L’un des problèmes majeurs de la qualité architecturale est qu’on ne peut pas totalement la circonscrire aux critères de la qualité des produits industriels. On ne peut limiter la réflexion sur la qualité à celle de ses processus de production. Ce qui compte, c’est la qualité de l’objet global lui-même. Or, même si un processus maîtrisé évite des erreurs programmatiques et permet une meilleure adéquation fonctionnelle, même si les procédures type ISO 9001 et le management de la qualité permettent d’assurer la qualité des éléments d’architecture et des différentes parties du projet, contrairement à l’industrie, cette bonne gestion ne me paraît pas pouvoir assurer seule une bonne qualité globale du « tout architectural », de l’objet dans sa globalité.
Pourquoi ? Parce qu’en architecture, le tout est plus que la somme des parties. L’objet architectural, et donc sa problématique qualité, diffèrent de l’objet industriel par deux spécificités majeures.
D’abord, l’objet architectural est un produit unique qui se distingue des productions industrielles par trois points : sa pluralité fonctionnelle, son ancrage foncier et sa durée de vie qui dépasse plusieurs décennies voire plusieurs siècles. Contrairement aux objets industriels ou artisanaux, l’architecture n’a pas une fonction mais des usages. C’est-à-dire que ses fonctions peuvent être plurielles et surtout que l’espace est utilisé pour d’autres usages que ceux pour lesquels il a été programmé. Sa fonctionnalité doit donc être pensée dans la durée, de manière dynamique, dans une perspective d’évolution. L’objet architectural est ancré dans un lieu, naturel ou urbain, qu’il transforme et avec lequel il établit un dialogue. Le site rend unique chaque objet architectural même si « le produit de base » est similaire. Et, à part quelques cas particuliers comme les bâtiments du grand commerce des entrées de ville (mais il s’agit de constructions et pas d’architecture), le contexte transforme le projet. Réciproquement, son impact ne concerne pas que son constructeur mais aussi les autres usagers de la ville. En industrie, les objets ont une durée de vie limitée. Lorsqu’ils ne fonctionnent plus, on recycle les matériaux pas l’objet : on ne transforme pas un sèche-cheveux en mixeur. Au contraire, en architecture, l’espace a souvent une durée de vie bien supérieure à celle du programme. On recycle donc souvent l’espace et non les matériaux en l’adaptant à de nouveaux usages : une usine sera transformée en logements, en bureaux ou en musée.
Ensuite, l’architecture est un art, ce qui modifie largement la problématique qualitative. Qui peut juger de la valeur d’art d’un objet architectural ? Les utilisateurs ? Les critiques d’architecture ? Les « architectes-artistes » eux-mêmes ? La question est complexe, car ce type de jugement relève du phénomène que P. Bourdieu décrit dans La distinction : on est dans une opacité non formulée mais partagée par « ceux qui savent ». Mais, comme le souligne M. Segaud1, qui a beaucoup travaillé sur cette question, l’architecture se distingue des autres arts par le fait que le client - celui qui paye - n’achète pas l’édifice pour ses qualités formelles et artistiques en priorité, mais pour ses qualités d’usage et de durabilité. Sa valeur d’art est la cerise sur le gâteau et fait très rarement partie de la commande (sauf dans des cas très spécifiques où la symbolique est une partie majeure du programme).
La qualité architecturale ne peut donc se réduire à une équation simple. Depuis Vitruve (mort en 26 avant J.-C.), la plupart des théoriciens ont adopté sa division tripartite pour tenter de cerner cette problématique. P. Boudon a montré comment le triptyque solidité, utilité, beauté, (firmitas, utilitas, venustas) fut repris par Alberti, puis par la plupart des théories de l’architecture au fil des siècles, jusqu’à structure, fonction, forme, de P. L. Nervi, dans les années 1960. Je pense que ce découpage analytique est fondateur de la discipline et que, malgré certaines évolutions dans les termes et les contenus, il reste pertinent. C’est pourquoi, dans une recherche réalisée pour le PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture) intitulée Qualité architecturale et innovation, je proposais de le prolonger en faisant évoluer les termes vers pérennité, usages, formes.
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Pérennité : c’est la question de la solidité, qui intègre les questions du vieillissement et de l’entretien du bâtiment, et auxquelles il faut ajouter aujourd’hui la durabilité environnementale.
