Numérique et fabrique architecturale et urbaine – Conceptions, métiers et organisations : introduction

Digital technologies and the architectural and urban fabric - Conceptions, professions and organizations: introduction

Silvère Tribout et Marie-Anaïs Le Breton

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Référence électronique

Silvère Tribout et Marie-Anaïs Le Breton, « Numérique et fabrique architecturale et urbaine – Conceptions, métiers et organisations : introduction », Cahiers RAMAU [En ligne], 12 | 2024, mis en ligne le 18 décembre 2024, consulté le 30 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/735

À la suite d’un programme scientifique engagé en 2018 et intitulé « De l’incertitude des savoirs aux nouvelles fabriques de l’expertise », le réseau Ramau décidait en 2022 de consacrer une partie de son programme scientifique aux questions numériques dans le champ de la fabrique des territoires. Il lançait en 2023 un appel à contributions intitulé « Numérique et fabrique urbaine – Processus de conception, métiers et organisations », sous la responsabilité de Silvère Tribout et Marie-Anaïs Le Breton, enseignant·es-chercheur·ses au département de Géographie et Aménagement de l’université Rennes-2 et au sein de l’UMR ESO.

Les travaux de recherche interrogeant les liens entre le numérique et la fabrique urbaine se sont multipliés depuis plus de trente ans en France comme à l’étranger. De manière concomitante, ce sont aussi des réseaux scientifiques et un ensemble de laboratoires de recherche, issus notamment d’écoles d’architecture, qui se sont développés et structurés.

Nous observons par ailleurs un large panel de laboratoires (en informatique, en sciences de l’information et de la communication, en architecture, en urbanisme ou en paysage, en géographie ou encore en sociologie) explorant, à des fins de recherches appliquées ou plus compréhensives, les modalités de croisement entre numérique et fabrique urbaine. Et, outre les revues spécialisées sur le numérique (ex : revue Netcom, Les Cahiers du numérique, Computer, Environment and Urban Systems, Journal of Urban Technology ; numéros issus des rencontres 01 Design, SCAN, etc.), nombreuses sont les revues plus généralistes ayant consacré un ou plusieurs numéros aux villes numériques (Flux, 2009), à la numérisation des espaces (Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, 2018), aux liens entre transition numérique et transition écologique (Annales des Mines, 2017), aux smart cities (Sociétés, 2016 ; Quaderni, communication, technologies, pouvoir, 2018 ; Norois, 2023), aux liens entre numérique et ingénierie urbaine (Flux, 2023), ou plus récemment encore la revue Projets de paysage, dont le dernier numéro, intitulé Expériences du paysage et pratiques numériques, « explore les pratiques numériques et la manière dont elles modifient (ou non) les façons d’arpenter les paysages, de les comprendre, de les représenter, de les projeter, de les raconter ou tout simplement de les partager1 ».

Les travaux au croisement du numérique et de la fabrique urbaine sont à ce jour nombreux et continuent de se multiplier. Néanmoins, les évolutions des outils et des démarches numériques sont telles que la recherche en sciences humaines et sociales se doit de continuer d’observer, de décortiquer, de mieux comprendre et d’analyser leur implication dans les manières de penser et de faire la ville. Plusieurs entrées mériteraient par ailleurs d’être davantage explorées par la littérature. Les travaux sur les pratiques de conception urbaine et paysagère, peu développés de manière générale (Arab, Bourdin, 2017), le sont d’autant moins dans la littérature centrée sur le numérique. Les recherches interrogeant les processus de conception se concentrent avant tout sur l’échelle architecturale (en attestent la nature et la composition des réseaux cités précédemment et les laboratoires avant tout hébergés au sein d’écoles d’architecture). Lorsque les liens entre numérique et dimension urbaine sont opérés, les travaux se concentrent majoritairement sur la mise en place et l’utilisation de services numériques de gestion et de gouvernance des espaces bâtis et ouverts.

