Le début des années 2010 marque un tournant dans les réflexions, rencontres et publications du réseau Ramau. À cette époque, un nouveau programme scientifique s’ouvre autour du développement durable et de ses effets sur les pratiques professionnelles. Il donne lieu à quatre rencontres et autant de publications. Celles-ci portent sur l’évolution des « pratiques de conception architecturale et urbaine […] placées sous l’injonction au développement durable » (2011, Métropolitiques.eu), puis sur les questions d’implication des habitants et des usagers dans la fabrique de la ville (2012, Cahier Ramau 6). Une troisième rencontre s’attache aux « savoirs et modèles de l’urbanisme et de l’architecture durables » (2013, Cahier 7) et une dernière pose la question de « la gestion des espaces bâtis et aménagés à l’heure du développement durable : pratiques, évolutions, enjeux » (2014, Cahier 8).
Le présent article, fondé sur une discussion interdisciplinaire, poursuit un double objectif. Le premier consiste à offrir un regard rétrospectif et analytique sur la manière dont le développement durable a marqué les réflexions du réseau Ramau de 1999 à 2011, soit avant le cycle de rencontres qui lui ont été spécifiquement consacrées (partie 1), puis au fil des quatre moments rappelés plus haut (partie 2). Au-delà des publications Ramau, le second objectif est de révéler les regards des auteurs sur les processus d’intégration du développement durable dans les pratiques de la fabrique urbaine en France. Les échanges engagés se complètent autant qu’ils dessinent et assument des points de vue différents, tant sur le réseau Ramau que sur la capacité transformatrice du développement durable.
L’article réunit les propos de quatre chercheurs dont l’implication dans le réseau a été différente et complémentaire. Nadine Roudil1 et Gilles Debizet2, membres du conseil scientifique depuis 2011, ont activement contribué aux rencontres et aux publications du programme sur le développement durable. Éric Henry3, quant à lui, a été membre de Ramau tout au long des années 2000. Silvère Tribout4, enfin, a eu l’occasion de participer à deux des quatre rencontres au début des années 2010 et fait aujourd’hui partie du comité de programme 2018-20205.
Introduction de la durabilité dans les cinq premiers Cahiers Ramau
Concept et paradigme
Silvère Tribout : Les articles mobilisant le terme « développement durable » sont peu nombreux dans les cinq premiers Cahiers Ramau, ce qui témoigne, au début des années 2000, de la place encore marginale d’une telle question dans les réflexions du réseau. Certains articles ne font que l’évoquer6. D’autres, et c’est tout à fait symbolique, venant d’auteurs étrangers et/ou traitant de cas européens en font un sujet plus structurant. Le texte de Martin Symes, tout d’abord (2001), intitulé « La durabilité : question multidimensionnelle traversant toutes les opérations », présente le développement durable comme un nouveau paradigme questionnant, voire transformant, les pratiques à travers quatre dimensions : l’environnement, la prise en compte du futur, l’égalité entre les secteurs de la société et la participation des usagers au processus de conception mais aussi de gestion. Le développement durable remettrait en cause et transformerait, à l’échelle architecturale, les connaissances spécifiques des concepteurs et leur rôle dans la fabrique de la ville. Il questionnerait, en outre, la linéarité du projet, donc le séquençage de ce dernier, appellerait à plus de multidisciplinarité, à l’intégration de nouveaux sujets (gestion des déchets, des mobilités et des transports) et enfin à la prise en compte de nouveaux outils et guides de l’action. Le deuxième article, tiré du Cahier 3, de Claude Grin et Paul Marti (2004), intitulé « Réhabilitation de logements et médiation de la demande sociale. L’architecte et le développement durable », analyse les stratégies des agences de conception pour effectuer le passage « d’une volonté politique du concept normatif de développement durable à une pratique du projet architectural et urbain » (p. 76). Le cas de la réhabilitation du quartier Riponne-Tunnel à Lausanne montre le rôle du développement durable dans la redéfinition des places et des missions des concepteurs architectes, ainsi que la complexification de l’acte de construire sous l’effet « de nouvelles exigences en termes de coûts, de délais, de fonctionnalités, de renouvellement des techniques, de prise en compte de nouveaux paramètres, notamment environnementaux et sociaux » (p. 75).
Au début des années 2000, donc, ces deux articles, accompagnés de quelques écrits, viennent croiser les questionnements centraux du réseau avec la problématique de la durabilité, en même temps qu’ils préfigurent les entrées analytiques qui seront largement développées une décennie plus tard dans les quatre rencontres issues du programme consacré au développement durable : l’interprofessionnalité, l’évolution des compétences et des rapports de force entre professions dans le processus de la fabrique urbaine, les liens entre participation habitante et durabilité, la remise en cause de la linéarité du processus de projet, les liens entre durabilité et intégration des problématiques de gestion dès la phase de conception. Ces articles défendent un postulat fort. Appréhendant le développement durable comme un concept et/ou un paradigme, ils posent l’hypothèse, d’une part, d’une perception commune de ce dernier par les professionnels et les chercheurs, et, d’autre part, d’une transformation profonde des métiers de la conception architecturale et urbaine sous l’effet de la quête de durabilité. Capacités transformatrices que les Cahiers Ramau remettront en partie en cause au début des années 2010. Notons enfin que la place accordée au développement durable depuis les premiers Cahiers est symptomatique des temporalités de sa diffusion dans les écrits scientifiques sur la fabrique de la ville. Périphérique au début des années 2000, il devient un sujet central en quelques années, pour, aujourd’hui, s’effacer progressivement au profit d’autres thèmes ou entrées (autour, notamment, des questions de transition).
Éric Henry : À l’origine, Ramau a été créé pour traiter de questions d’architecture. Gravitaient autour du réseau des chercheurs en relation avec les écoles d’architecture qui s’interrogeaient sur la conception et non sur la question du développement durable. La réflexion portait sur la qualité de la conception, l’esthétique, l’usage, mais aussi sur les relations entre conception et commande. Puis des auteurs sont venus ouvrir d’autres champs de réflexion. J’ai eu par exemple l’occasion d’échanger et de collaborer avec Martin Symes. Nous avons eu l’idée de monter un programme de recherche franco-néerlandais, financé par le Puca, pour faire une analyse comparative de la question environnementale dans les projets de différents pays européens. Nous nous sommes associés à Marie Puybaraud, qui travaillait en Grande-Bretagne dans une société de gestion de patrimoine. C’est donc par l’entrée de l’environnement, associée à celles du fonctionnement et de la maintenance, que nous avons abordé le développement durable. Ces dernières dimensions, peu prises en compte à l’époque, n’ont finalement pas été abordées avant les rencontres Ramau de 2014.
