Formations en mouvement : décalages, émergences, (re)cadrages

Claude Cohen et Laurent Devisme

p. 8-20

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Claude Cohen et Laurent Devisme, « Formations en mouvement : décalages, émergences, (re)cadrages », Cahiers RAMAU, 9 | 2018, 8-20.

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Claude Cohen et Laurent Devisme, « Formations en mouvement : décalages, émergences, (re)cadrages », Cahiers RAMAU [En ligne], 9 | 2018, mis en ligne le 15 février 2021, consulté le 22 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/217

This issue of Cahiers Ramau questions the connections between training courses and their socio-professional context. By making use of both theoretical insights and / or accounts and experiences, we examine current training courses in relation to practices and theories in environmental transformation (urban planners, architects and landscapers in particular) due to numerous decompartmentalizations (evidenced by the popularity of design thinking in the educational sciences) and a certain academic redisciplinarization. The call for papers on this issue was focused on three axis ; the training curricula, the training and professional standard references, and the social construction of professionals. Twelve texts were selected, organized in four parts.

Mettre en réseau, encore et toujours

L’appel à contributions des Cahiers Ramau lancé en décembre 2016 est issu d’interrogations sur les relations entre « formations et constructions professionnelles », partagées par une large communauté d’enseignants-chercheurs. En engageant ce nouveau numéro de la collection, nous avons souhaité, d’une part, en ce qui concerne la formation, accompagner les transformations rapides dans les dispositifs pédagogiques au sein des écoles et des universités, avec l’objectif de favoriser des échanges et des retours réflexifs d’expérience pédagogique, et, d’autre part, en ce qui concerne la recherche, révéler des objets en émergence et élaborer des pistes pour l’avenir.

Ce numéro apparaît dans la continuité de préoccupations du réseau. On peut en effet, sans exhaustivité, mentionner le n° 2 des Cahiers qui se focalisait sur la question du déploiement de l’inter-professionnalité et de ses conséquences quant aux appréhensions des métiers (T. Evette, dir., 2001), le n° 3 relevant du repérage de nouvelles pratiques d’architectes (O. Chadoin, T. Evette, dir., 2004) ou encore le n° 6 discutant ce que l’implication des habitants dans la fabrication de la ville transforme quant aux métiers (V. Biau, M. Fenker, E. Macaire, dir., 2013). Ce numéro témoigne toutefois d’une inflexion vers le dernier programme scientifique du Ramau (2015-2017), qui a interrogé les formations : non pas la préoccupation légitime de savoir comment évolue l’enseignement de telle ou telle matière (les rayons des bibliothèques sont souvent assez fournis quand il s’agit d’enseignement de la conception architecturale, des ambiances ou encore de tel ou tel domaine à dimension technique), non pas l’enjeu tout aussi fort de cerner les contours des champs disciplinaires pour l’architecture, mais bien une interrogation en amont sur ce que former veut dire.

Le besoin de caractériser les interactions entre formations et constructions professionnelles s’est traduit par trois notions principales : celles de « décalages », d’« émergences » et de « (re)cadrages ». Elles permettent de révéler les tensions désormais à l’œuvre dans le domaine de la formation, entre ce qui existe, bien ancré dans une histoire, et ce qui est en devenir. Différents types d’accélération (on songe aux effets de la révolution numérique mais aussi aux attentes quant aux sociétés apprenantes ou encore aux remises en cause, nombreuses, des formats pédagogiques classiques) ont des effets contrastés. Nous avons également pressenti, en amont de l’appel à contributions, des attentes émanant des milieux de l’enseignement même : peut-on stabiliser certaines choses ? Une vue d’ensemble serait-elle possible ?

Pour qualifier ce qui se passe dans les environnements de formation, suite aux réformes successives, depuis une vingtaine d’années, de l’enseignement supérieur en général et de l’enseignement supérieur professionnel en particulier, nous avons recours à la métaphore du « changement » ou du « dérèglement climatique ».

Interrogations pédagogiques par « gros temps » 

L’enseignement supérieur professionnel connaît ces dernières années d’importantes mutations eu égard à sa portée tout autant qu’à ses contenus, ses publics et ses relations avec les milieux professionnels. À quoi prépare-t-il ? Jusqu’à quel point requiert-il une coprésence enseignants-étudiants ? Comment s’organise aussi bien le « retrait du monde » – l’une des représentations possibles du monde académique – que les prises sur celui-ci – qu’il s’agisse certes de l’étudier mais aussi de le transformer ? Cette dernière question se présente parfois sous le signe d’une distinction entre connaissances et compétences. Toujours est-il que les dispositifs pédagogiques sont moins stables que jamais, devenus également un matériau décisif des sciences de l’éducation mais aussi du management des organisations : celles-ci diffusent désormais leurs manières de faire et de construire du sens dans l’enseignement supérieur.