Nous constatons par ailleurs que l’évolution des métiers de la fabrique urbaine n’est que peu interrogée de manière explicite, et assez partiellement. Si les travaux se multiplient au sujet des architectes (Hochscheid, Halin, 2020 ; Marin, 2020 ; Girard, 2014), moins, en revanche, interrogent l’évolution des métiers et des pratiques professionnelles des acteurs de la maîtrise d’ouvrage urbaine (Ferchaud et al., 2023 ; Deprêtre et al., 2023) et immobilière (Chaudet, Bouillon, 2022 ; Aznal, Barry, 2017 ; Chaudet et al., 2017), promoteurs, conseils de copropriété et syndics, pourtant directement impliqués dans le pilotage de projets et potentiellement concernés par les démarches et outils numériques avec lesquels ils sont ou seraient amenés à composer. De la même manière, les métiers, ou du moins les missions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage en vue du déploiement de démarches (voire de stratégies numériques), aux premières loges ces dernières années, mériteraient d’être davantage observés et explorés.

L’appel à contributions invitait les auteur·ices à inscrire leur article dans un ou plusieurs axes complémentaires : un premier autour des démarches numériques et des processus de conception architecturale, mais aussi urbaine et/ou paysagère, permettant ainsi d’interroger des outils et démarches tels que le BIM (Building Information Modeling), le CIM (City Information Modeling) ou le LIM (Landscape Information Modeling). Nous pensions également aux plateformes dites collaboratives, mobilisées dans de nombreux processus de projets, ou encore aux outils d’aide à la décision transformés par le développement récent de l’intelligence artificielle. Plusieurs questions étaient alors posées : en quoi ces outils et les démarches sur lesquelles ils s’appuient renouvellent-ils l’exercice intellectuel de la conception de projets d’urbanisme ? En quoi sont-ils actants dans ces processus et participent-ils de la construction de la pensée des acteurs et actrices impliqué·es en phases pré-opérationnelle et opérationnelle ? Quelle conscience ont ces dernier·ères du poids de ces outils sur leurs pratiques ? Observe-t-on des stratégies visant à réduire les cas d’usage et, ce faisant, la portée de tels outils dans leur quotidien professionnel ? Peut-on par ailleurs observer le développement de pratiques alternatives ou la réaffirmation de pratiques dites classiques et/ou non numériques ? En quoi, enfin, l’intégration du numérique en phase de gestion des projets contribue-t-elle à l’utilisation de nouveaux outils et démarches dès la phase de conception ?

Le deuxième axe de l’appel à contributions concernait les liens entre multiplication et diversification des démarches numériques, et la transformation des métiers de la fabrique architecturale, urbaine et paysagère participant à ces dernières. Il s’agissait alors de questionner la transformation des pratiques tant de la maîtrise d’ouvrage urbaine et immobilière que de la maîtrise d’œuvre : en quoi l’émergence et la diffusion d’outils et de démarches numériques participent-elles de l’ouverture du processus de la fabrique urbaine (par les collaborations, les interprofessionalités et la médiation habitante qu’ils seraient supposés favoriser), mais aussi à l’intégration de nouveaux métiers ou missions spécialisées et techniques (non plus issus seulement du monde de l’ingénierie urbaine mais aussi de celui de l’informatique et du code) ?

Un troisième axe, enfin, concernait la manière dont la multiplication des démarches et outils numériques interroge – si ce n’est transforme – les institutions et organisations, publiques ou privées. Comment se décident ces nouvelles initiatives ? D’où viennent-elles ? En quoi rencontrent-elles des injonctions ou incitations descendantes et des initiatives plus individuelles au sein de ces institutions ? Assiste-t-on, par ailleurs, à la construction de nouveaux pôles de compétences en interne venant appuyer les manières plus classiques de travailler ? Assiste-t-on davantage à la diffusion plus générale de nouvelles cultures de travail ? Quelles résistances observe-t-on dans ces cas-là et quelles formes ces dernières prennent-elles ? En quoi ces démarches amènent-elles les institutions concernées à réinterroger leurs réseaux de collaboration ?