Le poids de la démarche HQE en France
Gilles Debizet : Plus généralement, Éric, selon quels items et de quelle façon la thématique du développement durable est-elle advenue dans le secteur de la construction et de l’architecture ?
Éric Henry : La notion de développement durable remonte à 1987, à la suite de la publication du rapport Brundtland. Mais elle n’est pas arrivée sous cette forme dans le secteur de la construction. Les années 1990 sont un grand moment d’effervescence en France autour des questions de gestion par la qualité globale des processus, mais aussi de management. Il s’agissait de promouvoir l’idée selon laquelle le processus de conception devait passer par plus de convergence, de coopération et de collaboration entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre, mais aussi entre maîtrise d’œuvre et entreprises. L’idée de produire des guides pour faciliter le travail des maîtres d’œuvre et des coordinateurs est alors apparue. De manière concomitante avait été lancé en 1992 un groupe de travail autour du Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), pour réfléchir à un référentiel qui permettrait de définir des objectifs et des méthodes favorisant la prise en compte de la qualité environnementale dans la construction. Au cours de cette décennie, des opérations expérimentales ont émergé, notamment pour concevoir des lycées et des collèges. Un certain nombre de maîtres d’ouvrage et de maîtres d’œuvre essayaient de donner une forme pratique, concrète, à la notion de qualité environnementale, en termes d’exigences, de fonctionnement et d’usages.
Le référentiel Ateque (Atelier d’évaluation de la qualité environnementale) a alors été élaboré (Olive, 1999) et diffusé dans le milieu. Mais l’événement a été considéré comme un épiphénomène par les promoteurs de la gestion par la qualité. Il était alors difficile d’imaginer ce que sa diffusion pouvait représenter en termes de changements dans la conception du bâtiment. Par ailleurs, le secteur de la normalisation était en train de s’internationaliser7. La démarche était alors rejetée par le milieu du bâtiment français, qui dénonçait des documents rédigés en faveur des industriels de la construction, au détriment des maîtres d’ouvrage et plus largement des professionnels de la construction.
Nadine Roudil : N’est-ce pas le début de la période durant laquelle la question du développement durable se voit réduite à son volet énergétique ? La diffusion de la HQE (Haute qualité environnementale) n’a-t-elle pas symbolisé ce basculement ?
Gilles Debizet : Il faut rappeler que le développement durable a été porté au niveau international essentiellement par la question du changement climatique et que l’énergie est apparue, au tournant des années 2000, comme le principal levier de son atténuation. Cependant, le secteur de la construction en France s’est approprié le développement durable par la qualité environnementale, plus précisément par une approche visant à limiter une grande variété d’impacts environnementaux. Ainsi, le management de la qualité décrit par Éric Henry forme un sentier de dépendance expliquant le poids pris en France par la HQE dans le secteur du bâtiment. Créée en 1997 afin de promouvoir une démarche de conception et réalisation limitant les impacts environnementaux des bâtiments, l’association HQE a repris le référentiel Ateque et s’est attelée à l’établissement d’une liste d’indicateurs regroupés en quatorze cibles qualifiant l’édifice construit. Publié en 2001, ce référentiel – « Description de l’évaluation de la qualité environnementale des bâtiments » (Duchêne-Marullaz, Nibel et al., 2001) – a eu un succès rapide. La variété des cibles a facilité son appropriation. Avec seulement deux cibles sur quatorze qui lui étaient directement consacrées, l’énergie n’y occupait pas une place importante.
À partir de 2002-2003, un nombre croissant de professionnels de la construction revendiquaient des compétences en HQE ou annonçaient construire des bâtiments HQE. Sélectionnant les indicateurs qui valorisaient leur produit, les industriels promouvaient le référentiel HQE. Des professionnels de la programmation architecturale et de l’ingénierie-conseil développaient des activités d’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) et d’évaluation environnementale de la conception. Leurs organisations professionnelles appelaient à une certification, c’est-à-dire une évaluation des qualités de l’édifice et du processus par un tiers indépendant. Il s’agissait de distinguer les bâtiments respectant effectivement un haut niveau de qualité environnementale. Principale organisation fédérant les architectes, l’UNSFA8 désapprouvait la certification et a claqué la porte de l’association HQE un an avant la sortie de la première certification, « démarche HQE bâtiment tertiaire ».
C’est à cette période que le réseau Ramau s’empare du sujet de la qualité et organise au printemps 2005 un colloque intitulé « Qualité et maîtrise des processus dans les projets d’édifices » donnant lieu au Cahier 5, La Qualité architecturale. Acteurs et enjeux. Cristina Conrad, future présidente de l’ordre des architectes d’Île-de-France, associe le développement durable à un horizon futur souhaitable et positionne la qualité environnementale comme une des dimensions de la qualité urbaine (Conrad, 2009) ; elle dénonce cependant le caractère contraignant de la certification et le risque de baisse de la rémunération de la maîtrise d’œuvre du fait d’un nouveau prestataire, l’AMO HQE. Avec Éric Henry (Debizet et Henry, 2009), nous soulignions alors la capacité transformative de la démarche HQE : en forçant la concourance entre les acteurs de la conception au lieu du processus séquentiel usuel, elle favoriserait la qualité. Il est frappant de constater que le développement durable reste très peu abordé dans ce Cahier, tout comme les économies d’énergie, à peine évoquées. Alors que l’énergie fut rapidement l’enjeu central des injonctions au développement durable dans de nombreux secteurs d’activité au cours des années 2000, l’architecture et la construction se sont tenues à l’écart de ce mouvement. Partiellement compatible avec la dimension idiosyncrasique de l’architecture, l’approche environnementale multi-critères de la HQE a contribué à cette mise à distance de la question de l’énergie.
