Ramau et la fabrique de la ville

Trois regards sur la coopération interprofessionnelle et ses évolutions

Patrice Godier, Guy Tapie, Guillaume Lacroix et Laurent Matthey

p. 42-60

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Patrice Godier, Guy Tapie, Guillaume Lacroix et Laurent Matthey, « Ramau et la fabrique de la ville », Cahiers RAMAU, 10 | 2019, 42-60.

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Patrice Godier, Guy Tapie, Guillaume Lacroix et Laurent Matthey, « Ramau et la fabrique de la ville », Cahiers RAMAU [En ligne], 10 | 2019, mis en ligne le 29 novembre 2020, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/111

L’ouvrage La Fabrication de la ville. Métiers et organisations, paru en 2009, a représenté pour le réseau une sorte d’aboutissement de la réflexion menée dès son origine sur les coopérations et les coordinations des acteurs de la production architecturale et urbaine. Regroupant une série d’investigations menées autour de ces thèmes sous le vocable d’interprofessionnalité, le travail de recherche entrepris par Ramau a permis d’appréhender les configurations d’un paysage professionnel complexe et mouvant. L’article présente, dix ans après la parution du livre, les regards critiques portés par trois chercheurs de générations différentes sur ces mêmes thèmes, faisant apparaître les continuités, évolutions, inflexions et nouveaux horizons de recherche apparus depuis. Il souligne ainsi la constance, dans l’activité du réseau Ramau, des questionnements sur le modèle français de production du cadre bâti.

The book “La Fabrication de la ville, métiers et organisations” published in 2009 represented a capstone for the study of cooperation and coordination amongst actors in architectural and urban production, present from the network’s origins. Ramau’s research, which brings together a series of investigations conducted on these themes under the heading of interprofessionality, has made it possible to understand the configurations of a complex and changing professional landscape. Ten years after the book’s publication, this article presents the critical views on these same themes formulated by three scholars from different generations. It reveals the continuities, evolutions, inflections and new research horizons that have emerged since then. It thus underlines continuity in the Ramau network’s interrogation of the French model of production of the built environment.

Introduction [Patrice Godier]

Dès les premières années de son fonctionnement, le réseau Ramau a inscrit au cœur de son activité la recherche sur les savoirs, les compétences et les modes de coordination mobilisés par les acteurs de la production urbaine et architecturale. De 1998, année de la réunion de fondation du réseau, à 2006, celle du colloque finalisant un programme intitulé « Activités d’experts et coopération » (sous l’égide du Puca1), cette thématique figure à l’agenda de Ramau à travers toute une série de travaux, de recherches et de retours d’expériences, menés dans le cadre de séminaires et de rencontres entre chercheurs, institutions et professionnels.

La réflexion engagée sur ce thème, ciblant les transformations multiples des systèmes d’action en œuvre dans les projets architecturaux et urbains, a eu le mérite de faire apparaître des points d’observation privilégiés de ces changements, en intégrant et en mettant à contribution les nombreux acteurs de la filière. Elle a aussi permis, dans une perspective de recherche scientifique, la mise en discussion de plusieurs notions et concepts pour en décrire les caractéristiques. Ainsi, les relations d’interprofessionnalité dans les organisations de maîtrise d’œuvre et d’ouvrage ont constitué un point d’observation privilégié pour qualifier des processus, de plus en plus marqués, au cours desquels les fonctions se complexifient, les frontières professionnelles se déplacent, les marchés se redistribuent et les missions se fragmentent. Alors que corrélativement les tâches de coordination et les dispositifs de coopération prennent de l’importance au sein de la maîtrise d’œuvre, mais aussi à l’interface maîtrise d’œuvre/maîtrise d’ouvrage. De même, la notion de « forum hybride » (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) s’est invitée dans les échanges pour décrire les nouvelles configurations d’acteurs, espaces de coopération à la fois ouverts par leur fonctionnement en forum et hybrides par leur composition (experts, élus, techniciens, profanes), tous mobilisés autour d’un projet architectural et urbain. L’emploi de ces notions a constitué une première étape avant que l’on ne parle plus systématiquement dans nos séminaires et rencontres de pluri- et d’interdisciplinarité pour les professionnels et de participation pour les habitants. Plusieurs Cahiers Ramau en portent ainsi témoignage.

Cependant, c’est le programme de recherches issu de cette phase d’activité du réseau qui a permis d’en fixer au mieux les apports en connaissance (en plus des Cahiers), avec la parution d’un ouvrage collectif en 2009 synthétisant une grande partie des travaux engagés par des équipes de chercheurs, dont beaucoup étaient ou sont devenus membres du réseau, concernant « la fabrication de la ville : métiers et organisations ». Réalisé sous la direction de Guy Tapie et Véronique Biau, tous deux membres du secrétariat Ramau, l’ouvrage a contribué à réactualiser et à prolonger ce domaine de connaissance, déjà riche en contributions passées2.

De l’analyse de la fabrication des espaces bâtis et de leur conception, de l’étude des coopérations qu’elles nécessitent et des expertises qu’elles mettent en jeu, le livre fait apparaître trois grandes évolutions sur trois registres différents. Celui du cadre d’action, ou la manière dont « la fabrique de la ville s’enracine dans les contextes locaux, lieux de coopérations originales », révélait des enjeux d’expertise inédits, comme le rôle accru des populations, la montée en puissance de la contractualisation entre public et privé et surtout la vague montante du développement durable. Ensuite, le registre de l’espace professionnel, des métiers, des stratégies et des identités mises en œuvre pour faire valoir des positions spécifiques faisait émerger de nouvelles problématiques auxquelles les acteurs se trouvaient confrontés au sein d’un espace professionnel plus vaste, intégrant la conception, le conseil et le service. Enfin, le registre des dynamiques collectives, des régulations et des coopérations interprofessionnelles mettait l’accent sur le rôle fondamental de la coopération dans les organisations de fabrication de la ville, notamment à travers l’élaboration de dispositifs collectifs innovants.