Alors que la plupart des domaines d’enseignement sont classiquement enseignés en cours magistraux et travaux dirigés – avec également un décompte des heures personnelles étudiantes –, bien des propositions pédagogiques sont venues remettre en question cette organisation et les « cultures » établies de formation. Le cours magistral, au sens d’une formation en présentiel visant à transmettre des savoirs académiques ou scientifiques, a tendance à se réduire en peau de chagrin – ressources Internet aidant. Mais c’est aussi la réduction de la place des savoirs « classiques » dans les programmes (sciences dures et sciences sociales et humaines) qui est à l’œuvre : les workshops se sont multipliés, autant dans un cadre national qu’international, bouleversant parfois les repères de formation ; des classes inversées ont vu le jour, visant à expérimenter de nouvelles pratiques pédagogiques à l’ère du numérique ; la figure du tuteur a été renforcée afin de faciliter les apprentissages, etc.

La vision professionnalisante de la formation, selon laquelle les étudiants font des études supérieures pour être mieux employables, prend désormais largement le pas sur une vision de développement personnel de l’étudiant s’engageant dans des études supérieures pour se connaître soi-même et se donner des prises afin de changer le monde. Cette vision dominante et les nouvelles tensions qu’elle génère ne sont, bien évidemment, pas spécifiques aux écoles d’architecture. Les travaux de recherche de Denis Lemaître (2009) sur les curriculum et les discours pédagogiques dans les grandes écoles d’ingénieurs en France nous invitent à appréhender comment chaque école reconfigure en permanence l’organisation de son curriculum dans une négociation entre injonctions extérieures, contraintes de son environnement et certaines aspirations identitaires propres.

De notre côté, au sein du réseau Ramau, il nous a semblé décisif de lancer un appel à contributions documentant les rapports entre formations et mondes professionnels, questionnant les transformations en cours des cursus pédagogiques, les manières d’hybrider l’intérieur (des établissements d’enseignement supérieur) et l’extérieur (des mondes variés, des situations urbaines hors les murs…) et in fine interrogeant les constructions sociales des manières de faire de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage. La visée était proche dans le dossier publié en 2015 par la revue Urbanisme n° 398, autour de la question « quelles formations pour quels métiers ? » (avec notamment l’alerte quant à un futur obscur évoqué par Antoine Loubière), mais aussi dans le questionnement de Laurent Matthey évoquant un malaise dans la profession (2015) ou encore une identité controversée (Matthey et Mager, 2016) tout comme récemment dans les écrits de Guillaume Faburel évoquant les torsions contemporaines de la discipline urbanisme et les contradictions et impensés qui la caractérisent (Faburel, 2017).

Former à la pratique, dans la pratique : (re)cadrage à partir du stage et du doctorat

Dans l’ensemble, la professionnalisation est devenue un mot passe-partout des lieux d’enseignement qui mettent en avant, plus que jamais, le taux d’insertion de leurs étudiants. Ce thème a conduit des chercheurs à s’intéresser aux significations multiples et voies diverses de la professionnalisation (Wittorsky, 2012), en distinguant ce qui est de l’ordre de la professionnalisation de l’offre de formation, de celle des individus et de celle des activités.

Cela mérite donc d’y regarder de plus près, ce que réalisent les deux premiers chapitres de ce numéro en organisant les contributions autour d’un questionnement entre le dedans et le dehors. En architecture, urbanisme et paysage, cela se manifeste principalement par des stages et par des commandes d’ateliers (en phases diagnostic et projet). D’autres formules existent, plus classiques sûrement, dont celle de « convoquer le monde » dans les salles de classe en invitant et questionnant des professionnels, en explicitant les réalités des métiers de l’immobilier (mais qu’est-ce donc qu’une opération immobilière pour un promoteur ?), en « faisant comme si » tout en déployant un grand nombre de contraintes. Si l’on est adepte du réalisme critique, cette formule est efficace, sans être pour autant suffisante. Que dire alors des différentes formules d’enseignement et de formation hors-les-murs ?

