Partons des propos conclusifs d’un ouvrage récent d’un urbaniste reconnu : l’expertise savante est décrédibilisée, et ce sont l’innovation méthodologique, l’acuité cognitive et l’intelligence territoriale qui sont de mise : « Plonger les mains et les neurones dans la boîte, plus ou moins noire, des outils et des méthodes est moins gratifiant que jouer les visionnaires en tançant les irresponsables, et beaucoup moins amusant que vendre sur les estrades des colloques de nouveaux produits urbains, aussi inopérants que séduisants » (Offner, 2020, p. 169). Qui convoquer pour un tel chantier ? Selon Offner, les chercheurs français ne semblent pas les mieux placés, s’occupant de leurs revues de rang A à de rares exceptions près… Voilà qui plante le décor et l’état critique quant à la place des savoirs académiques dans l’action publique.
Cette place peut d’abord être saisie comme une fonction, celle de l’expertise, dont il est important de rappeler quelques caractéristiques dans ses différents enrôlements (1). Cela nous permettra d’analyser ensuite quelques configurations contrastées dans lesquelles les sciences sociales se proposent de contribuer aux transformations de l’action publique, voire à leur écriture (2). À partir de ces exemples, peut-on formuler des propositions pour qui est préoccupé autant d’utilité des savoirs que de liberté académique (Beaud, 2021) ? Elles sont plutôt émises ici en direction de la communauté des enseignants-chercheurs, sérieusement déboussolée depuis plusieurs années sous la pression de l’évaluation quantitative de ses productions, de la stagnation, voire la diminution, du nombre de postes statutaires et du regain des formes d’utilitarisme, dont l’un des marqueurs est probablement l’omniprésence de la notion de démonstrateur dans tous les domaines scientifiques, pointant vers une conception instrumentale et technologique de l’innovation qui tend à en atténuer la portée (Rosental, 2019) (3).
L’expertise entre prise en compte et ordonnancement
De manière générale, des expertises se déploient quand elles atteignent de manière consensuelle un niveau d’exploration technique permettant de juger une situation. Elles sont alors indexées à une question problématique qui les déclenche en vue d’obtenir des informations, elles-mêmes à l’origine d’une imputation des responsabilités respectives. Trois domaines auxquels nous songeons spontanément sont particulièrement concernés : la psychiatrie (telle personne peut-elle être considérée comme responsable de ses actes ?), le bâtiment (quel corps de métier, quel intervenant sont concernés par cette malfaçon ?), l’automobile (comment, après un accident, estimer les dommages pour une compagnie d’assurances et chiffrer le montant des réparations ?). Ces trois domaines sont riches d’enseignements qui touchent au juridique : la survenue d’un problème – drame, accident – exige que des réparations soient accordées ; la détermination des responsabilités demande de diligenter des experts qui se rendent sur place, reconstituent une scène, retracent l’ordre probable des choses… Une expertise se déploie alors, convoquée par un pouvoir qui interroge ses propres capacités d’agir et doit trancher.
Mais, Bruno Latour l’a bien montré, les formes d’énonciation que déploient la science et le droit ne sauraient être confondues. « L’autorité de la chose jugée manque toujours en science ; inversement, lorsque l’expert témoigne au tribunal, toutes les précautions sont prises par le juge et par la loi pour que les débats d’experts ne servent ni de jugement ni même de caution au jugement, mais simplement de témoignage, qui jamais ne doit prendre la place de la fonction d’arbitrage. » (Latour, 2002, p. 216). Figure hybride entre la science et le droit, l’expert intervient dans des cadres qui sont clairs et assument le découplage entre exploration scientifique et jugement. Dans un texte un peu plus ancien, Latour en appelle véritablement à une nouvelle « constitution », en remplaçant l’opposition usuelle des faits aux valeurs (le « collectif à deux chambres ») par une distinction des logiques de prise en compte (« combien sommes-nous ? ») et d’ordonnancement (« pouvons-nous vivre ensemble ? ») (Latour, 1999, p. 149 et suivantes).
