Constater l’existence de risques, c’est réaliser une symbiose inconnue encore, non encore exploitée, entre sciences naturelles et sciences humaines, entre rationalité de la vie quotidienne et rationalité des experts, entre intérêt et réalité. On ne peut plus agir en spécialiste et isoler ces constatations en faisant abstraction de l’un ou l’autre des paramètres, ni les développer et les fixer par rapport à des critères de rationalité spécifiques. La démarche présuppose une interaction qui transcende les frontières entre disciplines, entre catégories de citoyens, entreprises, administrations et domaines politiques, ou – ce qui est plus vraisemblable – elle finit par se répartir entre ces différents domaines en prenant la forme de définitions contradictoires et de conflits de définitions.
Afin d’interroger les effets des interactions disciplinaires pointées par Ulrich Beck (Beck, 1986), cette contribution propose de dresser un état des lieux des instances, des discours et des regards intervenant dans la fabrication des moyens d’appréhender les inondations. Nous nous arrêterons pour cela sur l’un des axes de la politique de prévention des risques naturels, défini comme prioritaire : l’information préventive. Instauré en 19871, le droit des citoyens à une information sur les risques majeurs auxquels ils sont exposés donnera lieu à un ensemble de dispositifs réglementaires de sensibilisation au risque. Pris en charge par les collectivités, les outils privilégiés par le ministère de l’Environnement pour favoriser « l’adoption par les citoyens de comportements adaptés aux menaces » se sont concrétisés sous la forme de réunions publiques, de dossiers d’information, de repères de crue et d’affichage des consignes de sécurité. Longtemps façonnés par la mise à disposition de connaissances, les supports de l’information préventive s’orientent depuis une dizaine d’années vers « d’autres » langages. De manière à ne pas entretenir la peur, à toucher le plus grand nombre et à détourner l’image anxiogène des risques, les démarches de sensibilisation prennent ainsi la forme de jeux, d’événements artistiques ou de mises en situation dans lesquels est proposée une tout autre forme d’énonciation des risques.
Le foisonnement de démarches, déployées à différentes échelles et par différents acteurs, constitue le matériau sur lequel nous nous appuierons pour illustrer une partie des transformations à l’œuvre sur la manière de « dire » le risque en France. En regardant plus précisément comment cette question éminemment politique, longtemps empreinte de technique, s’expérimente et s’essaye aujourd’hui autour de nouvelles rationalités, nous décrypterons l’outillage normatif qui caractérise l’information préventive, mais également et surtout son instrumentalisation, qui s’incarne depuis une dizaine d’années dans la notion de « culture du risque2 ». Alors que les pouvoirs publics font appel à de nouveaux relais pour vulgariser un sujet aussi incertain que les risques, quelles connaissances se juxtaposent à l’expertise technique jusque-là mobilisée ? Si, en réponse à ces glissements d’approches, d’autres dispositifs d’information émergent, quelles figures les portent et quels types de savoirs les légitiment ? Dans un contexte de transfert, de délégation et de démocratisation de l’information préventive, comment ces confrontations de perceptions s’appréhendent, s’apprivoisent ou s’entrechoquent, et à quelles représentations des risques profitent-elles ?
Terrains et méthode
Pour répondre à ces questionnements, nous nous appuierons sur notre travail de doctorat en cours sur les perceptions et les représentations des risques dans la construction de la métropole parisienne. Deux principaux terrains nourrissent cette recherche : le Centre européen de prévention du risque d’inondation (CEPRI), partenaire de la CIFRE3 soutenant cette thèse, et le territoire parisien. L’immersion engagée auprès du CEPRI, association consacrée à l’accompagnement des collectivités dans la mise en œuvre de leur politique de prévention et d’aménagement face aux risques, a permis de saisir la diversité des acteurs à l’œuvre, leurs outillages et leurs postures lors de réunions, de rencontres ou de journées dédiées. Le terrain parisien s’est quant à lui focalisé sur un ensemble de démarches (consultation internationale du « Grand Pari(s) de l’agglomération parisienne », appel à projets « Réinventer la Seine », Plan de résilience de la ville de Paris, Ateliers Seine) intégrant la question de l’eau et des inondations dans la fabrication urbaine de la métropole.
Orientés par une approche anthropologique, ces terrains ont été investis selon une ethnographie multisituée (Marcus, 1995). La méthode empirique et les différentes formes d’enquêtes qui l’ont accompagnée (immersion longue au sein d’une structure, observations participantes, entretiens, etc.) ont permis de suivre la trace de cet « objet risque » au sein d’une multiplicité de situations. Scrutée depuis plusieurs scènes, la variété des réseaux d’acteurs (Arab 2001 ; Pinson 2009), de discours et de registres constitue une réserve de données relatives aux « modèles d’action possibles » (Lascoumes et Le Galès, 2018) formulés en faveur de la prévention des risques. Au moyen d’une démarche inductive (Crozier et Friedberg, 1977), les connexions entre ces différents mondes et institutions sont ici mises en lien de manière à examiner la circulation des connaissances et des logiques intervenant dans l’appréhension des risques d’inondations.
