Introduction
Depuis la publication du rapport Delcambre en 2014, les travaux interrogeant le développement du BIM (Building Information Model et/ou Modeling et/ou Management1) se sont multipliés dans différents champs d’étude, notamment celui de l’architecture et de la construction. Si les premiers travaux étaient assez généraux (Hovorka et Mit, 2014 ; Nagy, Celnik et Lebègue, 2015), les questions liées aux mutations du domaine de l’architecture et plus spécifiquement aux transformations du métier d’architecte révèlent une variété de réactions et d’attentes face au BIM (Hochscheid et Halin, 2020). Plusieurs thèses soutenues plus récemment approchent davantage les pratiques et les représentations des acteurs au sein des agences d’architecture en France (Hochscheid, 2021). Elles interrogent les rapports entre conception architecturale et démarches BIM (Gouezou, 2019) en proposant des « solutions » pour une meilleure appropriation de la technologie BIM (Gless, 2019) et les manières dont le BIM peut être mis « au profit de la gestion et du partage des connaissances » (Ferrara, 2017).
En revanche, peu de ces travaux analysent les potentielles mutations induites par le BIM au niveau organisationnel et plus particulièrement au niveau de la maîtrise d’ouvrage : coordination et collaboration entre les différents acteurs (bureaux d’études techniques, cabinets d’architectes, maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre), méthodes managériales, compétences à acquérir. Comment les acteurs du logement social se coordonnent-ils dans ce nouveau contexte ? Quels nouveaux régimes de communication cette évolution socio-technique implique-t-elle ? Quelles adaptations techniques, culturelles, professionnelles cela entraîne-t-il ? Quels nouveaux métiers et/ou compétences le BIM fait-il émerger chez les bailleurs sociaux et/ou leurs partenaires ?
Dans cette perspective organisationnelle, nous posons l’hypothèse que le BIM peut être considéré comme une technologie d’organisation (Groleau et Mayère, 2007) qui vient tout à la fois équiper des activités, produire le cadre organisationnel où ces dernières se déroulent et influencer les relations entre les acteurs. En nous intéressant ici à son déploiement et à sa maturation dans la conception, la construction et la gestion de logements sociaux, nous nous efforcerons de mettre en évidence la façon dont il participe aux évolutions du secteur. Le déploiement du BIM confronte les organismes HLM aux difficultés de l’intégration de nouvelles pratiques informatiques et aux transformations associées des modes d’organisation. Comme cela a pu être observé dans les années 1990-2000 avec le développement des ERP (Enterprise Ressources Planning) au sein de nombreux secteurs d’activité, il est possible d’identifier une tension entre l’introduction de démarches d’accroissement de la normalisation des activités et la persistance d’une irréductible incertitude inhérente aux situations d’activité (Chaudet, 2020). Mettre en œuvre des outils-méthodes BIM implique ainsi un apprentissage collectif de l’incertitude et du flou dans le travail, dans un contexte fortement normalisé. Tous les paramètres n’étant pas identifiés de manière claire, chacun·e doit s’inscrire dans des démarches d’expérimentations pour apprendre au fur et à mesure. Ainsi, les démarches d’avancement sont très pragmatiques, c’est-à-dire adaptées aux niveaux de maturité des organismes. Nous observons notamment, à travers les entretiens réalisés auprès des professionnel·les, le développement de la notion de « BIM métiers », désignant la nécessité de partir des besoins et usages spécifiques de chaque métier.
Notre travail prend appui sur une étude par entretiens, observations et participation des acteurs conduite entre 2019 et 2022 en partenariat avec l’Union sociale pour l’habitat auprès de sept organismes HLM (Habitat 76, Grand Lyon Habitat, Vendée Logement Habitat, Lille Métropole Habitat, I3F, Néotoa, DomoFrance) situés dans différentes régions de France et se trouvant à différents degrés de développement du BIM. Au travers de la réalisation d’entretiens semi-directifs, d’observations situées et de la mise en œuvre de méthodologies participatives impliquant les acteurs eux-mêmes, il s’agissait de saisir les modalités de déploiement du BIM dans les pratiques professionnelles en conception, dans les agencements collectifs et dans les recompositions organisationnelles en présence.
Dans cet article, nous nous efforçons d’identifier différentes « figures » (Cooren, 2010) du BIM, constituant autant de modes d’existence des stratégies qui permettent de les éclairer. À l’instar de F. Cooren, la notion de « figure » et le processus sous-jacent de configuration renvoient à la manière dont le BIM est « parlé », « pratiqué », « reconfiguré » dans les différentes situations de travail dans lesquelles il est convoqué comme dispositif technique, managérial et stratégique ; mais aussi à la manière dont il fait agir individuellement ceux qui en mobilisent les différentes applications. Parce qu’il équipe l’action, le BIM contribue à produire l’organisation et permet de donner à voir cette dernière (Cooren, 2010 ; Bencherki 2011). Ainsi, comment les personnes que nous avons observées et interrogées mobilisent-elles différentes figures du BIM ?
Notre propos sera organisé en quatre parties. Après une présentation du terrain et de la démarche méthodologique, nous analyserons tout d’abord la façon dont le BIM renvoie à la figure d’un objet technique organisationnel, indissociablement formé par la matérialité des équipements informatiques, logiciels et bases de données qui le constituent et les discours institutionnels qui le mettent en scène. Nous nous intéresserons ensuite à la figure du BIM comme dispositif managérial et gestionnaire, visant à faire agir ensemble les protagonistes de la filière, en équipant et en normalisant l’activité collective. Enfin, nous orienterons notre réflexion vers une troisième figure du BIM, où ce dernier est inscrit dans les pratiques professionnelles effectives et où il constitue une réponse à des problèmes pratiques de stockage des données projet, de communication et de concertation, liés à la fonction naissante de « BIM manager2 ».