Outre les cas de controverse environnementale, peut-on dire que les expertises territoriales – qui sous-tendent la critique initiale d’Offner – renvoient nécessairement à ce prisme juridique ? Probablement pas, car elles ne découlent pas d’un accident demandant réparation ou d’une catastrophe exigeant mobilisation politique. En revanche, elles partagent bien une même condition, l’attente d’une exploration nouvelle, se tenant dans un champ de déploiement entre savoir et décision.
Et c’est bien là que résident de nombreux malentendus. « C’est en inventant la figure de l’expert que l’on a pu mélanger deux fonctions aussi contraires en exigeant des scientifiques, détournés de leur mission, qu’ils prennent la pose de juges de dernière instance, en colorant leurs propos par l’indiscutable autorité de la chose jugée. Or tout oppose l’expert et le chercheur » (Latour, 2002, p. 252). Les réalités des rapports entre science, expertise et action publique ne relèvent nullement d’une linéarité ou d’un lien de cause à conséquence, Emmanuel Henry le pointe bien dans son essai visant à repérer les fabriques d’ignorance autant que de connaissances : « On aurait ainsi, d’un côté, des scientifiques travaillant à construire des connaissances nouvelles puis des experts dont le but serait de transmettre cet “état de l’art” aux acteurs politiques et, de l’autre côté, des administratifs et des politiques qui prendraient leurs décisions en lien avec cette expertise » (Henry, 2021, p. 77-78). Une telle représentation est tenace, assignant des places commodes aux uns et aux autres. De l’expertise à l’action, toutefois, le rapport n’est pas de conséquence, et on pourrait également, à cet endroit, rappeler quelques cas concrets montrant que l’action politique consiste à tâtonner, explorer, produire de l’information et de la décision d’une manière quasiment simultanée, avec des apories scientifiques qu’il faut également pouvoir assumer1. Le désormais classique ouvrage Agir dans un monde incertain (Barthe, Callon et Lascoumes, 2001) posait bien, il y a plus de vingt ans, le problème d’une conception linéaire des rapports entre connaissance, expertise et décision. Il débouchait alors logiquement sur la nécessité d’ouvrir les espaces de l’expertise : par la recherche de plein air (cf. les luttes contre les myopathies et le sida), par l’hybridation de l’expertise (cf. les déchets nucléaires ou l’utilisation des OGM). Si les domaines les plus concernés sont ceux à forte dimension de controverse, il n’est pas impossible d’en étendre la portée à d’autres cas. Revenant sur le domaine de l’intelligence démographique, le sociologue Paul-André Rosental montrait bien comment ce domaine s’est développé au xxe siècle, en articulant dans une construction simultanée théories et politiques démographiques : « La réflexion n’est pas antérieure à l’action, elle ne s’applique pas à des dossiers concrets : la condition du succès est de pouvoir transposer le plus fréquemment et le plus rapidement possible des méthodes et des résultats entre les sphères scientifiques et politico-administratives, et ce dans les deux sens, sans que l’un ne préexiste à l’autre » (Rosental, 2003, p. 160). Il est possible d’appliquer cette réflexion à ce que l’on peut nommer l’intelligence territoriale, qui gagne également à être au maximum distribuée2.
Matières à penser : les configurations d’expertise comme ouvroirs de pourparlers
Voyons désormais de manière plus concrète comment se présentent quelques cas, volontairement contrastés, dans lesquels la recherche en sciences sociales peut être sollicitée pour contribuer à une telle intelligence partagée. Dans un contexte d’incertitude forte sur les frontières du savoir et la légitimité des connaissances produites, mais aussi de saturation des données, qui, pour être de plus en plus ouvertes, ne livrent encore que trop rarement les modalités et le sens de leur obtention (Denis, 2018), il nous semble important de documenter des cas en nous focalisant sur des configurations d’expertise : non pas sur des acteurs essentialisés (des experts en l’occurrence), mais bien des espaces-temps au cours desquels on peut éprouver le flou, voire le trouble, quant aux attentes à l’égard de savoirs scientifiques produits en interaction forte avec différents types d’acteurs technico-politiques. Les configurations évoquées à la suite3 permettent de prendre la mesure de productions doctorales renouvelées, de laboratoires d’un nouveau genre représentés par des plateformes de recherche urbaine partenariale, enfin du déplacement des configurations d’expertise lorsque des amateurs s’en mêlent.
