L’injonction au développement d’un urbanisme et d’une architecture durables introduit des exigences nouvelles pour les professionnels, les institutions et les usagers. Elle implique la construction de compétences inédites et questionne les modes de conception des espaces bâtis ainsi que les modes de vie des habitants. La recherche est aux premières loges pour analyser ces changements, les discuter et, éventuellement, les prendre en compte dans les activités de formation.
Vingt ans après la conférence de Rio (1992), le développement durable et notamment la lutte contre le changement climatique ont largement dépassé le stade de la mise à l’agenda politique. C’est bien la phase d’opérationnalisation de la durabilité qui suscite des résistances et des remises en cause. Les activités et les métiers sont directement concernés puisqu’ils sont, par essence, intégrateurs d’enjeux multiples ; l’atténuation du changement climatique tout comme l’adaptation à ses effets ou la protection de la biodiversité constituent bien de nouveaux défis. Ceux-ci font l’objet d’une production, intense et rapide, de savoirs génériques et de modèles dédiés aux activités et aux métiers. Dans ce cadre, les conditions et les modalités de leur intégration et leur appropriation dans des projets ou des politiques représentent une question centrale et récurrente à laquelle sont confrontés les acteurs de la ville.
Nul ne sait ce que seront, dans une génération, les modes de faire les plus courants. Une certitude se cristallise néanmoins : l’ampleur et la rapidité du changement climatique modifient considérablement et durablement la hiérarchie des enjeux tant environnementaux que socio-économiques. Certes, des incertitudes résident dans l’effectivité des politiques d’atténuation et les impératifs de l’adaptation, la première réduisant l’ampleur des seconds, selon le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Cependant, il nous apparaît probable que les savoirs et certaines des pratiques émergentes d’aujourd’hui, tournées vers la durabilité, seront intégrés dans les routines de demain, routines qui caractérisent le secteur de la construction des bâtiments et des réseaux et, d’une certaine façon, celui de l’architecture et de l’urbanisme, même si ce lien mérite nuance.
Dans cette perspective, et parce que des résistances et remises en cause sont désormais observables, et observées par la recherche, il importait de se pencher sur l’élaboration et l’appropriation des savoirs et modèles de l’architecture et de l’urbanisme durables. Attentif depuis sa création à la pluralité des modes d’apprentissage des acteurs et des modèles qui permettent l’appropriation et la mise en œuvre de notre cadre de vie, le réseau Ramau en a fait le thème de ses 11e Rencontres.
Par les « modèles », nous voulions revenir sur une décennie d’opérations menées en France et dans le monde, sur les dispositifs, « bonnes pratiques », outils, méthodes (EcoQuartier, HQE, Plan climat…), et sur l’implication dans cette dynamique de personnalités reconnues en matière de « durabilité ». Nous souhaitions prendre en compte la diversité des actions entreprises sur ce thème, en termes de production, de pratiques ou de trajectoires, pour mieux saisir le processus même de modélisation. Nous poursuivions un double objectif scientifique : analyser les conditions préalables d’émergence et de définition de ces actions érigées en modèles, de leur diffusion et transmission, et comprendre tout aussi bien la façon dont certaines expérimentations et innovations prises à la base pouvaient se constituer progressivement en modèle.
Par les « savoirs », nous avons voulu interroger les modalités d’acquisition des connaissances et de construction de compétences des professionnels. Questionner en ce sens la manière dont ils se forment aujourd’hui pour répondre aux enjeux de durabilité ; comprendre sur ce registre les rôles que jouent la formation initiale ou continue, la médiatisation (presse) ou encore l’enseignement par le projet. Mais aussi identifier les modes d’apprentissage de la durabilité sur le terrain, analyser la façon dont les expériences contribuent à construire et à faire évoluer les compétences des acteurs. Autant de pistes de réflexion proposées aux chercheurs durant ces rencontres centrées sur la réception de l’impératif du développement durable et sur ses traductions et diffusions en termes de savoirs et de savoir-faire.