Nadine Roudil : Il est intéressant de voir que, dans le Cahier Ramau 5, l’analyse de la place prise par la notion de qualité dans les processus de conception urbaine et architecturale n’est pas associée à l’émergence d’un discours sur la production de la ville durable. Néanmoins, ce Cahier met au jour les mécanismes dans lesquels elle s’insère dès le début des années 1990 en France. Véronique Biau et François Lautier montrent bien le caractère en vogue de la notion de qualité en matière de conception de la ville. Ils notent surtout la complexité de l’analyse de ce que recouvre la qualité, alors qu’elle est associée à des vocables qui en diversifient le sens, « soulignant tout à la fois les enjeux, les présupposés et les non-dits qu’elle véhicule » (Biau et Lautier, 2009 p. 11). Il me paraît aussi important d’ajouter que la production institutionnalisée de la ville durable se réapproprie la question de la qualité, non pas tant par le recours au vocable devenu partie intégrante de toutes les certifications environnementales à l’échelle du bâtiment ou de la ville (HQE, BBC, AEU, EcoQuartier etc.) qu’en institutionnalisant des phases d’évaluation de ces labellisations. Ainsi, lorsque la qualité est investie pour concevoir la ville durable, la démonstration est faite que la notion renvoie à des univers professionnels élaborant pour eux-mêmes « une définition partagée de la qualité » (Ibid., p. 16). La notion se transforme en « un prérequis » de ce que sera la ville du futur (Roudil, 2018). La diffusion de la notion de développement durable a permis en deux décennies la production d’une vision normative de la ville à toutes les échelles de la fabrique urbaine, et c’est cela qui est assez inédit. Ce prérequis normatif de la qualité appliquée à la durabilité implique, comme un fait acquis, la nécessité d’imposer aux concepteurs une fabrique de la ville fondée sur un certain nombre de médiations techniques. Le recouvrement de la question environnementale par celle de l’énergie se fait par cet intermédiaire.
Des récits qui se croisent
Silvère Tribout : Ce qui frappe ici, c’est bien l’existence de récits, celui de l’émergence de l’environnement, celui de la gestion de la qualité, celui également de la haute qualité environnementale, qui ont leur indépendance, au moins en partie avec le récit du développement durable. Il est frappant également de voir comment, à cette période, le développement durable subit une forme de réduction substantielle (très axée sur la question énergétique et technique) et scalaire (axée sur l’échelle architecturale).
Gilles Debizet : Le développement durable a connu une évolution dans son audience et, de façon concomitante, dans son périmètre. Au cours des années 1990, la notion est portée presque exclusivement par les partis écologistes qui visent une rupture du modèle productiviste. Le début des années 2000 marque un basculement : l’action publique s’empare de l’expression « développement durable », la loi SRU l’introduit parmi les objectifs du code de l’urbanisme9. Ce succès de la notion s’accompagne de réductions technicistes et d’un effacement des idéologies originelles, soit une « désactivation du développement durable » selon Cyria Emelianoff (2015). Tandis que la certification HQE prospère, les questions d’atténuation et plus tard d’adaptation au changement climatique sont débattues au sein du secteur de la construction. Prennent aussi de l’ampleur les problématiques de gouvernance, de concertation et de participation. C’est à cette période qu’une symbiose s’opère, y compris dans Ramau, entre environnement et participation, sous le chapeau du développement durable.
Le développement durable au cœur du programme 2010‑2014 : débat scientifique sur la recomposition des pratiques professionnelles
Genèse, fondements et déroulement du programme sur le développement durable
Silvère Tribout : Au début des années 2010, au moment où le conseil scientifique de Ramau se renouvelle, un nouveau programme scientifique s’ouvre autour du développement durable et de ses implications dans les pratiques professionnelles, tant du point de vue substantiel que procédural. Il débouche sur un cycle de quatre rencontres : « Les pratiques de conception architecturale et urbaine : évolutions et perspectives face aux enjeux du développement durable » (2011) ; « Les métiers de l’architecture et de l’urbanisme à l’épreuve de l’implication des habitants et des usagers » (2012) ; « Savoirs et modèles de l’urbanisme et de l’architecture durables » (2013) ; « La gestion des espaces bâtis et aménagés à l’heure du développement durable : pratiques, évolutions, enjeux » (2014). Nadine, puis Gilles, vous qui avez participé activement à l’organisation de plusieurs de ces rencontres et vécu de l’intérieur la construction du nouveau programme, pourriez-vous revenir sur les fondements de ce dernier et les raisons qui ont poussé Ramau à faire du développement durable une entrée centrale des réflexions pendant plus de quatre ans ?
Nadine Roudil : Le premier intérêt du réseau Ramau à investir la question du développement durable, en 2011, est à mettre en lien avec la place que cette question prenait dans des domaines qui étaient les siens. La diffusion du terme, mais aussi sa mue en catégorie politique, semblait avoir engagé une évolution des métiers de la conception architecturale et urbaine et redéfini les référentiels des savoirs propres à ces professions. La question du développement durable avait déjà contribué depuis au moins une décennie à « verdir » le financement de la recherche publique. Elle avait fait évoluer de manière notable les sujets de la recherche urbaine en sciences humaines et sociales. L’Agence nationale de la recherche (ANR) s’est modifiée en ce sens dès 2008 avec le programme « Ville durable » (Roudil, 2018). L’introduction au dossier publié dans Métropolitiques10 pose bien, selon moi, le sentiment d’inconfort du réseau par rapport à cette transformation, mais aussi tous les enjeux de la réorganisation de la fabrique contemporaine de la ville à partir du mot d’ordre qu’était alors le développement durable. La seconde raison qui a poussé le réseau à considérer la question à travers la mise en place d’un programme scientifique sur quatre ans est liée à la place prise par le thème de l’énergie dans ce processus attendu de transformation des compétences des acteurs de la conception. De ce fait, trois numéros des Cahiers ont considéré ce que Véronique Biau et Michael Fenker désignent comme un « registre environnemental rabattu à son volet énergétique » dans l’introduction au dossier dont j’ai coordonné l’édition. Sur ce point, je pense qu’il faut aussi interroger l’évolution de nos propres objets de recherche. Il est important de veiller à ne pas trop déconnecter les phénomènes que nous étudions de l’écho qui est donné à nos recherches. C’est bien aussi parce que de plus en plus de chercheurs ont travaillé sur la place de l’énergie dans les pratiques des professionnels de la conception ou dans celles de l’habiter que la question est devenue légitime à considérer. Je pense que le renouvellement du conseil scientifique de Ramau en 2011 a porté l’empreinte de cette transformation du monde de la recherche sur la ville, lui aussi placé sous l’injonction au développement durable. Nous étions cinq sur sept nouveaux membres11 à prendre en compte la thématique de l’énergie ou de la durabilité dans nos travaux de recherche. Rétrospectivement, je mesure que cela fait beaucoup mais que cela renvoie bien à l’ampleur du phénomène de colonisation des domaines de recherche des sciences humaines par les questions du développement durable et de l’énergie. Cette inclinaison était alors encore sans grand lien avec une évolution connexe vécue par la sociologie de l’environnement, qui progressivement a fait une place à ces questions, les rendant légitimes d’un point de vue scientifique grâce notamment aux travaux de Cyria Emelianoff (grand témoin des rencontres 2013), Philippe Hamman, Florence Rudolf (grand témoin des rencontres 2014) en France et de René Audet et Corinne Gendron au Québec. Le réseau s’est donc posé les bonnes questions au bon moment et en bonne compagnie.