Anne Debarre, Maxime Decommer et Bettina Horsch travaillent notamment sur la question des socialisations générées par les stages en l’inscrivant dans une perspective historique qui permet de retrouver les grands moments transformateurs dans l’institutionnalisation du stage depuis la fin des années 1960 et en particulier depuis 2005 (réforme LMD – licence, master, doctorat). Debarre et Decommer développent pour leur part une vue grand angle sur l’espace français, quand Horsch se focalise sur le cas d’une école d’architecture (Nantes). Entre la tradition du « faire sa place » et la construction d’un dispositif pédagogique d’alternance intégrant un « avant » et un « après » stage, les variations sont nombreuses. Tout aussi instructif est le renseignement des positions idéologiques à l’égard de « la pratique », avec un corps enseignant aux positions professionnelles contrastées. Une majorité des enseignants en école d’architecture est en effet également praticienne : pour eux l’école est un moment de respiration, de sortie d’un univers professionnel sous très fortes contraintes… Leur rapport au stage peut être ambivalent : dans certains cas recrutement direct d’étudiants repérés dans les studios de projet, mais aussi parfois dénigrement (les étudiants auront bien le temps de voir tout ça une fois diplômés). Les enseignants-chercheurs ne sont pas monovalents pour autant : certains voient dans les stages de très intéressantes occasions d’explorer les mondes de la pratique (dans la tradition de ce que fait Ramau), d’autres un rétrécissement des véritables espaces pédagogiques au profit de situations d’exploitation des étudiants dont l’indemnisation (30 % du SMIC) est imbattable sur le marché du travail…

Dans tous les cas, il semble que l’expérience de stage ne soit pas très explorée par les institutions d’enseignement : les rapports de stage sont rarement une matière de choix, survolés plus que lus et pour lesquels les étudiants investissent peu de leur temps personnel. Pourtant, les stages s’avèrent souvent déterminants pour les choix d’orientation des étudiants. Le travail de thèse, en cours, de Horsch porte notamment sur cet aspect de la construction d’une identité professionnelle particulière ou encore d’une pluralité d’identités. C’est également au cours de ces expériences (trois stages sont obligatoires dans les écoles d’architecture : « ouvrier », « de chantier », « de formation pratique ») que l’on peut identifier, concrètement, ce qui, dans l’exercice professionnel, relève du prescrit (par un ensemble de contraintes aussi bien techniques que juridiques) et ce qui relève des marges de manœuvre du métier. Où l’on peut juger, en somme, de la correspondance ou de la divergence entre les enjeux cognitifs du champ et les enjeux pratiques du métier. Missions de conception, missions complètes, suivi de chantier, assistance à maîtrise d’ouvrage…, chaque fois le spectre des compétences requises varie, de même que celui des autres professionnels rencontrés. Loin de l’énoncé abusif de « mon projet », l’expérience de stage peut certes être désenchantée mais elle suscite aussi d’autres centres d’intérêt.

La variation des positions se retrouve également dans des choix opérés par les écoles dont les projets pédagogiques mettent plus ou moins en avant l’enjeu du stage. C’est même un enjeu spécifique pour les mondes de la recherche. À l’ENSA Nantes par exemple, le projet de fin d’études brigué avec une mention recherche (disposition du décret de 2005) s’est mis en place notamment par la validation d’un stage en laboratoire qui peut valoir pour stage de formation pratique du cycle master : une manière d’insister sur la dimension pratique que recouvre toute recherche et de dérouter l’opposition bien trop commode entre des théoriciens et des praticiens (le mythe de la caverne de Platon n’est tout de même plus d’actualité !1).

Dans le prolongement du cursus, le moment doctoral est également concerné par cet enjeu et a motivé de retenir un texte portant sur la recherche doctorale en architecture, écrit par trois docteures/doctorantes comparant leurs expériences. Parmi les intérêts de ce témoignage à trois voix figure la variation des conditions de l’exercice doctoral (bourse de l’ADEME, du ministère de la Culture ou contrat en CIFRE) et ses conséquences quant à la nature de la thèse. Sans surprise, le curseur se trouve plus ou moins proche des enjeux académiques ou professionnels mais le lecteur retient l’existence de marges négociées par les auteurs des travaux de recherche : sous l’appellation « jonglage entre intérêts », les doctorantes montrent l’importance de la dimension socialisante du travail de thèse et donc l’enjeu d’une certaine souplesse de la démarche de recherche en tant que telle : on est loin de la figure isolée du rameur de fond ou du chercheur retiré des affaires. Transferts et valorisations sont questionnés dans ce texte, et pas dans un seul sens puisque ce sont bien aussi les routines professionnelles qui sont interrogées au prisme des aventures doctorales. Ces questions sont d’autant plus vives qu’elles s’expriment à partir de l’expérience de thèses en architecture et/ou urbanisme, disciplines dont l’une des caractéristiques est précisément de s’être établies, plus que les disciplines académiques consacrées, en lien avec des préoccupations des mondes professionnels2. On pourrait alors, par extension, questionner d’autres champs professionnels percutés également par le mouvement de « disciplinarisation » ou « d’universitarisation » des champs professionnels dans l’enseignement supérieur, à savoir l’ingénierie, la santé ou le travail social.