Savoirs et modèles de l’architecture et de l’urbanisme durables pris dans tous leurs états, examinés sous l’angle de leur constitution, diffusion, réception et appropriation, forment ainsi la trame de ce septième numéro des Cahiers Ramau. Les approches et apports y sont multiples et transdisciplinaires, bien dans l’esprit du réseau Ramau, issus en grande partie des sciences humaines et sociales, des sciences de l’ingénieur et de celles de la gestion.
En préparant les Rencontres, il nous a fallu toutefois constater que les nouveaux savoirs, ceux de la durabilité, des transitions écologiques et énergétiques (mobilisant les sciences de la nature et de l’ingénierie, seules ou en articulation avec les sciences sociales), étaient en retrait dans les propositions. L’organisation d’une table ronde est venue ainsi compenser cette absence. À l’inverse, la problématique des modèles a fait l’objet de nombreuses propositions.
Cependant, très peu traitaient des performances ou des prescriptions architecturales précises. Ce sont surtout des savoir-faire – des bonnes pratiques aux outils – qui ont focalisé l’observation des auteurs de cet ouvrage, avec des composantes essentiellement managériales ou processuelles, et non les formes urbaines ou architecturales ni des œuvres d’architectes ou d’urbanistes. Si la relation entre savoirs, notamment environnementaux, et savoir-faire peut paraître évidente, elle est cependant – ou justement – peu illustrée ou observée dans des activités concrètes de conception d’objets urbains. Preuve que le travail d’investigation et d’analyse mérite d’être poursuivi durablement sur le triple terrain des savoirs, des pratiques et des formes.
Au vu de l’ensemble des contributions, plusieurs observations se dégagent. Certaines sont nouvelles, d’autres plus traditionnelles. Relevons, parmi les premières, la particularité d’un processus de construction des modèles et de mobilisation des savoirs qui tend à laisser des marges de manœuvre aux utilisateurs, ce qui présente l’avantage de pouvoir prendre en compte les spécificités du lieu et du projet. C’est le cas également des mécanismes de diffusion, dont on observe qu’ils résultent pour la plupart d’itérations, alternant des dispositifs « top-down » et des actions « bottom-up », dont témoignent nombre de retours d’expérience. En revanche, d’autres observations demeurent plus traditionnelles, comme la particularité française du rôle majeur de l’État dans la mise en place de ces modèles.
Au total, quatre parties regroupent quatorze contributions et une table ronde. Elles comportent des interventions qui se positionnent dans le champ de la production scientifique et de la recherche en architecture et urbanisme appliquée au durable. Elles comptent également des articles sur les conditions de mise en œuvre et le retour d’expériences provenant de représentants d’institutions impliquées dans le déploiement de la durabilité. Ce double apport manifeste ici, comme pour les Cahiers Ramau précédents, les ambitions du réseau : lire les transformations en naviguant entre l’échelle des projets et celle des bassins – locaux, nationaux et globaux – de l’exercice professionnel.
La première partie, Méthodes, mots et règles, porte sur les mécanismes d’élaboration et de diffusion de la durabilité à travers les labels, les termes et les règles prescriptives développés dans le but d’introduire des changements de pratiques, de performances ou de formes bâties à une large échelle, c’est-à-dire dans de nombreux projets urbains ou architecturaux situés dans des territoires étendus. Elle met en évidence des efforts de conceptualisation et de formulation parallèles à un travail de légitimation et d’incitation – plus rarement d’imposition – par des organisations dont le périmètre d’action dépasse largement celui des projets pour lesquels ces « modèles » sont institués. Bien évidemment, les motivations de ces organisations – extralocales – sont multiples : elles combinent bien souvent une intention philanthropique, d’intérêt général, avec des intérêts propres, politiques ou marchands selon les cas.
Différentes entrées sont proposées au lecteur : l’élaboration du label français EcoQuartier, la diffusion des certifications environnementales des bâtiments par les médiateurs financiers internationaux, la traduction du vocabulaire de la ville durable par une instance gouvernementale française, et enfin, la prescription « green roof » promue par une association professionnelle nord-américaine privée, rarement imposée par les autorités publiques.
