En 2009, le ministère de l’Énergie et du Développement durable, fusion des ministères de l’Équipement et de l’Écologie, lance son premier appel à projets ÉcoQuartier. L’objectif est de recenser les expériences de projets d’aménagement vertueux et d’encourager les collectivités à se lancer dans de telles démarches. L’idée de l’appel à projets est reconduite en 2011, permettant ainsi d’identifier cinq cents collectivités mais surtout d’inciter les élus et leurs partenaires à s’engager dans un urbanisme plus durable.
Cet article repose sur les résultats d’une recherche menée avec l’Institut d’urbanisme de Lyon, l’École nationale supérieure d’architecture de Nantes et l’Institut d’aménagement de Reims, ainsi que sur l’analyse des projets d’ÉcoQuartiers candidats lors des appels à projets du ministère en 2009 et en 2011. La recherche s’est appuyée sur la compréhension des contextes et des processus qui ont amené quatre villes à se lancer dans des démarches d’aménagement durable. Celles-ci ont été sélectionnées à partir des résultats de l’appel à projets EcoQuartier 2009, où nous avons volontairement retenu des villes distinguées dans le cadre de l’appel. Toutefois, la recherche a consisté en l’analyse plus globale du contexte de la collectivité et des collectivités et institutions qui mettent en œuvre de tels projets, et elle s’est intéressée aussi à la connaissance des autres démarches en cours (révision du PLU, référentiel local de quartiers durables, etc.). Nos quatre collectivités sont Nantes Métropole, Reims Métropole, le Grand Lyon et la ville de Grenoble.
L’émergence de la notion de « développement urbain durable »
Les notions de « ville durable » ou encore de « développement urbain durable » émergent à la fin des années 1990, suite aux réflexions sur le développement durable engagées dans une série de conférences internationales, en particulier celles de Rio (1992) et de Kyoto (1997). En effet, les conclusions de ces conférences portent sur le rôle accru des collectivités locales et la nécessité d’entretenir une gouvernance étroite entre les différentes institutions internationales, nationales et territoriales, le secteur économique, le secteur associatif et les citoyens. Cela se traduit en Europe par la charte d’Aalborg en 1994 puis la charte de Leipzig en 2007. De ces chartes il faut retenir trois principes :
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Les villes ont un rôle majeur à jouer dans l’application des principes du développement durable et elles doivent s’engager à revoir leurs modèles de développement.
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Les villes doivent mettre en œuvre un développement plus intégré, tenant compte des multiples domaines qui font la ville tout en considérant les interactions entre les différentes échelles, du quartier au grand territoire.
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Les quartiers défavorisés doivent faire l’objet d’une attention particulière de la part des institutions publiques, afin de les intégrer dans le territoire urbain et le droit commun de la gestion urbaine.
En France, le Grenelle de l’environnement, lancé à l’automne 2007, va contribuer à l’évolution des mentalités et à la prise de conscience de l’urgence de changer les modes de faire pour intégrer les exigences de durabilité. Ceci nous invite à nous poser les questions suivantes : pour répondre à ces exigences, comment les villes s’organisent-elles ? Comment les pratiques évoluent-elles ? Et quels sont les vecteurs du changement ?
Les principaux résultats de la recherche sont présentés ci-dessous, alliant une transformation des objets urbains et une évolution des pratiques et organisations urbaines.
Les effets visibles de l’urbanisme durable
La réalisation d’EcoQuartiers‑vitrines, mais pas seulement…
Lors du premier appel à projets EcoQuartier, en 2009, l60 collectivités ont déposé un dossier. Pour une grande majorité, leur candidature était l’occasion d’aménager leur territoire autrement, visant des objectifs plus ambitieux en termes de qualité urbaine et de respect de l’environnement qu’une opération réalisée de manière plus classique. Effectivement, le cadre même de l’opération d’aménagement, en particulier la zone d’aménagement concertée (ZAC)1 permet d’imposer, ou du moins de négocier, de nouvelles exigences, notamment en ce qui concerne les performances énergétiques des bâtiments, de tester des techniques alternatives de gestion des eaux pluviales, de réfléchir à de nouveaux modes de déplacement et de gestion du stationnement. Bref, la conception et la réalisation d’un EcoQuartier sont autant d’opportunités pour revisiter ses propres modes de faire et changer ses pratiques dans une optique de démarche vertueuse envers l’environnement.