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Usages : l’utilité ne peut se limiter à la réponse au programme. Dans un bâtiment, les fonctions sont plurielles et les usages dépassent la fonction. J’aime beaucoup Les 10 leçons d’architecture de H. Hertzberger2 parce qu’elles proposent de penser l’espace à travers l’usage et pas seulement la fonction : Hertzberger y parle d’appropriations, d’usages détournés, il essaie de mettre en place une sorte « d’ergonomie relationnelle » des espaces. La qualité d’usage, c’est la mesure selon laquelle le bâtiment donne ou pas satisfaction aux usagers dans l’instant, dans la durée et dans la longue durée. Le bon architecte n’est pas celui qui répond bien au programme énoncé mais celui qui va au-delà, et qui propose des réponses aux objectifs non écrits, de la ville, de la communauté, du futur.
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Formes : les qualités formelles de l’objet architectural ne sont pas absolues. Contrairement aux photos des revues d’architecture, on ne voit pas un bâtiment comme un tableau sur une cimaise. Les formes s’appréhendent de manière dynamique, dans le mouvement, dans l’usage et dans la relation avec le contexte. C’est pourquoi les formes doivent être jugées sous différents angles : urbain, spatial et esthétique.
La qualité de l’objet architectural se situe à un point d’équilibre entre ces trois parties : pérennité, usages, formes. Lorsque, dans un bâtiment, un de ces termes est laissé pour compte, on ne peut le considérer comme un chef d’œuvre architectural ; même s’il a fait la « une » de toutes les revues d’architecture. Il faut souligner que la valeur d’art ne se limite pas à la question formelle : elle tisse des liens avec la construction (il suffit de penser à P. L. Nervi ou à J. Prouvé), et aussi avec l’usage. Pour les classes populaires, comme pour Socrate3, le beau entretient des relations profondes avec l’utile.
Sans entrer plus avant dans cette problématique, il faut souligner que la valeur d’art est transversale. Tout comme celle qui intéresse beaucoup l’investisseur : le rapport qualité/prix… C’est pourquoi, il me semble que le jugement sur la qualité architecturale ne peut se construire que dans une réflexion dialectique, et que l’on devrait faire comme la critique cinématographique : confronter les arguments positifs et négatifs. Ce que faisait Architectural Review dans les années 80.
Je pense qu’il est important d’insister sur cette complexité : la qualité architecturale ne peut être réduite à l’adéquation présente de la réponse au programme ou à la qualité constructive du bâtiment (deux items qu’une meilleure gestion de la qualité des processus de projets peut fortement améliorer). Il faut aller au-delà : ce n’est pas pour rien qu’on est arrivé aujourd’hui au système du concours d’architecture.
Lors d’une enquête auprès des maîtres d’ouvrage réalisée pour la recherche Qualité architecturale et innovation, un consensus sur un point essentiel semblait émerger : « pour avoir un bon bâtiment, il faut avoir un bon architecte ». Cette vision de l’architecte-clé du processus est ancienne et partagée. L’architecte n’est pas un simple intervenant répondant à un cahier des charges (le programme fonctionnel et technique), c’est l’acteur créatif qui pense les usages décalés du bâtiment (ceux qui ne sont pas dans le programme), qui construit le dialogue avec le contexte, propose une vision constructive, bref, agit sur tous les éléments de la valeur artistique de l’édifice. Le choix de l’architecte est donc fondateur pour la qualité architecturale.