Isabelle Grudet entame cette partie avec un dispositif récent bien connu dans les milieux professionnels et de la recherche urbaine, le label EcoQuartier. Elle saisit le « moment bouillonnant » de son élaboration entre 2007 et 2012 en le replaçant dans une période plus longue. Ainsi, le Grenelle de l’environnement a catalysé des attentes et des expériences locales pour instituer l’expression et initier un processus dialectique conduisant au label. Par le truchement d’un concours pluriannuel national, le ministère a capté les expériences et mobilisé des praticiens et des scientifiques de l’urbanisme. Le label n’exige pas de performance technique ni ne se réfère à des modèles spatiaux ou formels : il consiste plutôt en un « dispositif d’accompagnement » des décideurs et des concepteurs. La publication du label coïncide avec la fin des polémiques sémantiques sur le terme « écoquartier » et laisse les éléments momentanément « regroupés sous la nébuleuse écoquartier » se replacer dans des « problématiques propres aux débats sur l’aménagement ».
Cyril Boisnier s’intéresse aux certifications environnementales des bâtiments. Sous l’angle d’un marché de normes, il explore le système d’acteurs privés des immeubles tertiaires d’envergure et identifie le rôle des médiateurs financiers. Ainsi, il montre comment la certification BREEAM s’impose en France au détriment de la certification française HQE. Il souligne aussi la rude bataille d’influence que se livrent BREEAM et LEED dans le monde. La globalisation économique et la financiarisation ont pénétré le secteur de l’immobilier tertiaire, notamment les prestigieux sièges nationaux de firmes et les centres commerciaux. Placés entre les investisseurs et les utilisateurs, des médiateurs financiers promeuvent la certification environnementale afin de réduire les risques techniques et économiques : ils choisissent la plus pratiquée dans le secteur d’activité pour réduire les coûts de transaction. Leur action est amplifiée par le déploiement du rating de la qualité environnementale, poussé par l’investissement socialement responsable. Dans cette situation, le poids du système financier anglo-saxon sur l’immobilier évince la certification HQE, y compris pour les projets d’envergure réalisés en France ou menés à l’étranger par des groupes français.
Autre approche transnationale, Elisa Romagnoli et Clara Vecchio analysent les néologismes de la ville durable reconnus par l’instance gouvernementale française chargée de la terminologie officielle. Certes, le repérage de ces termes ne repose pas sur une observation des pratiques effectives des acteurs de la ville. Cependant, la position et la compétence linguistique des auteurs nous renseignent sur les dynamiques d’institution du vocabulaire de la ville durable et les emprunts terminologiques faits aux langues anglaise et française. Nombre des mots de la ville durable ont été introduits dans des documents officiels de l’État, dans la lignée du Grenelle de l’environnement. Pour l’essentiel, ils sont calqués sur des termes anglais ; le succès des préfixes « éco » et « bio » atteste de leur image positive à l’époque. Parce qu’elles offrent une plus grande combinatoire, la traduction des expressions composées révèle davantage l’éventuelle antériorité des concepts en France ; selon ce critère, les dispositifs « durables » de transports publics auraient été plus précoces en France qu’à l’étranger, à l’inverse d’autres thématiques de la ville durable.
Enfin, Gilles Debizet présente l’unique cas de prescription constructive de ces Cahiers Ramau : le green roof, traduit par « toit vert ». La diffusion de connaissances, la qualification des professionnels et la promotion des « bonnes pratiques » menée par une association professionnelle composée de militants et d’entreprises privées ont accompagné le déploiement des toits verts en Amérique du Nord. Néanmoins, la végétalisation des toits reste marginale. Elle ne devient une pratique courante (au-delà des bâtiments emblématiques ou de haut standing) que dans de rares villes où la prescription est imposée (Chicago et Toronto) ou associée à des exemptions de taxes (Washington). La comparaison avec les autres villes nord-américaines montre, d’une part, la rareté des prescriptions technico-architecturales imposées et, d’autre part, l’insuffisance des normes techniques facultatives, des guides et des « bonnes pratiques » pour généraliser les toits verts.