Dispositif méthodologique combinatoire pour qualifier les figures du BIM
La réalisation des entretiens comme première étape
La recherche a débuté à l’automne 2019 par la réalisation d’entretiens qualitatifs semi-directifs avec différents acteurs des organismes participant à l’enquête : les directions générales, des chargés d’opération, des BIM managers. Les organismes HLM inclus dans l’étude ont été choisis à la suite de la publication d’un appel à projets de notre part. Par conséquent, nos analyses reposent sur des entretiens et des observations provenant d’organismes qui sont déjà bien avancés dans les usages du BIM ou qui montrent un fort intérêt pour sa mise en œuvre. Pour l’USH (Union sociale pour l’habitat), l’enjeu était de mener une enquête qualitative auprès de ses adhérent·es, afin de collecter les enjeux et les problématiques liés au déploiement du BIM. Pour les organismes candidats à l’étude, il s’agissait soit d’approfondir leur réflexion à l’aide des méthodes universitaires, soit d’engager une réflexion et de s’inscrire dans une dynamique de changement par le BIM.
Dans certains organismes, les entretiens ont été l’occasion de préparer des séances d’observation non participante de réunions (en particulier de revues de projets et de DOE3 mobilisant des visionneuses BIM type Solibri Model Checker4), qui se sont déroulées fin 2019 ainsi qu’en janvier et en février 2020. Les entretiens ont fait l’objet d’un enregistrement, d’une transcription et d’une analyse qualitative. Les différences entre les entretiens menés dans les organismes sont le fait d’une disponibilité variable des partenaires au cours de l’enquête (Fichier 1).
Tableau 1. Répartition des observations et des entretiens
Entretiens |
Observations |
Nature des observations |
|
Habitat 76 |
10 |
2 |
Revues DOE numériques |
Grand Lyon Habitat |
6 |
Mobilisation du BIM dans la préparation d’opérations de réhabilitation |
|
Vendée Logement Habitat |
5 |
Démarche exploratoire pour l’intégration du BIM sur des programmes de taille modeste |
|
Lille Métropole Habitat |
9 |
1 |
Intégration du BIM dans une démarche de communication auprès des locataires, en contexte de réhabilitation |
I3F |
1 |
Réflexion cahier des charges |
|
Néotoa |
2 |
2 |
Observations participantes de réunions de coordination |
DomoFrance |
14 |
1 |
Démarche exploratoire des opportunités du BIM |
Total |
46 |
7 |
Source : auteur.rices
Recherche participative (2020‑2021)
Le dispositif méthodologique mis en place dans cette seconde étape de la recherche combine des entretiens qualitatifs avec des professionnel·les et des observations de pratiques du BIM en différentes situations d’usage avec de la photo/vidéo participative (Patrascu, 2020).
Cette recherche participative s’inscrit dans une épistémologie de recherche-action et de recherche interventionniste. L’idée est de positionner les enquêté·es en situation réflexive autour des situations réellement expérimentées. Il est alors demandé aux acteurs de prendre l’appareil photo ou la caméra de manière à produire leurs propres représentations de l’activité. L’un des objectifs est de « permettre aux personnes de s’autonomiser en construisant leur propre savoir, dans un processus d’action et de réflexion, ou de “conscientisation”, pour reprendre le terme de Freire » (Gaventa, Cornwall, 2006, p. 179)5. Il s’agit là de concourir à la création de connaissances afin de participer d’une part à une prise de conscience des difficultés d’usage, des freins ou des blocages dans l’usage du BIM, et d’autre part à la constitution de capacités d’action (Plush, 2012, dans Hémont et Patrascu, 2016) afin de pallier voire de résoudre les problèmes identifiés.
L’instrumentation visuelle et audiovisuelle des méthodologies (Grosjean et Groleau, 2013, Pink, 2011) dans l’analyse des organisations ouvre des perspectives intéressantes pour l’étude des usages effectifs du BIM et de la maquette numérique, dans la mesure où elle permet de confronter les acteurs à leurs propres pratiques et de les expliciter.
Les premières qualités d’un dispositif méthodologique visuel résident dans la capacité des images à compléter le langage, pour saisir ce qui est difficilement racontable et parfois impossible à transposer en mots pour analyser des agir situés et « en train de se faire », des logiques d’usage, etc. Ainsi, plutôt que de raconter une situation d’usage du BIM en faisant appel à un registre d’ordre général, la perspective méthodologique basée sur la photo participative permet de s’appuyer sur une situation précise, incarnée par une image/vidéo qui permet de raconter l’action « en train de se faire », ou plutôt « telle qu’elle s’est déroulée », et d’expliciter cette dernière sous des angles qui ne seraient pas abordés dans un entretien.
Nous avons alors demandé aux participant·es de produire eux/elles-mêmes des médias (photos, captures d’écran et vidéos) constituant des « traces » de l’activité qui pouvaient rendre compte de leurs pratiques, que ce soit sur le terrain, en réunion, en revue de projet, etc.
Les exemples ci-dessous illustrent une partie des photos prises par un organisme participant à l’enquête et la fiche descriptive associée.
Une fois ces traces récoltées, nous les avons regroupées par thématiques ou par situations, et nous avons organisé, dans un second temps, des séances d’échanges avec les participant·es, de façon à revenir sur ces éléments et ainsi procéder à une photo/vidéo-élicitation. La photo-élicitation (Patrascu, 2020) comme technique de recherche participative permet de faire dialoguer la production photographique/vidéo des personnes interviewées et leurs discours (Hémont, Patrascu, 2016). Par la force des images, cette technique a un potentiel pour générer des données différentes d’un entretien classique, notamment plus ancrées dans un ressenti des personnes et une expérience sensorielle du travail. Les difficultés d’usage, les freins et les blocages sont alors plus clairement identifiés et discutés.
Cela nous a donc permis de mettre en exergue ce que ces professionnel·les considéraient comme les points importants ou de tension, d’approfondir avec eux/elles le sens de ces situations et d’en faire émerger conjointement les problématiques qui pouvaient s’en dégager. Ces médias deviennent des supports d’échange, voire des objets intermédiaires (Vinck, 1999) permettant aux différent·es professionnel·les des organismes participant à l’étude de partager leurs réflexions autour de situations alors mieux incarnées et moins abstraites.