Gilles Debizet : Je partage l’idée d’un recouvrement de la question environnementale par celle de l’énergie, mais il me paraît nécessaire de distinguer l’évolution du cadre institutionnel de celle des pratiques, même si les deux interagissent évidemment. Sur le plan des pratiques, dès le début des années 2000, les maîtres d’ouvrage inscrivant leur activité dans le développement durable se préoccupaient prioritairement de l’énergie. Dirigée par Éric Henry et Martin Symes à la demande du Puca, la recherche analysant dix opérations exemplaires en termes de démarche HQE en France et son équivalent au Royaume-Uni (BREEAM) a mis en évidence la focalisation sur l’énergie (Henry, Abrial et al., 2006). Alors que les deux référentiels listaient une douzaine de grandes thématiques environnementales, l’énergie accaparait l’essentiel des discussions entre concepteurs et des revues de projet avec les maîtres d’ouvrage. L’économie de la construction restant un enjeu majeur du secteur d’activité, et l’énergie constituant le premier poste de dépenses du bâtiment en phase de fonctionnement, la performance énergétique fut mise en avant par les prestataires pionniers du bâtiment durable. Les économies futures justifient ainsi les surcoûts de leurs préconisations… et leurs honoraires. L’écart entre cette préoccupation – essentiellement énergétique – des acteurs de terrain et la multiplicité thématique de la HQE a été à l’origine de la création de l’association Effinergie en 2006.
Créée par des présidents de régions à la suite d’expériences de constructions de lycées, cette association a ardemment bataillé contre l’association HQE, les fournisseurs de matériaux de construction, les fournisseurs d’énergie et les organismes certificateurs pour qu’ils insèrent une option Effinergie dans la certification qualité du bâtiment et pour que l’État instaure le label bâtiment basse consommation (BBC) – qui ouvre la porte à des exonérations fiscales (Debizet, 2012) –, préfigurateur de la RT 201212. On pourrait résumer cette évolution ainsi : les pionniers de la durabilité se sont d’abord saisis de l’approche multi-critères HQE – sentier de dépendance de la qualité oblige – avant de concentrer leurs efforts sur la performance énergétique (avec le label BBC-Effinergie). La commande publique de recherche incarnée par l’ANR a accompagné – voire suivi – la focalisation sur l’énergie des acteurs économiques de la construction.
Nadine Roudil : Effectivement, le Puca dès 2005, par l’intermédiaire du programme Prebat, mais aussi l’Ademe ont permis à certains d’entre nous de considérer la ville durable à partir de la question de l’énergie, car tel était l’intérêt des commanditaires de la recherche publique en France. Lorsque le réseau se saisit de la question, le paysage de la recherche s’est installé dans une prise en considération de la « durabilité » à partir du prisme de l’énergie, grâce aux importants financements de l’ANR « Ville durable » puis « Bâtiment durable ». Le réseau Ramau a alors structuré les quatre rencontres de 2011, 2012, 2013 et 2014 en prise avec ce que nous considérions comme le fil de l’évolution des métiers de la conception et de la fabrique de la ville en lien avec ce phénomène. Il me paraît néanmoins important de distinguer les rencontres 2011 des autres. En effet, à travers cette journée, nous avons voulu interroger les multiples facettes d’un mot d’ordre. Ce moment a permis de poser les pistes d’un questionnement qui s’est affûté en 2013 et 2014. Lors de cette journée, nous avons instruit et identifié de manière assez complète ce que pouvait produire l’injonction à la durabilité dans nos objets de recherche. Le dossier réalisé pour la revue Métropolitiques propose un panorama assez complet des enjeux macro, micro et méso de l’injonction au durable pour les concepteurs, en matière de conception, d’usage et de pratique des citadins. En déconstruisant l’injonction institutionnelle et politique produite par le développement durable, cette journée a permis de poser ensemble le processus de transformation touchant à la fois la production, la conception et la réception de la ville. Ce sera la ligne directrice des autres rencontres.
Gilles Debizet : Le florilège thématique des rencontres 2011 a conduit le conseil scientifique de Ramau à distinguer deux dimensions du développement durable : l’une tournée vers la participation, l’autre vers les savoirs et les modèles. Relevant de la praxéologie des architectes et des urbanistes – cœur de l’activité de Ramau –, la première a fait l’objet des rencontres 2012 et du Cahier 6. La seconde s’intéressait aux processus de formulation, de diffusion et de réception des modèles et des savoirs. Adoptant l’hypothèse de modèles véhiculant l’injonction, l’appel à communications des rencontres 2013 sollicitait des analyses empiriques explorant la trajectoire de modèles de natures variées : savoir-faire, dispositifs/outils, projet architectural ou urbain, ainsi que des architectes emblématiques. La quasi-totalité13 des communications concernait des modèles d’action : des savoir-faire explicites jusqu’à des outils d’aide à la décision composés de dispositions processuelles. Ces modèles sont promus et diffusés par des autorités publiques (Faburel, 2015) ou l’État (Romagnoli et Vecchio, 2015 ; Grudet et al., 2015) et par des médiateurs de la finance internationale (Boisnier, 2015). Leurs effets sur la conception sont discutables : si Guillaume Faburel (2015) soutient qu’ils infléchissent la conception du projet architectural et urbain et contraignent ainsi les usages des habitants, Maître et al. (2015) considèrent qu’ils véhiculent des mots d’ordre généraux de l’urbanisme actuel – qui ne doivent rien ou si peu à la durabilité – et n’affectent pas les modes de vie. Si la volonté d’expérimenter est grande, l’inscription des nouveaux savoir-faire dans les formes stabilisées de conception s’avère au mieux balbutiante (Fenker, 2015) au-delà de quelques maîtres d’ouvrage et architectes singulièrement pro-actifs (Menez, 2015). L’analyse de l’élaboration du label d’État EcoQuartier offre une piste explicative : l’objectif de large adoption du label conduit à démultiplier les thématiques et à édulcorer les exigences (Grudet, 2015). Ainsi, la dimension contraignante de l’injonction se réduit au fur et à mesure de l’opérationnalisation de la durabilité (Debizet et Godier, 2015).