Une deuxième partie se centre sur les Attentes, héritages et interprétations des utilisateurs et faiseurs de ville en matière de développement durable. Il ne s’agit pas encore d’observer les mécanismes d’adoption et de transformation – développés dans la troisième partie – mais de décrire des états préalables à l’appropriation et les interprétations avant l’utilisation des instruments de la durabilité. Relevant de registres très différents, mais centrés sur les écoquartiers, les trois cas présentés mettent simultanément l’accent sur les représentations, notamment celles des attentes des habitants, ancrées dans la durée, l’héritage de certaines expériences du passé, pour imaginer par exemple la forme urbaine des quartiers durables d’aujourd’hui, ou bien encore sur l’intérêt d’un modèle de connaissance de la conception urbaine durable pour éclairer l’attribution des formes et des mesures. Où l’on remarque, du côté des porteurs municipaux des écoquartiers, l’importance accordée au désir de nature et de convivialité comme facteur d’acceptation du changement par les habitants, bien plus qu’aux attentes de compacité ou de formes bâties. De même, le recours des historiens de l’architecture à l’héritage du passé permet de démontrer la pertinence et la permanence de modes de faire vertueux de densification, comme les lotissements denses du XIXe siècle (les échoppes bordelaises). Enfin, s’inscrivant dans une tradition théorique de la conception, les tenants des méthodes en architecturologie décryptent la manière dont les concepteurs, architectes et urbanistes confrontés aux nouveaux enjeux environnementaux réinterprètent la démarche de conception.
L’équipe du CEREMA (Juliette Maitre, Nathalie Racineux, Florence Drouy et Olivier Bachelard) passe au crible d’une analyse lexicale puis thématique plus de 300 textes rédigés par les collectivités locales dans le cadre de l’appel à projets EcoQuartier 2011. L’étude du corpus de récits recueillis permet de dégager quelques caractéristiques propres à l’univers imaginé de ce mode d’habiter. À travers les représentations et les valeurs qu’on lui attribue, les auteurs distinguent à la fois des tendances lourdes et des signaux faibles. D’un côté, la référence au bonheur ou l’attention portée au lien social ; de l’autre, le faible recours aux préoccupations de densité, de mixité sociale et de statut d’occupation. Le degré d’appropriation du modèle national par les collectivités locales se révèle ainsi plutôt convenu. Se dessine en filigrane un monde de « sobriété heureuse » déconnecté des enjeux climatiques et énergétiques qui motivaient la démarche originelle.
Chantal Callais souligne l’intérêt que représentent aujourd’hui certains modes de faire tirés du passé pour enrichir la réflexion sur la mise en œuvre d’un urbanisme et d’une architecture durables. Prenant exemple sur les quartiers de maisons du Bordeaux de la fin du XIXe siècle, elle met en relief l’actualité et la performance d’une forme urbaine à connotation écologique (densité, végétalisation), d’un bâti à fort potentiel d’adaptation aux normes de qualité énergétique et d’un espace public pouvant favoriser la mixité fonctionnelle. Ainsi, des morceaux de la ville existante peuvent être considérés comme compatibles avec des critères de durabilité d’aujourd’hui – voire conformes à ces critères – et pourraient contribuer, tels quels, au fonctionnement ainsi qu’à la reproduction de la ville durable.
Caroline Lecourtois s’intéresse à la façon dont les concepteurs (architectes et urbanistes) interprètent et intègrent les critères de définition de la durabilité dans leur travail de mesure des espaces et de conception des formes. Elle s’appuie sur les sciences cognitives (Léontiev) et les sciences de la conception (Boudon) pour interroger et analyser les activités et les opérations impliquées plus spécifiquement dans la conception d’espaces durables. Le terrain d’enquête est constitué de quatre sites choisis pour leur dimension emblématique dans le domaine des écoquartiers : BedZED (Londres), GWL Terrein (Amsterdam), Hammarby Sjöstad (Stockholm) et Vauban (Fribourg), et des sites en cours de réalisation en Seine-et-Marne. Tous contribuent à bâtir un modèle de connaissance sur les manières dont la durabilité influence le travail de conception, dans le cadre cognitif du projet d’aménagement de l’espace, ouvrant ainsi la voie à de futures recherches scientifiques.
La troisième partie porte sur l’apprentissage et la recontextualisation comme modalités d’appropriation des savoirs et des pratiques durables. L’attention se porte notamment sur ceux qui transmettent (experts, formateurs, etc.), mais aussi sur les démarches et projets démonstrateurs au sein des pratiques de l’aménagement et de l’urbanisme tant en termes de design de projet que de politique locale. La question de la recontextualisation s’avère ici essentielle puisque le propre des instruments de la durabilité tient justement à leur caractère générique, c’est-à-dire à leur aptitude à être applicables à (et appropriés pour) des terrains multiples et variés, comme cela a été souligné dans la première partie.
