Une évaluation de la qualité architecturale relative aux points de vue des acteurs

Relative evaluation of architectural quality: the players’ point of view

Stéphane Hanrot

p. 111-126

Citer cet article

Référence papier

Stéphane Hanrot, « Une évaluation de la qualité architecturale relative aux points de vue des acteurs », Cahiers RAMAU, 5 | 2009, 111-126.

Référence électronique

Stéphane Hanrot, « Une évaluation de la qualité architecturale relative aux points de vue des acteurs », Cahiers RAMAU [En ligne], 5 | 2009, mis en ligne le 10 octobre 2021, consulté le 23 novembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/427

L’auteur s’interroge sur la possibilité d’objectiver l’évaluation de la qualité architecturale. Il pose l’hypothèse que cette évaluation ne peut être que relative aux points de vue des acteurs (architectes et autres) qui se prononcent, forment une critique et en débattent. Il revient ainsi à la discipline architecturale de savoir comparer ces différents points de vue. L’auteur se positionne volontairement hors du champ des sciences humaines, pour situer son approche dans le champ même de l’architecture. Cette contribution renseigne donc le savoir de l’architecte sur les objets qui l’intéressent avant tout, c’est-à-dire les objets bâtis. Pour l’évaluation de la qualité de ces objets, l’auteur propose un modèle de comparaison, constitué de deux sous-modèles : le modèle du cycle de vie qui situe dans le temps les points de vue des acteurs, et le modèle de comparaison lui-même. Ce modèle, qui permet une comparaison synchronique et diachronique, soulève des questionnements méthodologiques intéressants tels que l’identification par l’analyste de ce que l’auteur nomme la profondeur des points de vue des différents acteurs, l’établissement d’une échelle de valeurs pour rendre possible la comparaison des points de vue, l’interprétation des données. Enfin, l’auteur présente succinctement quelques recherches (à visée fondamentale ou problématisées) dans lesquelles le modèle a pu être testé avec succès.

The author examines the possibility of objectifying the evaluation of architectural quality. He raises the hypothesis that this evaluation can only be relative to the points of view of the players (architects and others) who give their verdict, develop a critique and debate the issues. This means that it is the responsibility of the architectural discipline to understand how to compare these varying points of view. Consequently, this article contributes to the capacity of architects to understand those objects that are of most interest to them, i.e. constructed objects. To evaluate the quality of these objects, the author proposes a comparison model formed by two sub-models: the life cycle model that places the points of view held by the players within a time frame, and the comparison model itself. This model, which allows synchronic and diachronic comparison, raises interesting methodological issues, such as the analyst’s identification of what the author calls the depth of the points of view held by the various players, and the establishment of a scale of values to be able to compare points of view and interpret data. Finally, the author briefly presents a few research examples where the model has been successfully tested.

L’évaluation de la qualité d’une architecture peut-elle être absolue ? Intuitivement, du fait de la nature hétérogène des aspects évalués, qualitatifs et quantitatifs, culturels et techniques, on répondrait volontiers que cela est peu probable. Réciproquement, qu’une évaluation prétende l’être, absolue, on répondrait qu’elle n’est en fait que l’expression d’un parti-pris doctrinaire, qu’un abus d’expert qui entend, bien souvent, les critiques comme des agressions et le débat comme un conflit.

Pourtant cette intuition n’est pas forcément partagée. En conséquence, agressions et conflits brouillent les débats architecturaux, fragmentent et isolent les acteurs de la discipline (praticiens, enseignants, chercheurs). De plus, ceux-ci se rendent souvent incompréhensibles par le reste de la société qui attend des explications sur les partis-pris plutôt que des anathèmes. La discipline architecturale en pâtit. Mais comment sortir de cette situation ? Comment objectiver l’évaluation de la qualité architecturale sans en perdre la richesse et la complexité ?

L’hypothèse que nous formons est la suivante : l’évaluation de la qualité architecturale ne peut être que relative, relative aux points de vue des acteurs (architectes et autres) qui se prononcent, forment une critique et en débattent. Dans ce cas, il revient à la discipline architecturale elle-même de savoir comparer ces points de vue – c’est-à-dire d’en apprécier les écarts et la variabilité dans le temps – pour se construire une représentation plus globale de la qualité architecturale et mieux comprendre et reconnaître les termes positifs de la critique et du débat qu’elle ouvre.

Cette hypothèse aborde la qualité architecturale sous un angle différent de celui de certaines études menées dans le cadre du programme du Puca sur ce thème. L’une, à caractère théorique, recherchait un modèle de référence homogène procédant par une description et une décomposition fines des objets architecturaux (Dehan, 1999). D’autres, des études de cas (Debarre, 1999) fondées sur ce référentiel de description, opéraient en revanche des enquêtes dans une perspective d’explications circonstanciées. Toutefois, la comparaison des points de vue n’était pas abordée en soi.