Nadine Roudil : Ensuite, les rencontres 2014 ont logiquement porté sur la gestion, dans la mesure où cette question pouvait permettre de considérer la réception de la fabrique de la ville durable tant du côté des professionnels que des habitants. Leur organisation a révélé un contexte dans lequel nous avons eu de réelles difficultés à trouver des intervenants, ce qui confirmait la nécessité d’engager l’exploration de ce point aveugle des recherches sur la ville durable. La gestion des espaces bâtis et aménagés dans le contexte précis de la conception durable était peu traitée. Cette thématique revêtait un intérêt particulier car elle permettait d’aborder l’espace d’application des attendus de « performance » ou de « rentabilité » caractérisant désormais la ville durable, comme c’était le cas pour les bâtiments durables. Il nous paraissait important d’interroger le langage gestionnaire appliqué à la fabrique urbaine tant il paraissait avoir pris de la place dans les processus de projet et de conception. En fait, ces rencontres ont été l’occasion de prendre en compte le développement urbain durable dans une phase susceptible d’être qualifiée de « fin de processus », incarnée par des projets en situation d’être donnés à vivre et mis à l’épreuve de l’usage. Il nous paraissait important de pouvoir prendre en compte les logiques de gestion néolibérales imposant une nouvelle rhétorique désormais associée aux pratiques et aux produits de la conception devenus durables.
De l’échelle du bâtiment à l’échelle urbaine. Ressaisissement politique
Gilles Debizet : Alors qu’à l’échelle du bâtiment la durabilité se réduisait à l’énergie à la fin des années 2000, les thématiques environnementales et sociales s’étendaient à l’échelle du quartier. Il convient de resituer cette extension dans le mouvement des collectivités locales visant à prendre en compte les questions climatiques et environnementales dans la fabrique urbaine : les Agendas 21 et les plans climat innervent progressivement les programmes urbains tels que les plans locaux d’urbanisme et les programmes locaux de l’habitat ainsi que les opérations urbaines d’envergure. Nous observons alors une profusion de référentiels de construction durable, de qualité environnementale ou encore d’écoquartiers, qui définissent parfois des conditions d’attribution de subventions par les collectivités locales plus grandes : les régions ou les départements.
Ainsi, le premier référentiel de l’association HQE a inspiré une multiplicité de référentiels locaux adaptés aux ressources, aux enjeux et aux contraintes spécifiques du territoire. Face à cette multiplication et cette hétérogénéisation des référentiels de durabilité, l’État cherche à reprendre la main. La commande d’élaboration du label EcoQuartier passée par l’État au Cerema14 s’inscrit dans la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement. Elle vise aussi le rayonnement international du savoir-faire français15. Isabelle Grudet (2015) décrit très précisément la genèse de ce label et la façon dont son caractère prescriptif a été limité. En inscrivant un grand nombre de cibles, il induit une approche systémique. Cependant, dans la mesure où il ne les hiérarchise ni ne les pondère, il laisse une grande latitude aux utilisateurs. Sa malléabilité facilite son adoption et par conséquent permet son succès. Elle est cependant loin de garantir des effets en termes de pratique de la fabrique de la ville et de performance environnementale des édifices construits.
Nadine Roudil : Je n’ai pas la même perception de la diffusion de l’écoquartier. Je pense qu’il est devenu un modèle d’aménagement durable à visée industrielle, soutenu dans ses modalités de conception par l’État grâce à sa labellisation. Ce n’était pas le but des opérations pionnières réalisées par exemple dans le cadre du projet Concerto à Lyon Confluence, à Grenoble (ZAC de Bonne) ou à Nantes. Si je suis d’accord sur l’objectif de convertir ce processus d’aménagement qu’est devenu l’écoquartier en marché de la conception, d’en faire un modèle susceptible d’être exporté, particulièrement au Maghreb (Barthel, 2011), je ne pense pas que cette inclinaison actuelle française permette de favoriser une approche qualitative de sa définition. L’écoquartier est désormais un modèle d’aménagement urbain qui rassemble sous son label un ensemble de certifications actualisant les normes de construction sous couvert d’enjeux climatiques. Il est devenu, alors que la politique de la ville était en panne de modèle duplicable, une solution d’aménagement susceptible de servir les besoins du vaste chantier de destruction-reconstruction qu’est l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), dont la démarche est pensée quantitativement à l’échelle nationale.
Les effets de la normalisation : différenciation ou standardisation ?
Gilles Debizet : Je partage ton analyse sur les processus déployés par l’État et sur ses intentions, mais pas sur le fait que le label EcoQuartier ou la certification HQE constituent un modèle d’aménagement qui standardiserait les formes bâties et urbaines. Évidemment, la centralisation des décisions au sein de l’Anru conduit les responsables d’opérations – ceux qui s’assurent que la commande passée aux concepteurs est conforme aux prescriptions de leur employeur – à peu prendre en compte les spécificités du site et de son contexte. L’analyse d’opérations « exemplaires » par l’équipe de chercheurs animée par Éric Henry (2006) montre comment les indicateurs de durabilité rendent explicites – sous la pression de l’objectivation chiffrée – les discussions relatives aux relations entre le bâtiment et son environnement, entre les concepteurs et la maîtrise d’ouvrage, voire parfois avec la collectivité locale. L’architecte peut effectivement ressentir une réduction de sa marge d’action car sa proposition architecturale se trouve évaluée et mise en discussion ; la capacité d’arbitrage du maître d’ouvrage s’avère ainsi renforcée. Sachant la préoccupation des maîtres d’ouvrage bailleurs pour la facture énergétique des locataires, nous devons même nous demander si l’attention explicite de la HQE aux relations entre le projet et son environnement n’aurait pas contribué à renforcer la dimension idiosyncrasique du projet architectural et urbain. C’est l’hypothèse de la normalisation durable conduisant à la différenciation que Patrice Godier et moi-même (2015) émettions dans la conclusion du Cahier 7.
Nadine Roudil : Le rôle donné à l’écoquartier dans la production et la conception de la ville durable me paraît parfaitement illustrer la dimension normalisante affectée aux opérations d’aménagement durable en France. Ce processus est le reflet d’une situation incarnée par certains acteurs (maîtres d’ouvrage publics et privés, agents des collectivités territoriales et du ministère de l’Environnement, élus locaux) qui se sont emparé, en France de la nécessité de développer une conception de la ville durable à la suite d’expériences européennes réussies. La création du néologisme de « ville sobre » (Roudil, 2015) me permet de qualifier cette traduction néolibérale de la ville durable nord-européenne à l’échelle urbaine française. La « ville sobre » s’incarne dans la production d’une forme d’habitat et de quartier conçus sur un mode industriel, facilement diffusable et commercialisable. En devenant un modèle, elle permet de déployer des solutions techniques et réglementaires qui assurent sa diffusion à grande échelle (Roudil, 2016). La normalisation des pratiques faisant partie du processus de production de la ville durable se fonde ainsi sur une incitation au changement qui concerne autant les métiers de la conception urbaine que les modes d’habiter.