Dans cette optique, il faudrait bien sûr définir : 1) ce qu’est un bon architecte ? 2) comment le choisir ? Ces questions sont anciennes. Et, si l’on regarde rapidement l’évolution des débats sur la qualité architecturale en France au cours du dernier siècle, on peut voir trois grandes étapes. Dans une première phase, la qualité est gérée par la sélection des individus (le concours des Grands Prix de Rome, le corps des architectes des bâtiments civils et palais nationaux et des listes d’architectes agréés par différents organismes comme les PTT, etc.). A partir des années 60, on voit apparaître une tentative de gestion technocratique plus globale de la qualité architecturale, calquée sur celle de l’industrie fordienne, c’est-à-dire la politique des modèles et l’introduction du processus de d’industrialisation lourde dans le bâtiment. On passe de la gestion du choix des personnes à celle du choix de l’objet conçu comme un produit industriel et de son processus de production. Cette tentative du déplacement de la gestion de la qualité architecturale vers celle des procédures et des processus empruntés au monde de l’industrie a été un échec incontestable dont les réalisations paradigmatiques sont les grands ensembles et les CES type « Pailleron ». Face à cet échec, la fin des années 70 voit émerger une autre politique qualitative nationale qui se développe au cours des décennies suivantes avec la création d’un organisme de réflexion interministériel sur la question (la MIQCP) : la généralisation du concours d’architecture sur esquisse ou APS pour les bâtiments publics. Cette procédure ancienne qui, jusque-là n’était utilisée que pour certains projets hors du commun, devient le processus normal de la production publique et s’élargit parfois au privé. Divisée en deux phases, elle vise à choisir, au coup par coup, les (trois) « bons » maîtres d’œuvre puis, après comparaison de leurs travaux, le « bon » projet.
Cette procédure présente quelques qualités : elle permet de comparer plusieurs réponses sur un même programme en particulier en matière d’utilisation d’un site ; elle permet de limiter la sclérose de la conception en obligeant les architectes à repenser leur conception à chaque projet et en évitant que la commande ne soit attribuée à un réseau fermé.
Elle a aussi certains défauts :
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elle fige les choses à un stade très précoce du projet et ne permet pas le dialogue entre le maître d’ouvrage et les concepteurs car il ne s’agit pas de concours d’idées mais d’esquisses sur un programme souvent très défini.
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elle conduit souvent à une architecture d’image, formaliste, dans laquelle la forme et le style priment sur les autres questions (je connais une maison de retraite, publiée dans différentes revues, où l’on ne peut pas mettre un lit médicalisé dans les chambres).
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si l’élargissement du creuset de maîtres d’œuvre a, dans un premier temps, bien marché, l’ouverture n’a été qu’éphémère. En effet, les critères de sélection favorisent les grosses structures et conduisent à une nouvelle concentration de la commande, qui combiné avec un processus de médiatisation conduit de fait à une « starisation » du système avec des dysfonctionnements. C’est ainsi que sur des moyennes ou grandes opérations, certains jurys ont pu retenir un projet, non en fonction de sa qualité objective, mais à cause de la notoriété de son concepteur, alors que le projet était en complète contradiction avec son cahier des charges.
Ce processus individualisé, projet par projet, ne permet donc pas d’assurer la qualité à coup sûr, mais il évite la reproduction d’erreurs en série. L’amélioration de la qualité du projet passe par l’amélioration des procédures de programmation et de choix des architectes et des projets. C’est pourquoi je pense qu’il faut travailler sur les procédures de définition et de sélection des projets selon trois axes :
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réfléchir en amont à la définition du projet, car les phases de programmation restent souvent les parents pauvres du process (on utilise beaucoup le copié-collé) alors que c’est une phase essentielle à la définition du projet, à sa pertinence. Il faut reprendre le dossier des programmes ouverts, des programmes interactifs, développer les faisabilités…
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réfléchir au développement de solutions alternatives aux concours sur esquisses ou APS : marchés de définition, concours d’idées (ouverts ?), études amont et définition programmatique réalisés avec l’architecte, procédures expérimentales…
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réfléchir à l’amélioration de la procédure concours sur esquisse ou APS et aux procédures qualités à y appliquer. On peut citer :
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la définition de critères de choix opératoires (le mieux-disant est un concept pour le moins flou) ;
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la démocratisation des procédures par l’exposition publique et la publication systématique de tous les projets, présentation des débats et arguments du jury ;
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la généralisation des estimations indépendantes de celles produites par les concurrents ;
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la réflexion sur les documents à remettre pour éviter de primer le meilleur perspectiviste au lieu du meilleur architecte…
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et d’une manière générale, la réflexion sur le processus de jugement (commission technique / jury - le jury ou certains membres du jury ne devraient-ils pas participer à la commission technique ?), sur la composition du jury et sur le temps passé à la décision.
Dans cette optique, il y a beaucoup à faire sur la réflexion organisationnelle et le management de qualité du côté de la maîtrise d’ouvrage, en particulier dans ces deux phases.