Des pratiques de conception à la transformation des métiers et organisations ; de la fabrique architecturale à la fabrique urbaine

La dizaine d’intentions reçues a finalement abouti à la publication de cinq textes, qui composent le présent numéro2. Les auteur·rices représentent une diversité de disciplines (architecture, sciences de l’ingénieur, sciences de l’information et de la communication) et les articles publiés une diversité d’analyses, selon les échelles et approches proposées. Si Claire Duclos-Prévet et François Guéna explorent le champ de la conception architecturale à travers l’intégration de techniques dites « génératives », Paula Gordo-Gregorio explore plus largement des processus de projet d’architecture, des phases de conception jusqu’aux phases de gestion, accompagnés par une démarche BIM. Toujours dans le champ de l’architecture, Rakiétou Mamadou Ouattara explore quant à elle la transformation des formations et des conditions d’exercice des architectes dans trois pays d’Afrique de l’Ouest francophone. À l’échelle du bâti, mais cette fois du point de vue de la maîtrise d’ouvrage, Bruno Chaudet et ses coauteur·rices explorent la transformation des métiers et des organisations de bailleurs sociaux français ayant intégré des démarches BIM dans leurs institutions respectives. À une échelle plus urbaine, Hee-Won Jung interroge le rôle et les limites des plateformes numériques dans la fabrique urbaine partagée.

Les coordinateurs·rices du présent numéro se réjouissent de valoriser à la fois les travaux de doctorantes en cours d’exercice, de docteures ayant soutenu leur thèse récemment et de chercheur·ses plus avancé·es dans leur carrière.

Le premier article de ce numéro, écrit par Claire Duclos-Prévet et François Guéna, analyse l’intégration des techniques génératives dans le champ de la conception. Les applications de modélisation, de simulation et d’optimisation sont étudiées au prisme de la pratique architecturale, dans une approche expérimentale sur des cas réels. Les auteur·rices s’appuient sur quarante-quatre expérimentations menées dans un cadre professionnel, documentées et analysées en mobilisant une approche compréhensive, afin de mettre au jour les limites à la démocratisation des méthodes génératives en agence d’architecture. Quels sont les obstacles à l’usage de ces méthodes et quelles opportunités offrent-elles ? Quelles sont les connaissances techniques nécessaires à leur utilisation ? Si les impératifs de performance énergétique et bioclimatique en architecture et urbanisme ont légitimé le recours à un outillage numérique dans la conception des projets, l’article met bien en évidence les difficultés à changer de méthodes, non seulement du point de vue technique, mais aussi sur les plans idéologique et organisationnel. Cette étude ne met donc pas seulement au jour la complexité des processus de conception, mais également celle de l’articulation entre les méthodes itérative et inventive de conception des architectes, et les contraintes (supplémentaires) amenées par des procédés numériques. Les auteur·rices remettent notamment en cause les approches technophiles, qui consistent à valoriser le gain de temps apporté par la numérisation des procédures de conception.

Interroger les effets du numérique sur les pratiques professionnelles des architectes est également l’un des objectifs de Rakiétou Mamadou Ouattara. Dans son article, l’autrice examine plus spécifiquement le numérique comme un marqueur des mutations au sein de la profession d’architecte dans trois pays d’Afrique de l’Ouest francophone. Elle s’appuie sur un important corpus de données qualitatives (plus de cent entretiens et des observations) récoltées au cours d’une recherche doctorale portant sur la formation, les positionnements et les stratégies des architectes burkinabés, maliens et nigériens dans leur pays. En posant la question des effets de l’adoption des outils numériques sur les pratiques professionnelles, l’autrice apporte d’abord un éclairage précieux sur les conditions de sa généralisation. Elle rattache ce mouvement à deux échelles : l’une, mondiale, de diffusion et de circulation des innovations ; l’autre, locale, plus particulièrement située dans les écoles d’architecture, où la formation aux outils numériques occupe une place croissante. En étudiant la manière dont l’informatique et les logiciels de conception et de représentation se sont progressivement normalisés en contexte d’apprentissage, l’autrice met au jour une « rupture générationnelle » entre les professionnels diplômés avant les années 1990 et ceux qui l’ont été après 2010. Cette rupture ne repose pas que sur des compétences, mais se manifeste aussi par des discours et des représentations contrastés à l’égard du numérique. Les analyses communiquées dans cet article tendent à indiquer que la diffusion d’une approche technophile contribuerait à fragiliser la profession d’architecte, qui serait perçue comme simple activité de production d’images (dessin et de synthèse). L’autrice souligne en ce sens que ce qui est en jeu, finalement, ce n’est pas seulement la transformation des pratiques au sein d’un métier, mais bien aussi le processus de légitimation d’un corps professionnel dans un contexte soumis à une forte concurrence.