Trois séminaires de restitution ont été organisés au fil de la recherche, les 12 mars 2020, 2 avril 2021 et 6 juillet 2021. Le dispositif méthodologique déployé a été l’opportunité, lors de ces séminaires, de mettre en discussion avec les participant·es les situations et les cas d’usage rencontrés et pris en photo par eux/elles-mêmes. De ce point de vue, les photos participatives nous ont permis d’approcher ces cas d’usages concrets, de favoriser le débat collectif autour de problématiques précises et enfin d’engager les acteurs dans l’analyse réflexive de ces cas significatifs pour eux. Un séminaire final a clôturé le projet le 15 mars 2022.
Ces séminaires articulaient des bilans intermédiaires de la recherche, des présentations académiques et professionnelles, ainsi que des ateliers de mise en situation reposant sur l’analyse collective de certaines des traces recueillies. Ils constituaient ainsi un espace de dialogue entre chercheur·ses, contribuant à la coproduction de questionnements scientifiques. Ce dispositif méthodologique multimodal nous a permis d’analyser trois figures du BIM : organisationnelle, managériale et professionnelle.
Le BIM : une figure technique et organisationnelle autour de la donnée
Qualifier le BIM comme objet technique organisationnel
Le BIM peut être défini comme un ensemble de méthodes de travail et d’outils informatiques visant à constituer un système d’information organisationnel pour le secteur du bâtiment. Le BIM se traduit tout particulièrement par l’élaboration d’une « maquette numérique », constituant un modèle hyper détaillé du futur édifice sous tous ses aspects. Ce dernier est graphiquement représenté en trois dimensions et permet la réalisation de simulations des différentes étapes de la construction. La maquette numérique est en fait constituée d’une superposition de plusieurs maquettes partielles telles que l’architecture et la structure du bâtiment, les réseaux (eau, électricité, ventilation…) et les unités d’habitation mises en location. Elle repose sur un ensemble de bases de données où chaque élément est répertorié et quantifié. Cette représentation informationnelle et graphique est appelée à être partagée par l’ensemble des acteurs impliqués (maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, exploitants et entreprises) sur l’ensemble du cycle de vie du bâtiment, couvrant plusieurs décennies.
Si les ambitions du BIM sont très étendues, sa nature n’est pas très clairement définie, le périmètre qu’il recouvre est mal délimité et ses implications demandent encore à être étudiées. Cette nébulosité se manifeste dès le premier abord, lorsque l’on interroge la signification de l’acronyme : s’il est communément admis que les deux premières lettres signifient Building Information et peuvent être traduites par « informations relatives à la construction », le « M » se décline de trois manières selon les documents et les contextes de production. Il peut en effet renvoyer au terme Model, désignant la maquette numérique proprement dite, c’est-à-dire au modèle du bâtiment, comme objet. Il peut également faire référence à celui de Modeling, correspondant à l’action de modéliser à la fois un bâtiment et les processus, activités et tâches permettant sa conception et sa construction. Enfin, ce « M » peut constituer l’initiale de Management, qualifiant les modalités d’encadrement, de coordination et d’animation des équipes reliées par le système d’information et les contrats et règles qui le sous‑tendent.
Ces réflexions terminologiques montrent combien le BIM ne saurait être réduit au statut d’outil informatique servant à modéliser et à visualiser des bâtiments en trois dimensions, mais interroge les activités, les métiers, les organisations, les relations que celles-ci entretiennent, les modes de coordination et de régulation de l’activité collective ainsi que les contextes politiques où il prend place. Il s’inscrit dans un système d’activité complexe où règles, communautés professionnelles, modalités de division du travail, acteurs humains et non humains, outils se trouvent en interdépendance.
De même, si les logiciels et les bases de données constituant le BIM peuvent être appréhendés comme des outils, ils intègrent simultanément un mode de rationalisation du travail et une source potentielle d’accroissement de la productivité. Ils équipent tout à la fois le traitement des informations et des relations sociales et forment un dispositif de gestion (de Vaujany, 2006). La maquette numérique dans sa globalité renvoie à une entité objectivée, mais aussi aux multiples perceptions et interprétations dont cette dernière fait l’objet (Chaudet et al., 2016), l’ensemble évoluant selon le degré de sa diffusion sociale (Orlikowski et Iacono, 2001 ; Leonardi et Barley, 2010).
C’est en cela que l’on peut considérer le BIM comme une technologie d’organisation, dont le développement affecte simultanément la nature du travail dans les différents métiers du bâtiment et les modalités de fonctionnement et de coordination des organisations impliquées dans les projets immobiliers. Son déploiement soulève de multiples questions informationnelles et communicationnelles. Il interroge l’évolution des interactions professionnelles situées qui conduisent à la coconstruction du sens dans les situations de travail. Par ailleurs, les outils-méthodes (Hémont et Mayère, 2014) relevant du BIM viennent équiper, contraindre et rationaliser les activités : ils suscitent ainsi le développement de nouvelles régulations sociales par les acteurs, venant contourner et compléter les règles de contrôle (Reynaud, 1988 ; de Terssac 2003). La rationalisation ne s’impose pas simplement de manière exogène, elle est aussi coproduite par celles et ceux auxquel·les elle s’applique.
Une culture de la donnée matérialisée dans la maquette numérique
L’une des manières dont la matérialisation de l’objet technique BIM se concrétise peut s’illustrer notamment à travers l’ensemble du travail réalisé autour des données et de la maquette numérique.
Le BIM constitue tout d’abord un espace de stockage des données des projets. Sous cet aspect, le principal intérêt de la maîtrise d’ouvrage pour la maquette numérique réside dans l’exploitation de celle-ci et de ses données associées, une fois le chantier clos, par la gestion. Les applications BIM sont supposées assurer la production, le partage, le stockage et le traitement des informations qui décrivent un bâtiment tout au long de sa vie. Pour de nombreux acteurs, le BIM se confond ainsi avec une « base de données patrimoniale » exploitable par la gestion (entretiens avec un cadre de la maîtrise d’ouvrage). Dans ce cadre, le BIM se présente à la fois comme une nécessité et comme une solution. Selon les acteurs rencontrés, il permettrait de récolter et de stocker des données fiables, traçables, riches et complètes, interopérables, exploitables dans la longue durée. La maquette numérique répond ici à la très forte attente des gestionnaires des parcs immobiliers sur l’anticipation des grandes vagues de réhabilitation. Ainsi, les acteurs de la maîtrise d’ouvrage identifient des problématiques sous-jacentes : le niveau de détail des données et la nécessité de « bâtir un référentiel » ; l’uniformisation de la « nomenclature » des éléments et des équipements, qui doit permettre « l’interopérabilité6 » entre les différents logiciels et plateformes ; la formation des gestionnaires peu acculturés à la lecture et à la compréhension des plans 3D.