Dans plusieurs projets, cela se traduit par un supplément d’études sur l’approche environnementale de l’urbanisme, sur la faisabilité du réseau de chaleur, sur la prise de conscience par certains élus de l’existence des processus de concertation. Dès lors, la mise en place d’une équipe projet va différer par rapport à un projet plus classique, des ingénieries complémentaires aux ingénieries usuellement sollicitées. Le triptyque « collectivité, aménageur, urbaniste » devient un quatuor « collectivité, aménageur, expert en développement durable, urbaniste ». De même, pour garantir les objectifs de performance affichés des bâtiments, des dispositifs d’accompagnement des promoteurs-constructeurs sont parfois mis en place, avec une implication plus forte de l’aménageur et de son assistance à la maîtrise d’ouvrage (AMO). Cela se traduit par un management de projet différent2 et donne surtout l’occasion de tester de nouvelles pratiques tout en vérifiant la faisabilité technique et économique de nouveaux produits urbains (réseau de chaleur bois ou bâtiments BBC 2005, par exemple3). L’EcoQuartier sert alors de démonstrateur pour prouver que l’innovation est possible.
Pour autant, si certaines innovations profitent à l’ensemble de la ville (réflexion sur les schémas de mobilité douce ou sur la gestion différenciée des espaces verts, par exemple), d’autres systèmes mis en place à l’occasion de la réalisation de l’opération ne sont pas poursuivis. Cela s’explique par plusieurs raisons. D’une part, certains processus, comme un accompagnement des promoteurs, voire une co-conception de leurs projets, engendrent des investissements importants qu’une collectivité et un aménageur ne peuvent assumer lors de la production banale de la ville. D’autre part, certains équipements (réseau de chaleur, notamment) ont été réalisés grâce à des financements publics exceptionnels qui ne sont pas forcément reproductibles.
Certes, dans certains domaines, la réglementation a considérablement évolué en peu de temps, à l’instar de la réglementation thermique. Le bâtiment basse consommation, qui relevait encore d’une exception en 2008, est ainsi devenu le standard en 2015. Les surcoûts liés à l’innovation ont été absorbés par un cycle favorable de l’immobilier, évitant la recherche d’économies substantielles dans les processus d’aménagement et de construction. La réalisation d’un EcoQuartier se traduit par un investissement en temps et en argent supplémentaires, dont une partie peut être mise au bénéfice de l’ensemble de la chaîne d’acteurs, comme une montée en compétences sur le sujet du développement urbain durable.
Ainsi, pour l’agglomération de Reims, le projet de réaliser plusieurs EcoQuartiers a été le déclencheur, aux côtés de la réalisation du tramway, d’une réflexion sur l’aménagement durable du territoire. Pour les autres collectivités, on s’aperçoit que le projet d’EcoQuartier n’apparaît que comme un maillon dans l’évolution des pratiques. Il existe d’autres mécanismes qui n’intègrent pas l’objectif de capitalisation des efforts fournis par l’ensemble des acteurs de l’aménagement à l’occasion du projet. Dans ce cas, l’EcoQuartier restera un projet vitrine et ne pourra avoir un effet d’entraînement.
Une nécessaire montée en compétences des villes couplée à une réorganisation des services
Dans la conduite de projet d’aménagement urbain durable, le passage du triptyque au quatuor d’acteurs suppose pour la collectivité de renforcer son rôle de pilotage et de monter en compétence à la fois sur le registre du management d’opération et sur d’autres plus techniques, centrés sur l’énergie ou l’environnement. On observe de nombreuses réorganisations des services des collectivités au cours des dix dernières années, depuis 2003. Par exemple, à Lyon, un poste de « chargé de mission développement durable » rattaché à la direction générale du développement urbain a été créé et partiellement financé par le programme européen Concerto. La personne qui occupe ce poste consacre 50 % de son temps au suivi de ce programme ; le reste du temps, elle forme les chefs de projet aménagement, relaye l’information auprès d’eux et travaille de façon transversale avec les autres directions générales (en particulier sur la gestion de l’eau). En 2011, à l’issue du programme européen, le Grand Lyon a décidé de maintenir ce poste et d’en prendre complètement le financement à sa charge.