Les affres du doctorat en alternance
En France, les contrats CIFRE permettent de réaliser des doctorats en immersion dans une organisation salariant le doctorant et recevant de l’Agence nationale de la recherche et de la technologie une subvention représentant 50 % de sa rémunération. Les types d’utilité de ces travaux sont évidemment très variables, mais il ressort de récents témoignages de directeurs de thèse et d’expertises académiques de ces travaux que, dans le champ des sciences sociales, ils peuvent relever de connaissances inédites. L’immersion est susceptible d’apporter un regard embarqué identifiant de manière fine et souvent ethnographique les professionnalités à l’œuvre, évoquant les effets tantôt de la bureaucratisation, de l’externalisation du « sale boulot » ou de nouveaux types de rapports salariaux4. L’objet de ces contrats de travail particuliers est l’aboutissement d’une thèse, livrable académique s’il en est, qui n’en empêche pas d’autres, certes, mais demande un rapport clair entre les parties prenantes : qu’attend la structure professionnelle porteuse du contrat ? Qu’est-ce que le laboratoire imagine dans une telle disposition ? Comment le doctorant tire-t-il son épingle d’un jeu à plusieurs bandes, et à quoi sa thèse va-t-elle donc servir ?
Dans bien des cas, ce sont de véritables pourparlers auxquels on assiste (cf. la contribution de Bataille, Lacroix et Thiriot dans cet ouvrage). Et les structures employeuses – collectivités locales, bureaux d’études, agences d’urbanisme – se trouvent mises à nu, explorées dans leurs actions respectives moins rationnelles qu’il n’y paraît, plus tâtonnantes qu’elles ne le déclarent… Il n’est pas rare, à l’occasion de la soutenance de thèse, que les membres du jury plaident pour une diffusion plus large du travail (fort utile pour le groupe professionnel en question, voire la profession tout entière le cas échéant), quand bien même la structure employeuse serait à deux doigts de déclarer un embargo, voire menacerait de donner une suite judiciaire à ce qui lui paraîtrait de nature à nuire à ses propres activités. Ce n’est bien sûr pas une généralité, et l’on comprend aisément que, suivant le statut de l’employeur (entreprise privée, coopérative, établissement public de coopération intercommunale, association…), les marges de manœuvre de l’apprenti chercheur ne sont pas du même ordre. En somme, de telles aventures doctorales sont intranquilles, notamment pour qui maintient une conception forte de la liberté académique, au fondement du métier d’enseignant-chercheur à l’université, à savoir rechercher librement la vérité sans présupposé.
Des plateformes de mise au travail des configurations acteurs‑chercheurs
Un programme de recherche au long cours, la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU), cofinancé par l’État et les collectivités territoriales, planche depuis plus de quinze ans sur les enjeux d’une coproduction de la recherche urbaine entre les mondes académiques territorialisés et ceux de l’action publique locale5 : en jeu, les stratégies et projets urbains, le rapport des métropoles aux espaces autres, etc. Parmi les finalités du programme, on trouve notamment les objectifs suivants : « rapprocher les acteurs des chercheurs » et « éclairer » l’action publique et l’évolution des métropoles. Les travaux sont réalisés par « un consortium de chercheurs, d’élus, de praticiens et de tiers parties prenantes », autrement dit des plateformes territorialisées qui ont en réalité des géométries variables. Comment pourrait-il en être autrement ? Les consortiums en question sont en effet plus ou moins tangibles, et il est plus qu’utile de pouvoir décrire le genre d’auteur collectif qu’ils constituent. « Rapprocher les acteurs des chercheurs » : où donc ? Selon quels protocoles et avec quelles finalités ? « Éclairer l’action publique » : serait-elle dans l’ombre ? Quels projecteurs sont donc requis ? Sur quelle scène les déployer ? Pour quels publics ?
