la cocréation n’est pas permanente : certains savoirs s’imposent à certains moments de la RAP. On pense à ceux liés à l’écriture scientifique, mais aussi à d’autres, davantage expérientiels, tels ceux des citoyens impliqués à propos des enjeux de leur engagement bénévole, qui surgissent et s’imposent à l’agenda de la recherche. Il montre aussi les résistances des uns et des autres à la cocréation, souvent pour des raisons liées à leur position dans le projet, mais aussi à leur expérience personnelle. Ces résistances sont également conjoncturelles : elles sont plus fortes au début de la RAP qu’à la fin. La confiance qui s’instaure peu à peu entre les partenaires explique pour partie cette atténuation. Chemin faisant, l’ambition d’une cocréation permanente, lourde de tensions entre les acteurs, s’est transformée en une lecture partagée plus pragmatique et apaisée des rôles de chacun.

L’expérience de CitizenDev contribue à deux niveaux à la réflexion sur les savoirs constitués lors des processus de cocréation. Elle montre d’abord l’importance de reconnaître leur égalité intrinsèque – aussi bien ceux liés à l’expérience que ceux plus légitimés, tels les savoirs scientifiques. Mais cette reconnaissance n’implique pas que l’égalité se maintienne en toutes circonstances. À certains moments, certains savoirs s’imposent à d’autres, mais l’article montre que ce ne sont pas toujours les mêmes qui prennent la main. Ce faisant, il illustre aussi le fait que, si les injustices épistémiques ne sont pas « d’entrée de jeu solubles dans le processus de cocréation » (Godrie, 2019), une attention aiguisée à l’égale reconnaissance des savoirs en circulation et la constitution d’une alliance supposée « gagnante-gagnante » (ibid.) peuvent aider à les atténuer.

L’expérience de Citizen Dev souligne l’importance de reconnaître les spécificités des savoirs en présence et des positions. À l’encontre de la perspective maximaliste vis-à-vis de la cocréation proposée par le programme Co-Create et tenue au début du projet par certaines chercheuses, CitizenDev montre que tout le monde ne devient pas (et ne souhaite pas devenir) chercheur, travailleur associatif ou citoyen vivant dans l’un des territoires investigués par la RAP. Les différents acteurs sont tous porteurs de savoirs spécifiques qu’ils mobilisent en situation en fonction de leurs positions et de leurs objectifs. Si tous possèdent des compétences d’enquête et de réflexivité, le travail scientifique a ses propres cadres et ses propres exigences, qui en éclairent la production singulière (Thévenot, 2006 ; Floux et al. 2003). Pour autant, ces savoirs spécifiques ne demeurent pas inchangés à l’issue de la RAP : ils sont tous augmentés par l’expérience et les innovations méthodologiques favorisant leur croisement. Certains d’entre eux qui étaient moins visibles et moins légitimés au début du processus émergent également dans l’espace public. C’est le cas de la revendication d’un vrai statut du travail bénévole, portée par les citoyens engagés dans la RAP. Au-delà d’une vision angélique des processus de cocréation, l’expérience de CitizenDev invite ainsi à penser leurs limites et leurs conditions de possibilité.

1 Voir à ce sujet la vidéo de présentation du programme (en anglais) sur YouTube : https://urlz.fr/hdd5

2 Deux d’entre eux sont situés dans des quartiers populaires bruxellois : Matongé et Brabant. Le troisième n’est pas territorialisé et réunit les

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1 Voir à ce sujet la vidéo de présentation du programme (en anglais) sur YouTube : https://urlz.fr/hdd5

2 Deux d’entre eux sont situés dans des quartiers populaires bruxellois : Matongé et Brabant. Le troisième n’est pas territorialisé et réunit les membres du CLTB, qui se caractérisent, entre autres, par un profil socio-économique vulnérable et la volonté d’acquérir un logement.

Ludivine Damay

Ludivine Damay est docteure en sciences politiques et sociales depuis 2010 et chargée de cours en sociologie à la faculté d’architecture La Cambre Horta de l’Université libre de Bruxelles (ULB) depuis 2016. Elle y est rattachée au centre de recherche Sasha (Architecture et sciences humaines), où elle mène des recherches sur les enjeux politiques liés à l’urbain et à l’architecture. Plus précisément, elle s’intéresse, dans ses recherches et ses enseignements, aux questions de participation démocratique et d’engagement citoyen au niveau local, aux enjeux de traduction et aux jeux d’acteurs qui fabriquent les politiques urbaines, aux rapports au politique des architectes ainsi qu’aux transformations de leurs pratiques. Elle a récemment dirigé avec Vincent Jacquet Les Transformations de la légitimité démocratique. Idéaux, revendications et perceptions, Academia-Eme, Louvain-La-Neuve,2021.
Contact ludivine.damay@ulb.be

Christine Schaut

Christine Schaut, docteure en sociologie, est enseignante-chercheuse à la faculté d’architecture La Cambre Horta de l’ULB. Elle y coordonne le centre de recherche Sasha (https://sashalab.be), qui ambitionne de penser et de pratiquer le dialogue entre l’architecture et l’urbanisme, d’une part, et les sciences sociales et politiques, d’autre part. Ses principaux axes de recherche portent sur la mise à l’épreuve par les territoires et leurs usagers des référentiels de l’action publique urbaine contemporaine tels que la mixité, la participation ou encore le développement durable ; les métiers de l’architecture aux prismes de la question du genre et de la (revalorisation de ses pratiques du « faire » ; les processus d’attachement à l’architecture collective moderniste et à ses équipements matériels ; l’approche ethnographique dans la recherche en architecture et en sciences sociales.
Contact christine.schaut@usaintlouis.be