Grenoble a fait le choix opposé. Il n’était pas question d’avoir un poste dédié, mais chaque chargé d’opération a reçu une formation générale sur le développement durable afin de l’intégrer dans sa pratique quotidienne.
À Reims, les services techniques de l’urbanisme de la ville et de la communauté d’agglomération ont partiellement fusionné, donnant naissance à une entité « développement urbain durable » qui accompagne les opérateurs dans la conception et la réalisation de leurs opérations. Cette particularité s’explique par le fait qu’à Reims, historiquement, ce sont les bailleurs qui sont les initiateurs et les porteurs d’opérations d’aménagement, les services techniques publics ayant une implication minime.
Quelles que soient les modalités d’organisation retenues, dans chaque configuration on observe davantage de concertation entre les services techniques des collectivités, voire entre les collectivités, suivant la répartition des compétences. En ce sens, le projet urbain permet d’envisager des coopérations en anticipant sur la gestion future des espaces et des équipements construits. Toutefois, ces coopérations demeurent balbutiantes, car peu systématisées.
Des documents-cadres allant de l’incitatif à « l’obligé »
L’intégration des principes du développement durable dans les pratiques d’urbanisme suppose également un travail de sensibilisation et de pédagogie autour de l’application des principes du développement durable à l’urbain. Ce travail est à réaliser sur l’ensemble de la chaîne d’acteurs qui produisent la ville. Pour cela, les EcoQuartiers peuvent faire figure de démonstrateurs, mais certaines collectivités vont au-delà à travers les chartes ou les référentiels EcoQuartier.
En phase d’élaboration, ces documents-cadres servent d’outils d’apprentissage et de dialogue. Chaque acteur a sa propre vision, ses problématiques et ses modalités d’action. Élaborer un référentiel revient à expliquer et à partager ses pratiques, ce qui permet d’envisager d’aller au-delà. En 2003, un premier référentiel « habitat durable », portant uniquement sur la construction de logements, a permis une première acculturation des promoteurs-constructeurs. Imposée dans le cadre de la cession de terrains appartenant à la collectivité et de la mise en place de ZAC à l’initiative communautaire, l’application de ce référentiel dans les programmes comportant du logement locatif social (PLUS et PLAI) ouvrait le droit à des subventions majorées de la communauté urbaine.
En 2005, c’est la région Rhône-Alpes qui se lance dans son propre référentiel, s’appuyant sur l’expérience du Grand Lyon, et le soumet à l’ensemble du territoire, quelle que soit la nature du projet (de la production de logements dans le cadre d’une opération d’aménagement complexe ou d’une opération simple de construction). Il est important que ce soit la collectivité qui porte cette démarche d’élaboration de document-cadre, de sorte à avoir plus de légitimité par la suite pour l’imposer. En 2009, le Grand Lyon fait le pari de la production d’un référentiel « quartiers durables », qui sera publié en 2012. Il fallait réussir à convaincre de la nécessité de produire la ville autrement en se posant de nouvelles questions : comment mon opération sera-t-elle fournie en énergie ? Comment puis-je gérer l’eau pluviale ? Quels sont les différents types de concertation ? Quelles sont les attentes de la collectivité en matière d’aménagement des espaces verts ?
Plusieurs réunions thématiques et trois ans de travail en collaboration avec les principaux partenaires de la ville (bailleurs, aménageurs, exploitants de services publics) auront été nécessaires pour l’écriture de ce référentiel. À Reims, un livre blanc sur l’aménagement durable rémois a été constitué par l’un des bailleurs de la ville. Malgré des points d’étape avec les services techniques et le cabinet de la présidente de l’agglomération, ce guide n’a jamais été publié, faute d’avoir été repris et approprié par les services municipaux et communautaires.
En phase d’application, ces documents-cadres peuvent influer sur les pratiques professionnelles des acteurs selon que ce référentiel est juste une consultation, une incitation ou une contrainte dans son application. Dès 2006, la ville de Grenoble a révisé son plan local d’urbanisme (PLU) et annexé à ce PLU un « guide de la qualité architecturale, environnementale et urbaine ». Ce dernier détaille les actions à mettre en œuvre sous forme de fiches pratiques dans trois domaines (l’aménagement, la construction neuve et la réhabilitation). Lorsqu’un opérateur vient voir la ville, notamment pour connaître la capacité constructible d’un terrain4, les services techniques lui apportent les explications nécessaires, le guident, et la discussion s’entame sur le niveau d’exigences attendu par la collectivité et la capacité du promoteur à y répondre. Si l’élaboration de ce guide est restée très confidentielle, entre un bureau d’études et les services de la ville, sa diffusion, très large, permet à la collectivité d’aborder l’aménagement en affichant ses ambitions et sa propre vision du développement urbain durable.