Dix ans après, il paraît utile de se tourner de nouveau, à l’occasion de ce Cahier anniversaire, vers cette production Ramau pour mieux envisager le cadre de nos futures investigations. La thématique de l’interprofessionnalité, à travers ses dimensions de compétences et de coordination, mérite en effet d’être revisitée à l’aune des nouvelles données et conditions, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles suscitent des débats aussi intenses aujourd’hui que ceux qui avaient cours à la fin des années 1990. Dans ce cadre, il nous faut interroger la manière dont les trois registres ont pu évoluer, bifurquer sous l’effet de contraintes et de demandes inédites, et questionner leur enrichissement par de nouvelles problématiques professionnelles, sociales, sociétales, économiques. Cette analyse prend la forme d’un regard croisé entre trois générations de chercheurs spécialistes de ce champ, aux profils disciplinaires différents, impliqués ou ayant été impliqués dans le réseau. Sollicité sur la lecture qu’il pouvait faire des trois registres d’évolution mis en avant dans l’ouvrage, chacun d’entre eux s’est efforcé de réagir à sa manière en prolongeant les apports du livre à partir de ses travaux d’aujourd’hui.

Guy Tapie, un des fondateurs du réseau et coauteur de l’ouvrage, a pris le parti du témoignage pour revenir sur les cadres d’action des relations d’interprofessionnalité à lœuvre dans la fabrique de la ville et leurs évolutions récentes. Il relève les changements qui ont affecté ce champ de recherche sous l’effet, entre autres, du développement durable et du changement climatique, passant en dix ans de la notion de fabrication à celle de transition.

Guillaume Lacroix, docteur en études urbaines, jeune membre du réseau, montre pour sa part que l’espace professionnel (le forum hybride) continue à s’élargir en analysant les rôles adoptés dans le processus de fabrication de la ville par un groupe émergent : les experts en développement durable, exerçant au cœur de l’ingénierie intégrée aux grands groupes de services urbains. Il montre en quoi la montée en puissance, ces dernières années, de la figure de l’ingénieriste est désormais au cœur des dynamiques interprofessionnelles.

Quant à Laurent Matthey, professeur à l’université de Genève, membre du conseil scientifique du réseau, il s’appuie sur une vaste enquête sur le métier d’urbaniste menée en Suisse francophone pour donner un aperçu des logiques à l’œuvre dans les mouvements de coopération interprofessionnelle et de redéfinition des identités qui se dessinent dans le contexte de production des compétences en matière d’urbanisme.

En réunissant ainsi sous la notion « d’interprofessionnalité » l’étude du double mouvement de spécialisation des expertises et de recomposition des dispositifs dans l’élaboration, la conception et la conduite des projets urbains et architecturaux, Ramau a voulu dès son origine appréhender un « paysage professionnel complexe et mouvant » (Cahier 2). Confronté aux enjeux multiples de la transition, soumis à de nouvelles concurrences ou marqué par la remise en cause des identités professionnelles, ce paysage continue d’évoluer aujourdhui. Saisir les évolutions dans les savoirs, les compétences et les processus de coordination représente pour le réseau un chantier de recherche toujours fécond.

De la fabrication de la ville à la transition sous toutes ses formes [Guy Tapie]

Au début des années 2000, grâce au réseau Ramau, une réflexion sur les sociétés contemporaines s’est concentrée sur « la fabrication de la ville », qui donnera son titre en 2009 à l’ouvrage que j’ai dirigé avec Véronique Biau. Dix ans après sa parution, en tant qu’acteur de la création du réseau et initiateur de la réflexion collective sur la thématique de l’interprofessionnalité, je souhaite mettre en perspective cette dynamique initiale avec d’autres thèmes ayant progressivement émergé dans plusieurs situations de production (Cahiers, séminaires, rencontres) du réseau. Au fil de ces années, nous avons mis l’accent sur des changements contextuels qui montrent à la fois les permanences de la démarche du réseau et les changements qui renouvellent, plus que les cadres théoriques mobilisés, les objets, les processus et les dispositifs d’action, investigués et débattus.

C’est ainsi qu’à ses débuts le réseau a commencé par ancrer un travail pionnier très dynamique, qui a perdu de sa vigueur dès lors que le financement de la recherche sur ces thèmes s’est tari, puis a su se relancer ces dix dernières années en mobilisant plusieurs générations de chercheurs, dépassant les contributions des créateurs. Dans ce cadre, le recours au terme « fabrication », qui a traversé toutes ces années, n’est pas tout à fait anodin. Il révélait les coulisses de la production du cadre de vie en cours et à venir, la mobilisation d’acteurs, d’institutions et de professionnels, en rangs serrés ou en ordre dispersé, professionnels sous pression des pouvoirs politiques et des entreprises ou érigés en porte-parole de la société civile. Les recherches se multipliaient selon les objets (habitat, espaces publics, lieux de travail d’éducation, de soins), les territoires, les projets, les systèmes de gouvernance et les contextes. Le croisement des disciplines et le choix de thèmes originaux d’investigation ont enraciné le label Ramau dans le champ de la recherche architecturale et urbaine pour interpréter les dynamiques sociétales : plus que « la fabrication de la ville », celle des espaces et du cadre de vie. Élément frappant vingt ans après l’acte de naissance du réseau, l’idée, si ce n’est le concept, phare pour évoquer notre monde contemporain est devenue celle de transition, version neutre de la « révolution » ou « du déclinisme ». Transition écologique, énergétique, numérique, sociale, démographique : autant de qualificatifs qui révèlent l’instabilité des conditions de vie actuelles et le besoin d’une projection rationnelle vers le futur. Une instabilité associée à la rapidité des changements qui affectent les modes de vie, le plus remarquable étant probablement l’installation dans la vie quotidienne des technologies de communication et du numérique. En reconfigurant les représentations et les pratiques des espaces, le basculement vers le monde des réseaux et des data affecte tous les individus, tous les secteurs d’activité, y compris l’univers domestique. L’instabilité découle aussi du sentiment que les pays développés ont atteint une sorte d’acmé en matière de richesses disponibles, qui assuraient pratiquement à toutes les catégories sociales un niveau de confort sans précédent historique. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : les coûts environnementaux, sociaux et humains associés au progrès économique sont abondamment soulignés, de même que les fractures sociales et territoriales inhérentes au développement métropolitain. L’idée de transition est en lien avec une diversification des expériences de vie qui rend plus singulières les aspirations en matière d’espaces de vie, alors qu’une approche catégorielle des besoins définissait assez simplement les politiques publiques à mettre en œuvre. Le débat entre démocraties représentative et participative ainsi que le fossé qui s’est creusé entre le plus grand nombre et les élites politiques montrent sur un autre aspect l’incertitude qui touche les gouvernements quels qu’ils soient. Les changements évoqués ici se déploient sur plusieurs plans.