(Re)penser l’enseignement de projet : entre impulsions externes et aspirations internes

Le deuxième chapitre de ce numéro est tendu vers une autre modalité de construction des rapports entre la pédagogie et « le reste du monde », tantôt en observant le fonctionnement de commandes, tantôt en explorant les traductions de demandes sociales. Deux significations de l’entrée du réel en formation se dégagent en effet : soit par l’enjeu d’une entrée dans « le monde professionnel » via le dispositif pédagogique de l’atelier, soit par des mises en situations urbaines « hors les murs ». Dans le premier cas, on peut mettre en avant la notion d’« espace intermédiaire » qui caractérise ce qui se construit, à l’occasion de l’exercice pédagogique, entre mondes académiques et mondes professionnels. Cet « espace intermédiaire » serait d’autant mieux défini que l’atelier fait l’objet d’une convention et de financements3. On peut ainsi examiner des « commandes » passées à des formations par des acteurs de politiques publiques urbaines afin d’explorer des possibles tout en participant à la formation de futurs urbanistes. Claire Carriou revient alors sur des pratiques d’un master d’urbanisme de l’université de Nanterre, qu’on peut rapprocher de celles de l’ensemble des formations habilitées par l’APERAU. C’est bien la question de la professionnalisation qui est au cœur de ce principe et se trouve ici discutée. L’entrée dans ce matériau pédagogique est précieuse pour différer et contrer des représentations rapides qui se présentent comme « recherche appliquée » ou encore « bonnes pratiques » à distiller. Carriou met plutôt en avant une compétence (pour l’enseignante comme pour les étudiants) à négocier une position dans un jeu à plusieurs bandes (des acteurs techniques, politiques, universitaires mais aussi associatifs, des habitants) et l’enjeu de « flouter » les contraintes professionnelles propres à chaque espace afin de trouver l’espace d’un travail juste, celui d’un atelier collectif d’étudiants de master.

Avec une expérience proche, Elsa Vivant pointe les limites de la catégorisation à partir du témoignage d’un atelier atypique puisqu’il s’agit d’accompagner la réflexion d’un institut de santé mentale au sujet de son déménagement. Les attentes relèvent certes de la programmation urbaine mais l’on voit qu’elle est probablement surtout une pratique d’accompagnement du changement, délicate puisqu’il est difficile, pour les étudiants en urbanisme, de créer des relations sans lendemain avec des jeunes autistes ou en difficulté. « De ce fait, écrit E. Vivant, leur travail évolue d’une commande de programmation urbaine à une approche prospective au service d’un questionnement organisationnel. » La réflexivité de l’enseignante est aussi une lucidité quant à la portée de l’urbanisme : il faut savoir être embarqué par l’autre afin d’ajuster le registre de pertinence des travaux d’ateliers menés par les étudiants.

C’est également sous l’angle du témoignage que s’inscrit le texte de Merril Sinéus, mais dans l’optique de mettre en avant la portée de pédagogies situationnelles. Le développement de situations pédagogiques est un exercice en apparence moins formalisé que dans un dispositif classique. Toutefois le retour réflexif des étudiants sur leurs apprentissages témoigne des logiques de professionnalisation à l’œuvre dans un exercice pédagogique de ce type et des règles qui les encadrent. Il s’agit d’apprendre de l’expérience territoriale, en dehors de l’école, à partir de terrains d’accueil (par exemple de quartiers à Saint-Denis en accord avec la municipalité). Architecte de formation, de pratique mais aussi enseignante, l’auteure actualise la critique de la bulle artificielle que constituent de nombreux enseignements de projet ; elle critique également le « solutionnisme » architectural. Si elle s’inscrit certes dans la tradition de l’urbanisme participatif, c’est ici de manière fortement instrumentée afin de questionner les outils traditionnels de représentation de l’architecte. Comment les étudiants accèdent-ils au réel de leur futur métier ? Ce témoignage plaide en tous cas pour une pluralité des formes de réalisation de l’urbain.