Pour comprendre dans quel contexte le concept de « culture du risque » est devenu opératoire et autour de quelle(s) rencontre(s) de savoirs les mécanismes institutionnels consacrés à la sensibilisation se sont redessinés, cet article propose de revenir, dans un premier temps, sur l’influence des cadres internationaux. Nous verrons à partir de quel système de valeurs et de référentiels une approche prescriptive et normative des risques, façonnée par la mesure des experts (Quenault, 2013), s’est développée en leur sein. Afin de saisir le poids de cet héritage sur la structuration des politiques publiques, entendues comme « interventions d’une autorité investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale sur un domaine spécifique de la société ou du territoire » (Thoenig, 2014), nous retracerons, dans un deuxième temps, l’évolution des stratégies déployées en France en faveur de l’information préventive. La reconstitution de l’outillage réglementaire qui lui est consacré permettra d’entrevoir comment le transfert de connaissances de la sphère scientifique à la sphère politique s’est organisé, et quels types d’interprétations ces mouvements ont engendrés. S’appuyant sur une approche cognitive de l’action publique (Muller, 2000) et envisageant les systèmes de représentation et les normes de comportement qu’elle induit (Lascoumes, 2010), cette traduction des risques en règle et en norme a suscité des malentendus dont l’analyse nous permettra d’expliquer une partie des effets de mise à distance observés sur le terrain.
Poursuivant ce travail de ramification des récits, nous aborderons, dans un troisième temps, les transformations d’approches influencées par le besoin de vulgarisation des risques. Puis nous verrons comment le réagencement de l’action, en sollicitant d’autres expertises, cherche à coconstruire de nouveaux instruments de sensibilisation. Nous nous appuierons, dans cette quatrième partie, sur les observations conduites autour d’(une nuit) – à prononcer « une nuit entre parenthèses » –, projet lauréat de l’appel à projets innovants (API) du Plan Rhône. Ce cas d’étude permettra de décrire comment de nouveaux relais, appelés à aborder « autrement » l’image anxiogène des inondations, participent à l’émergence de nouveaux registres narratifs du risque.
En formulant l’hypothèse que le passage du technique au politique a vu la question des risques naturels circuler d’un modèle de prévision vers un modèle de prévention, avant de devenir plus tard objet de communication, nous tenterons ainsi de comprendre dans quelle mesure le renouvellement des mécanismes institutionnels participe à la fabrication d’un nouvel imaginaire de l’inondabilité, et de quelle manière l’irruption de récits expérientiels des risques s’installe comme un nouveau modèle de l’action publique.
Héritage et influence des cadres internationaux
Internationalisation et institutionnalisation des risques
Laissant une place prépondérante à la mesure pour évaluer les risques naturels et faire face aux impacts estimés, les stratégies successives développées par les instances internationales ont largement influencé l’évolution des savoirs intervenant dans la prise en compte des risques. Les différents plans d’action ébauchés depuis les années 1990, désignées par l’Organisation des Nations unies comme « Décennie internationale de prévention des catastrophes naturelles », se sont essentiellement appuyés sur des connaissances scientifiques et des choix techniques.
Bien que l’approche des sciences sociales ait permis d’appréhender la notion de catastrophe naturelle non plus comme un simple processus physique, mais comme un ensemble de facteurs sociaux et économiques combinés (Reghezza, 2006 ; Quenault, 2015), les instances internationales reconnaissent à toutes les nations une prédisposition naturelle à « faire avec » les risques4. Conditionnées par les sciences et les discours de « l’alerte », les menaces – naturelles mais également technologiques ou terroristes – sont présentées comme permanentes, et le monde perçu comme plus « vulnérable » de jour en jour (Revet, 2009).
Confortant notre position dans la « société du risque » (Beck, 1986), l’internationalisation des risques devient effective. Les capacités des sociétés humaines à résister aux catastrophes – c’est-à-dire leur « résilience » – seront ainsi déterminées par les forces et les faiblesses internes de chaque société. Pour démontrer ces capacités, les États membres des Nations unies adoptent un premier cadre d’action5 « pour des nations et des collectivités résilientes face aux catastrophes », dont les orientations s’attachent à évaluer et intégrer les risques. De manière paradoxale, le risque, « initialement conçu comme un outil de réduction de l’incertitude » (Peretti-Watel, 2010), s’incarne, par son institutionnalisation, dans une « nouvelle conception du danger qui, bien qu’aléatoire, devient prévisible et calculable ».