Le tournant des valeurs, dont l’une des principales est la durabilité, conditionne la réflexion sur la ville. Il introduit des principes jusqu’alors secondaires ou ignorés (sobriété énergétique, attention à l’environnement) au travers d’une orientation majeure, la lutte contre le changement climatique. Il instaure ainsi un langage commun chez les acteurs de la fabrication de la ville. Certes, il véhicule un horizon partagé vertueux mais il met au jour, voire exacerbe, les tensions internes au capitalisme contemporain : croissance contre décroissance, contrôle démographique et migrations, expansion des inégalités. Il a technicisé les débats, peut-être à tort, quand la technologie apparaît comme seule condition du progrès et réponse salvatrice à l’impasse du développement. En étendant le champ de référence de la protection environnementale au monde, il a minimisé les oppositions entre pays du Sud et du Nord. Les premiers aspirent à la croissance, avec les effets induits en matière de pollution de toutes sortes et d’exploitation des matières premières, tandis que les seconds, malgré une conscience avivée par les catastrophes, n’arrivent pas à brider leur consommation. Le tournant de la durabilité oppose solutions de masse tournées vers l’accès au confort et de meilleures conditions de vie, soutenues par les grandes entreprises du secteur de la promotion immobilière, et solutions ajustées aux besoins spécifiques de populations, voire à l’individu, dans le cadre de circuits courts de production/consommation. Il réinterroge le lien entre normes collectives et libre arbitre personnel. L’environnement n’est plus une variable marginale, il s’impose dans l’univers des professionnels du cadre de vie. L’injonction à la durabilité n’appelle pas non plus une réponse formatée et définitive. Des solutions d’un jour apparaissent caduques dès lors que les connaissances avancent ou encore quand elles dépendent des jeux politiques et géostratégiques. Dès lors, l’attention accordée à la fabrication des espaces permet de porter un regard original sur la complexité des processus, entre débats sur les valeurs et mise en œuvre des actions d’aménagement, de planification et de construction.

L’ouverture internationale est une autre transformation du cadre de la fabrication de la ville. La comparaison entre métropoles, entre régions et entre pays faisait partie des premiers engagements de Ramau. Elle était mise en œuvre de manière assez disséminée et éclectique. L’ambition n’était pas de bâtir une théorie universelle de la fabrication « spatiale », mais de saisir le poids des contextes culturels, régionaux et économiques dans la fabrication des espaces bâtis pour réinterroger le cadre national. La globalisation intense de ces trente dernières années a conduit à accentuer les perspectives comparatistes. Elle a pris du sens à partir de la multiplication des échanges politiques, économiques, éducatifs et sociologiques entre villes, pays et continents. Elle a fait bouger les manières de penser dans le champ de la production spatiale. Croisée avec les enjeux de la durabilité, l’analyse des projets, des politiques urbaines et des transformations territoriales a intégré la diversité des échelles d’action (du mondial au local) et mis au jour des effets inédits. De manière plus marquée que par le passé, la référence aux jeux d’échelle temporelle et territoriale, familière aux professionnels et aux planificateurs, s’est imposée pour théoriser la fabrication de la ville. La production volontariste d’événements de portée internationale, la planification urbaine plus ordinaire à l’échelle nationale et locale, la production spontanée et l’échelon de la proximité s’entremêlent pour une réorganisation des territoires de vie autour de la condition métropolitaine, phénomène plus ou moins contrôlé en Occident, proliférant dans la majorité des pays du Sud. Elle croise de multiples dimensions : politiques, environnementales, spatiales, architecturales et historiques. L’organisation métropolitaine et sa gouvernance posent aussi nombre de questions : comment faire cohabiter grands projets et habitat populaire ? Comment préserver l’espace public comme lieu de référence pour la collectivité ? Comment articuler l’aménagement des territoires entre ville dense, périurbain et campagne ? La globalisation a ouvert non seulement le cadre explicatif de la fabrication spatiale mais aussi les méthodologies de référence en introduisant un souci de mise en perspective nationale et internationale.

De manière moins spectaculaire, il s’est opéré aussi une refonte d’un des postulats principaux de Ramau. Le réseau est né d’un point de vue théorique préalable qui dissocie processus de fabrication et objet final. L’intention initiale était de se concentrer sur les modes opératoires en œuvre, sur la mobilisation d’acteurs, sur l’articulation des savoirs et des compétences, sur les régulations en jeu (politiques, réglementaires, économiques et professionnelles). La participation des habitants, source d’une refonte des processus de fabrication de l’architecture, a déplacé le curseur de la conception vers la consolidation du rôle des usagers finaux. Le sujet est fort, par exemple pour les architectes, qui, il n’y a pas si longtemps, sauf pour une minorité militante, voyaient dans cette participation une dénaturation de leur rôle conduisant à des productions architecturales appauvries car délestées de la puissance de la pensée des concepteurs. Comment faire de la vraie et belle architecture dès lors qu’elle était polluée par des visions profanes et des compromissions trop marquées avec les usagers ? La participation a démontré les interactions entre organisation des processus et identité des espaces produits. Ce qui est vrai pour les architectes l’est pour les autres professionnels, ingénieurs, juristes, économistes et urbanistes, qui se trouvent ainsi confrontés dans leurs modes de travail et de collaboration à la définition progressive et itérative de l’objet lui-même. Ainsi, l’industrialisation de la production du cadre de vie (un type d’habitat, de produit immobilier, des aménagements, etc.) n’échappe pas non plus à la dialectique entre processus et produits, ici souvent formatés sous forme de modèles.