Marta Alonso engage pour sa part une comparaison entre deux manières de faire projet dans l’enseignement, à Genève (maîtrise en développement territorial de l’université de Genève) et à Tokyo (Sejima Lab de l’université de Keio), pour en retirer un certain nombre d’enseignements. Ici, c’est bien l’enseignement du projet entre les murs qui est questionné. Le texte se situe ainsi, d’une certaine manière, aux antipodes de celui de Sinéus, en ce sens qu’il décrit des biais cognitifs qui sont autant de raccourcis à l’œuvre dans des enseignements intensifs de projet. S’appuyant sur des acquis de la psychologie cognitive, l’auteure met en relief, par exemple, ce que peuvent être les biais cognitifs de l’ambiance topographique d’un site mais aussi la force du maître dans l’atelier (dans le contexte d’enseignement japonais). Cette approche comparative de l’exercice de projet permet de poser une question centrale : jusqu’à quel niveau de décomplexification du réel doit-on aller ? Sans porter de leçons, ce texte pose en tous cas la nécessité de discuter des philosophies de l’enseignement à l’œuvre et traduit probablement une inquiétude quant à la généralisation des projets courts qui accélèrent les outils du « faire projet » au détriment, parfois, des valeurs de l’immersion longue.

Stabiliser des pratiques de formation en ayant recours aux « référentiels » ?

Monde incertain, pratiques professionnelles mouvantes, voilà bien des mots-valises de l’action contemporaine qui désignent un air du temps où domine l’accélération, le juste-à-temps et le flux tendu. Cela s’apprend bien sûr mais cela exige aussi une certaine résilience pour les individus comme pour les formations. La critique des dispositifs pédagogiques qui n’auraient pas pris le train du changement est aussi éculée que celle des périmètres des compétences des territoires face aux exigences économiques et fonctionnelles… Il nous semblait donc important de consacrer un moment de ce numéro à la question de la stabilisation des savoirs.

De nouvelles logiques sont à l’œuvre dans de nombreux domaines d’activités, qui ont recours à la notion de compétences et à la construction et usage de référentiels de compétences. Elles font l’objet depuis une vingtaine d’années de débats intenses mais témoignent aussi d’une emprise de plus en plus grande. Ces référentiels ont au départ une application toute particulière dans la gestion des ressources humaines au sein des entreprises. Mais leur diffusion s’est opérée rapidement dans les milieux de l’enseignement (en particulier en psychologie et en sciences de l’éducation) au Québec et dans le monde francophone (Brochier, 2009).

L’arrière-plan du référentiel traverse les deux contributions du troisième chapitre. Rainier Hoddé et Guillaume Baron reviennent sur leur propre pratique pédagogique, au cœur de laquelle se trouve l’enseignement de la conception (ils enseignent tous deux dans le champ des théories et pratiques de la conception architecturale et urbaine). Critiques envers un enseignement généralement largement implicite, ils proposent d’énoncer le plus clairement possible les attentes pédagogiques en s’inspirant des travaux de recherche se basant sur la conception dans les mondes professionnels de l’architecture. Ni l’approche strictement cognitive ni celle sociale et interactionnelle ne relèvent selon eux d’une approche suffisante. Ils proposent ainsi de les composer. S’il tient lieu de bilan en la matière, l’une des originalités de l’article tient à la restitution de ce qu’en pensent les étudiants (dimension que l’on trouve également dans les contributions de Mathilde Girault et Merril Sinéus). Les opérations de conception sont vues comme des outils à acquérir, plutôt que comme des compétences. Les auteurs ne reprennent pas non plus la notion de « référentiel de compétences » que l’on trouve discutée dans le texte suivant. L’état d’esprit en est toutefois proche et ce que l’on retient d’abord est l’insuffisante mise en réseau des pratiques pédagogiques au sein des écoles d’architecture. La mise en dialogue entre collègues des manières d’enseigner n’est pas la chose la plus partagée…