Gilles Debizet : Plusieurs municipalités de l’agglomération grenobloise ont mis en œuvre, à partir du milieu des années 2000, des démarches de copilotage de la conception des bâtiments privés (Debizet, 2013). Les retours d’expérience ont conduit l’intercommunalité à élaborer une « boîte à outils climat, air, urbanisme » qui définit ce qu’une commune peut faire en termes d’urbanisme négocié – mais un urbanisme négocié qui annoncerait la couleur au départ. Certaines communes ont ensuite développé leur propre référentiel en ajoutant parfois des prescriptions de mixité sociale et fonctionnelle. Je me demande jusqu’à quel point ces référentiels peuvent s’élargir à d’autres thématiques. Plus celles-ci sont diversifiées, plus elles recouvrent le travail usuel de conception. Par conséquent, Silvère, j’ai envie de te poser une question, toi qui as travaillé en tant que doctorant Cifre dans une agence d’architecture, d’urbanisme et de paysage : comment ces multiples thématiques, pas seulement environnementales, sont-elles intégrées dans la conception architecturale et urbaine ? Interfèrent-elles, recoupent-elles ou déconstruisent-elles des catégories de pensées usuellement mobilisées dans l’activité de conception ?
Silvère Tribout : J’ai eu l’occasion, entre 2010 et 2013, d’observer les concepteurs d’une agence parisienne d’architecture, d’urbanisme et de paysage, et de collaborer avec eux. Pour la plupart d’entre eux, beaucoup de thématiques abordées au nom du développement durable (énergie, déchets mobilité, etc.) l’avaient été bien avant l’émergence de ce dernier. J’observais alors une forme de malaise intellectuel. Les concepteurs étaient pris entre deux alternatives opposées. L’une visant à reconnaître la diversité des sujets à prendre en compte au nom du développement durable – au risque, à force d’élargissement de la notion, d’une superposition quasi complète entre les sujets historiquement appréhendés par les métiers de la conception urbaine et architecturale et les sujets mobilisés au nom du développement durable, et donc une perte de repères sur la singularité substantielle de ce dernier. L’autre étant de réduire les actions menées au nom du développement durable à quelques thématiques, notamment celle de l’énergie – une réduction certainement plus confortable pour les professionnels, et d’une certaine manière stratégique puisqu’elle permet de faire ressortir quelques axes phares d’un projet, mais qui ne peut constituer qu’une forme d’appauvrissement problématique, sur les plans intellectuel, idéologique et opérationnel.
Nadine Roudil : Je partage ton point de vue. L’article introductif du numéro spécial de la revue Métropolitiques « Fabriquer la ville à l’heure de l’injonction au “durable” », auxquels les membres du réseau ont contribué en 2012, débute sur ce constat. J’ai pour ma part été témoin de ce basculement lorsque j’étais chargée de recherches au CSTB juste après le Grenelle de l’environnement. Je lie ce recouvrement de la question environnementale par la dimension énergétique au rôle conféré par l’État aux ingénieurs, et plus particulièrement aux grands corps techniques de l’État, dans la conception de la ville durable en France. Cet atypisme a des racines historiques. Depuis le Second Empire, les ingénieurs se sont vu conférer un rôle important lors des grands moments de « fabrique de la ville » de l’histoire urbaine contemporaine (reconstruction à la fin de la Seconde Guerre mondiale ; diffusion des grands ensembles, etc.). L’État, en prenant en charge la politique urbaine des Trente Glorieuses, crée le ministère de l’Équipement en 1966. Il impose alors un modèle professionnel en charge de la conception urbaine fondé sur l’expertise et issu de l’industrie, dans lequel les ingénieurs vont facilement trouver leur place (Blanc, 2010). Depuis, les ingénieurs sont légitimement « mêlés à la conception, à la fabrication, à la diffusion et au contrôle » des techniques choisies pour répondre aux enjeux de fabrique de la ville (Didier, 2007). C’est donc fort logiquement que ce monde de l’ingénierie est devenu la cheville ouvrière de la définition des solutions techniques et constructives de sobriété et a contribué à prioriser l’enjeu énergétique, au détriment de l’enjeu environnemental.
Silvère Tribout : Finalement, on voit bien ici que la réduction du développement durable s’explique autant par le rôle historiquement accordé à certains acteurs qu’à des tentatives, non pas des ingénieurs, mais bien des concepteurs de répondre à une question très complexe : comment imaginer une définition du développement durable qui soit satisfaisante sur le plan intellectuel tout en étant opérationnalisable ? Je me souviens de nombreux temps d’échanges au sein de l’agence dans laquelle je travaillais, au cours desquels les concepteurs tentaient de formaliser une approche commune de la durabilité et de la traduire dans un outil d’aide à la décision. Au fil des mois, cette approche s’était élargie à une quarantaine de sujets à traiter. L’outil n’avait pas vocation à dire comment faire, mais à recueillir des textes, professionnels et scientifiques, sur chaque sujet pour apporter des connaissances nouvelles aux membres de l’agence. Une séance de travail fut ensuite consacrée à la mise en relation de ces sujets. Exercice qui a été très vite abandonné au nom de la difficulté cognitive qu’il représentait. Cet exemple montre comment les injonctions d’élargissement et de complexification des approches de la durabilité se heurtent également, dans les organisations publiques ou privées en charge de la fabrique de la ville, à des écueils cognitifs.
Nadine Roudil : Je pense que cette situation s’explique aussi par le fait que la place prise par les ingénieurs dans la fabrique de la ville durable a eu pour corollaire un changement d’échelle dans la réponse apportée à la lutte contre le changement climatique. Celle du bâtiment est clairement priorisée. C’est à son niveau que les solutions de sobriété sont pensées, expérimentées, puis étendues au domaine urbain (Roudil, 2018). L’effet de complexité ou de brouillage entre les thématiques environnementales supposées être prises en compte par le développement durable montre la difficulté d’emboîtement des échelles dans la fabrique actuelle de la ville durable, due à ce choix. L’exercice du métier d’ingénieur peut être considéré comme faisant partie d’un « agir technique » doté d’une capacité réelle de transformation du monde. Plus précisément, les ingénieurs jouissent d’une légitimité dans l’exercice du pouvoir qui consiste à concevoir des solutions inédites, qualifiées d’innovantes, pour lutter contre le changement climatique à l’échelle urbaine (Ibid., p. 89). Ce pouvoir réside dans la capacité qui leur est conférée de choisir une technologie plutôt qu’une autre, d’assurer sa diffusion et de favoriser sa mise en application à une échelle industrielle (Blanc, 2010, p. 133). Ce pouvoir est d’autant plus important qu’il se dilue dans une chaîne de conception de projets urbains recouverte par des intentions politiques et économiques plus globales.