Dans son article, Paula Gordo-Gregorio examine la transformation des pratiques de conception, de construction et d’exploitation, sous l’angle des innovations apportées par le BIM. Son travail s’appuie sur les résultats d’une recherche doctorale en CIFRE (2018-2023), réalisée au sein d’un bureau d’études techniques. Son article expose les principaux résultats d’une étude de trois projets immobiliers (en Île-de-France), obtenus à partir de méthodes qualitatives (observations participantes, entretiens et analyse documentaire). Son analyse des processus informationnels en projet BIM a pour objectif de relever les points de rupture communs aux trois projets, sous un angle social. Comment les obstacles émergent-ils ? Comment impactent-ils les processus BIM ? L’étude de Paula Gordo-Gregorio sur la transformation des pratiques par une innovation technologique, sous un angle social, permet de souligner l’importance : (1) de la gestion de projet, (2) du vocabulaire, (3) de l’adhésion aux standards établis. Les problématiques logicielles, bien mises en évidence par la littérature comme frein au déploiement du BIM, sont ici enrichies d’une analyse des usages, des pratiques et des dynamiques sociales induites par l’outil. Son travail s’inscrit donc dans une perspective sociotechnique du BIM et vise à apporter un éclairage complémentaire aux approches managériales et techniques de ce dernier.

Saisir les modalités de déploiement du BIM dans les pratiques professionnelles, cette fois du côté de la maîtrise d’ouvrage, c’est le cadre retenu par Bruno Chaudet, Jean-Luc Bouillon, Marcela Patrascu, Jean-Baptiste Le Corf et Florian Hémont. Leur article s’appuie sur les résultats d’une recherche participative menée entre 2019 et 2022, en partenariat avec l’Union sociale pour l’habitat, auprès de sept organismes HLM situés dans différentes régions de France. Les auteur·rices s’interrogent sur la manière dont les professionnels enquêtés mobilisent différentes figures du BIM. Comment se coordonnent-ils face aux mutations induites par l’outil ? Quels nouveaux régimes de communication cette évolution socio-technique implique-t-elle ? Les auteur·rices interrogent donc les effets de l’intégration de nouvelles pratiques informatiques au sein des organismes HLM sous un angle organisationnel. Leur article ne révèle pas seulement la manière dont les acteurs du logement social se coordonnent dans ce nouveau contexte, mais nous éclaire en outre sur les nouveaux régimes de communication que cette évolution socio-technique implique, ainsi que sur les adaptations techniques, culturelles et professionnelles entraînées par le déploiement du BIM.

Ces quatre premiers articles ont en commun d’exposer et d’analyser la manière dont les dispositifs numériques s’insèrent dans des quotidiens professionnels, et plus particulièrement celle dont ils accompagnent, transforment et reconfigurent des pratiques collaboratives. Tout en partageant ce constat, Hee-Won Jung en nuance toutefois la prépondérance. La dissémination des dispositifs numériques, et notamment celle des plateformes, dans nos quotidiens professionnels ne serait qu’un facteur de transformation des pratiques collaboratives parmi d’autres. C’est donc en mobilisant la pluralité des dimensions (physiques, politiques et numériques) des plateformes que l’autrice interroge l’évolution des modes d’organisation de l’action collective au sein de la fabrique urbaine. Plutôt que d’observer un seul dispositif numérique, l’examen approfondi de la notion même de plateforme, complété par deux études de cas, vient relativiser le rôle a priori essentiel des outils numériques dans l’acquisition comme dans la coproduction de connaissances au sein d’un projet. Autrement dit, l’autrice démontre que ce n’est pas le numérique en soi qui permet aux acteurs de s’intégrer à une communauté de pratiques, mais plutôt la volonté de chacun de se mobiliser et de mobiliser ces outils dans une perspective proactive qui est déterminante. Les pratiques numériques sont ainsi mises en œuvre pour soi, à l’échelle d’un projet commun ou du développement d’une communauté de pratique.