La contribution collective d’enseignants-chercheurs de l’École d’urbanisme de Paris éclaire plusieurs aspects de cette stabilisation pédagogique suite à une transformation massive ayant mené à une création institutionnelle, à savoir l’EUP. Afin de renouveler la pédagogie en urbanisme, la démarche centrée sur les compétences a été adoptée par cette école, dans la dynamique de création de cette nouvelle institution née de la fusion de deux instituts d’urbanisme (l’IUP et l’IFU). C’est cette expérience, qui reste à l’état d’une expérimentation, qui est relatée dans l’article. Les auteurs pointent les apports (modification des pratiques pédagogiques, nouvelle relations étudiants-enseignants) mais aussi les difficultés et limites (risque de normalisation de la formation et, par là-même, de la profession). On se situe ici dans un temps que l’on pourrait qualifier de post-idéologique : il s’agit de revenir non pas sur les vifs débats ayant présidé à l’EUP, ni sur les approches par compétences et la critique de leur instrumentalisation, mais sur les ouvertures permises par l’énoncé des principaux savoirs et savoir-faire auxquels se consacre une communauté universitaire. Le travail collectif mené à l’EUP amène à l’explicitation assez précise de compétences. Elles sont élaborées et traduites dans des actions pédagogiques que les auteurs n’ont pas le temps ici de décrire mais dans lesquelles il serait précieux d’entrer ultérieurement. En quoi les pratiques pédagogiques ont-elles été modifiées, ce point méritera qu’on y revienne, sans omettre qu’une majorité des enseignants, sans y être opposés, n’ont pour l’instant pas embarqué dans cette aventure : c’est leur scepticisme que l’on aimerait sonder de plus près.

Interpellations entre formations et constructions sociales des professionnels : les portées des démarches biographiques

C’est depuis trois recherches doctorales que l’on peut enfin lire des contributions qui questionnent les rapports entre formations et constructions sociales des professionnels. Elles prennent plutôt la voie de démarches biographiques pour approfondir cette question. Les trois articles invitent à mettre en relation des éléments de parcours dans des trajectoires individuelles d’étudiants ou de diplômés, avec une focale plus ou moins accentuée sur les formations suivies (et le rôle de l’école) et sur les expériences de la profession, réelles ou projetées. Les concepts utilisés par les trois auteurs rendent compte de modèles divers d’interprétation des parcours individuels et d’échelles de temporalités différentes dans la construction sociale des professionnels.

Reprenant la thématique de l’absence des architectes du marché de la production des maisons individuelles, Rémy Vigneron interroge les manières dont la fonction serait envisageable entre des opportunités et un ethos. Le marché du renouvellement périurbain apparaît comme une opportunité quand bien même les écoles d’architecture peinent à s’en saisir et à remettre en question les modèles dominants qu’elles continuent de véhiculer. Il identifie, suite à sa thèse, quatre trajectoires d’architectes s’étant saisis de cet enjeu : l’auto-entrepreneur qui cherche à « sortir de derrière l’ordinateur » ; le négociateur, apprenant notamment auprès des services instructeurs de permis de construire ; le salarié en agence privée (qui apprend notamment l’économie des opérations) et le doctorant (qu’il a été). Tout en cherchant comment l’architecte peut être ramené dans la fabrique urbaine ordinaire, il met en avant la figure de l’architecte médiateur (plus que celle de conseiller) et incite à développer des enseignements de démythification du rôle des architectes.

Mathilde Girault convoque quant à elle des points de vue d’étudiants sur leur formation en posant un regard utile à la transformation des professions – car on peut aussi penser que les établissements d’enseignement supérieur ont pour mission de penser et aider à ces changements. Via une approche critique de l’actualité des lieux de formation, elle met en avant que les étudiants ne sont pas seulement des usagers des formations et que leurs points de vue sont souvent largement minorisés – la mise en débat des métiers est ainsi bien insuffisante aujourd’hui. Elle souligne l’importance des imaginaires de villes pour les étudiants, motivant leur inscription dans un master d’urbanisme, et construit trois figures à partir des entretiens qu’elle a pu réaliser : le praticien hybride, le praticien idéologue et le praticien habitant. Cette typologie réhabilite en tout cas la pratique territoriale ordinaire et l’exercice démocratique des métiers. Elle permet aussi de dépasser ce que l’auteure nomme un enlisement dialectique stérile, dans lequel le corps enseignant est souvent prisonnier : entre unification et diversification des métiers. Quoi qu’il en soit, les enjeux des systèmes d’acteurs, des maquettes pédagogiques et des rhétoriques pédagogiques sont bel et bien importants. En poursuivant cette voie, l’auteure pourrait, sans doute de manière plus explicite, montrer les transformations dans « les représentations de la formation, du métier et du champ de l’urbanisme » par des étudiants en urbanisme, à des moments clés transformateurs pendant le temps de la formation.