L’hypothèse de la « simplexification » comme résultat de l’apprentissage collectif de la complexité induite par le nouveau paradigme
Éric Henry : Lorsqu’on leur parle de développement durable, les acteurs de la conception ou de la maîtrise d’ouvrage font face, dans un premier temps, à une interrogation. Par ailleurs, tous les processus de construction, et surtout d’urbanisation, sont excessivement complexes. La difficulté, c’est d’arriver à réduire cette complexité. C’est pour cela que la notion de « simplexité » m’intéresse beaucoup. Lorsqu’on propose des référentiels, des outils, on émet une injonction qui vient perturber les fonctionnements et régulations internes. La « simplexification », c’est l’idée de simplifier le processus non pas en le séquençant, comme on pourrait le faire habituellement, mais en définissant une approche peut-être réductive au début, que l’on va développer progressivement en analysant ses effets et rétroactions. Un certain nombre de bureaux d’études phares en matière d’environnement et d’aménagement ont réussi à fabriquer des guides, des référentiels, et à devenir des consultants privilégiés de collectivités ou de concepteurs, parce qu’ils ont fait ce travail de simplification et d’invention.
Silvère Tribout : Il faut noter le rapport tout à fait ambivalent de beaucoup de professionnels et notamment des concepteurs (architectes, urbanistes, paysagistes) avec les outils (Tribout, 2015). S’ils peuvent être en demande d’instruments pour les accompagner sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas nécessairement, bien des professionnels dénoncent, souvent à juste titre, leur caractère normatif et la manière dont ils contribuent à réduire la part créative de leur métier, et donc à redéfinir leur identité professionnelle. Ces outils, devenant acteurs intermédiaires et traducteurs, déplacent ainsi le problème davantage qu’ils ne résolvent une situation. Le verrou cognitif laisse place à un verrou épistémologique et stratégique. Ainsi, à la question « comment imaginer une définition du développement durable qui soit satisfaisante sur le plan intellectuel tout en étant opérationnalisable ? », posée ci-dessus, s’en ajoute une deuxième, complémentaire : « Comment imaginer une définition dont l’opérationnalisation serait stratégiquement satisfaisante ? » Les approches de la durabilité ne peuvent être comprises sans être replacées dans le contexte de concurrence interprofessionnelle dans lequel les acteurs se trouvent. Il est intéressant de voir que les concepteurs peuvent être pris entre deux stratégies opposées : d’un côté une réduction des approches de la durabilité pour résoudre des difficultés cognitives et intellectuelles, de l’autre une ouverture stratégique pour résister à toute hégémonie de l’ingénierie et conforter une place de choix dans le processus de conception architecturale, urbaine et paysagère. Plus généralement, la mise au jour des résistances dans le Cahier 7 montre comment, en quinze ans, les recherches sont venues relativiser la capacité transformatrice du développement durable et, in fine, sa dimension paradigmatique.
Bilan et perspectives
Vers un essoufflement du développement durable ?
Éric Henry : La France a été précurseur en développant dès 1974 un cadre réglementaire sur la maîtrise de l’énergie des bâtiments, puis à partir de 2004 en créant la certification HQE, qui prenait en compte les critères de l’énergie, des matériaux, de l’usage, de la santé, et enfin de la gestion du bâtiment à venir. Cependant, la performance carbone a pris depuis quelques années une place grandissante comme vecteur de performance des bâtiments de demain. Aujourd’hui, il s’agit d’intégrer une démarche bas carbone en mobilisant des options telles que les niveaux Effinergie 2017 et le label BBCA16. Le label E+C- proposé par la puissance publique en 2018 préfigure ce que sera la réglementation environnementale 2020 dans le bâtiment neuf. Il reprend les niveaux de performance énergétique et de production d’énergie renouvelable, d’où le « E », et instaure deux niveaux carbone (« C ») prenant en compte les émissions au cours de la construction du bâtiment. Cette vision s’amorce sur le bâtiment neuf, alors qu’elle fait encore cruellement défaut sur l’existant. Nous sommes donc aux prémices d’une meilleure prise en compte du carbone dans nos constructions, ce qui constitue le cœur de la durabilité aujourd’hui. Finalement, il aura fallu un quart de siècle entre le protocole de Kyoto et sa déclinaison complète au secteur de la construction neuve. C’est dire l’inertie de ce secteur interprofessionnel.
Silvère Tribout : Dans le Cahier Ramau 7, comme le rappelait Gilles, Cyria Emelianoff parlait de « désactivation » du contenu du développement durable. On peut faire l’hypothèse qu’on assiste également, aujourd’hui, à une désactivation progressive du contenant qu’est le développement durable. En effet, on voit bien que tout ce qui a pu être fait en son nom continue d’être travaillé, réapproprié, bricolé, mais plus nécessairement en son nom ; comme si on n’avait plus besoin d’en passer explicitement par cette formulation pour conduire ces actions-là. Finalement, on voit mal aujourd’hui l’intérêt que pourraient avoir les acteurs, notamment les concepteurs, à continuer de mobiliser le développement durable pour légitimer leurs actions. Sur le plan stratégique, sa convocation ne constitue plus un facteur de démarcation vis-à-vis des concurrents. Sur le plan interprofessionnel, le développement durable semble davantage source de remise en question des places historiques. Sur le plan cognitif, sa convocation semble avant tout source de complexification ou, au contraire, dans ses formes réduites, d’insatisfaction intellectuelle.