Suivant les manières de répondre à ces questions, les consortiums à l’œuvre n’ont pas la même allure et sont constitués tantôt autour d’une personnalité scientifique, tantôt autour d’un laboratoire, ou s’appuient davantage sur la collectivité, qui a elle-même une histoire particulière dans ses rapports avec la recherche6. Si les configurations locales peuvent varier, il est moins utile de les essentialiser que d’en interroger la dynamique : comment mettre l’agence d’urbanisme autour de la table ? Quels élus intéresser ? Quels chercheurs de terrain « mettre sur le coup » et pour quels résultats ? Selon que l’on attend un retour critique sur l’action publique dans différents domaines, un nouvel éclairage du fonctionnement métropolitain (le métabolisme territorial, par exemple) ou la mise en lumière d’acteurs peu visibles de l’urbanisation (des soutiers de la métropolisation), les types d’expertise varient.
Participer à l’analyse de la qualité de l’air
À l’orée d’une recherche relative à la surveillance des milieux par la métrologie environnementale7, nous observons une multiplication des modalités de mesure face à de nouveaux défis. Dans un mouvement qui, désormais, laisse largement la place à la participation des habitants et à la co-élaboration, des reconfigurations d’expertise sont observables et viennent questionner des savoirs jusqu’ici principalement élaborés par des spécialistes, qu’il s’agisse de changement climatique ou de pollution des sols ou de l’air, pour rester dans le domaine environnemental. Via des recherches de plein air, des mouvements sociaux sont parvenus à influer sur les modalités et les objectifs de la recherche scientifique, à accélérer des programmes de recherche, ce qui se traduit aujourd’hui par une large promotion des recherches participatives8.
La question de la qualité de l’air n’échappe pas à ce mouvement de participation habitante aux décisions et aux savoirs constitutifs de l’environnement. Alors que la mesure des pollutions s’est trouvée largement captée par des instruments, se soustrayant aux perceptions et représentations ordinaires dans les territoires, les métrologies participatives viennent perturber un certain nombre de routines professionnelles expertes. Les associations agréées de surveillance de la qualité de l’air, composées de personnels salariés (techniciens, ingénieurs, chargés de médiation, d’aide à la décision, etc.) et de membres (industries, associations de défenses de l’environnement, etc.), constituent une scène propice à l’observation des opérations critiques sur les pratiques en la matière. Quelles sont, en particulier, les expériences de décalages, frictions, lacunes, imprécisions, ignorances qui existent entre la métrologie réglementaire que les experts doivent mettre en œuvre, les expérimentations de nouvelles techniques auxquelles ils contribuent et les débats sur les enjeux environnementaux contemporains dont ils sont témoins, et qui se traduisent souvent par des affaires territorialisées ? Cette question renvoie bien à la dialectique décrite par Charles Gadéa dans le présent ouvrage, quant à la double nature dont procède l’autorité de l’expert – entre compétence incorporée et sceptre symbolique. La promesse d’une recherche sur de telles questions est bien de restaurer le débat sur les pratiques de mesure de la pollution de l’air, à travers un accès privilégié à l’expérience ordinaire de techniques enchevêtrées (Tsing, 2017).
Questionner ces configurations d’expertise, c’est interroger une composition de mondes communs. Dans ce mouvement, l’expertise est nécessairement située, lestée d’une dimension sensible qui s’invite de plus en plus dans l’action publique. La mesure des environnements perturbés renvoie à une pluralisation croissante qui modifie le rapport entre prise en compte et ordonnancement.