Enfin Laura Rosenbaum complète ce tableau d’analyse de la construction sociale des professionnels par une enquête sur les manières dont l’international est présent dans les formations. À partir des résultats de sa thèse, elle montre comment l’internationalisation des formations participe de celle des pratiques professionnelles. Sa démarche doctorale consiste à croiser des trajectoires passées (habitudes sociales et familiales) avec des situations de formation choisies par les étudiants et des perspectives de carrière. Afin de documenter ce que veut dire « avoir le monde en référence », elle s’intéresse notamment à deux dispositifs contribuant à l’internationalisation que sont Erasmus (et plus généralement la mobilité étudiante pratiquée aujourd’hui par la moitié environ des étudiants des ENSA) et les workshops comme lieux de projection de pratique à l’international. Elle cible aussi quelques-unes des spécificités françaises très exportées que sont le patrimoine, l’exercice professionnalisé de l’humanitaire ou encore l’architecture en terre.

Ces contributions montrent que l’école ou l’institut de formation peut, ou non, jouer un vrai rôle d’aiguillon de la construction d’un parcours. Laura Rosenbaum témoigne de ce rôle de l’école alors que Rémy Vigneron en atténue fortement la portée… Deux axes peuvent autrement être dégagés du côté des perspectives de recherche. Il y a d’abord probablement une réflexion à développer sur les fondements théoriques et les méthodologies permettant de conduire et interpréter des entretiens biographiques (Delory-Momberger, 2014). Des travaux sont également à mener sur le sens des concepts et leur usage : parcours (de formation, professionnel, de vie) ; carrières (professionnelles), trajectoires (temps long), récits de vie (toute une vie) (Dubar et Nicourd, 2017). Un deuxième axe concerne la discussion de typologies que l’on peut établir, de manière synchrone – quels sont les éléments différenciant au sein d’une même génération ? – mais aussi de manière diachronique – repérer les changements structurels et les effets générationnels en comparant (selon une perspective internationale ?) des détenteurs d’un diplôme en architecture et urbanisme depuis la fin des années 1960 et des diplômés de la jeune génération formée après 2005, lorsque les formations en Europe se trouvent totalement repensées.

Lignes de force et champs aveugles

Ce numéro fait-il panorama ? Ce serait prétentieux. Il donne toutefois l’idée de questions vives qui sont posées dans les lieux d’enseignement de l’architecture et de l’urbanisme. Un certain nombre d’entre elles peuvent aisément être transposées dans d’autres disciplines aux prises avec la question de leur utilité. Les douze articles ont bien la vertu de révéler un jeu complexe de « résistance et d’adaptation » dont parlait déjà Bernard Haumont dans le premier numéro des Cahiers Ramau (2000).

L’un des axes qui aurait mérité un chapitre en tant que tel concerne la place de la transition numérique au sein des questions pédagogiques. Cela n’englobe pas seulement les outils de représentation et de conception mais aussi le rôle des formateurs, les degrés d’interactivité possibles, le rapport entre « infobésité » et syndrome de la page blanche ou de la panne d’inspiration… Tout enseignant doit aujourd’hui réfléchir à son repositionnement dans ce contexte.

Un autre axe, non abordé en tant que tel dans ce numéro, concerne les représentations des mondes professionnels, justement. Car on se trompe souvent à les dire en attente de réponses, de solutions… Quiconque a enseigné dans le cadre de formations continues ou a accompagné des thèses élaborées en contrat CIFRE sait à quel point les mondes professionnels peuvent souffrir aussi d’un manque de sens, d’un manque de recul, et aspirer à une montée à l’horizon… L’attente réflexive est forte et justifie d’autant plus que l’enseignement supérieur apporte des outils et des mises en perspective à cet égard.

Un autre point tient au côté hexagonal des réflexions proposées. Nous disposons certes d’extensions francophones au sein du réseau Ramau mais il est utile, en ce qui concerne la question posée ici, de prendre le temps d’analyser les transformations à l’œuvre ailleurs : sans y chercher des modèles ou des recettes, mais peut-être parfois des inspirations. À cet égard, l’interrogation « Quel avenir pour les études en sciences humaines ? » que portait la Revue internationale d’éducation de Sèvres en 2008 mérite d’être mentionnée : à partir du cadrage par Michel Lussault de quatre postures dessinant un champ de forces (posture patrimoniale et érudite ; posture critique ou réflexive ; posture prosaïque de transmission d’une culture générale ; posture utilitariste et instrumentale), plusieurs contributions permettaient de se faire une idée de ressources et potentiels ailleurs dans le monde. C’est assurément un complément pour le lecteur du présent numéro, en position intranquille nécessairement ! C’est aussi une invitation à ce que les milieux de l’enseignement supérieur, dans le monde francophone et au-delà, nous interpellent sur l’originalité et la force potentielles de nos environnements de formation.