Les cinq textes qui composent le présent numéro ont tout le mérite d’explorer soit les pratiques d’acteurs peu observés jusque-là (ex : les maîtres d’ouvrage, les bailleurs sociaux), soit, lorsqu’ils le sont davantage (comme les architectes ou les bureaux d’études), d’en analyser les pratiques dans une perspective internationale et/ou à partir d’observations in situ et au long cours. Cela leur permet non seulement d’appréhender des processus de projet dans leur globalité, mais aussi d’affiner les savoirs sur les limites des dispositifs numériques et de leur appropriation professionnelle.

Regards croisés

Si les articles explorent et analysent une diversité d’outils et de démarches numériques centrés sur les techniques de représentation et de simulation (Mamadou Ouattara, Duclos-Prévet et Guéna), le BIM (Chaudet et al. ; Gorgo-Gregorio), les techniques génératives basées sur l’intelligence artificielle (Duclos-Prévet et Guéna) ou encore sur les plateformes numériques (Jung), ils interrogent tous, à leur manière, une série de transformations professionnelles, de l’échelle individuelle à l’échelle collective, du point de vue des acteurs, de groupes professionnels et d’institutions diverses. Les auteur·rices soulignent les limites techniques, cognitives et organisationnelles de la diffusion du numérique, mais rendent compte également de formes d’engagement et de résistances diverses de la part des acteurs et des collectifs dans lesquels ils s’insèrent. Malgré ces résistances et ces limites, les articles montrent comment le numérique agit comme un mouvement de fond. Ses impacts dépassent la nature des démarches et des outils mobilisés pour atteindre plus spécifiquement les cadres normatifs de l’exercice professionnel.

Idéologiquement, le numérique est souvent synonyme de rationalisation, processus qui se traduit concrètement par l’action de normaliser les démarches collectives et celle de réduire, dans le même temps, les incertitudes. Plusieurs articles relativisent cette approche technophile selon laquelle des démarches (et outils) numériques permettraient à elles seules de réduire l’incertitude inhérente à l’activité de conception et de construction, et aux régulations autonomes peu prévisibles. Les auteur·rices montrent comment les promesses de structuration, de fiabilisation et donc de renforcement de la qualité et de la quantité des données relatives à un projet et à son territoire d’accueil révèlent en fait, en creux, les mondes incertains et inconnus dans lesquels naviguent les acteurs concernés (connaissances toujours partielles des comportements énergétiques des bâtiments une fois conçus ; connaissance partielle du patrimoine existant, etc.). Du côté des activités de conception et de construction de logements sociaux, certains des professionnels enquêtés par Chaudet et al. remettent eux-mêmes en cause l’idée d’une toute-puissance des régulations de contrôle. Il faut en retenir la nuance entre un idéal de performance et d’intégration organisationnelle (qui demeure mobilisé dans les discours) et une réalité plus pragmatique qui, souvent, réduit les démarches numériques à des outils d’aide à la décision, plutôt que de les appréhender comme des outils de pilotage de l’action à distance. Leur portée ne repose, d’ailleurs, que sur l’implication et l’engagement des acteurs dans la récolte et le travail des données utilisées pour optimiser les processus de conception, de construction ou de gestion du patrimoine. Le BIM, par exemple, « s’incarne encore et avant tout dans un immense fichier Excel aux multiples colonnes qui requiert une mise à jour manuelle très minutieuse » (Chaudet et al.), au risque de réduire à la portion congrue l’intérêt de maquettes numériques qui auront mis tant de temps à voir le jour. Ce travail d’écriture numérique appelle une harmonisation des données, de la coordination et un suivi des modifications apportées tout au long du projet, autant de tâches qui s’incarnent dans la figure du BIM manager, mais aussi dans l’implication systématique de l’ensemble des parties prenantes du projet (défis ô combien ambitieux). Au-delà, plusieurs auteurs révèlent la difficile interopérabilité entre les bases de données et/ou les infrastructures logicielles (Gordo-Gregorio ; Duclos-Prévet et Guéna), questionnant une fois de plus les quêtes d’efficacité et de collaboration portées par de nombreux outils et démarches numériques.