Finalement, Ramau s’est ajusté aux mutations des conditions de fabrication de la ville. Il a su garder une ligne directrice, une continuité critique en lien avec la fabrication spatiale elle-même. Ce qui a façonné le modèle français de production du cadre de vie est le rôle d’acteurs identifiés et professionnalisés : « la maîtrise d’ouvrage », « la maîtrise d’œuvre », « les entreprises ». Dans certains secteurs de marché, le système, historiquement rodé, s’ajuste et s’optimise en fonction des aspirations du moment, selon deux voies actuellement opposées, d’une part celle de l’efficacité gestionnaire et managériale, d’autre part celle de la participation des utilisateurs finaux ou de leurs représentants. Sur ce dernier point, le postulat est que, face aux changements sociaux contemporains, il importe aussi d’ajuster en amont leurs espaces de vie. Néanmoins, il reste là une relative stabilité qui pose question si on la met en relation avec l’instabilité, justement, de la société. Dans ce contexte, les architectes demeurent les professionnels qui suscitent le plus d’intérêt. L’analyse de leurs actions et de leur identité est un moyen d’accéder aux tendances du monde contemporain sur le double plan de l’organisation du travail et du rapport entre conception, projet et société. Les architectes ont une image relativement stable au travers des archétypes qui circulent auprès des clients et de leurs partenaires. Cela montre la permanence d’un rôle qui s’est perpétué au prix d’ajustements réguliers des compétences. Il y a une sensibilité aux signaux négatifs concernant leurs conditions d’exercice et leur avenir professionnel : la position ambiguë de l’État, qui voudrait concevoir l’architecture comme bien public mais ne leur en confie que partiellement la responsabilité (la loi de 1977) ; le système de formation, qui cherche sa voie entre finalités professionnelles et académiques ; les rémunérations faibles au regard des prestations demandées et de la complexité actuelle des constructions ; la concurrence d’acteurs internes et externes à la maîtrise d’œuvre. Les architectes remarquent souvent que des missions autrefois naturellement de leur ressort sont captées, à juste titre ou non, par d’autres intervenants. Ils estiment volontiers que l’exigence de qualité architecturale devrait « naturellement » conduire à imposer leur intervention sur tous les programmes de construction. En d’autres termes, à partir du rôle singulier d’un groupe professionnel, s’opère une montée en généralité sur le double plan de l’analyse des « processus de fabrication urbaine » et des professions, toutes choses qui concernent le rapport au travail dans les sociétés contemporaines, faisant se croiser les champs de l’architecture et des sciences sociales.

La durabilité et ses experts, une enquête pour réinterroger la fabrique urbaine récente à partir d’un de ses mots d’ordre [Guillaume Lacroix]

Comme le rappelle le texte précédent, la politique scientifique du réseau Ramau s’est attachée, entre 2011 et 2014, à approfondir les évolutions et les perspectives des pratiques de conception architecturale et urbaine face aux enjeux de la durabilité, déjà inventoriés en 2009 dans l’ouvrage La Fabrication de la ville. En approfondissant, au prisme de l’interprofessionnalité, les mécanismes d’émergence, de diffusion et d’appropriation différenciée du mot d’ordre de développement durable dans la fabrique de la ville, les articles des Cahiers Ramau 7 et 8 signalent bien combien la durabilité constitue l’un des mots d’ordre les plus puissants de la décennie qui s’achève. Il s’adresse à la recherche urbaine comme aux institutions (évolutions des modes de financement), aux acteurs professionnels (appels à compétences) et aux collectifs d’usagers de la ville. Certains observateurs de la durabilité ont montré depuis longtemps que la trajectoire de la notion tient largement à ses ambiguïtés. En raison de ses traductions foisonnantes et parfois contradictoires, elle est constamment critiquée, contournée ou convoquée par ceux qui font et peuplent la ville. Chacun de ces mouvements occasionne un renouvellement discursif et conceptuel — ainsi du développement durable à la transition au milieu des années 2010 — de même qu’une transformation des modalités d’expertise, une recomposition des identités et des pratiques, donc un déplacement des frontières entre territoires professionnels. À partir d’une enquête ethnographique menée dans une cellule amont dédiée au développement durable dans une société d’ingénierie pluridisciplinaire en aménagement, elle-même filiale d’un groupe international de services urbains (Lacroix, 2019), nous souhaitons aborder quelques-unes de ces transformations récentes. La mutation du mot d’ordre de développement durable dans la fabrique de la ville éclaire ainsi les recompositions interprofessionnelles à l’articulation entre les mondes de l’ingénierie, de l’urbanisme et du conseil à l’action publique urbaine.

L’ingénierie et la durabilité environnementaliste, techniciste et gestionnaire : la mobilisation d’un héritage professionnel

Dans les secteurs de l’aménagement du territoire et de la construction, l’ingénierie constitue un ensemble de fonctions exercées par une mosaïque d’organisations privées héritières des cabinets d’ingénieurs-conseils fondés à la fin du XIXe siècle. Des petits cabinets d’études aux grandes sociétés d’ingénierie intégrées aux groupes d’exploitation des services urbains ou du BTP, une même logique d’action se déploie toutefois : elle est fondée sur la rationalité technico-gestionnaire, caractéristique de l’esprit d’ingénieur et des impératifs concurrentiels d’organisations confrontées via la commande publique à la loi du marché. Dans les années 1990-2000, ces organisations se sont positionnées massivement au moment de l’ouverture des marchés d’ingénierie environnementale dans le domaine de l’eau, des déchets et de l’énergie. Certaines se sont spécialisées à la faveur des reformulations institutionnelles de la notion : réglementation thermique, lois sur l’eau, etc. Avec la généralisation de la durabilité dans la fabrique urbaine ces dernières années, l’ingénierie a contribué à façonner une vision environnementaliste et techniciste de la notion, conforme à son héritage professionnel. Dans le champ de la maîtrise d’œuvre, les sociétés d’ingénierie profitent ainsi du renouvellement permanent des totems techniques de la durabilité pour solidifier leur territoire professionnel face à d’autres groupes. Elles ont ainsi ajouté à leurs expertises environnementalistes, qui portaient dans un premier temps sur l’intégration dans les projets urbains de noues et de panneaux solaires, de nouvelles solutions relatives aux infrastructures et aux mobiliers urbains, liés à la ville connectée. Dans un paradigme rationaliste inchangé dans lequel les acteurs de la fabrique urbaine doivent connaître, anticiper et agir sur les changements des sociétés urbaines, l’ingénierie apporte des arguments de poids avec sa culture de l’outil (calcul, modélisation et simulation) (Bataille et Lacroix, 2019). Avec les instruments réglementaires issus du Grenelle de l’environnement, l’ingénierie a (ré)investi la planification territoriale énergétique (« plans climat ») ou liée à la biodiversité (« Trame verte et bleue »).