Les questions posées par ces matières à penser conduisent toutes à prendre au sérieux les moments d’appel à expertise. Quand des expertises sont-elles requises ? Qu’est-ce que l’on attend d’elles ? Dans le cas d’une thèse CIFRE, les attentes sont généralement floues, un pari est fait d’exploration d’une question dont les atterrissages trouveront du sens dans différents univers (laboratoire et organisation), avec une confiance nécessaire dans les capacités de dérive du projet de recherche. Dans le programme de recherche visant à rapprocher acteurs et chercheurs, on tend à valoriser une fonction d’expertise diversement interprétée, suivant des configurations locales que l’on pourrait nommer scientifico-politiques. Là aussi, cette fonction peut être déclenchée pour des motifs variés. Enfin, dans le cas de la qualité de l’air, les initiatives visant à augmenter son expertise peuvent être le fait aussi bien de collectivités locales que de citoyens plus ou moins organisés en collectifs, dans des visées qui peuvent aller de la connaissance pour elle-même à une situation de lanceur d’alerte.
Vers un nouveau genre d’expertise ?
On peut, pour terminer, faire quelques propositions méthodologiques qui aideraient à dépasser le constat initial formulé par Offner. Plutôt que d’experts au sens juridique – en quête d’une vérité d’expertise, donc – les chercheurs concernés par l’action publique territoriale (Devisme, Dumont, 2008) pourraient explorer et faire prospérer les voies suivantes.
Éclairer l’action publique en examinant ses portées
La complexité de l’action publique métropolitaine requiert assurément d’être explicitée, tout en montrant son caractère construit, historique et situé : qu’elle soit donc éclairée, à ceci près que l’éclairage tient probablement davantage à l’examen du périmètre du halo qu’à l’intensité de la mise en lumière (déjà très largement produite par les pouvoirs publics territoriaux). Que peut donc aujourd’hui l’action publique pour transformer un état des lieux, activer la transition socio-écologique, par exemple ? Et que ne peut-elle pas ? Jusqu’où un nouveau plan local d’urbanisme contribue-t-il à modifier concrètement les espaces bâtis ? Quels sont les savoirs et pratiques mis en œuvre par les instructeurs de permis de construire ? Qu’est-ce qu’une démarche prospective d’un territoire à l’horizon 2050 transforme dans la gouvernance locale ? De telles questions restent souvent en souffrance, occasionnant un trouble quant à des démarches participatives et de coconception, le cas échéant. L’implication des habitants a-t-elle transformé les manières de faire la ville ? L’enjeu de nouvelles formes hybridant expertise et décision est fort, mais les résultats sont souvent décevants en termes d’action publique, comme en témoignent les enseignements de la récente Convention citoyenne pour le climat, qui est sûrement, au demeurant, une expérience originale de délibération collective. Les cas réussis sont plutôt des exceptions, il faut donc patiemment documenter les sorties de route des projets (Devisme, Matthey, 2021).
En somme, la proposition est ici de pouvoir tracer le plus justement possible des opérations et des anticipations. Notons que cela implique le nécessaire examen de ce qui se passe une fois que le chercheur-traceur sort du moment particulier qu’est une scène d’expertise.
L’exercice de la liberté académique contre la consultance : les chercheurs comme francs‑tireurs
Il est difficile, pour la plupart des élus territoriaux, de se faire une idée claire des apports qu’ils peuvent attendre des chercheurs. Dans ce contexte, de nombreux acteurs-consultants proposent leurs services, qu’il s’agisse de co-design, de design de politiques publiques ou plus prosaïquement de coaching. Il n’est pas simple de se repérer dans cet ensemble, mais on observe un nombre élevé de prestations de conseil dans les grandes organisations, qu’elles soient universitaires ou territoriales. Le contexte des appels à projets, d’un gouvernement par les labels, oriente dans cette direction. Au-delà, de nombreux consultants sont appelés pour des résultats peu pertinents. Un exemple récent parmi d’autres : la théorie de la « ville du quart d’heure » promue par l’urbaniste Carlos Moreno (et adoptée dans de grandes métropoles comme Paris ou Nantes) n’est que partielle – ne répondant pas aux problématiques de la ville diffuse, pourtant bien installée – et faussement neuve, relayant des principes énoncés il y a plus de trente ans lorsque le développement durable s’installait comme un nouveau paradigme9.