En outre, l’ensemble des questions relatives à la culture BIM et à l’harmonisation des pratiques professionnelles implique de structurer les données de manière homogène entre les organismes, les maîtrises d’œuvre et les entreprises. La coopération a également été mise en avant par les organismes pour avancer sur la structuration des données. « Quelles données utiliser ? Quelles données demander aux maîtrises d’œuvre ? Est-il possible d’avoir une même structure de données entre les organismes ? Comment adapter nos souhaits de données aux entreprises ? » sont les questions auxquelles il faut répondre pour développer des pratiques communes autour d’une même base de données. Les lieux d’échanges créés par l’USH ou le club utilisateurs Abyla7 ont notamment été signalés comme étant des endroits très importants pour parvenir à cette normalisation.
L’outil « Territoires 3D » associé à des cartes métiers, développé par l’un des organismes participant à l’étude, est à cet égard emblématique de cette démarche autour de l’harmonisation des données. Là où toutes les solutions fonctionnent en silo (SIG 2D, Abyla…), il a été décidé de faire converger tous ces objets techniques dans un seul et même outil – « Territoires 3D » – afin d’articuler toutes les données ensemble (données cadastrales du patrimoine, données sur les espaces verts, données internes à l’organisme, etc.). In fine, ce travail d’intégration des données permet de faire émerger les premiers points de conjonction entre le BIM et le CIM (City Information Modeling).
La problématique et les enjeux de la structuration des données sont également illustrés par cette copie d’écran d’une réunion Teams durant laquelle les participant·es discutent d’un projet d’opération en phase EXE8 dont la maquette numérique est analysée par le logiciel Solibri. Il s’agit en l’occurrence de la maquette électricité. Le chef de projet attire l’attention des acteurs sur la nécessité de respecter la nomenclature des classes IFC9, incontournable pour que le kit des règles automatiques intégré dans Solibri puisse fonctionner. Si ce travail n’est pas réalisé, cela entraînera un surcroît de travail pour le BIM manager et, surtout, le risque de laisser passer des erreurs techniques. Dans l’exemple représenté ici, l’écart entre les prises de courant n’était pas réglementaire. Or les classes IFC n’avaient pas été respectées. Donc le logiciel n’a pas détecté les erreurs, ce qui aurait entraîné des problèmes si le BIM manager n’avait pas réalisé tout le travail de saisie des bonnes classes IFC. Cet exemple permet de souligner que cette culture de la donnée est aussi une culture du contrôle qualité. Plus généralement, l’aspect chronophage du travail de la donnée dans la maquette numérique est également mentionné de manière régulière.
« Quand vous passez sur Solibri, vous avez cet onglet “Communication” au complet. On peut ajouter toutes nos remarques ; là, par exemple, on avait une porte à vérifier, et ça, sur la maquette numérique, c’est énormément chronophage, parce qu’il faut tout décrire. Alors que dans une réunion avec un plan 2D on va plus vite. Sur la maquette numérique, je passe deux fois plus de temps » (chargé de projet bailleur social).
Il s’agit donc de ne pas sous-estimer le travail d’information à réaliser, et notamment toute la saisie manuelle dans la base de données pour renseigner la bonne nomenclature avec les bonnes caractéristiques des produits. Contrairement au mythe des machines automatiques et à leurs puissances de calcul qui actualiseraient quasiment toutes seules les données, le BIM s’incarne encore et avant tout dans un immense fichier Excel aux multiples colonnes qui requiert une mise à jour manuelle très minutieuse. Le rôle et la qualité du travail réalisé par le coordinateur BIM10, notamment dans la synthèse qu’il doit faire des diverses maquettes numériques, apparaissent ici centraux. Tout comme certain·es auteur·rices parlent des « petits doigts de l’intelligence artificielle » (Le Ludec et al., 2020) ou des « petites mains de la société de l’information » (Denis et Pontille, 2012), l’actualisation des bases de données du BIM exige une discipline de l’écrit endossée par le coordinateur BIM. Selon un coordinateur BIM interviewé sur un chantier, ce travail d’écriture équivaut environ à deux jours équivalent temps plein par mois.
« En tant que coordinateur et modeleur BIM de la maquette corps d’état secondaire, je passe en moyenne deux jours de travail par mois depuis le début du projet. Ce travail consiste à modéliser les éléments, reprendre les modifications de l’architecte, paramétrer le modèle et remplir les attributs demandés pour le DOE numérique » (entretien coordinateur BIM, 2022).
Ce à quoi il faut ajouter :
« les allers-retours entre les coordinateurs BIM des lots techniques (électricité et CVC-Plomberie) et le conducteur de travaux du projet. Notamment sur les altimétries des équipements, le passage des gaines et bouches d’aération, le coffrage des éléments techniques, etc. » (entretien coordinateur BIM, 2021).
Ce sont toutes ces modifications qui deviennent importantes à organiser et à tracer. Car les entreprises peuvent très bien considérer que certains changements opérés n’ont pas à être relatés. La précision du cahier des charges fourni par le maître d’ouvrage est ici primordiale pour indiquer le niveau de détail requis ainsi que pour assurer l’harmonisation des données récoltées. Ce point a d’ailleurs fait l’objet d’une actualisation d’un cahier des charges BIM en 2020 par l’un des bailleurs du panel. En somme, comme évoqué par un coordinateur BIM,
« un DOE numérique est réussi lorsque la maquette est la base documentaire du bâtiment tel qu’il a été construit. Le rôle du BIM manager est très important à ce moment du projet car il met en place le niveau de détail et d’information à respecter dans le modèle, il veille à ce que chacun se responsabilise et assume sa part de travail, et il doit structurer l’organisation de ce DOE. Il est nécessaire d’avoir la participation de chaque acteur du modèle pour obtenir un DOE numérique conforme » (coordinateur BIM, entretien 2022).