La mesure des experts
Influencée par la posture prévisionniste des instances internationales, la responsabilité de l’adaptation aux risques est alors transférée aux États et à l’ensemble des institutions ainsi désignées comme parties prenantes. Formaté par cette injonction à la résilience, un système de mesures et de quantification se met en place à l’aide d’outils de connaissance par suivi, recensement cartographique et modélisation, déterminés par un « besoin de rendre compte » (Revet, 2009).
Sous couvert d’une meilleure intégration des risques, les connaissances indigènes profanes sont mises de côté au profit d’une référence permanente à l’évaluation. Un imposant savoir est revendiqué, soutenu par un système de normes et de standards universels de la « bonne » gestion des catastrophes et de la « bonne » prévention des risques (ibid.). Indicateurs de vulnérabilité, technologies d’observation des phénomènes, cartographies des zones à risques, glossaires, etc. sont autant d’outils privilégiés pour atteindre les objectifs et les résultats escomptés par le cadre d’action de Sendai6 « pour la réduction des risques de catastrophe » (2015-2030). Pour fonctionner et légitimer son intervention dans l’urgence, le « système » (ibid.) a besoin de chiffres, qu’il contribue par conséquent à produire. D’apparence technique et neutre, l’appréciation aléa-centrée du risque ainsi opérée est en réalité une question éminemment politique, dont les modèles reflètent aujourd’hui une approche normative des risques (Quenault, 2013). En nous appuyant sur les enquêtes de terrain menées, nous verrons comment cette posture, rationalisée et soutenue par un langage expert, s’est clairement imposée également dans la conduite des politiques d’information et de sensibilisation aux risques d’inondation en France.
Les malentendus de l’information préventive
Des transferts de données aux transferts de responsabilités
Selon la définition proposée par le ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES)7, l’information préventive « consiste à renseigner le citoyen sur les risques majeurs susceptibles de se développer sur ses lieux de vie, de travail, de loisirs, etc. ». La réglementation qui l’encadre encourage la prise de conscience du risque par la mise en place de « porters à connaissance » qui décrivent l’aléa et recensent les vulnérabilités, pour ensuite dresser à l’échelle locale l’inventaire des enjeux associés. Comme pour de nombreuses politiques publiques à caractère réglementaire (santé, environnement, sécurité routière), l’État veille ainsi à faire adopter les « bons comportements », au travers de règles de conduite et de réflexes. Ces référentiels comportementaux destinés à être socialement réalisés (Lascoumes, 2010) sont caractéristiques des politiques publiques qui servent à la fois à construire des interprétations du réel et à définir des modèles normatifs d’action (Muller, 2000).
L’observation du contexte politico-technique à l’intérieur duquel cette réglementation a été produite montre à quel point elle s’est structurée autour d’outils et de langages souvent loin des contextes spatiaux, sociaux et cognitifs auxquels elle était destinée. L’analyse des mécanismes informationnels, conduite lors de l’immersion au CEPRI, révèle qu’ils ont toujours du mal à atteindre les objectifs de vulgarisation attendus.
La traduction des risques d’inondation en règle et en norme
Effet concomitant de la décentralisation, les pouvoirs publics ont dès 1987 l’obligation d’informer les populations sur les risques auxquels elles sont exposées. L’appareil réglementaire encadrant l’information préventive s’appuie pour cela sur quatre outils : le dossier d’information communal sur les risques majeurs (DICRIM), l’information acquéreur locataire (IAL), les repères de crues et les réunions publiques. Nous nous arrêterons sur le premier, le DICRIM, réalisé sur la base d’un circuit de transmission de connaissances condensées par l’État sous la forme d’un dossier départemental des risques majeurs (DDRM)8.
Sans réelles « consignes aux auteurs », ces données, jusqu’à présent circonscrites à un cercle restreint de techniciens et d’experts, reviennent alors au maire, premier dépositaire de la connaissance et de la diffusion de l’information sur le risque auprès de ses concitoyens. À lui donc, depuis 1991, de mettre en place un dossier d’information communale sur les risques majeurs, sur la base d’une liste des risques répertoriés, d’une cartographie au 1/25 000e présentant « l’emprise des enveloppes des risques sur la commune » et à l’aide des documents compilés par le préfet.
Les contradictions de ce partage de connaissances
Si la pertinence de l’outil cartographique est soulignée pour communiquer sur les risques, rien n’indique, dans cette doctrine, quelle forme de langage permettrait d’intégrer l’ensemble des données mobilisables. L’état de la connaissance des risques et toute la documentation relative aux mesures de prévention sont ainsi livrés brut et propulsés sans réels filtres aux mains des futurs porteurs de l’information. Interrogé sur la valorisation de ce « porter à connaissance », l’agent d’un établissement public territorial de bassin souligne les difficultés de traduction qu’il rencontre :
Ce n’est pas du tout les mêmes problématiques et les mêmes façons de faire, et c’est là où justement l’État dit : « Moi, j’ai fait le porter à connaissance, l’information elle est là », mais c’est un amalgame de tout, et la population lambda ne peut pas comprendre ça. Nous, on comprend parce qu’on est spécialistes […] mais, derrière, il faut carburer pour comprendre.