L’apport de compétences issues des mondes du conseil, de l’aménagement et des collectivités publiques favorise également la connaissance des guichets de financement et des modes d’organisation de la maîtrise d’ouvrage urbaine : c’est un atout supplémentaire pour accompagner les gouvernements urbains, structurellement déstabilisés par une action publique en recomposition permanente. En répondant aux impératifs d’une nouvelle gestion publique des projets, friande d’instruments de pilotage par objectifs et indicateurs et d’étalonnage vis-à-vis des « bonnes pratiques » (Devisme et al., 2007), les ingénieristes réinvestissent leur maîtrise historique des fonctions de mesure, de suivi et d’évaluation. On peine alors à les distinguer d’autres « faiseurs de performance », selon le terme de Valérie Boussard, qui diffusent les croyances gestionnaires dans les différentes organisations du capitalisme contemporain (Boussard, 2008). La culture technico-scientifique des ingénieurs s’hybride en effet avec les savoir-être relationnels du monde du conseil et de l’urbanisme pour donner naissance à des « super-experts » des différentes thématiques environnementales, dont la nature, la teneur et la complexité ne sont jamais arrêtées. Hier positionnés sur l’intégration des techniques alternatives de gestion des eaux pluviales dans les marchés de maîtrise d’œuvre pour chaque écoquartier, aujourd’hui présents sur les modèles de paiement pour la compensation écologique et les services écosystémiques, où seront et iront demain ces experts de la ville durable ? Le positionnement d’équilibriste de ces experts sur des marchés attachés aux figures professionnelles de l’ingénierie, du conseil et de l’urbanisme illustre bien le fait déjà souligné par le texte précédent que l’injonction à la durabilité n’appelle pas de réponse formatée et définitive. Les incertitudes de ces expertises traduisent ici le renouvellement des modalités de collaboration et de compétition entre les groupes bien identifiés et des métiers émergents encore flous, à l’instar de la stratégie urbaine (Linossier, 2012).

L’ingénierie et le renouvellement de la durabilité : une fonction de vigie pour étendre le territoire professionnel

Dans le même temps, l’ingénierie accompagne en permanence la confection des nouveaux habits du développement durable en prenant le risque de s’éloigner du cœur de son héritage. Depuis les années 1990, l’ingénierie s’est positionnée sans interruption pour capter les marchés qui correspondent à la promesse de transversalité contenue dans la durabilité. En témoignent la concordance des registres et la proximité des domaines d’action entre l’ingénierie traditionnelle et la profession d’AMO HQE (assistant à maîtrise d’ouvrage – haute qualité environnementale), qui a émergé au cours des années 1990-2000 dans le secteur de la construction, comme l’indiquait déjà une contribution dans La Fabrication de la ville (Puybaraud et Henry, 2009). Au cours de la décennie suivante, l’ingénierie s’est également emparée des marchés d’AMO développement durable à l’échelle des opérations d’aménagement : elle s’est ainsi installée durablement dans une position stratégique de coordination des acteurs et de synthèse de l’information au cours de la conception urbaine. Avec la généralisation de démarches holistiques d’aménagement (HQE Aménagement ou label EcoQuartier) dans ce type de projets, l’ingénierie réinvestit ses compétences gestionnaires pour prescrire et suivre les solutions à déployer dans le quartier, même hors de l’approche techniciste et environnementaliste originelle : dispositifs de concertation, urbanisme temporaire, etc. Dans certains cabinets d’ingénierie, les profils d’ingénieurs sont à peine plus nombreux que ceux d’architectes et d’urbanistes : ce mouvement rend compte de l’intégration des expertises sociopolitiques dans les sociétés d’ingénierie, comme d’une stratégie plus vaste de changement d’image pour accéder aux positions mieux rémunérées de conseil en stratégie. Dans tous les cas, l’extension permanente du mot d’ordre développement durable s’appuie sur des équipes davantage pluridisciplinaires, intégrées dans des réseaux et des arènes différents de ceux de l’ingénierie traditionnelle.

La fonction de vigie des nouveaux marchés que remplissent certaines cellules amont dédiées à la durabilité dans les grandes sociétés d’ingénierie s’appuie aussi sur la proximité avec le registre de l’« innovation », autre mot d’ordre incontournable dans la fabrique actuelle des territoires. En participant à des projets scientifiques partenariaux comme le programme « Ville et bâtiment durables », conduit entre 2008 et 2014 par l’ANR, les ingénieries accompagnent la transformation de la durabilité. Elles apportent notamment leurs compétences calculatoires historiques pour modéliser la ville, selon une approche systémique visant à établir et à optimiser le fonctionnement du métabolisme urbain. Les partenaires ingénieristes s’enrichissent au passage d’outils d’aide à la décision ou d’assistance à la conception, issus des travaux collectifs menés notamment avec la recherche en sciences humaines et sociales. Ces projets peuvent être vus comme une vitrine des transformations de l’expertise, de l’image et de la position des ingénieries dans la fabrique urbaine. Ils témoignent aussi de la volonté d’intégrer l’expertise sur les aspects sociopolitiques de la fabrique de la ville (gouvernance, usages, etc.) au cœur de leur territoire professionnel, en braconnant sur celui traditionnellement attaché aux architectes-urbanistes et consultants en concertation. La mobilisation du registre de l’expérimentation, de l’innovation ou de la prospective territoriale permet aussi aux cellules amont d’explorer les notions émergentes qui jouxtent ou émanent de la durabilité, comme l’écologie industrielle et territoriale. L’intégration de compétences issues des mondes du conseil et de l’urbanisme apporte ici un double bénéfice aux ingénieries : elles gagnent symboliquement à défricher en amont ces mots d’ordre émergents, avant de se positionner également en aval pour engranger les bénéfices économiques liés à la maturation de l’appel à compétences.

Cette posture de vigie de l’ingénierie se décline selon les organisations : think tank filialisé dans les plus grands groupes, cellule amont légère dans certaines sociétés d’ingénierie ou simple agilité partenariale pour les plus petits cabinets. Elle permet dans tous les cas à l’ingénierie de poursuivre sa trajectoire de repositionnement au cœur de la fabrique urbaine et d’accélérer celle des grandes entreprises de services urbains auxquelles l’ingénierie est parfois liée (Souami, 2017). Les aspirations citoyennes pour construire une ville plus égalitaire, hors des dynamiques marchandes, constitueraient-elles le bastion inaccessible aux ingénieries ?

« Il faut que tout change pour que tout reste comme avant » [Laurent Matthey]

Le tournant des valeurs, l’ouverture internationale, l’intégration croissante des usagers finaux de la production urbaine identifiés au début de ce texte tout comme l’importance croissante prise par les nouveaux experts (les ingénieristes) de la fabrique de la ville travaillent bien entendu les pratiques et les métiers de l’architecture et de l’urbanisme. Ils informent toutefois le champ professionnel à un rythme lent qui peut donner le sentiment que « tout change pour que tout reste comme avant ». Je mobiliserai les résultats d’une récente enquête (Maeder, Mager, Matthey et Merle, 2019) réalisée en Suisse — ce qui aura pour effet de décaler un peu le propos vers les marges du réseau (la Confédération helvétique) — et consacrée à la socio-démographie des métiers de l’urbanisme — ce qui aura pour effet de le resserrer sur un des pôles de réflexion de Ramau (l’urbanisme).