Le BIM incarne ici une figure technique et organisationnelle autour de la donnée, au sens où les acteurs viennent la mobiliser pour faire avancer les projets dans lesquels ils sont engagés. Nous observons une appropriation différente de cette figure en fonction des contextes stratégiques et managériaux. Notre propos montre ainsi les liens intrinsèques entre la figure du BIM et les configurations organisationnelles sous-jacentes en tant que coconstructions.
Le BIM : une figure managériale et gestionnaire pour sortir de la crise et réduire l’incertitude
Dans une seconde figure que nous avons identifiée, le BIM se présente comme un dispositif managérial. Ce dernier associe un système discursif racontant la crise du logement social et les mutations indispensables à conduire pour mieux maîtriser les organisations sur un plan technique et financier, et leurs traductions en termes d’accroissement de la place des règles formelles ainsi que de la normalisation.
Le BIM : solutions managériales pour sortir de la crise structurelle du logement social
Les outils-méthodes BIM sont fréquemment présentés dans les politiques publiques, par les éditeurs de logiciels mais aussi par les responsables d’organismes HLM, comme un moyen et une condition pour résoudre les dysfonctionnements organisationnels et managériaux que connaît le secteur du bâtiment : délais de production trop longs, coûts non maîtrisés, défauts de qualité, dommages-ouvrages en nombre très important, manque de communication entre les équipes. Selon une première analyse, ces problèmes plongent leurs racines dans une configuration organisationnelle marquée par la fragmentation et le manque de coordination. Si crise il y a, cette dernière renvoie à des facteurs fortement structurels et non pas conjoncturels.
En effet, en France, dans le cadre de la loi MOP (maîtrise d’ouvrage publique) de 1985, le processus de conception et de construction des logements sociaux demeure très segmenté. Une phase de conception, soumise à un processus réglementé, est suivie par une phase d’appels d’offres pour sélectionner les entreprises de construction. Ensuite, chaque entreprise réalise son travail dans une autonomie et une délégation de la responsabilité assez grande. Enfin, les équipes gestionnaires reprennent le dossier. Ce dispositif a été pensé par le législateur pour assurer une relative visibilité sur la mise en œuvre des projets de logement social, leur qualité et leur compatibilité avec les orientations politiques, et pour permettre la coordination entre les multiples acteurs impliqués dans « l’inter-organisation » (Lewis, Isbell, Koshmann, 2010) que constitue le logement social. Fondé sur des règles de contrôle, il s’impose aux différent·es intervenant·es et interroge sur les reconfigurations potentielles des métiers et des organisations.
Ces problèmes de coordination auraient plusieurs sources (Brousseau, Rallet, 1995). Tout d’abord, chaque opération immobilière est spécifique : le réseau des intervenant·es évolue au cours du temps, l’identité des partenaires change. Il serait donc difficile d’instaurer des règles de coordination plus précises que le cadre général défini par la loi. Les intervenant·es ne travaillent pas de la même façon et ne poursuivent pas les mêmes objectifs. La spécificité du secteur expliquerait que la coordination au niveau général, en amont, soit très difficile. À la place et du fait même de l’agencement inter-organisationnel, le secteur aurait évolué vers une coordination s’appuyant sur des « régulations autonomes » (Reynaud, 1988). Les choix de la mise en œuvre dans un projet de bâtiment étant largement délégués aux entreprises, ils reposent essentiellement sur des décisions prises en situation par les acteurs (compagnon, chef d’équipe, chef de chantier). La régulation de contrôle par les normes peut en effet convenir dans un processus de production prenant place dans un contexte stable, dont les opérations se renouvellent de manière globalement identique, mais une telle codification se révèle mal adaptée aux environnements dont les actes et les pratiques ne sont pas répétitifs, et qui sont soumis à de nombreux aléas. Un chantier se caractérise en effet par la mise en œuvre d’un savoir-faire pratique qui, aujourd’hui, ne peut pas complètement se passer de l’intelligence humaine.
Dans ce cadre, le BIM est présenté par les décideurs et les éditeurs de logiciels qui en assurent la promotion – que l’on peut ici considérer comme des « planneurs » (Dujarier, 2015) – comme un moyen technique dont la simple présence permettrait d’améliorer la coordination qui ne se fait pas suffisamment entre les corps de métiers. L’une des pratiques pour résoudre ce problème consiste alors à modéliser très finement le projet en amont, donnant tout son sens aux significations Model et Modeling de l’acronyme BIM. Un cadre de la maîtrise d’ouvrage de l’Union sociale pour l’habitat expliquait ainsi qu’il s’agissait de se rapprocher des formes organisationnelles adoptées dans le secteur de l’automobile. Bien que, depuis des décennies, la différence entre travail prescrit et travail réalisé ait été analysée par la sociologie, les situations sur les chantiers sont abordées, dans un idéal rationalisé, comme devant refléter le modèle qui les représente ; le dispositif numérique pouvant, dans un cas extrême, bloquer une action d’un ouvrier qui ne serait pas conforme au cahier des charges et au plan. Le développement du BIM peut dès lors être interprété comme une tentative visant à intensifier les règles de contrôle à l’initiative du maître d’ouvrage, en répondant à une rationalité gestionnaire (construire plus vite, moins cher), et à étendre leur présence dans l’ensemble de la chaîne inter-organisationnelle, au sein de laquelle les acteurs relevant de la maîtrise d’œuvre perdraient leur autonomie. Ils devraient en effet se plier aux process fixés en amont et redéfinir, à leurs niveaux d’activités, des règles de contrôle internes plus précises, réduisant l’espace des régulations autonomes.