Ce transfert d’expertise, confié en partie aux autorités locales, trouve tant bien que mal sa transposition. S’il est regrettable qu’aucun sentier d’interprétation ne permette de dépasser le registre technique des informations transmises, aucun travail de médiation n’a été relevé sur le terrain pour accompagner ces données en mal de traduction. Preuve des difficultés à faire atterrir ces connaissances, les DICRIM se formalisent péniblement en une plaquette au mieux distribuée dans les boîtes aux lettres, voire tout simplement affichée en mairie. Les règles sont ainsi définies pour « dire le risque », mais elles n’expliquent pas comment adapter ces connaissances en fonction des territoires et des habitants qu’elles visent.
La culture du risque comme nouvel instrument
Vivre avec les risques
Dans le prolongement du système de délégation enclenché, la loi de modernisation de la sécurité civile de 2004 rappelle le droit des populations à une information préventive et reconnaît chaque citoyen comme acteur de sa propre sécurité et de la sécurité civile. Accéléré par la multiplication des événements9, le besoin de rendre compte des vulnérabilités en jeu devient pressant : il faut apprendre à « vivre avec les risques ». Pour s’appareiller face à l’ensemble de caractéristiques et de valeurs intervenant dans l’appréhension individuelle du risque (Douglas, 1994), la sensibilisation, jusqu’alors largement orchestrée par la communauté d’experts politico-technique du monde des risques, s’émancipe au travers de nouvelles figures.
Reflet de la posture néolibérale de l’action publique, ce transfert de responsabilité du monde institutionnel vers la société civile, désignant les citoyens non plus comme simples destinataires mais comme protagonistes responsables, participe au basculement des approches jusque-là convoquées. « La fabrique de l’exemplarité et de la norme ne procédant pas que de scène, mais dépendant aussi d’un outillage » (Devisme, 2007), le « gouvernement à distance » (Epstein, 2005) du droit et du devoir d’information s’instrumentalise au profit d’une « culture du risque10 ». De manière à coconstruire les nouveaux instruments de l’information préventive, l’action publique s’ouvre alors à d’autres disciplines en tissant progressivement de nouvelles proximités avec les professionnels de la communication, du design (de service, social, d’intérêt général) ou encore de l’art.
Changement de référentiel : démocratiser pour « désalarmer »
Ces démarches alternatives vont essentiellement se développer à l’intérieur de cadres contractuels appelés PAPI (programmes d’action et de prévention des inondations) ou au gré d’appels à projets ou de grands prix. La volonté de démocratiser les risques par la construction d’une réalité commune à un ensemble social (Jodelet, 1989), autrement dit par la désignation de leur possible représentation collective (Durkheim, 1898), laisse place à un tout autre type de narrations.
Bousculant les systèmes de représentation en place, les dispositifs s’érigent alors autour de principes d’adhésion, d’inclusion et d’expérimentation. Ces nouvelles définitions des risques, transposées sous forme de jeux, d’événements artistiques ou de mises en situation, appréhendent les risques de manière détachée, ludique et décomplexée. En vous proposant de tester vos connaissances via un jeu de l’oie, de répondre à un quizz sur la préparation de votre kit de survie, d’éprouver vos capacités à nager à contre-courant d’une rivière en crue11 ou, comme nous le verrons plus loin, de passer une nuit dans un gymnase en situation de crise, ce détournement des risques par la performance, le théâtre ou les jeux de rôle s’illustre au travers de récits immersifs souvent scénarisés.
Ce changement de référentiel de l’action publique, reconnu par Pierre Muller en 2005, « quand le code d’une politique se transforme à travers la mise en place d’un nouveau système d’explication et d’interprétation du problème », participe depuis une dizaine d’années à l’apparition de nouveaux savoir-faire revendiqués par leurs porteurs comme un moyen de « désalarmer » et de dédramatiser le sujet.
Productions, producteurs et produits expérientiels du risque
Les nouveaux registres narratifs du risque
Cet appel à compétences et les modalités d’action qui les soutiennent laissent place à un tout autre imaginaire de l’inondabilité. Au registre technique habituellement convoqué se juxtaposent des processus de mise en situation dans lesquels la prise de conscience du risque et ses perceptions par la population font l’objet de mises en scène. Le risque n’est plus simplement dit sur la base d’un matériau figé, chiffré et descendant, mais s’expose autour de nouveaux registres narratifs caractérisés par une forte tendance au détournement et à la ludicisation.