Au-delà des limites techniques et organisationnelles mises en valeur, les articles, comme d’autres avant eux, rappellent combien le développement de démarches numériques, de conception, de mise en œuvre et/ou de gestion du patrimoine bâti appelle une diffusion de compétences issues du monde de l’ingénierie et de l’informatique chez les acteurs généralistes de la fabrique urbaine. Cette imprégnation apparaît pour beaucoup nécessaire, tant pour répondre aux exigences des maîtres d’ouvrage (Mamadou Ouattara, Gordo-Gregorio) que pour prendre en compte les enjeux environnementaux (Duclos-Prévet et Guéna), les enjeux de circulation de modèles et d’organisations collectives (Jung), ou enfin les enjeux de gestion du patrimoine (Chaudet et al.). L’un des enjeux, pour les acteurs ou groupes professionnels, est de maintenir leur place dans la chaîne de la fabrique urbaine. Plus que l’intégration de nouvelles compétences, ce sont de nouveaux registres d’interprofessionnalité qui émergent, relatifs non seulement à de nouvelles entrées substantielles, mais aussi à d’autres manières de collaborer, de partager des données, d’écrire ces données. La diffusion du numérique se double ainsi de la diffusion de nouveaux langages. Et, de fait, se jouent ou se rejouent ici des rapports de pouvoir : entre assistants à maîtrise d’ouvrage et maîtres d’ouvrage ; entre architectes et ingénieurs au sein des équipes de maîtrise d’œuvre ; entre maîtres d’ouvrage, équipes de maîtrise d’œuvre, entreprises et services de gestion (dont les degrés de participation et de maîtrise des enjeux et langages numériques sont loin d’être uniformes).

Enfin, et peut-être surtout, les contributions montrent explicitement ou en creux la manière dont les discours et les valeurs associés aux outils numériques (par exemple l’efficacité, la flexibilité, la modernité) se déportent sur leurs utilisateurs eux-mêmes. Implicitement, il serait attendu des « pratiquants » qu’ils soient eux aussi dans des modes de faire et d’être correspondant aux promesses du numérique : plus collaboratifs, plus rapides, plus efficaces, tout en maîtrise, à même de faire émerger une nouvelle esthétique des projets urbains et immobiliers. Qu’ils le veuillent ou non, les dispositifs numériques sont là ou jamais très loin. En effet, le développement de démarches numériques, en même temps qu’il invite à des hybridations de champs, à de nouvelles formes d’interprofessionnalités et de transversalité, produit de manière concomitante de nouveaux points de passage obligés (ex : maquettes numériques, logiciels de simulation si ce n’est d’optimisation), associés à des acteurs tout aussi indispensables. Ces réflexions convergent ainsi vers les tensions observées dans le Cahier Ramau 11 entre porosités et processus de polarisation des champs de compétences, si ce n’est d’expertises (Carriou, Manola, Tribout, 2022).

En cela, face aux dispositifs observés, qui ne sont que quelques exemples d’outils et de démarches numériques se diffusant dans la sphère de la fabrique urbaine, les acteur·rices ne peuvent faire l’économie de se positionner. Les contributions mettent ainsi au jour différentes configurations de rencontres entre ces vagues numériques et les professionnel·les : parfois convaincu·es, engagé·es dans le portage de démarches numériques, certain·s acteur·rices participent à « infuser » des pratiques plus ou moins largement « diffusées » ; parfois porteur·ses de résistances face aux logiques systématiques et techniques du numérique, d’autres intègrent ces démarches pour mieux les écarter ou en minimiser la portée. Les articles montrent tous la diversité, voire l’ambivalence, des rapports au numérique à l’échelle même des acteurs individuels, à l’échelle de leurs institutions et à l’échelle, enfin, des réseaux de collaborations dans lesquels ils sont embarqués. Comme nous y invite l’article d’Hee-Won Jung, ces rapports sont d’ailleurs à questionner au regard d’autres enjeux ou transitions contemporaines concomitantes à la numérisation, ou y contribuant.