Effet de lieu

Quelques éléments de contexte doivent préalablement être énoncés. Le premier tient à la faible « professionnalisation » des métiers de l’urbanisme en Suisse. Contrairement à ce que l’on observe en France, par exemple, l’enseignement de l’urbanisme n’a pas donné lieu à la constitution d’écoles devant produire un corps d’État. En Suisse, on se forme le plus souvent à l’urbanisme au terme d’un parcours d’abord disciplinaire, généralement dans le champ de l’architecture, de l’ingénierie, de la géographie, de l’architecture du paysage ou des sciences sociales. On est ainsi, souvent, architecte-urbaniste, géographe-urbaniste, architecte du paysage-urbaniste.

Et ce d’autant plus que l’urbanisme, deuxième particularité, n’est pas une profession réglementée et protégée. La Fédération suisse des urbanistes (FSU), l’association professionnelle nationale, ne s’est pas attachée à professionnaliser son domaine d’activité au sens où elle aurait tenté d’imposer une manière légitime d’exercer certaines tâches ou de définir des registres d’intervention réservés à ses seuls membres. De même, l’inscription au registre professionnel des aménagistes n’est pas la condition sine qua non d’accès à la commande.

Troisième élément de contexte, la Suisse est un pays fédéraliste où les cantons ont une large autonomie. Ce qui est valable dans un canton l’est différemment dans un autre, voire pas du tout ailleurs, notamment dans le champ de la formation (les hautes écoles universitaires sont de compétences cantonales) ou de l’aménagement (la loi fédérale sur l’aménagement du territoire se décline de manière cantonale).

Ceci posé, quelques tendances observables en Suisse illustrent les transformations contemporaines des métiers de l’urbanisme du triple point de vue des savoirs, des compétences et des processus de coordination, à travers (notamment) les notions d’interprofessionnalité et de coopération « concurrentielle », renseignant par-là sur une possible mutation des cadres d’action, le renouvellement de la division du travail et les dynamiques collectives en cours.

L’enquête suisse

Entre novembre 2017 et mars 2018, une vaste enquête a été lancée par les universités de Genève et de Lausanne auprès de 1 375 personnes3 supposées avoir une activité en lien avec la production du territoire en Suisse romande. Le questionnaire administré permettait de reconstituer les structures d’âge, le parcours de formation et la stratification des métiers de l’urbanisme en Suisse francophone. Il s’attachait également à identifier les représentations que les répondants ont des métiers de l’urbanisme. Dans un deuxième temps, 24 entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’interlocuteurs représentatifs de l’urbanisme romand.

Une propension différentielle à se penser urbaniste

Certains des résultats de l’enquête permettent de nourrir la réflexion sur les conditions contemporaines d’exercice des métiers de l’urbanisme. Parmi les quelque 730 répondants au questionnaire, 501 déclarent avoir un métier « en lien avec l’urbanisme » et 337 s’estiment urbanistes. La propension à se dire urbaniste est liée à la structure dans laquelle on opère (principalement dans une collectivité publique plutôt qu’en agence), au sexe (un peu plus d’hommes) et à l’âge (plus d’un tiers a moins de 39 ans). Elle est également liée à la formation de base. Elle est bien évidemment plus élevée chez ceux qui ont un diplôme en urbanisme, obtenu à l’étranger ou dans le cadre d’une formation continue. Symétriquement, elle est plus faible chez les diplômés en architecture ou en géographie, qui se pensent d’abord comme… architectes ou géographes. On observe de ce point de vue un tropisme disciplinaire fort, qui semble être la condition même de l’urbanisme conçu comme un champ interprofessionnel.

De fait, les répondants qui se disent urbanistes ont une conception très classique des formations qui préparent le mieux aux métiers de l’urbanisme, puisque l’architecture, la géographie et l’architecture du paysage sont les trois disciplines maîtresses, tandis que le design et les arts visuels sont très peu cités, ce qui manifeste une faible ouverture aux supposés nouveaux métiers de l’urbanisme.

Un champ segmenté et hiérarchisé

L’enquête laisse également apparaître un champ d’activité qui, marqué par l’interprofessionnalité, est globalement segmenté et hiérarchisé. Les stratégies de recrutement ciblées dans les entretiens rendent compte du fait que l’on est embauché au regard des « habiletés » que l’on est supposé avoir acquises lors de sa formation initiale, sans qu’elles soient nécessairement indexées sur un référentiel des compétences professionnelles énoncé par une association ou un registre professionnels.

Schématiquement, les géographes sont principalement recrutés (et cela vaut davantage pour les bureaux que pour les administrations) pour leur capacité rédactionnelle supposée (« quand il y a quelqu’un qui sait un tout petit peu rédiger, présenter, etc., il est vite harponné, assigné à cette tâche » [cadre de bureau privé, paysagiste]), leurs compétences spécifiques en statistiques ou cartographie thématique (« mes amis géographes, de l’autre côté, ont des compétences en statistiques, mise en place d’indicateurs et autres, et je ne m’adresse pas indifféremment à chacun. Je ne crois pas à un profil type » [cadre d’administration communale, architecte]) et leur aptitude à communiquer. Les architectes et les paysagistes sont quant à eux engagés pour leur faculté à « spatialiser » des intentions, qui seraient le propre des disciplines dites « du projet », leurs dispositions à penser dans et par l’espace, c’est-à-dire en trois dimensions, leur maîtrise des logiciels de dessin ainsi que leur familiarité avec le travail sur maquettes. Il en résulte le sentiment d’une conception du métier qui fait penser à la chaîne d’assemblage du fordisme ou des clusters marshalliens.

Enfin, l’échelle des fonctions observée dans nos cohortes corrobore cette organisation spécialisée de la production urbaine. Schématiquement, les fonctions de direction sont plutôt exercées par des architectes, tandis que géographes et architectes-paysagistes sont cantonnés à des rôles de chargés ou de chefs de projet. Il s’agit bien sûr ici d’un effet d’inertie démographique. L’âge, la formation et le niveau hiérarchique évoluent conjointement, formant un attelage dynamique. Les cadres sont plutôt des quinquagénaires : ils assument des responsabilités conformes à une logique de carrière et ont exercé préalablement des fonctions auxiliaires, puis intermédiaires. Leur entrée dans le champ des métiers de l’urbanisme s’est faite en un temps où les formations étaient significativement indexées sur les savoirs et les pratiques de l’architecture. D’où une surreprésentation des architectes au rang des fonctions décisionnelles. Les architectes-paysagistes, géographes, etc., plus récemment formés, auront un jour, mécaniquement, l’expérience suffisante pour prétendre à des postes de direction, ce qui aplanira l’impression d’une pyramide des disciplines. Il résulte toutefois de cette situation une structure décisionnelle parfois peu ouverte aux innovations en matière de projet urbain ou aux hybridations professionnelles. L’irruption d’attelages plus improbables dans le cadre d’appels d’offres ou de conduite de projets urbains est, semble-t-il, souvent liée à l’initiative de chargés de projet soucieux de renouveler l’action.