Les processus d’apprentissage repérés soulignent une confrontation nébuleuse autant qu’une imbrication fragile entre les valeurs et savoirs véhiculés par le durable et la culture locale dans ses différentes dimensions. Ces questions sont traitées sous différents angles : sociologique, à propos de la normalisation rampante et forcément décontextualisée ; politique, avec la déclinaison technique du durable dans les champs d’expertise de l’aménagement ; professionnelle, avec des projets exemplaires dans quatre grandes villes françaises ; organisationnelle, s’agissant de la maîtrise d’ouvrage urbaine dans les projets d’écoquartiers ; pédagogique, avec les scénarios d’aménagement dans le cadre de la formation universitaire à l’urbanisme.
Le texte de Luna d’Emilio pointe la normalisation des processus de conception « durable ». Qu’il s’agisse d’indicateurs de performance, de démarches multicritères participatives ou de « bonnes pratiques », ces formes de normalisation peuvent manquer de pertinence par rapport aux enjeux et au contexte spécifiques d’un projet urbain ou architectural, chacune pour des raisons particulières. Elles privilégient trop les aspects physiques de l’environnement, au détriment des aspects économiques et sociaux de la durabilité, et ignorent notamment les dimensions culturelles et historiques des lieux. L’auteure préconise in fine des normes qui prendraient en compte les dimensions culturelles de l’habiter et instaureraient des processus d’hybridation entre savoirs experts et profanes. En creux, ce texte met en lumière l’aspect générique – dans le sens de non spécifique à un territoire et un projet – des nouveaux instruments/normes. S’ils visent pour le moment à faire changer les pratiques, ils pourraient demain uniformiser les processus de conception.
Mobilisant une sociologie du pouvoir, Guillaume Faburel montre qu’au sein du monde de l’aménagement et de l’urbanisme, la portée politique du développement durable n’est encore à ce jour que faiblement questionnée. C’est du moins ce qui ressort d’une recherche conduite pour l’ADEME dans le cadre d’ateliers conjoints avec les agences d’urbanisme portant sur les outils et dispositifs promus par la durabilité : référentiels, guides, labels, prix, etc. L’auteur démontre le double effet paradoxal qu’entraîne selon lui la diffusion des techniques (au sens des méthodes et outils) du développement durable : elle « réarme la politique » en renouvelant et en introduisant de nouveaux savoirs comme ceux de la prospective. Mais elle met parallèlement en place un véritable dispositif de pouvoir par la symbolique liée à l’innovation et aux valeurs du changement. Au risque de voir toute une communauté professionnelle se réclamant du développement durable s’auto-évaluer et s’auto-réguler, sans que la question du contrôle démocratique de la diffusion de leurs « modèles » ne soit publiquement posée.
Se focalisant sur les apprentissages professionnels, Florence Menez compare les processus engagés par quatre villes – Nantes Métropole, Reims Métropole, le Grand Lyon et la ville de Grenoble – pour développer un urbanisme durable. Elle observe que le recours stratégique à des projets dits « démonstrateurs » voulus exemplaires dans leur réalisation, s’accompagne dans chaque cas d’un renforcement de la maîtrise d’ouvrage du projet par la réorganisation des services techniques. De même, de nombreuses collectivités se dotent de documents-cadres et s’appuient sur des initiatives européennes pour se lancer dans des opérations expérimentales, notamment dans le domaine de la production résidentielle. Se posent alors les questions de la pérennisation et de la généralisation de la mise en œuvre de ces ambitions dans la fabrique courante de la ville. L’étude montre à cet effet que le changement pérenne du modèle de production dépend, d’une part, de la culture locale, principalement dans la manière de mobiliser plusieurs registres d’action en matière d’organisation, et, d’autre part, du rôle des personnes impliquées dans la conduite des projets, recouvrant seules ou à plusieurs les différentes figures du visionnaire, de l’expert ou de l’acteur pivot.