Aussi riches soient-elles, les contributions ne couvrent pas l’ensemble du spectre imaginé ou attendu au moment où a été lancé l’appel à contributions, ce qui révèle l’importance, aujourd’hui autant qu’hier, de poursuivre les recherches sur les croisements entre numérique et fabrique urbaine. Les processus de conception de projets d’urbanisme en lien avec des outils et démarches numériques mériteraient d’être explorés davantage, comme plusieurs auteurs ont pu le proposer ces dernières années (Ferchaud, Idt, Pauchon, 2023 ; Deprêtre, Mielniczek, Jacquinod, 2023). Notons par ailleurs la nécessité de poursuivre les réflexions sur la dimension sociale des démarches numériques dans la fabrique architecturale et urbaine, en complément des recherches existantes sur les liens entre expérimentations numériques et implication habitante. Par ailleurs, si quelques articles s’emparent de la place du numérique dans les formations (Mamadou Ouattara, Gordo-Gregorio), ces dernières, tant du côté des architectes que de celui des urbanistes et des paysagistes, mériteraient d’être observées plus en profondeur3.

Enfin, si la littérature récente a mis en avant l’importance des questions de gestion et de maintenance des espaces bâtis (Biau, Fenker, Macaire, 2013), les dispositifs numériques sont souvent appréhendés comme des moyens d’y contribuer. Mais il semble que ces questions se posent aussi pour les dispositifs numériques eux-mêmes, comme nous y invitent, dans d’autres domaines, J. Denis et D. Pontille (2022). Il s’agirait de renforcer l’attention aux pratiques quotidiennes des acteurs dans l’usage de ces techniques, afin de mieux comprendre, dans le champ de la fabrique urbaine, quels sont les gestes qui participent de la maintenance des outils et des démarches mises en œuvre. Et, dès lors d’y déceler, comme l’ont proposé plusieurs articles du numéro, les processus d’adaptation, de transformation, de désaffection ou de rejet de certains dispositifs. Plus généralement, c’est bien l’analyse des résistances (et non seulement des limites techniques, cognitives ou organisationnelles) qui mériterait d’être explorée au profit d’approches critiques du numérique.

1 https://journals.openedition.org/paysage/33643

2 Nous remercions chaleureusement l’ensemble des évaluateurs et évaluatrices qui ont activement participé à l’accompagnement des articles publiés

3 L’ANR ProMetUrba21 - AAP CE41 (Architectes, urbanistes et paysagistes face aux défis du XXIe siècle), coordonnée par V. Biau, É. Macaire et Bettina

Aguilera, A., Bonin, O., Deroubaix, J.-F., Jeannot, G. (2023). L’impact du numérique sur l’ingénierie urbaine : recompositions sectorielles, intégration hors de portée. Numérique et ingénierie urbaine, 133.

Arab, N., Bourdin, L. (coord.) (2017). La conception en urbanisme. Revue internationale d’urbanisme, 3. http://www.riurba.review/revue/jan-juin-2017.

Aznal, C., Barry, H. (2017). Maquette numérique et compréhension réciproque dans le logement social. Communication & Organisation, 52, p. 201-206. https://journals.openedition.org/communicationorganisation/5762.

Bailleul, H. Ferchaud, F. (2024). La fabrique de la ville intelligente : quel processus de réappropriation du modèle ? Norois, 270, Presses universitaires de Rennes.

Bercovitz, R., Briffaud, S., Caillault, S., Davasse, B., Geisler, E., Marlin C. (2024). Éditorial. Projets de paysage, 30, mis en ligne le 14 novembre 2024, consulté le 25 novembre 2024. https://doi.org/10.4000/120sz

Biau, V., Fenker, M., Macaire, É. (2013) L’implication des habitants dans la fabrication de la ville. Métiers et pratiques en question. Cahiers Ramau, 6.

Carriou, C., Manola, T., Tribout S. (2022). Savoirs et expertises renouvelés. Au croisement des mondes académiques et opérationnels. Cahiers Ramau, 11.

Chapel, E., Fijalkow, J. (2018). Numérisation des espaces. Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, 3. https://journals.openedition.org/craup/984.

Chaudet, B., Bouillon, J.-L. (coord.) (2017-2022). Du BIM aux stratégies numériques globales. Projet de recherche financé par l’USH et la Banque des territoires.

Chaudet, B., Bouillon J.-L., Bailleul H., Hémont F., Patrascu M., Tebessi A., (2017). Enjeux de la maquette numérique dans le logement social. Cahiers Repères, 34, Union sociale pour l’habitat.