L’instantané statistique révèle en somme une grande stabilité des métiers de l’urbanisme (on y retrouve les disciplines historiques de l’urbanisme) et une interdisciplinarité assez stricte (chacun fait ce qu’il est supposé faire).

Une extension du domaine de l’urbanisme

Les entretiens permettent toutefois de cerner certaines reconfigurations. Ainsi, pratiquement tous les interlocuteurs rencontrés lors de l’enquête pointent une complexité croissante des processus liés à l’extension sans fin du périmètre des intervenants et s’inquiètent de la fragmentation du travail qui pourrait en résulter : « Tu n’as plus un interlocuteur expert, urbaniste, qui est ton maître d’ouvrage, tu as 25 personnes autour de la table qui ne pigent pas du tout ton métier, et qui viennent avec leurs intérêts sectoriels » (cadre de bureau privé d’architecture et d’urbanisme). On relève donc, généralement avec inquiétude, que la « discipline est de plus en plus interdisciplinaire » (cadre de bureau privé d’urbanisme). L’élargissement du périmètre des acteurs légitimes de l’urbanisme se ferait aux dépens d’une culture urbaine partagée, accusée de nuire à la qualité de la ville produite. Il en résulte que les nouveaux venus dans la fabrique urbaine (environnementalistes, spécialistes de la participation, designers, etc.), appelés à participer au projet urbain en raison même de la spécificité de leur champ de compétence, se voient contraints de démontrer leur légitimité du point de vue des savoirs et pratiques ordinaires de l’urbanisme (Matthey et Mager, 2016).

Les administrations publiques, moteurs du renouvellement des pratiques et des identités professionnelles ?

Les entretiens montrent également que les collectivités publiques peuvent avoir un rôle plus important dans la redéfinition des identités professionnelles que les associations et les registres professionnels, ou encore les formations, que ce soit en diversifiant la palette des outils en direction de la communication puis de l’événementiel (Ernwein et Matthey, 2018) — participant ainsi à la légitimation des métiers qui s’y rattachent dans le champ de la fabrique urbaine — ou en initiant ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les travaux de Viviane Claude (2006), des « appels à compétences », singulièrement en matière de participation. Ou bien encore en impulsant de nouvelles organisations de travail, notamment sous la forme de tiers-espace, supposées abolir la frontière entre « praticiens, théoriciens et société civile », pour résoudre « vraiment » la tension entre expertise technique et expertise habitante et « construire des visions communes de nos devenirs territoriaux » (texte issu d’un document de travail relatif au projet d’un tiers-lieu cantonal du territoire). Ou, enfin, en travaillant à redéfinir les procès de production urbaine à partir de nouveaux outils, qu’ils participent d’un projet de digitalisation ou aspirent à collaborer à l’avènement d’une responsive city (Hasler, 2018).

Il n’est sans doute pas anodin que les agents de ces renouvellements soient eux-mêmes « excentriques » dans leurs administrations, notamment du point de vue des formations d’origine et du pays de formation. Issus des marges disciplinaires de la profession (historiens, géomètres, sociologues…), formés dans d’autres contextes, ils opèrent à la manière des marginal men identifiés par la sociologie des sciences (Ben David 1997 [1960]), ces individus situés aux confins des disciplines, participant à un processus « “d’innovation fondamentale par les marges” » (Ibid. : 52), au moyen d’une « hybridation des rôles » (Ibid. : 60), appliquant « les moyens habituels du rôle A pour atteindre les buts du rôle B » (Ibid.).

Le temps long des transitions

Vu de Suisse, ces grandes transformations que sont le tournant des valeurs, l’ouverture internationale, l’intégration croissante des usagers finaux de la production urbaine ou bien encore l’importance accrue des nouveaux experts (tels les ingénieristes) de la fabrique de la ville se manifestent de manière discrète dans la socio-démographie des métiers de l’urbanisme. L’élargissement du périmètre des savoirs et des métiers de l’urbanisme est souvent appréhendé comme un facteur participant à l’accroissement de la complexité des processus et à la dilution d’un savoir-faire. Reste à documenter, comme le fait Ramau depuis vingt ans en contexte français, la manière dont la recherche et la formation participent, pour le meilleur ou pour le pire, à ces transformations.

Conclusion : Interroger le modèle français de production du cadre de vie [Patrice Godier]

Sur cette scène privilégiée d’observation et d’analyse des métiers de l’architecture et de l’urbanisme qu’est la fabrication de la ville, la production scientifique de Ramau montre, à travers la prise en compte des savoirs, des compétences et des modes de coopération qui y sont privilégiés, qu’elle ne s’y résume pas et qu’elle relève aussi d’une approche plus globale des sociétés contemporaines dans leur rapport au travail.

Les chercheurs du réseau ont, comme le note Guy Tapie, à interpréter des activités professionnelles, celles de l’architecture, de l’urbanisme et de l’ingénierie, dans un monde marqué par une instabilité grandissante et des dynamiques profondes de changement qui les dépassent et que le mot « transition » sous toutes ses formes (écologique, énergétique, mobilitaire, etc.) peine à concentrer sous un même vocable. Elles se retrouvent dans le tournant des valeurs en cours à travers les défis du changement climatique qui lui sont liés, dans la globalisation qui redéfinit les échelles temporelles et territoriales d’intervention ou bien encore dans les déplacements de l’aval vers l’amont sur le curseur de la conception des usagers finaux et leur aspiration à participer à la fabrique. Comme l’indiquent de nombreuses études, ces dynamiques étaient déjà présentes dans les approches de l’architecture et de l’urbain. Toutefois, l’acuité des réponses à apporter à ces transformations apparaît aujourd’hui comme une nécessité plus importante que par le passé.