L’angle est aussi différent de celui des sciences humaines qui cherchent à former une connaissance à partir du phénomène social ou ethnologique dont la qualité est un symptôme. Notre approche se place délibérément dans le champ de l’architecture, c’est-à-dire qu’elle renseigne le savoir de l’architecte sur les objets qui l’intéressent avant tout : les objets bâtis.

Enfin, notre approche n’est pas à visée normalisatrice comme celle d’un organisme tel que l’ISO12 (UNSFA, 2001), qui, de plus, se concentre principalement sur la qualité du processus de projet et de l’organisation de l’agence d’architecture. Notre préoccupation est, elle, centrée sur la qualité des objets architecturaux. Toutefois, ceci n’est pas sans liens avec la qualité des processus ne serait-ce que parce que le principe de la comparaison des points de vue d’acteurs peut être utilisé dans la compréhension des processus de projettation.

Pour progresser sur notre hypothèse, il nous fallait un modèle afin de procéder à des comparaisons effectives de points de vue de manière expérimentale avec la plus grande rigueur possible. C’est de ce modèle dont il est question dans cet article, ainsi qu’une présentation sommaire des situations expérimentales dans lesquelles nous l’avons utilisé.

1. Modèle pour une évaluation relative de la qualité architecturale

Le modèle que nous proposons3, pour une évaluation relative de la qualité architecturale, comprend deux sous-modèles : tout d’abord le modèle du cycle de vie que l’on représente par un chronographe qui situe dans le temps les points de vue à comparer ; ensuite le modèle de comparaison lui-même, que l’on représente par un tableau de base de données et un schéma de type radar4.

1.1. Le modèle du cycle de vie et son chronographe

Ce modèle est très simple. Il se présente comme un tableau dont l’ordonnée rend compte du temps (origine en haut) permettant de fixer les états et les phases identifiées dans le cycle de vie de l’objet architectural. En abscisse apparaissent des colonnes dans lesquelles sont regroupées les différentes informations relatives au cycle de vie que l’on doit coordonner dans l’échelle de temps choisie. De la sorte s’ajoutent, aux colonnes d’états et de phases, les colonnes d’acteurs qui ont opéré dans les phases et dont les points de vue peuvent être consignés ainsi que les documents dont ils disposent à un état donné. On peut, pour certaines analyses architecturales, intégrer des informations supplémentaires dans le modèle comme les décisions administratives : dépôt, obtention, refus du permis de construire par exemple. Il suffit alors d’ajouter une colonne pour apporter ces indications. En ordonnée, les lignes horizontales marquent les états et les phases qui intéressent la problématique. Une phase est une transition entre deux états.

Le tableau de principe présenté ci-après est le chronographe de notre exemple. Les rectangles de gris différents dans les colonnes d’acteurs symbolisent les points de vue restitués. On peut lire le chronographe comme suit : il concerne la maison M et a été établi par l’analyste S. Hanrot en date du 20 décembre 2001. On y situe deux points de vue des acteurs, architecte, maître d’ouvrage à l’état de projet et, à l’état de maison, le point de vue de l’habitant, une personne à mobilité réduite (PMR). Des documents particuliers permettent de rendre compte de l’objet architectural à l’état considéré.

Illustration 1 : Le chronographe permet de situer les points de vue dans le temps (cases grisées)

Illustration 1 : Le chronographe permet de situer les points de vue dans le temps (cases grisées)

Etablis à un même état, deux points de vue seront appelés synchrones. La comparaison est alors dite synchronique. Une comparaison diachronique de points de vue s’appuiera sur des points de vue appartenant à deux états différents. Comparaisons synchroniques et diachroniques peuvent se combiner comme on le verra par la suite. On peut aussi comparer le point de vue moyen du maître d’ouvrage et de l’usager à celui de l’architecte.

1.2. Constitution des points de vue

Pour procéder à la comparaison de points de vue, l’analyste doit tout d’abord savoir les établir et les informer. Pour ce faire, il doit en premier lieu disposer d’une grille d’analyse de l’objet architectural qui servira de référent commun à l’établissement de tous les points de vue du corpus de la comparaison. Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons pas détailler et argumenter les fondements théoriques qui permettent d’élaborer les grilles d’analyse architecturales. Nous postulerons donc :

  • Que l’on peut décrire un objet architectural au travers de ses espaces et ses formes ;

  • Que ces espaces et ces formes sont offerts à la perception de chacun des acteurs. Toutefois, la complétude de la perception est liée à l’acuité des sens de l’acteur ;

  • Que chacun des acteurs peut interpréter ces espaces et formes perçus et leurs représentations graphiques et volumiques ;

  • Qu’un acteur, pour qu’il puisse procéder à une évaluation architecturale, doit avoir une connaissance minimale des objets.