Les vecteurs de diffusion
Les projets européens : un rôle de catalyseur
On constate que les villes les plus avancées se sont toutes lancées à un moment donné dans un programme européen de recherche et de développement ou d’innovation. C’est notamment le cas à Nantes, à Lyon et à Grenoble. Plutôt qu’une condition sine qua non pour aller vers un urbanisme durable, nous pensons qu’il s’agit d’un catalyseur. Le formalisme des projets européens, qui repose sur l’élaboration de partenariats, un pilotage important du projet et l’évaluation systématique de la part des services de la Commission, est un carcan qui oblige les collectivités à innover sur le fond (objectif de l’aide financière européenne apportée) ainsi que sur la forme (le suivi de projets à mettre en œuvre).
Dès le milieu des années 1990, la Commission européenne a lancé une série d’appels à projets, comme le programme Thermie, qui visait la recherche d’innovation dans la construction de logements moins énergivores. La mission Habitat du Grand Lyon va s’impliquer dans de tels projets en s’appuyant sur les bailleurs locaux et la jeune agence locale de l’énergie. Les logements construits dans ce cadre vont respecter des standards plus élevés que ceux issus de la réglementation thermique. Mais surtout, soucieuse de capitaliser les démarches mises en œuvre, la mission habitat développera ensuite son premier référentiel « Habitat durable » cité plus haut.
C’est surtout le programme Concerto, initié en 2003, qui va permettre de bousculer les pratiques. La Commission européenne lance ce programme pour aller au-delà des programmes précédents et étendre les réflexions énergétiques à l’échelle d’un quartier, voire d’un morceau de ville. Dans ce cadre, elle finance l’expérimentation de projets de construction résidentielle et tertiaire ayant de fortes ambitions énergétiques liées à la production locale d’énergies renouvelables. Par rapport aux programmes précédents, les exigences techniques et les modalités de suivi des projets inscrits dans cette démarche sont plus draconiennes. Les dispositifs de Concerto ont notamment permis d’intégrer dans le processus de production l’ensemble de la chaîne d’acteurs, de l’équipe de conception (promoteur, architecte, thermicien) aux entreprises de travaux publics, accompagnées par l’assistance à maîtrise d’ouvrage de l’opération d’aménagement et l’agence locale de l’énergie. Cette dernière, à Grenoble, s’est ainsi impliquée dans des actions de formation in situ, montrant par exemple à des ouvriers du bâtiment comment poser des huisseries dans un immeuble isolé par l’extérieur. À Lyon, ce sont des formations à destination des fédérations d’artisans qui ont été réalisées, l’objectif étant que ces organismes puissent ensuite former leurs artisans.
Chaque ville a ainsi mis en place des conditions différentes de diffusion, au plus près du terrain, des principes de développement durable appliqués à des opérations concrètes. Toutefois, malgré les nombreuses précautions prises pour éviter les ruptures d’appropriation des savoirs dans la chaîne d’acteurs (de l’architecte qui conçoit à l’usager en passant par l’artisan qui met en œuvre), à travers des formations et des livrets d’accompagnement pour les nouveaux entrants dans ces bâtiments, le résultat est parfois décevant. Après de nombreuses évaluations lourdes réalisées dans le quartier de Bonne, la ville de Grenoble conclut à la nécessité de faire porter l’effort sur l’intégration des comportements des usagers, afin de prendre en compte les usages quotidiens et d’éviter les systèmes trop technologiques, mais aussi pour poursuivre le travail de sensibilisation et d’acculturation au développement durable.
Créer des conditions favorables : importance de la culture locale
La manière dont les différents canaux sont mobilisés dépend fortement de la culture locale des collectivités. Trois grands registres apparaissent alors : la voie négociée ou contractuelle, la voie réglementaire ou obligatoire, la voie cognitive ou incitative. Chaque collectivité mobilise tour à tour ces trois registres à sa manière et selon son histoire particulière.