Le plus souvent inclusifs, ces dispositifs proposent, le temps d’un événement, une expérience immersive des risques. Nous nous pencherons ici sur le cas de l’appel à projets innovants « Culture du risque inondation Rhône/Saône » pour mieux saisir les types d’écritures, de savoir-faire et de figures que cette coconstruction autour des risques fait s’entrechoquer.
Le cas de l’appel à projets innovants « Culture du risque inondation Rhône/ Saône »
Lancé en 2017 par la DREAL (Direction régionale environnement aménagement logement) Auvergne-Rhône-Alpes et la Région Auvergne-Rhône-Alpes, cet API propose à « des artistes, structures culturelles, collectivités, chercheurs d’expérimenter grandeur nature des voies nouvelles de sensibilisation des populations ». La volonté des commanditaires est de faire appel à une diversité de profils pour évoquer les moyens de « mieux vivre avec le risque ». Sur la quarantaine de candidatures, dix seront retenues sur la base d’« une interaction attendue avec le public, afin de le positionner en tant qu’acteur face au risque ». Les lauréats investiront l’axe Rhône-Saône entre 2018 et 2019, en proposant expositions et animations pédagogiques (maquettes tactiles, jeux immersifs), déambulations, installations insolites ou encore « spectacles-expériences ».
Copiloté par deux acteurs institutionnels, cet appel à projets destiné à « sensibiliser autrement sur le risque » a pour ambition de voir se réaliser des « démarches originales en faveur de la culture du risque ». L’équipe de la DREAL en charge du volet inondations du Plan Rhône12 se fera pour cela accompagner par le POLAU (pôle arts et urbanisme). Structure engagée dans le développement d’outils d’urbanisme culturel, le POLAU a soutenu différentes actions de sensibilisation aux inondations en cherchant à valoriser les liens entre art et fleuve. En tant qu’incubateur, il soutient la promotion de démarches alternatives mobilisant une approche « moins cartésienne » des risques. Ce partenaire jouera un rôle important dans l’orientation de l’API, se plaçant, en tant que figure médiatrice, au cœur de la conduite générale de cette stratégie culturelle. Lui reviendra, entre autres, le suivi de trois projets, dont (une nuit), que nous allons ici détailler.
Plongez dans la réalité-fiction des risques
La proposition du collectif la Folie Kilomètre intitulée (une nuit) est une « plongée symbolique entre le réel et l’imaginaire d’une situation d’évacuation d’urgence ». Mi-performance, mi-fiction, cet objet artistique est présenté comme « une exploration poétique du risque inondation », interrogeant les participants volontaires sur leur « perception du territoire, leur rapport au risque, à l’imprévu, au groupe ». Annoncée par le collectif comme une « histoire exaltante », l’« expérience-spectacle » propose de « multiplier les points de vue entre réel et fiction, vécu intime et collectif, écriture d’une dramaturgie ouverte et construction d’une scénographie d’usage ».
Si le rôle principal de cette dramaturgie est attribué par l’équipe au fleuve, l’inondation y est présente sans être visible. Cette mise en situation s’appuie sur un scénario bien particulier qui plonge les participants volontaires sur un temps long, 16 heures, dans le huis clos d’un gymnase transformé pour l’expérience en centre d’hébergement. L’immersion est jouée de 18 heures au lendemain 10 heures dans les villes d’Arles, Salaise-sur-Sanne, Chalon-sur-Saône et Valence, selon une chronologie en cinq chapitres.
Le premier acte, « À l’écoute de la montée des eaux », consiste en l’introduction de la soirée dans un lieu extérieur au gymnase (piscine ou musée), où un questionnaire et des points d’information par des professionnels concernés par le risque inondation sont soumis à la centaine de participants présents. La simulation commence par un « concert de sirènes » qui donne l’alerte. L’évacuation démarre et le public est transporté en bus vers le lieu principal de la fiction. À l’arrivée au gymnase, le chapitre 2 s’amorce. Plusieurs temps forts et espaces dédiés s’enchevêtrent quand « La ville boit la tasse » : installation du campement, « point écoute », réunion de crise, PC sécurité, repas, conférence de presse toujours fictive. Dans cette narration, chacun peut interagir ou se contenter de suivre la mise en scène. Au gré des différents dispositifs, s’entremêlent pratiques quotidiennes, points d’attention ou encore jeu de son propre rôle ou du personnage que l’on aura choisi de représenter. Plus proches des conditions d’un spectacle, « Les ombres des chimères » se dévoilent au troisième acte. Ce moment entrecroise des récits mythologiques, philosophiques et poétiques autour de l’eau et des inondations. Il marque une rupture dans la place laissée aux participants, qui sont cette fois passifs, puisque plongés dans une partition sonore où le risque d’inondation est raconté à plusieurs voix. Puis vient la nuit et « Le temps des rêves », considéré comme le cœur du projet. Certains participants confieront que « le vrai moment, c’est quand même quand on va se brosser les dents. On se met vraiment face à sa vulnérabilité ».