Denis, J., Pontille, D. (2022). Le soin des choses. Politiques de la maintenance. La Découverte.

Deprêtre, A., Mielniczek, A., Jacquinod F. (2023). Le City Information Modelling (CIM) au service d’un projet urbain : retour d’expérience sur la première phase de mise en œuvre du CIM d’un quartier. Flux, 3, 57-75.

Desbois, H., Sander, A. (coord.) (2009). Villes numériques. Flux, 78. https://www.cairn.info/revue-flux1-2009-4.htm.

Ferchaud, F., Idt, J., Pauchon, A. (2023). Les pratiques des aménageurs à l’aune des dispositifs numériques. Enjeux de coordination et de contrôle des processus de production urbaine. Flux, 3, 40-56.

Ghorra-Gobin, C. (coord.) (2018). Smart City : « fiction » et innovation stratégique. Quaderni – Communication, technologies, pouvoir, 96.

Girard, C. (2014). L’architecture, une dissimulation. La fin de l’architecture fictionnelle à l’ère de la simulation intégrale. Dans F. Varenne, M. Silbertstein, S. Dutreuil, P. Huneman, Modéliser & simuler, tome 2. Épistémologies et pratiques de la modélisation et de la simulation. Éditions matériologiques, 245-292.

Hochscheid, E., Halin, G. (2020). Les agences d’architecture françaises à l’ère du BIM : contradictions, pratiques, réactions et perspectives. Dans G. Bolle, M. Decommer, V. Nègre, L’agence : pratiques et organisations du travail des architectes. Les cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, 9/10.

Marin, P. (2020). Numérisation du réel, un regard sur le flux informationnel en architecture. Habilitation à diriger des recherches en architecture et aménagement de l’espace, Université de Lille.

Nedjar-Guerre, A. (coord.) (2021). Dispositifs numériques et villes durables. De l’interaction à l’engagement. Revue Netcom, 35-1/2. https://journals.openedition.org/netcom/5660.

1 https://journals.openedition.org/paysage/33643

2 Nous remercions chaleureusement l’ensemble des évaluateurs et évaluatrices qui ont activement participé à l’accompagnement des articles publiés, pour leurs retours toujours exigeants, constructifs et bienveillants.

3 L’ANR ProMetUrba21 - AAP CE41 (Architectes, urbanistes et paysagistes face aux défis du XXIe siècle), coordonnée par V. Biau, É. Macaire et Bettina Horsch, pourra y contribuer, notamment dans le cadre de l’axe 1 intitulé : intitulé « La socialisation aux métiers, à la lumière des nouveaux enjeux sociétaux, au cours des formations initiales ».

Silvère Tribout

Silvère Tribout est maître de conférences en aménagement et urbanisme au département Géographie et Aménagement (UFR de sciences sociales) de l’université Rennes-2. Il est par ailleurs membre du laboratoire ESO (UMR 6590). Il est aujourd’hui responsable du master Maîtrise d’ouvrage urbaine et immobilière (mention Urbanisme et Aménagement). Ses travaux portent sur la transformation des pratiques du projet, des acteurs de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre ; ce à travers plusieurs entrées, dont le numérique (coordination du projet de recherche Idex IRGA BEMO – Le BIM et ses effets sur les métiers de la maîtrise d’ouvrage). Depuis novembre 2024, il participe à l’ANR ProMetUrba 21 – AAP CE41 (Architectes, urbanistes et paysagistes face aux défis du XXIe siècle – coordonné par V. Biau, É. Macaire et B. Horsch), en tant que coresponsable avec M. Decommer de l’Axe 1, intitulé « La socialisation aux métiers, à la lumière des nouveaux enjeux sociétaux, au cours des formations initiales ». Il est membre de la direction collégiale du réseau Ramau.

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Marie-Anaïs Le Breton

Marie-Anaïs Le Breton est ingénieure de recherche au laboratoire ESO (UMR 6590) et chargée de cours au département Géographie et Aménagement (UFR de sciences sociales) de l’université Rennes-2. Ses travaux portent sur les conditions d’un urbanisme participatif, à travers l’analyse des formes de participation et de coproduction de la ville. Elle est membre de la commission Géographie du numérique du Comité National Français de Géographie (CNFG).