Ainsi, à Reims, où l’aménagement est essentiellement porté par les bailleurs sociaux, la voie cognitive prime, passant par une pédagogie poussée auprès des autres acteurs qui font la ville pour les convaincre de s’inscrire dans de telles démarches. La voie réglementaire est faiblement mobilisée, les services de la ville et de l’agglomération ne vont pas au-delà des dispositifs réglementaires nationaux. La ville de Grenoble et la communauté urbaine de Lyon actionnent ces trois registres, mais chacune dispose également d’atouts supplémentaires par rapport à Reims : une attractivité économique et résidentielle qui permet d’être en situation de force par rapport aux acteurs qui veulent construire et aménager sur leurs territoires. Dans ce contexte, il est plus facile de négocier et d’imposer ses propres référentiels.
Sur ce point, Lyon et Grenoble se démarquent donc également. Nous pouvons alors opposer deux concepts, celui de « communauté de pratique » développé par Wenger à celui de « collectivité de pratique » proposé par Lindkvist. Ces deux concepts ont été développés pour analyser les processus d’apprentissage dans l’industrie. Pour Wenger (1998, 2002), ce n’est ni au niveau de l’individu ni au niveau de l’organisation dans son ensemble que l’innovation est produite (le changement est soit trop restreint car limité à la personne, soit trop lent), mais plutôt au sein de réseaux d’individus unis par la pratique. Rydin (2010) utilise ce concept dans son analyse de la « gouvernance de la ville durable ». L’apprentissage est alors appréhendé comme un processus continu, pris dans la pratique quotidienne, et impliquant des pratiques et des interactions à la fois formelles et informelles. C’est le groupe qui améliore ses pratiques.
Toutefois, ce concept minore la place prise par les équipes-projets qui émergent progressivement pour la réalisation d’un projet d’aménagement. Cette évolution autour du management de projet est également sensible dans le monde de l’industrie. Lindkivst (2005) a ainsi préféré utiliser le terme de « collectivité de pratique ». Les individus sont rassemblés durant un moment donné pour réaliser un projet, comme une opération d’aménagement ou une opération de construction. Pour mener à bien cette tâche commune, ces individus disposent d’une base minimale de connaissances communes malgré des valeurs très hétérogènes issues notamment des différentes organisations auxquelles ils appartiennent (collectivité, SEM, opérateur privé, bureaux d’études, etc.). Le moteur des collectivités de pratiques est le bon achèvement du projet. Chacun apporte ainsi ses propres connaissances et peut apprendre des autres pour améliorer ses pratiques.
Grenoble et Lyon illustrent ces deux manières de procéder. À Grenoble, le concept de communauté de pratiques s’applique plus particulièrement. De projet d’aménagement en projet d’aménagement, le groupe reste sensiblement le même et évolue tel un réseau d’individus autour de quelques éléments fédérateurs (services techniques de la ville, OPAC 38, SEM SAGES, bureau d’études Terre-Eco). L’apprentissage s’opère au sein du groupe à travers des expériences communes et nécessite peu de capitalisations formalisées. Ceci s’explique aussi par le fait qu’à Grenoble les opérations d’aménagement rassemblent des équipes au noyau quasiment identique. En revanche, à Lyon, les équipes-projets autour des projets d’aménagement sont plus diversifiées et parfois plus importantes en effectifs. Chacun apporte ses connaissances spécifiques et personne n’a, a priori, de connaissances des pratiques de l’autre. L’apprentissage se fait autour du projet et par le projet, puis chacun repart avec ses propres enseignements pour réaliser de nouveaux projets sur d’autres territoires. Dans cette configuration, il est donc essentiel, pour capter et capitaliser les apprentissages, de passer par des processus formalisés, comme peut l’être un référentiel local.
Le rôle des individus
Les individus sont cruciaux pour l’apprentissage de nouvelles pratiques professionnelles. Dans la littérature sur le transfert de politiques (policy transfert), ce transfert est conceptualisé comme la transmission de valeurs, de connaissances, de savoir-faire, qui implique des « producteurs », des « émetteurs », des « facilitateurs » et des « récepteurs ». Les acteurs peuvent jouer un ou plusieurs de ces rôles à la fois. Dans notre étude, nous avons identifié trois types d’individus qui, une fois réunis, permettent à la fois d’innover et de passer de l’expérimentation à la standardisation des nouvelles pratiques professionnelles.