Et c’est vrai que ce moment est troublant, car le corps physique est là, dans une situation décalée mais produite par une fiction. Pendant que certains commencent à s’endormir sur place, d’autres, insomniaques, curieux ou bavards, profitent de la nuit, du « point écoute » ou des « veilleurs », joués par des comédiens, pour prolonger encore l’aventure. Le dispositif se termine le lendemain matin avec le chapitre 5, « Qui l’eut crue ? ». L’espace du gymnase s’ouvre aux berges les plus proches, transformées en « musée des objets sauvés », où s’échangent une dernière fois les étranges mais saisissantes impressions de cette expérience collective.
Les figures de l’exploration
Pour assurer cette réalité-fiction, les protagonistes ont été nombreux. Les auteurs en premier lieu : scénographes, paysagistes, géographes, comédiens, réunis en collectif depuis 2011, font dialoguer leurs disciplines autour d’expéditions, de spectacles, de promenades ou encore d’ateliers imaginés pour « jouer avec les échelles des lieux et les niveaux de lecture ». Leur appétence à travailler de manière pluridisciplinaire les a conduits à réaliser l’événement avec différents complices.
Un premier cercle d’experts a été rapidement sollicité pour la préparation de la performance. Composé de trois chercheurs en sciences humaines de l’université Lyon-2, de gestionnaires des risques et du territoire, un comité scientifique s’est constitué dès le montage du projet pour, reconnaît un membre du collectif :
[…] nourrir les réflexions autour de la notion de culture du risque. Le comité scientifique a apporté de la matière pour s’adosser à des connaissances plus précises, il nous a permis de repérer les personnes-ressources, parce que nous, on n’a pas assez de connaissances scientifiques, pas le temps de nous plonger dans tout. On a donc fait appel à ces interlocuteurs en tant qu’experts. Nous, on s’est chargés de la scénographie […]. Le contenu artistique, les textes, le scénario, la matière visuelle et sonore, c’est chez nous.
Au-delà de leur participation à ces temps d’échanges, la plupart de ces « sachants » ont intégré directement la dramaturgie, soit en tant que figures officielles au PC sécurité, soit en tant qu’oreille attentive du « point écoute ».
Aux différentes contributions apportées par ces interlocuteurs privilégiés s’ajoutent celles de bénévoles de la protection civile ou de la Croix-Rouge, qui, eux aussi, ont largement participé à la coproduction de l’exploration par la mise à disposition de cartes ou leurs conseils sur la scénographie du PC. En tant que témoins du réel, la présence de ces volontaires était souhaitée par le collectif afin de :
[…] montrer des bénévoles en action. On a eu des gens de la protection civile, de la Croix-Rouge, en lien avec les participants, lors de temps au pôle santé, où ils échangeaient sur comment faire un massage cardiaque, sur leur propre expérience de secours.
Certains proches du collectif ont assuré, en tant que comédiens, des rôles de journalistes ou d’une modératrice lors du point presse. D’autres infiltrés, comme certains élus ou agents des directions des territoires, se sont également pris au jeu, assistant à (une nuit) aussi bien comme représentants des pouvoirs publics que comme simples citoyens curieux de vivre cette expérience.
Je me souviens du maire de Salais qui a été là tout le temps, de 18 heures à 10 heures. Il était en pyjama, avec un regard extérieur pour observer tout ça, mais apportait en même temps des réponses aux questions des populations.
Enfin, derniers complices et doublures principales de cette mise en scène, les « spect-acteurs » d’(une nuit) ont, eux aussi, endossé différents rôles. Pris au jeu du mobile d’évacuation, ils se sont pour la plupart laissés porter par un dispositif dont la chronologie les a plongés tout autant dans l’ordinaire des tâches et des usages du campement (montage des lits, préparation du repas, vaisselle, coucher), dans la réalité d’une situation d’urgence rappelée par la réunion de crise et le PC sécurité, que dans les rêveries d’une partition poétique des risques. La mise en situation à laquelle ils ont pris part a permis une expérience à choix multiples, où la rencontre d’approches, de représentations et de projections circulant pendant ces 16 heures les a placés dans une position réflexive face à eux-mêmes, au groupe, aux discours oscillant entre rationalité et imaginaire.