En porte témoignage le groupe professionnel des architectes, qui, s’il a su s’ajuster jusqu’à présent, est néanmoins soumis à de nombreux signaux contradictoires, porteurs d’instabilité, venus à la fois des injonctions paradoxales de l’État, des aléas de la formation à la discipline et de la concurrence accrue d’autres acteurs de la maîtrise d’œuvre. En témoignent aussi, comme nous le montre Guillaume Lacroix, les professionnels de l’ingénierie dotés d’une capacité d’innovation assez forte pour imposer, sous la bannière ou plutôt derrière le mot d’ordre de la durabilité, une nouvelle culture technico-scientifique sur la scène de la fabrique urbaine et orienter par là même la demande sociale en leur faveur. En découle une recomposition profonde des territoires professionnels au détriment des architectes-urbanistes et autres consultants en concertation, ces deux groupes devant lutter pour maintenir leurs singularités face à la rationalité et aux velléités ensemblières des ingéniéristes. La notion de forum hybride qui avait marqué les analyses lors des premiers Cahiers Ramau continue à s’enrichir de nouveaux exemples.

Apparaît ainsi, à la lumière — toujours réactivée par la production Ramau de l’étude des groupes professionnels de la ville et de l’urbain, une manière originale de questionner sur la durée le modèle français de production du cadre de vie. Un questionnement qui, comme nous l’indique Laurent Matthey, en faisant écho à d’autres situations nationales, à dautres modèles, en l’occurrence ici celui de la Suisse, nous oblige à interroger la nature des changements et nous invite à la comparaison. C’est le cas avec les résultats de l’« enquête suisse » menée auprès des professionnels de lurbain, qui nous renseigne à la fois sur les conséquences de l’élargissement des périmètres des savoirs et des métiers de l’urbanisme, sur les pratiques et les identités professionnelles (le forum hybride en action) et sur le rythme d’adaptation et d’ajustement que la profession d’urbaniste tend à adopter vis-à-vis des attentes des administrations publiques pour engager les transitions (couple stabilité/instabilité).

En ce sens, on retrouve bien là, avec la question toujours renouvelée des savoirs et des compétences, les principales caractéristiques d’un champ problématique autonome et original que le réseau Ramau définissait à sa création pour orienter sa production scientifique, à savoir : la contextualisation, le recours aux références empiriques et à l’étude de la dynamique des savoirs, le choix préférentiel pour les approches processuelles et comparatives.

1 Plan Urbanisme Construction et Architecture.

2 Le thème avait connu un premier âge d’or dans les années 1970-1975 au moment du basculement vers la ville postindustrielle, avec notamment les

3 Ces personnes ont été identifiées au moyen des fichiers de la Fédération suisse des urbanistes (section romande) et du registre professionnel des

Bibliographie

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1 Plan Urbanisme Construction et Architecture.

2 Le thème avait connu un premier âge d’or dans les années 1970-1975 au moment du basculement vers la ville postindustrielle, avec notamment les travaux du centre de sociologie urbaine. Puis, à partir des années 1990, avec les programmes de recherche du Puca (programme Euro-Conception, entre autres).

3 Ces personnes ont été identifiées au moyen des fichiers de la Fédération suisse des urbanistes (section romande) et du registre professionnel des aménagistes, des listes d’adresses des collaborateurs des administrations tant cantonales que communales, dans les principaux bureaux actifs en Romandie ou parmi d’anciens étudiants de formations ouvrant aux métiers de l’urbanisme.

Patrice Godier

Patrice Godier est maître de conférences en sociologie à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux et membre du laboratoire Pave (Profession Architecture Ville Environnement/Centre Émile-Durkheim UMR 5116). Il est membre du Conseil scientifique de Ramau, auquel il participe depuis sa création. Ses travaux portent sur les dynamiques métropolitaines, en particulier les thèmes de l’habitat, des territoires et des mobilités, du projet urbain et de la fabrication de l’espace.
Contact Patrice.godier@bordeaux.archi.fr

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Guy Tapie

Professeur de sociologie à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux, Guy Tapie est membre du laboratoire Pave et du Centre Émile-Durkheim (CNRS, université de Bordeaux). Il est directeur de thèse à l’école doctorale Santé et Politiques publiques de l’université de Bordeaux. Ses travaux portent sur la production de l’habitat, la fabrication de la ville et les questions d’architecture dans la société contemporaine. Directeur scientifique de plusieurs programmes nationaux de recherche, il a participé à la consolidation de ce thème de recherche en France. Il a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages, parmi lesquels : La Fabrication de la ville. Métiers et organisations (avec V. Biau, Parenthèses, 2009) ; Bordeaux Métropole, un futur sans rupture (avec C. Sorbets et P. Godier, Parenthèses, 2009) ; Sociologie de l’habitat contemporain. Vivre l’architecture (Parenthèses, 2014) ; L’éveil métropolitain : l’exemple de Bordeaux (dir. avec P. Godier et T. Oblet, Le Moniteur, 2018) ; La Culture architecturale des Français (dir.) (Presses de Sciences Po, 2018). Il est chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur (2015) et médaillé de l’Académie d’architecture (2018).
Contact guy.tapie@bordeaux.archi.fr

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Guillaume Lacroix

Docteur en études urbaines de l’université Paris-8, rattaché à l’UMR Lavue (équipe Alter), Guillaume Lacroix a soutenu en 2019 une thèse portant sur les mécanismes de légitimation et de structuration d’un groupe professionnel d’experts en développement durable dans la fabrique urbaine contemporaine. Cette recherche contribue, d’une part, à cerner les dynamiques de (re)positionnement de ces acteurs exerçant à l’interface entre les mondes professionnels de l’urbanisme, de l’ingénierie et du conseil, et, d’autre part, à interroger le renouvellement des contours de la durabilité urbaine. Grâce à une position de praticien-chercheur occupée au sein d’une société d’ingénierie en construction et aménagement, avant, pendant et après un contrat Cifre, les travaux de Guillaume Lacroix comportent également une dimension réflexive sur la recherche partenariale en urbanisme et aménagement.
Contact guillaume.lacroix89@gmail.com

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Laurent Matthey

Laurent Matthey est docteur en géographie de l’université de Lausanne. Professeur à l’université de Genève depuis 2014, il y dirige le master en développement territorial et la mention de doctorat en aménagement et urbanisme. Il est également codirecteur du MAS Unige-EPFL en urbanisme. Laurent Matthey réalise des recherches dans les domaines des politiques urbaines, des paysages urbains et des nouvelles modalités de l’urbanisme. Il participe depuis 2017 au conseil scientifique de Ramau. Membre du conseil d’EspaceSuisse, il est également expert auprès de la Commission d’examen pour l’inscription au registre professionnel suisse des aménagistes.
Contact Laurent.Matthey@unige.ch

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