Réduire l’incertitude en rendant la réalité conforme au modèle
Le processus de normalisation et de construction d’une traçabilité vise à faire en sorte que l’avatar virtuel du bâtiment corresponde exactement à la construction finale. À terme, c’est la maquette numérique qui pourrait s’imposer, ôtant toute capacité de décision et d’autonomie aux acteurs. La croyance est celle d’une pensée magique de la technique qui permettrait un accroissement des contrôles et une réduction de l’incertitude inhérente à l’activité de construction et à des régulations autonomes trop peu prévisibles. Selon cette pensée magique, la technique apparaît comme une entité extérieure au social, alors que les recherches en sociologie des sciences et des techniques ont bien montré qu’il s’agit d’une construction sociale liée à un contexte socio-économique et à des rapports de force spécifiques (Feenberg, 2004). Cette pensée magique peut être considérée comme une expression du « logos gestionnaire » (Boussard, 2008) qui structure la pensée et les pratiques managériales autour de la recherche d’une maîtrise des processus organisationnels, de la poursuite d’un objectif de performance construit en fonction des intérêts et des choix de l’acteur dominant, et de références permanentes à la rationalité optimisatrice des décisions prises. Réduction de l’insupportable incertitude liée aux activités de conception-construction, transparence, fluidité de la circulation des informations et des organisations en constituent les maîtres‑mots.
D’une certaine manière, le dispositif « inter-organisationnel » caractérisant le secteur du logement social, segmenté, reposant sur une structure rigide à un niveau général et des ajustements locaux souples, tendrait à se réduire à un dispositif simplement « organisationnel », piloté par la maîtrise d’ouvrage à partir de règles de contrôle plus proches de l’activité, plus précises, supposées laisser moins de place aux régulations autonomes. L’évolution législative récente semble aller dans ce sens : la loi ÉLAN (Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) du 23 novembre 2018 prévoit la possibilité, pour les organismes HLM, de déroger au cadre formel de la loi MOP et de contrôler plus directement les acteurs de la maîtrise d’œuvre. Elle semble se révéler davantage compatible avec la logique de processus inhérente au BIM.
Or l’idée d’une toute-puissance des régulations de contrôle dans les activités de conception et de construction de logements sociaux est fortement remise en cause par un ensemble d’intervenant·es que nous avons rencontré·es, surtout au niveau de la réalisation et des relations directes avec la maîtrise d’ouvrage. De nombreux chargés d’opération, acteurs opérationnels auxquels échappe la maîtrise de la prescription, déclarent ainsi ne pas voir en quoi la modélisation numérique pourrait permettre une meilleure qualité des projets.
« Le BIM peut être bon mais, sur le terrain, les ouvriers sont désintéressés de ce qu’ils font. Moi, j’aimerais bien trouver des ouvriers respectueux mais, sur le terrain, ça ne sera jamais les machines qui vont construire. Il y a un manque d’encadrement des équipes. Malgré un cahier des charges très précis, nous constatons toujours des imprécisions, des imperfections, des “ratés”. » (Chargé d’opération bailleur social)
Les chargés d’opération de la maîtrise d’ouvrage, proches des partenaires extérieurs (bureaux d’études, architectes, entreprises de construction), défendent ainsi l’idée selon laquelle le BIM pourrait améliorer la qualité en conception (rejoignant en cela l’opinion des responsables en maîtrise d’ouvrage), tout en émettant des doutes sur sa pertinence lorsque l’on avance vers la réalisation du projet, et tout particulièrement sur le chantier, pour lequel nous n’avons pas eu beaucoup de retours d’expériences lors de la conduite de l’étude. Les problèmes de qualification du personnel dans le secteur du bâtiment sont notamment mis en avant. Ce qu’il y a en filigrane de cet argumentaire est l’idée selon laquelle le BIM doit rester un outil de modélisation et d’aide à la décision qui ne doit pas s’imposer comme moyen de piloter l’activité à distance.
Ainsi, les pratiques observées en conception de bâtiments appuyées sur les outils-méthodes BIM sont encore loin de l’utopie de l’intégration organisationnelle de toutes les informations et communications, et de la figure idéale du BIM telle que présentée dans les discours d’escorte. De multiples formes d’usage, voire de bricolage, dominent lors des utilisations effectives de la maquette numérique. Cela dit, la figure du BIM comme solution à la crise structurelle du logement social et comme vecteur d’intégration organisationnelle et de performance reste néanmoins mobilisée dans les discours par les différents acteurs.
La figure du BIM manager
La fonction de BIM manager incarne ici une troisième figure du BIM. Elle vient illustrer les problèmes organisationnels que le BIM est appelé à résoudre : difficultés de coordination, problèmes dans l’harmonisation des données, suivi des modifications apportées tout au long du chantier, qualité générale de l’ouvrage aussi bien pour la conception que pour la gestion. Ces enjeux confèrent un rôle crucial au BIM manager : ce dernier constitue à la fois un acteur jouant un rôle pratique de formation, d’accompagnement et de médiation auprès des autres parties prenantes et une figure invoquée dans les discours, que l’on « fait parler » et que l’on mobilise dans les discours managériaux.
Le BIM manager comme figure invoquée dans les discours (chef d’orchestre…)
Le développement du BIM va de pair avec l’émergence de la fonction « BIM manager ». Ainsi, la seule capacité de la technologie BIM à assurer une coordination et à réguler les coopérations en minimisant les ajustements en situation entre les acteurs est remise en cause lorsque l’on s’intéresse aux relations entre maîtrise d’œuvre et maîtrise d’ouvrage. L’une des questions cristallisant ces interrogations est celle de la place et des compétences du BIM manager, professionnel dont les activités sont mal délimitées mais qui est supposé jouer un rôle de « chef d’orchestre » du BIM : « Le BIM est une méthode dont le garant est le BIM manager. Une sorte de chef d’orchestre ou de chien policier » (Celnik et Lebègue, 2015, p. 224).
Face à ces enjeux, divers positionnements et conceptions se mettent en tension. Si certains (notamment au niveau des directions des systèmes d’information) expliquent que le BIM manager « doit se trouver au niveau de la gestion qualité des données », d’autres expliquent qu’ils doivent « être vigilants sur qui fait quoi et essayer de garder le BIM manager du côté de l’architecte » (responsable de service construction neuve – direction maîtrise d’ouvrage d’un office HLM). Un des rapports incitatifs parus en France la même année que le rapport Delcambre (2014), le Livre blanc Maquette numérique et gestion patrimoniale de la Caisse des dépôts préconise ceci : « Il faut donc que chez le maître d’œuvre, un individu réfléchisse dès la prise en charge du projet à qui fait quoi et comment, en analysant les outils et méthodes de travail des différents acteurs, puis en garantissant des procédures d’échanges claires et précises pour tous. Cette compétence est celle du BIM manager » (Hovorka, Bresson et Sevanche, 2014, p. 63).