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Le visionnaire est à la fois émetteur et facilitateur, il apporte de nouvelles idées concernant les enjeux et les objectifs. Le fait que ce rôle soit tenu par un élu, si possible proche du maire ou du président de l’intercommunalité, est un facteur de réussite. À Grenoble, Pierre Kermen, adjoint à l’urbanisme et à l’environnement et premier adjoint au maire, a initié de nombreuses démarches portant à la fois sur la révision du PLU et l’expérimentation dans plusieurs projets d’aménagement. Sa capacité à lier différents mondes sociaux, en particulier ceux des techniciens et des élus, et sa capacité de conviction ont permis en quelques années de construire un socle solide de références et de valeurs autour de l’urbanisme durable. Aujourd’hui, une première étape est franchie et il n’est guère possible de faire machine arrière. Inversement, à Reims, ce rôle est partiellement porté par les bailleurs sociaux. Sans relais au niveau des services des collectivités locales et sans portage politique, il est difficile d’aller très loin dans l’innovation et surtout de pérenniser les expérimentations.
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L’expert est producteur et émetteur, il apporte des connaissances et des savoir-faire pointus dans un ou plusieurs domaines. Ce rôle est celui des bureaux d’études qui accompagnent les porteurs de projets. Par ailleurs, ces experts interviennent souvent dans des villes différentes, permettant aussi de faire connaître et de capitaliser sur les expérimentations menées ailleurs. Au sein du programme Concerto, le bureau d’études Tribu, avec son dirigeant Alain Bornarel, a ainsi contribué à faire évoluer les mentalités, reliant la question de la performance énergétique du bâtiment aux problématiques d’aménagement (plan-masse du projet, orientation bioclimatique, taille des îlots) et de production d’énergies renouvelables (intégration de nouveaux systèmes de production à l’échelle du bâtiment, à l’échelle du quartier, voire d’un morceau de ville).
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Le pivot est un récepteur, dans la mesure où il est à l’écoute des experts et des visionnaires, facilitateur dans la mesure où il organise la distribution des connaissances et savoir-faire, et producteur dans la mesure où il traduit les enjeux en objectifs. Ce rôle de pivot est généralement occupé par des techniciens au sein des collectivités. Le positionnement de ce technicien vis-à-vis de son organisation et sa visibilité au sein de l’organigramme de la structure institutionnelle sont d’une importance primordiale pour que les diffusions et transferts de connaissances soient efficaces. À Lyon, le choix de créer un poste dédié de chargé de mission développement durable en le rattachant à la directrice générale du développement urbain est ainsi un signe fort et marque la volonté de pérenniser les pratiques.
Il ne faut pas oublier que le changement de pratiques professionnelles reste au fond une affaire de personnes, d’individus qui, sous différentes influences, modifient leurs façons de faire. Aborder ces changements sous l’angle de l’apprentissage souligne la place centrale occupée par les individus et donc par les contextes locaux.
Conclusion
Le pari, malgré les succès des appels à projets EcoQuartier et de la perspective du Label EcoQuartier, n’est pas pour autant gagné. Certes, de nombreux acteurs, partenaires et conseillers des collectivités, sont aujourd’hui engagés dans des démarches de développement urbain durable, chacun pouvant apporter sa propre méthodologie de projets ou d’analyse territoriale pour (mieux) prendre en compte le développement durable dans la production de la ville. Les différentes innovations, essentiellement technologiques, apparues au cours des deux dernières décennies ont profité d’un cycle immobilier favorable ainsi que de financements publics importants, locaux comme nationaux, permettant la prise de risque. Toutefois, dans un contexte de crise économique et de restriction des financements publics, certains projets sont progressivement déshabillés de leurs belles ambitions. Les innovations techniques ou technologiques apportées ces dernières années se traduisent parfois par des surcoûts en phase d’investissement, avec de grandes incertitudes sur les économies potentielles en phase de fonctionnement. Face à ce constat, il conviendrait d’apporter un autre genre d’innovations, avec pour objectif la transformation du modèle actuel de production de la ville. Ces innovations peuvent être organisationnelles, culturelles ou juridiques, afin d’optimiser les processus de montage et de management des projets. Il convient en effet d’intégrer au plus tôt, au moment de la conception des projets, les contraintes économiques des différents acteurs, ceux-ci pouvant être des maillons de la chaîne de production comme des usagers de la ville.