En prenant l’exemple de la maîtrise d’ouvrage urbaine dans les projets d’écoquartiers, Michael Fenker apporte un éclairage particulier sur les dimensions organisationnelles de l’apprentissage. Sur la base d’un socle théorique dont il souligne la richesse des approches multidisciplinaires, il déconstruit le processus d’apprentissage en isolant les dimensions structurelles et relationnelles. L’expérimentation et la mobilisation de compétences exogènes, l’exploration de nouveaux dispositifs d’action, ayant trait par exemple à la participation des habitants, ou bien encore la filiation entre projets constituent autant de ressources à disposition de la maîtrise d’ouvrage urbaine pour expérimenter de nouvelles pratiques. Cependant, cette approche organisationnelle de l’apprentissage demeure encore balbutiante, comme le souligne l’auteur, difficile à inscrire en termes de savoirs et de savoir-faire dans des formes stabilisées et reproductibles.
À un autre niveau d’organisation, Gabriella Trotta-Brambilla se penche sur le rôle des enseignements universitaires dans le processus de transmission de la notion et des pratiques du développement durable aux futurs « faiseurs » de ville. Prenant appui sur le travail d’atelier des étudiants de l’Institut d’urbanisme de Grenoble, elle montre la nécessité de se départir de la doctrine et des modèles préconçus, de les considérer avant tout comme des repères pour la pratique. En ce sens, il s’agit de mettre en œuvre des exercices de transmission raisonnée des modèles, notamment par la méthode des scénarios alternatifs, pour dépasser les seules injonctions au changement. Le but : adapter les éléments doctrinaires aux situations étudiées en inscrivant de manière réflexive le doute, le questionnement et la distance critique comme principes de pédagogie active.
La quatrième et dernière partie porte sur l’intégration des connaissances techniques et environnementales dans la pensée et la fabrication de la ville durable en se focalisant sur les recherches interdisciplinaires et leur commande par les institutions publiques nationales de la recherche-développement de la ville durable (ADEME, PUCA, ANR, CNRS, etc.). Alors que l’aménagement et l’urbanisme sont historiquement fondés sur les savoirs issus des sciences humaines et sociales (géographie, sociologie, anthropologie, etc.), la prise en compte des savoirs de l’ingénierie (énergétique notamment) et des sciences de la nature constitue un défi pour les chercheurs comme pour les praticiens.
Une table ronde animée par Nadine Roudil, réunissant des responsables de programmes de recherche sur la ville et l’habitat et des chercheurs de différentes disciplines, a permis de faire le point sur la question de l’interdisciplinarité dans la production de savoirs.
En introduction, Géraldine Molina inventorie les professions et les savoirs disciplinaires mobilisés dans la production de connaissances et outils pour la prise en compte du changement climatique dans la fabrique de la ville. Alors que les urbanistes sont formés aux sciences sociales, des experts et des chercheurs des sciences physiques (climatologie, énergétique, génie civil…) sont sollicités pour modéliser quantitativement les interactions physiques (et au passage les révéler aux premiers) et ainsi élaborer des diagnostics et des stratégies dont découleront des choix de conception. Conviés par les commanditaires, les chercheurs en sciences sociales entrent désormais dans les processus de production de connaissances et de méthodes ; apparaissent ainsi des champs scientifiques nouveaux en voie de structuration : la sociologie de l’énergie et la géographie sociale des questions climatiques en sont des exemples.
Les témoignages de la table ronde illustrent les motivations et les modalités des processus d’hybridation de production de connaissances et d’outils. Marjorie Musy souligne les frottements entre les approches « physiques » et « humaines » et le long apprentissage nécessaire avant de valoriser les nouvelles connaissances dans chaque discipline. Jean-Pierre Levy plaide pour que les sciences sociales participent à la modélisation avec les sciences physiques afin de mieux saisir la problématique environnementale. Morgane Colombert considère la coproduction d’outils opérationnels avec les entreprises et les praticiens comme un moyen de les interpeller et, en retour, d’alimenter la compréhension des processus de décision. Responsable de programmes de recherche sur la ville durable de l’ADEME, Anne Grenier confirme cette fertilité chercheurs/professionnels et espère une implication plus forte des sciences sociales pour relever les défis organisationnel, politique, économique et cognitif qu’occultent encore trop souvent les futurs technologiques. Son confrère du PUCA, François Menard, constate un changement de nature dans la sollicitation des sciences sociales : il leur est demandé de prédire le futur et non plus d’expliquer le passé (pour corriger l’action présente). Plutôt que cette utilisation restreinte, il appelle les disciplines analytiques (sciences humaines et sociales, NDLR) et projectives (physique, ingénierie, économie, etc., NDLR) à s’interpeller mutuellement de façon critique afin d’éclairer « la pluralité des voies possibles d’un futur souhaitable » dont « les expériences présentes peuvent constituer une préfiguration ».