Selon cette conception de la place centrale du BIM manager, la collaboration entre les acteurs du processus devrait passer par un nouvel acteur – le BIM manager, donc –, garant de la structure de la base de données. Comme le note le Livre blanc de la Caisse des dépôts : « Ayant des connaissances à la fois métier bâtiment et informatique, [le BIM manager] sera garant du fait que les différents acteurs puissent travailler en collaboration et qu’à la fin la maîtrise d’ouvrage possède bien les informations structurées. Le fait qu’il soit rattaché à la maîtrise d’ouvrage permet de simplifier la prise en charge de son coût, qui aujourd’hui n’est présent dans aucune définition de mission » (ibid. p. 63).
Au-delà des tensions entre professionnalités, s’affrontent des conceptions de l’organisation. Ces positionnements laissent entrevoir une pensée très centralisatrice, voire techno-centrée, de la manière de gérer le processus de vie du bâtiment, dont le BIM manager serait le grand organisateur. Néanmoins, d’autres parties prenantes voient dans la mise en place du BIM une manière de « repenser la chaîne des acteurs » (directeur de l’innovation d’un organisme HLM).
De ce point de vue, le BIM nous semble pouvoir être considéré comme une « technologie d’accompagnement de la coopération » (de Terssac, Bazet et Rapp, 2007). L’organisation de la vie des bâtiments en contexte BIM relève moins d’une centralisation que d’une distribution du « travail d’organisation » (de Terssac, 2003 ; Dujarier, 2006) auprès d’un ensemble de corps de métiers et d’accompagnateurs (au niveau des responsables qualité, des assistants de maîtrise d’ouvrage, des services en charge du patrimoine, etc.). L’image du BIM manager « chef d’orchestre » s’accompagne dans les faits d’un travail distribué du BIM management. Dans le cadre d’un processus d’ingénierie « concourante » (Garel, 2011), tel que l’on peut le trouver en ingénierie automobile ou aéronautique, se pose la question de l’élaboration et de l’actualisation de la maquette numérique. « Le “BIM manager” n’est pas un nouveau métier, mais plutôt une nouvelle fonction qui peut être assurée par les différents intervenants de la maîtrise d’œuvre » (rapport Delcambre, 2014, p. 13). Apparaissent dès lors des accompagnateurs de projets BIM au niveau des AMO et/ou des responsables qualité ainsi que des « directions numériques ». Mais, plus profondément, ce sont tous les corps de métier qui se voient transformés par leur intégration au processus BIM. Pour les différents acteurs, il s’agit de s’approprier les logiques organisationnelles et les dynamiques interactionnelles propres à la pensée et aux outils BIM. Ainsi, il convient désormais, pour les gestionnaires de patrimoine, non plus d’organiser la maintenance des bâtiments en mode « curatif », mais, dans une logique « d’action en plan » (Thévenot, 1995), de mettre en place des démarches de gestion préventive (voire « prédictive »). Il s’agit aussi, pour les architectes, non plus seulement de dessiner sur des supports numériques, mais de penser le bâtiment comme une modélisation. Enfin, pour l’ensemble des corps de métiers, l’une des nouvelles activités consiste à décoder et à mettre à jour les éléments de la base de données (qu’il s’agisse du chargé d’opération, du BET, du technicien de la DSI, du technicien de maintenance, du gardien d’immeuble ou du gestionnaire de relation clientèle).
Dans le fonctionnement idéal d’une organisation équipée d’outils-méthodes BIM, ces professionnels devraient interagir de manière coordonnée par l’intermédiaire de ce dispositif technique qui agence les formes d’activité (Hémont et al., 2017) et suppose alors une mise en visibilité réciproque des actions de chacun. Ces dynamiques ne sont évidemment pas sans poser des questions en termes de redistribution des responsabilités, de droit de la propriété intellectuelle, « d’emprisonnement des données » chez un éditeur logiciel et d’auto-contrôle ou de contrôle par les pairs. Dans cette perspective, l’arrivée du BIM manager est présentée comme étant indissociable de nouvelles dynamiques transversales qui tendent à décloisonner les silos hérités au sein des organismes HLM entre les métiers de la construction de bâtiments et ceux de leur exploitation (location, entretien, etc.). Ce cloisonnement hérité serait l’un des éléments expliquant la crise managériale et organisationnelle que connaît le secteur du bâtiment.
Ainsi, l’arrivée du BIM manager s’envisage dans un resserrement des formes de coopération entre les différents corps de métiers (architecte, MOA, groupements, etc.). Ce resserrement par le recours aux technologies d’accompagnement de la coopération vise une accélération des flux de production du fait d’une fluidité supposée permise par ces dispositifs. Mais il reste à poser ce qui demeure souvent invisibilisé dans la mise en place d’innovations numériques de ce type : le « travail de l’information » (Denis et Pontille, 2012) et de la communication. Cette activité se caractérise par un travail d’écriture numérique de données dans la maquette, mais aussi de coordination autour de la maquette. Autant d’activités qui perdent souvent leur épaisseur en prenant l’apparence d’une flèche courbée dans les diagrammes d’escorte représentant les nouvelles dynamiques organisationnelles. Il se met en place une organisation autour des données et par les données.
Mais les acteurs, une fois confrontés à la mise en exercice de démarches BIM, à la prise d’écriture, à la saisie de données nécessaires à la vie et à la maintenance de la maquette numérique, même s’ils y reconnaissent une « meilleure synthèse architecturale », « une meilleure anticipation », expliquent également que le BIM « augmente le coût de conception d’un projet » et « rallonge le temps de la conception » (propos tenus par des maîtres d’ouvrage et des architectes). Ces coûts supplémentaires ne sont pas sans susciter quelques tensions autour de leur répartition et de la manière dont ils sont ventilés depuis les services qui, eux, feraient des économies de fonctionnement et profiteraient du travail d’information des autres corps de métier vers ceux pour qui cela représenterait une charge supplémentaire. Car ce sont bien ces coûts qui sont invisibilisés. La magie de l’informatique autonome retombe dès lors que les acteurs se confrontent à la mise en action du BIM dans leurs projets :
« Les outils actuels n’évitent pas la ressaisie. » « La vérification des données est fastidieuse, la mise à jour aussi » (responsable d’une grande entreprise de construction).