Si la plupart des participants sont venus par curiosité, d’autres arrivaient avec l’idée de s’extirper d’une situation réelle d’inondation. Les « Koh-Lanta », comme s’amusent à les surnommer les membres du collectif, s’attendaient à vivre une aventure où ils espéraient être mouillés, saisis, bousculés. Quels que soient le prétexte à leur participation et leur position active ou passive dans cette réalité-fiction, la dramaturgie est devenue le vecteur d’une prise de conscience de la réalité des inondations. En multipliant les régimes et les registres, l’effet miroir du processus expérientiel donnait à chacun la possibilité de se regarder soi-même face à cette situation. Experts, témoins du réel, infiltrés ou « spect-acteurs » éprouvaient ainsi, à travers la mise en commun des représentants et des représentations des risques, et dans l’entrechoquement des temps, des ambiances et des récits d’(une nuit), la complexité, voire parfois l’inconfort, de leur rapport aux inondations et des moyens possibles de les appréhender.
Le risque, objet de communication
Les biais de l’innovation
L’apparition récente de démarches de sensibilisation dans lesquelles le risque devient prétexte au détournement et à la scénarisation met tout d’abord en exergue les conséquences du grand écart institutionnel à l’œuvre. Pour assurer son efficacité, le « nouveau management public » (Pesqueux, 2010) emprunte à plusieurs disciplines ses langages et ses outils, sans pour autant questionner les effets de cette rencontre de rationalités, les biais cognitifs ou encore les effets induits par la délégation de responsabilités que ce nouvel agencement fait surgir. Les savoir-faire recherchés auprès d’artistes ou de créateurs concourent à d’autres interprétations dont les logiques coexistent, sans pour autant trouver les moyens de faire coïncider ces différentes formes d’appréhension des risques. L’un des lauréats de l’appel à projets pointe ce manque de mise en perspective :
Sur cette édition du Plan Rhône, il y avait eu une réunion de présentation, mais c’était plus pour présenter qui est qui […]. La question des impacts, comme vous le disiez, ça, c’est un mystère. On n’est pas équipés pour le suivi et la DREAL n’a pas vocation à le faire. […] La démarche n’a pas été pérennisée. C’est le problème de ces projets qui sont dans les agendas et qui ensuite disparaissent. Toutes ces structures institutionnelles, elles n’ont pas d’orientations pédagogiques. À chaque fois, on monte un nouveau projet sans donner de continuité aux choses qu’on a déjà mises en place.
Prônée par l’État, la performativité de la « culture du risque » remise aux mains de figures légitimées par l’innovation (facilitateurs, structures culturelles et artistiques, « spect-acteurs ») laisse s’additionner des approches sans réellement les mettre en lien. Coincé entre performance, spectacle vivant et exercice grandeur nature, cet objet hybride revendiqué par la Folie Kilomètre comme « étant décalé mais pas parodique […], comme une histoire où quelque chose est possible », est plus qu’une réflexion ou une explication sur le phénomène d’inondation. Il est, selon le collectif, « un point et un lieu de rencontre entre monde du risque et monde de la culture ».
Si cet appel à compétences permet aux acteurs publics de se différencier et de témoigner de l’effort de vulgarisation amorcé, il met également en tension les différentes formes de traduction proposées. Les acteurs institutionnels participent d’eux-mêmes à cet élan de démocratisation des risques, mais les moyens d’articuler un dialogue entre ces nouveaux savoir-faire et la doctrine technique habituelle restent en suspens. L’approche contrastée des langages et des supports de sensibilisation aux risques dessine ainsi un espace de malentendus au sein duquel les cultures de la maîtrise et de l’expérience se confrontent (La Cecla, 2002). À l’endroit où outillage réglementaire et récits expérientiels des risques se rencontrent, se dessine une frontière où semble apparaître l’urgente nécessité d’aborder ce sujet au-delà d’une rencontre fortuite et sans retour de valeurs, d’habitudes, d’a priori, d’aversions et de peurs. Si l’ensemble des complices et des participants à l’événement sont amenés à faire un pas de côté, cette nouvelle forme de médiation contribuant à la fabrication d’un nouvel imaginaire permettra-t-elle d’envisager le risque d’inondation non plus comme une contrainte à gouverner, quantifier, mesurer, maîtriser et sur laquelle légiférer, mais comme un moyen de repenser notre rapport à l’environnement et notre manière de l’habiter ?
La marchandisation des risques
Ce terrain d’étude fait également apparaître que ces mises en récit sont aujourd’hui très souvent récupérées par les pouvoirs publics. Comme une sorte d’opération marketing, elles profilent et entretiennent la marchandisation des risques en cours. Preuve de cette mutation d’objet d’information à objet de communication, l’équipe de la DREAL en charge du Plan Rhône valorisera les propositions issues de cet API lors du séminaire « Inondation, vers une culture accrue ». Au-delà de la confrontation de savoirs agitant les temps d’échanges de la matinée, un « village des projets » permettait de faire le tour des bonnes pratiques institutionnelles et des propositions lauréates. En passant de stand en stand, chacun pouvait glaner, au milieu de ce « market place », les meilleurs produits de communication au service de la sensibilisation aux risques inondation.