Gilles Debizet : La « transition écologique » se substitue à l’expression « développement durable ». J’ai eu l’occasion d’accompagner en 2017 un apprenti du master MOBat17 au sein du service maîtrise d’ouvrage d’un département francilien. Les modalités d’élaboration et les engagements du plan d’action « transition écologique » de ce service se distinguent peu des référentiels « développement durable » qui avaient émergé deux décennies auparavant : la co-construction avec les acteurs intermédiaires est de nouveau évoquée, comme dans les Agendas 21 et les premiers plans climat ; la réduction des émissions carbone est plus explicite ; la résilience fait son entrée parmi les orientations ; des actions sont mises à jour en intégrant les possibilités du numérique. Concernant le secteur de l’architecture et de l’urbanisme, il est fait référence à un récent « schéma départemental de la construction durable ». La permanence du « contenu », comme l’exprime Silvère, à deux décennies d’intervalle laisse penser que la conduite des opérations immobilières et les arbitrages politiques peinent encore à prendre en compte les orientations de la durabilité. Après l’essoufflement, voire l’épuisement, du paradigme du développement durable, la « transition écologique » semble, en revanche, renouveler la mobilisation des acteurs de la fabrique urbaine.
Nadine Roudil : De mon point de vue, il y a une évolution importante entre le temps du développement durable et celui des transitions. Le développement durable a été un moment de tâtonnements et d’expérimentations en matière de conception urbaine. Il l’a été aussi pour nous chercheurs. Le Cahier 7 montre bien à travers les échanges de la table ronde « La ville durable et les chercheurs : quelle construction interdisciplinaire des savoirs ? » (Roudil et Molina, 2015) que la manière de faire des sciences humaines a évolué dans ce contexte. Le temps des transitions véhicule des manières de produire et de concevoir la ville qui font partie d’un cadre normatif très fort. Nous sommes dans un moment assez inédit de normalisation encadrant les pratiques des professionnels de la conception et des citadins. Dans l’usage systématique de cette nouvelle catégorie qu’est la « transition » s’incarne la nécessité de construire une réponse commune à la question climatique. La COP21 à Paris, en 2015, a symbolisé ce glissement en érigeant en principe la question des transitions. Le vocabulaire de l’action publique évolue donc en conséquence. L’ère des « transitions » s’ouvre et est déclinée de manière programmatique. Elle est proclamée pour être écologique, environnementale et énergétique.
Les apports vis-à-vis des questions fondamentales posées par Ramau
Gilles Debizet : L’hypothèse d’un nouveau paradigme était au cœur du cycle « développement durable » ; elle a été bien explorée par les quatre publications. Notre discussion montre bien les débats scientifiques en chantier, par exemple sur les complémentarités/concurrences professionnelles ou sur la standardisation/différenciation des pratiques de conception. Je perçois deux apports qui pourraient faire consensus. Premièrement, le cycle a positionné les changements de modèles et de pratiques professionnelles dans le temps long18. L’intensité et la soudaineté de l’irruption de l’enjeu climatique à la fin des années 1990 ont entraîné des prescriptions opérationnelles et bousculé des frontières interprofessionnelles. Des résistances/réactions professionnelles et des réajustements au sein des projets ainsi que des instruments de pilotage des autorités publiques ont révélé les transformations et les inerties. Deuxièmement, les problématiques de gestion immobilière et urbaine se sont révélées essentielles à la compréhension des responsabilités entre concepteurs (au sens large, de la programmation urbaine aux entreprises de travaux en passant par l’architecture et l’ingénierie).
Ces deux apports doivent nous interroger sur le rôle de la recherche en sciences humaines et sociales en matière d’urbanisme et d’architecture dans un monde professionnel où le chiffre joue un rôle croissant. Si la force de la recherche en sciences humaines a consisté et consistera à déconstruire les mécanismes de la fabrique de la ville, ne faut-il pas aussi qu’elle propose des modèles ? Qu’elle n’en laisse pas le monopole aux technologues et aux économistes ?
Nadine Roudil : Pour ma part, je replacerai ces quatre rencontres dans un mouvement plus global au sein duquel nous avons été nombreux, bien au-delà du réseau Ramau, à nous interroger sur l’irruption d’une injonction lancée à nos travaux très associée à une évolution connexe des financements de la recherche. Cette situation me paraît avoir changé la manière de faire des sciences humaines et sociales, car considérer le développement durable ou l’énergie en tant que sociologues nous plaçait tous en situation « ancillaire ». Je pense que cela a permis d’enrichir les démarches réflexives des chercheurs et chercheuses engagé·es dans le champ des études urbaines pour peu qu’ils ou elles s’attachent à ces questions. La difficulté a été de ne pas, « si ce n’est servir à quelque chose, devoir servir à quelqu’un » (Chadoin, 2009, p. 82), car l’injonction a été assez violente, particulièrement lorsqu’il s’agissait de travailler avec les sciences pour l’ingénieur. Nous avons pu constater que nos outils et nos méthodes étaient solides et légitimes à travailler comme nous le souhaitions sur des objets de recherche inédits.
Perspectives
Silvère Tribout : Sur le plan scientifique, le réseau Ramau s’est aujourd’hui orienté vers d’autres champs : la fabrique des savoirs et de l’expertise. Dans le même temps, bien des laboratoires, à l’image de l’UMR Pacte à Grenoble, se sont ouverts davantage aux questions de transition qu’à celles de développement durable. Il y a là bien plus qu’une substitution. Plutôt que d’analyser une forme de développement trop souvent associée à des changements profonds (dont nous avons vu qu’il fallait les relativiser), la transition réinterroge la dynamique même du changement.
Gilles Debizet : Cette contradiction suscite un fort intérêt des chercheurs analysant les innovations sociales ou sociotechniques dans le champ de l’action urbaine ou aménagiste, notamment celles induites par le changement climatique, qui reste l’enjeu essentiel commun au développement durable et à la transition écologique. Écologique ou énergétique, la transition questionne : au sein du réseau ACDD19 et au-delà, comme évoqué par Silvère. Cependant, il est encore trop tôt pour saisir des généralisations d’innovations et de changements dans les métiers et les activités récurrentes de l’architecture et de l’urbanisme. De même, il a fallu attendre la fin des années 2000 pour observer des changements dans les pratiques courantes induites par l’injonction à la durabilité… et lancer le cycle Ramau sur le développement durable. Après ce cycle, il y avait donc place pour des questionnements plus introspectifs, davantage centrés sur l’activité même des chercheurs du réseau Ramau : le cycle 2018-2020 sur l’expertise, la formation et les recherches partenariales.
Nadine Roudil : En effet, les travaux sur le changement climatique sont désormais nombreux, et la nouvelle génération de chercheurs me paraît assumer parfaitement ces objets. C’est sans doute facilité par le fait que l’énergie n’est plus aussi centrale et que réfléchir au changement climatique à partir des objets classiques des sciences humaines et sociales se fait plus aisément, comme en témoigne le développement des travaux sur le genre et le réchauffement.