Ainsi, au fil du temps, l’étendard d’une maquette numérique intégrée et continue, qui s’actualiserait au fur et à mesure, s’érode dans sa confrontation avec les pratiques. Une revue de plans dans la phase d’avant-projet au sein de l’un des organismes étudiés, reposant sur la visualisation de la maquette numérique d’un futur immeuble afin de faire apparaître les problèmes potentiels (positionnement des réseaux d’eau et d’électricité, des cloisons, conformité aux spécifications définies initialement), a ainsi buté sur des incohérences dont il était impossible de savoir si elles relevaient d’erreurs effectives de conception, d’erreurs de modélisation ou de bugs. Par ailleurs, la difficulté du repérage dans la navigation en 3D et le retard pris (l’examen d’un seul appartement demanda plusieurs heures, ce qui est bien supérieur au même travail réalisé sans BIM) ont conduit les intervenant·es à afficher les plans traditionnels en 2D, jugés plus lisibles. Toutefois, bien qu’une partie des discours d’escorte qui appuient l’arrivée du BIM se trouvent contredits, il est à noter que l’esprit d’une organisation moins cloisonnée demeure. Ce décloisonnement donne de la place à un resserrement des interdépendances entre les différents acteurs. Ces dynamiques de ré-institutionnalisation suscitent l’émergence de nouvelles pratiques professionnelles chez les acteurs qui sont à la recherche de cadres de référence. Ceci semble profiler un développement de nouvelles normes qui s’expriment à la fois en termes d’auto-contrôle et de codification de l’activité. Cette évolution remet également en cause les délimitations et les frontières organisationnelles classiques et se traduit par l’émergence de formes inter- ou méta‑organisationnelles.
Conclusion
Les trois figures et les trois modes d’existence du BIM que nous avons identifiées s’entremêlent dans les pratiques et dans les transformations organisationnelles de tous les bailleurs auprès desquels nous avons enquêté. Compte tenu du nombre relativement limité d’organisations représentées dans ces enquêtes, il est en revanche difficile, dans l’état actuel de nos recherches, de définir des modèles d’appropriation de ces figures selon les structures qui les mobilisent. Un projet de recherche plus étendu sera ici nécessaire. Pour autant, à la question de savoir si le développement du BIM était porteur d’un renouvellement profond des pratiques organisationnelles chez les acteurs de l’habitat et plus spécifiquement ceux du logement social, nos conclusions sont pour le moment mesurées. Il s’avère en effet que les architectes, bureaux d’études, chargés d’opération en maîtrise d’ouvrage, compagnons, etc. n’ont pas basculé des supports d’écriture précédents vers des supports numériques. À bien des égards, nous sommes proches des logiques de qualité où il s’agit d’abord de produire les livrables demandés pour répondre au cahier des charges du commanditaire, sans pour autant modifier le processus de travail. Nous assistons en réalité au développement d’un sur-travail qui consiste à réaliser le travail comme auparavant et à produire les écritures supplémentaires demandées dans le cadre du BIM.
Par ailleurs, nous avons également montré que le BIM transporte avec lui de nombreuses promesses liées à celles de la société d’information et de communication : plus de transparence, plus de collaboration, plus de compréhension, plus de sens… Or force est de constater qu’il se développe d’abord par l’intermédiaire de machines et de travailleur·ses de l’information qui récoltent un ensemble de traces de manière à mieux calculer, pour mieux anticiper et ainsi optimiser le processus de conception, de construction et de gestion des logements sociaux. Pour sa mise en œuvre, il implique ainsi un ensemble de méthodes-projets, de formations et d’outils annexes nécessitant son fonctionnement. C’est un investissement important que toutes les entreprises de la filière, et notamment les plus petites, ne sont pas prêtes ou pas aptes à réaliser. Un risque majeur de transformation et de concentration du secteur se fait ainsi jour dans le sillage de cette innovation sociotechnique.
Ainsi, il est difficile de dégager des stratégies numériques globales vraiment structurées en l’état actuel des observations. Néanmoins, s’il n’existe pas de planification générale, il est possible de discerner de multiples initiatives dans lesquelles les données relatives à l’ensemble des éléments des bâtiments, leur collecte, leur structuration et leur exploitation sont appelées à jouer un rôle central. L’objectif est ainsi de construire un système d’information homogène et interopérable autour des données, susceptible de traverser les différentes étapes du cycle de vie des bâtiments, depuis la conception jusqu’à l’exploitation.
Au-delà de la maquette numérique comme représentation, parfois aussi utilisée auprès des locataires pour leur créer une « image de la réalité » (Le Corf, 2023), c’est ainsi le processus de numérisation et de documentation qui semble essentiel, ce dernier se traduisant concrètement dans les activités où sont produites, interprétées, mobilisées les données. D’où les enjeux autour de leur structuration et de l’établissement de nomenclatures permettant une utilisation par de multiples acteurs au cours du processus.
Les stratégies numériques dans lesquelles s’inscrit le BIM adoptent ainsi des formes très diversifiées en fonction des spécificités de chaque organisme. Ces stratégies s’élaborent en relation directe avec les retours des pratiques et touchent tous les niveaux de l’organisation :
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l’amont (territoire/process juridique) et l’aval (rapport aux client·es et aux prestataires) ;
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la transversalité interne et le partage des données ;
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la compatibilité des logiciels et des processus.
L’objectif réside alors dans la nécessité de trouver un équilibre entre l’intégration organisationnelle visée par le BIM et la fragmentation induite par les différentes figures et appropriations de cette technologie d’organisation. Ainsi, il semble que l’enjeu majeur pour le secteur du logement social soit de promouvoir une intégration organisationnelle cohérente du BIM tout en permettant une certaine flexibilité et adaptation aux besoins spécifiques de chaque projet et de chaque organisme.