Dans un autre registre, la fortune de la thématique de la fracture territoriale a pu faire prospérer des idéologues pointant « la revanche des campagnes » avec des propos qui frôlent souvent l’urbaphobie… Plutôt que de jeter la pierre à des élus déboussolés, c’est probablement au champ de la recherche (urbaine) d’exprimer plus fermement des critiques à l’égard des nouveaux « mots-mana » ou des « demi-habiles » confortant des idéologies territoriales10. Cela vaut également pour l’imagination territoriale et la prospective, dont il n’y a aucune raison de penser qu’elles devraient être soustraites à l’activité des chercheurs en sciences du territoire. Encore faut-il qu’ils y prennent plaisir, qu’ils les mettent en création et discussion avec leurs étudiants, et qu’ils consacrent des moments de recherche à de telles activités.
Dialogues entre connaissances tacites et explicites
Une fois que l’on a désarmé la conception linéaire des rapports entre savoirs, expertises et décisions, il reste que les configurations d’expertise impliquant la recherche produisent des différenciations dont le statut d’énonciation peut rester problématique. Certes, le chercheur-traceur explore et mobilise les grands temps incompressibles d’une enquête, produit de la connaissance et engage des pourparlers, mais cela peut s’incarner de deux manières bien différentes, que le sociologue américain Richard Sennett campe selon deux figures : une expertise sociable ou antisociale. Dans une perspective socio-historique, il rappelle quelques occurrences de l’expertise antisociale, qui ne pose pas la question de ses atterrissages et maintient un positionnement clairement séparé des cours de l’action : elle s’ancre dans une obsession compétitive et distinctive. En revanche, l’expertise sociable associe étroitement le « faire » et la réparation, renvoie à des experts discutant ouvertement de leurs connaissances tacites : le savoir n’a pas à devenir un secret personnel et, s’il y a difficulté de transfert, des pratiques d’atelier peuvent y remédier. Il en va ainsi des conservatoires de musique, nous rappelle Sennett, « où l’expression est constamment analysée et affinée à travers des cours particuliers et des master-classes, et dans des discussions d’atelier » (Sennett, 2010, p. 105). Aussi peut-on réfléchir sur les conditions de déploiement d’une expertise qui « s’adresse aux autres dans le déploiement de leurs perspectives, tout comme l’artisan explore le changement matériel ; [l’expert] exerce sa compétence de réparateur en mentor ; ses normes directrices sont transparentes, c’est-à-dire compréhensibles des profanes » (Sennett, 2010, p. 338).
Dans le prolongement de cette réflexion, les acteurs de la recherche publique peuvent, en acte et dans des configurations d’expertise réflexives (cf. les cas examinés plus haut), opérer trois mouvements convergents. Il s’agit d’abord de chercher à localiser des problèmes : savoir où se passe quelque chose d’important, notamment à l’heure où les informations, via les réseaux sociaux, inondent la sphère communicationnelle et tendent à dissiper l’écologie de l’attention, à éroder les capacités de discernement. Il s’agit ensuite de questionner, c’est-à-dire s’attarder dans un état naissant, ce qui est particulièrement important au vu du nombre de questions émergentes dans l’action publique et que l’on peut rassembler sous la bannière des transitions. Enfin, la localisation et le questionnement relèvent d’une ouverture des problèmes montrant, via le travail interprétatif, l’amplification, la simulation ou encore la comparaison, qu’il est par exemple envisageable de changer des habitudes et d’ouvrir les possibles de la condition anthropocène, à l’inverse de toute résignation décliniste. Les chercheurs peuvent ici montrer la portée des arts des usagers comme celle de l’improvisation. Dans cette acception, on pourrait soutenir une forme de militantisme d’expertise11 mobilisant des compétences polyvalentes, une capacité à interroger le fonctionnement des organisations, dans un positionnement loin de tout corporatisme et qui évoque plutôt celui de francs-tireurs des organisations. Il faudrait voir en quoi cela rejoint les analyses critiques de David Graeber relatives à la bureaucratisation de l’université12, ce qui exigerait un article à part entière…