En conclusion, Nadine Roudil poursuit le débat sur l’interdisciplinarité. Les commanditaires de la recherche convoquent depuis peu mais de façon croissante sciences physiques et sciences sociales pour une co-construction sur un même objet technique. La réciprocité de l’échange a déjà porté ses fruits puisque « la qualification du rapport des individus aux objets techniques » succède à « l’acceptabilité sociale » comme finalité de la convocation des sciences sociales aux objets de recherche communs. Cependant, l’exigence de rapidité de la co-construction interdisciplinaire laisse peu de place pour la capitalisation au sein des disciplines SHS.
Les deux dernières contributions de cet ouvrage illustrent ces tortueux cheminements de la recherche. À partir d’un entretien réalisé avec le sociologue Jean-Michel Léger, Véronique Biau, Michael Fenker et Élise Macaire reviennent sur l’histoire d’une démarche à l’intersection de l’opérationnel et de la recherche : Build in my backyard (Bimby). Cette démarche qualifiée de « densification douce » fait œuvre de développement urbain durable dans les tissus pavillonnaires. Née des pratiques habitantes ou d’opérations de promotion disséminées, elle a bénéficié dans les années 2000 de recherches successives pilotées par l’ANR et le PUCA, qui lui ont donné un cadre conceptuel et permis de formaliser une démarche d’intervention. L’histoire de Bimby et les controverses que cette notion a pu susciter éclairent singulièrement les relations entre recherche (publique) et expertise (privée). Elle met en relief les bénéfices comme les difficultés que l’on peut tirer de la connaissance interdisciplinaire appliquée au développement urbain durable (effet de levier), surtout dans un environnement – les collectivités situées en périurbain – réputé peu porteur de durabilité.
Cyria Emelianoff, quant à elle, remonte aux fondements historiques de la ville durable – le refus du productivisme, la planification écologique et la mobilisation des ressources endogènes au confluent de l’urbanisme et de la biologie – pour souligner la perte de sens que cache l’apparent consensus sur le développement durable. De plus en plus outillé, le rapport à la nature a été de fait technicisé et désocialisé au fur et à mesure de son appropriation par les instances instrumentalisant la durabilité, notamment par les collectivités en quête de marketing territorial et de retombées économiques. Face aux amnésies et aux déformations successives, elle appelle la recherche, non à la déconstruction des inévitables et évidentes instrumentalisations, mais à une dissection fine de la désactivation progressive de la durabilité, « opérée par les petites mains, les corps et les réseaux » qui servent l’ordre établi.
Dans la postface conclusive, Gilles Debizet et Patrice Godier replacent les résultats exposés dans ces Cahiers Ramau dans la phase en cours d’opérationnalisation de la durabilité. L’élaboration et la mise en pratique des savoirs et des modèles de l’architecture et de l’urbanisme durables s’inscrivent dans une transition considérée comme le passage du cadre de référence de la ville productiviste (dit très sommairement) à celui de la ville « durable », dont le changement climatique constitue un des rares éléments communs aux multiples définitions. Les auteurs expliquent ainsi comment les modèles produits au nom de la durabilité relèvent essentiellement de normalisations novatrices portant sur le processus de conception. Contrairement à un constat récurrent dans les milieux professionnels et de la formation, ils affirment que ces processus-modèles favorisent une diversification des formes architecturales et urbaines. In fine, ils esquissent des pistes de recherche afin de décrypter les transformations des pratiques de l’architecture et de l’urbanisme, transformations que l’on prête immodérément à la durabilité.