1 S’il fallait encore démontrer cet aspect, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie de B. Latour est sûrement l’une

2 Voir à ce sujet un numéro en préparation de la Revue européenne des sciences sociales (Droz, Genève).

3 Voir aussi les workshops évoqués par Laura Rosenbaum dans son article sur la formation internationale des architectes : ces ateliers sont financés

Brochier D., 2009, « La compétence, mode ou modèle ? Génèse, usage et sens de la notion de compétence en gestion des ressources humaines et en formation », dans Barbier J-M., Bourgeois E., Chapelle G., Ruano-Borbalan J-C. (dir. collective), Encyclopédie de la formation, PUF, Paris, p. 1013‑1036.

Delory-Momberger C., 2014, De la recherche biographique en éducation. Fondements, méthodes, pratiques, Éditions Téraèdre, Paris, p. 73‑94.

Dubar C., Nicourd S., 2017, Les Biographies en sociologie, La Découverte, Paris, 121 pages.

Faburel G., « Les formations universitaires en urbanisme en France : un nouveau gouvernement des corps (de métiers) », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Débats, Les métiers de la ville, mis en ligne le 30 juin 2017, consulté le 07 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/28473

Haumont B., 2000, « Organisations et compétences de la conception et de la maîtrise d’ouvrage en Europe », Actes des rencontres Ramau 1999, Cahiers Ramau, n° 1, Paris, 140 pages.

Latour B., 1999, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, Paris.

Lemaître D., 2009, « Le curriculum des grandes écoles en France : un modèle d’analyse inspiré de Basil Bernstein », Revue française de pédagogie, n° 166, janvier-février-mars 2009, p. 17‑26.

Loubière A., 2015, « Interrogations face à un futur obscur », Urbanisme, n° 398, automne, p. 26‑27.

Lussault M., 2008, « Les SHS à la croisée des chemins », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 49, décembre, dossier « Quel avenir pour les études en sciences humaines ? », p. 21‑30.

Matthey L., « Malaise dans la profession. Les urbanistes suisses face aux transformations de leur métier », Métropolitiques, 14 janvier 2015. URL : http://www.metropolitiques.eu/Malaise-dans-la-profession.html

Matthey L., Mager C., « La fabrique des urbanistes. Une identité professionnelle controversée ? », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Débats, Les métiers de la ville, mis en ligne le 06 avril 2016, consulté le 07 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/27553

Wittorsky R., 2012, « La professionnalisation : enjeux, significations et voies », dans Raveleau B., Hassel F. B., Professionnaliser la fonction ressources humaines. Quels enjeux pour quelle utilité ? Presses de l’université Laval, 33 pages sur 442 pages.

1 S’il fallait encore démontrer cet aspect, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie de B. Latour est sûrement l’une des meilleures béquilles !

2 Voir à ce sujet un numéro en préparation de la Revue européenne des sciences sociales (Droz, Genève).

3 Voir aussi les workshops évoqués par Laura Rosenbaum dans son article sur la formation internationale des architectes : ces ateliers sont financés dans le cadre de la coopération décentralisée entre deux grandes métropoles, dont celle de Bordeaux. Ils donnent lieu à une convention bilatérale à long terme entre l’ENSAPB et le département universitaire d’Hyderabad en Inde.

Claude Cohen

Claude Cohen, architecte et urbaniste de formation, est titulaire d’un doctorat en aménagement de l’université de Montréal, Canada. Elle a exercé en France, pendant plus de quinze ans, une activité de conseil et d’expertise dans le champ de l’urbanisme et de la politique de la ville. Elle a ensuite choisi la voie académique en intégrant le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), à Paris, où elle a exercé des responsabilités pédagogiques aux côtés de Michel Cantal-Dupart, titulaire de la chaire d’urbanisme et d’environnement. Enfin, sur un poste de développement de la recherche et des relations internationales au laboratoire CRF du CNAM, elle a monté et accompagné le projet d’une chaire UNESCO « Formation et pratiques professionnelles ».
Contact claude.cohen3@wanadoo.fr

Laurent Devisme

Laurent Devisme est professeur des ENSA, en poste à l’ENSA Nantes où il enseigne les sciences sociales, et plus particulièrement les études urbaines. Ses travaux concernent principalement l’étude de la fabrique urbanistique contemporaine dans une perspective ethnographique. Il est membre de plusieurs comités de lecture (Annales de la recherche urbaine, Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, Métropoles…) et co-directeur du réseau Ramau. http://aau.archi.fr/equipe/devisme-laurent
Contact laurent.devisme@crenau.archi.fr

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