Présentées comme exemplaires, ces démarches immersives deviennent des modèles que les acteurs locaux souhaitent faire circuler. Sans réellement se saisir des réalités contextuelles que ces mises en fiction font surgir (mise en lumière de l’exposition des territoires, rencontre de savoirs experts et ordinaires), certains acteurs les considèrent comme un événement permettant de simuler une répétition générale des conditions et des outils envisageables pour pallier les risques. La mise en situation s’apparente à un moyen d’appréhender ces derniers comme une probabilité quantifiable (un « et quand »), et non comme un espace d’interprétations possibles (un « et si »). Bien que ces nouvelles formes de narration des risques amorcent l’enchevêtrement de différents registres temporels et imaginaires, elles laissent entrevoir un malentendu lorsqu’elles sont simplement envisagées comme un modèle d’anticipation reproductible.
La mise en tension des modèles
Enfin, ce malaise interculturel dans lequel s’entrechoquent discours politique, langage artistique et sphère publique montre également les faiblesses du triptyque « institutionnels, créateurs, grand public » quant à la légitimation de leurs savoirs. Si le collectif la Folie Kilomètre est depuis sollicité par diverses institutions pour partager son retour d’expérience ou reprogrammer (une nuit), il sait que l’adhésion à la démarche n’a pas été unanime, que ce soit du côté des pouvoirs publics ou de certaines structures culturelles :
Entendre parler du risque par un collectif d’artistes nous a parfois fait ressentir que nous n’étions pas au bon endroit en termes de légitimité. C’est un sentiment que nous avons fait remonter à l’équipe du Plan Rhône. Certains élus ont eu des difficultés à accueillir ce type d’événement, rétorquant qu’ils n’étaient pas concernés par le risque inondation et qu’ils ne souhaitaient pas en parler.
Comment, dès lors, prolonger le travail de conception du collectif, qui, bien qu’ayant exploré une représentation collective des risques, creuse encore plus cette frontière de savoirs inondés entre écritures des normes et récits expérientiels ? Le déni et la réticence à parler de ce sujet qui fait peur et autour duquel émergent ces instruments de communication soulèvent en effet une double interrogation sur la légitimation des savoirs mobilisés (Quenault, 2015) par ces nouveaux relais et les systèmes de valeurs que leurs commanditaires en tirent. Si le réseau d’acteurs décrit au travers du projet (une nuit) démontre l’intérêt d’un croisement des regards au profit d’une perception imbriquée des risques, cette rencontre d’expertises met d’autant plus en tension les confrontations de savoir-faire, de logiques et de modèles d’appréhension provoquées par cette mise en culture des risques.
Conclusion
L’exposé des différents sentiers d’interprétation en faveur du droit et du devoir à l’information préventive révèle ainsi plusieurs malentendus, dont l’analyse permet d’éclairer les conséquences de ces approches contrastées des risques : l’exclusivité et l’étanchéité des transferts de connaissances de la sphère scientifique à la sphère politique ont progressivement écarté les savoirs profanes au profit d’un système de mesure engendré par l’institutionnalisation des risques. Face à cette posture normative, la délégation de responsabilité de la sphère institutionnelle à la sphère citoyenne a cherché par la suite à se détacher de cet héritage en mobilisant d’autres savoirs pour justifier leur « mise en culture ». Enfin, l’injonction du « faire avec » et de la résilience a propulsé la démocratisation des risques vers de nouveaux registres et imaginaires, à l’opposé des doctrines jusqu’alors mobilisées.
S’il est aujourd’hui possible de plonger dans une réalité-fiction des risques, ces nouveaux langages de l’inondabilité sont-ils compatibles avec le registre technique jusque-là déployé ? Et peuvent-ils réellement s’afficher en tant qu’alternative aux savoirs empreints de la mesure des experts ? Ce grand détour, loin de l’épistémè convenue, qui mobilise d’autres modalités discursives et narratives, et agit pour transmettre, traduire et raconter ce que l’État médiateur cherche aujourd’hui à conduire autour du concept de « culture du risque », serait-il en train de dessiner un nouveau modèle d’appréhension des risques ? Ces détournements par la performance, le théâtre ou encore les jeux de rôle pourront-ils longtemps légitimer cette approche détachée, ludique et décomplexée des risques ? Voilà peut-être une alternative de recherche à l’innovation tant attendue autour de l’information préventive : celle d’une approche interculturelle des représentations des risques (Kmiec et Roland-Levy, 2014), à la croisée des interprétations et des traductions des savoirs experts et des savoirs ordinaires.
En partenariat CIFRE ANRT avec le CEPRI sous la direction d’Alessia de Biase (architecte et anthropologue, professeure en SHS à l’ENSA Paris-La Villette, équipe LAA) et la codirection de Jean-Marc Besse (philosophe et historien, directeur de recherche au CNRS, équipe EGHO)