On admettra qu’une connaissance minimale des objets architecturaux tient dans la capacité à comprendre :

  • La distinction, dans l’objet architectural, entre ce qui fait l’artefact et son contexte (qui intègre la notion de site) ;

  • La décomposition d’un objet architectural en différentes parties (pièces, étages, murs, planchers, briques…) et sa recomposition en un tout ;

  • Le type de l’objet architectural qui fixe un certain nombre de propriétés comme discriminantes (le nombre de pièces crée une typologie de logements par exemple) ;

  • Les différents aspects que nous présente l’objet architectural (morphologique, technique, esthétique, urbain…). Chaque aspect sélectionne certaines parties et propriétés de l’objet (par exemple l’aspect technique sélectionne la structure porteuse et ses capacités de résistance) ;

  • Les différents aspects peuvent faire appel à des domaines de connaissances complémentaires à celui de l’architecture (les aspects techniques font aussi appel à l’ingénierie).

Si une architecture de bonne qualité absolue existait, elle serait jugée comme parfaite selon chacun des aspects et d’une cohérence spatiale et formelle infaillible de ces aspects entre eux. De plus cette perfection serait indiscutable par tous les acteurs et pérenne. À l’inverse, la plus mauvaise des architectures, d’une non-qualité absolue, aurait les pires réponses possibles aux différents aspects et serait d’une incohérence spatiale et formelle définitive. Cette non-qualité serait, évidemment, indiscutable par tous et pérenne. Or, on conçoit bien que ces deux valeurs extrêmes de la qualité architecturale absolue n’existeront jamais. La relativité doit être envisagée si l’on veut avancer sur la mesure de la qualité. Cette relativité s’exprime au travers de différents points de vue :

  • Un point de vue est soutenu par un acteur, au moins, et fait appel à un référentiel de valeur intime, culturel et en évolution ;

  • Un point de vue peut être partagé par un groupe d’acteurs ;

  • Un point de vue porte sur certains aspects de l’objet architectural et sur la cohérence de ces aspects entre eux.

Dans le cadre d’une comparaison de points de vue, les aspects formant la grille sont établis par l’analyste en forme d’hypothèse au regard de sa problématique. Ainsi dans notre exemple, les aspects morphologique, spatial, d’usage, économique, constructif et les propriétés particulières sélectionnées (voir Illustration 2) m’ont semblé pertinents pour appréhender la problématique de la maison‑M.

1.3. La profondeur des points de vue

Pour qu’un point de vue ait du sens et qu’une comparaison à d’autres soit plausible, il convient que l’acteur comprenne les termes d’une évaluation et puisse former une appréciation sur les objets architecturaux. Pour autant, tous les acteurs ne produiront pas des points de vue ayant la même profondeur. En effet, le point de vue d’un architecte ou d’un ingénieur n’a pas la même profondeur que celui d’un simple passant. Celle-ci dépend au moins de deux aptitudes de l’acteur :

  • De l’expertise de l’acteur, à savoir de sa connaissance des objets architecturaux ;

  • De sa connaissance des autres domaines auxquels renvoient les différents aspects et sur lesquels il se prononce.

Les différences de profondeur doivent être identifiées car elles peuvent apparaître comme une variable signifiante dans l’interprétation de la comparaison, permettant de faire ressortir des typologies de points de vue et d’acteurs.

1.4. Le recueil des données

Une fois le corpus de points de vue situé dans le chronographe, le corpus d’acteurs et de documents déterminé et la grille d’analyse établie, l’analyste met en place une stratégie de collecte des données. Si l’acteur est disponible, une technique d’interview sera mise en œuvre. Il faudra toutefois distinguer les interviews à rebours - qui établissent le point de vue à un état antérieur à l’étude et sollicitent la mémoire de l’interviewé - des interviews concomitantes à l’analyse, plus fiables. Dans certains cas, l’acteur n’est ni disponible ni accessible. D’autres méthodes sont alors mises en jeu, qui relèvent de l’histoire et de l’archéologie du projet, pour reconstituer, à rebours, leurs points de vue probables.

Dans le cas d’une reconstitution de point de vue, la grille servira de guide et de cadre de cohérence. Dans le cas d’interviews, il conviendra de s’assurer que le questionnaire, fondé sur la grille, sera bien compréhensible par les acteurs.

Pour chaque point de vue, l’analyste établit un tableau formant une base de données qui consigne les évaluations accordées par l’acteur sur tous les aspects ainsi que les raisons données à son évaluation.

Illustration 2 : Partie de la base de données du point de vue de l’architecte

Illustration 2 : Partie de la base de données du point de vue de l’architecte

1.5. Une échelle de valeur

Pour rendre les points de vue comparables, tout en sachant que les référentiels de valeurs sont intimes et inaccessibles, nous avons établi une échelle de 7 valeurs, de « nul » à « excellent » avec une correspondance numérique 0 à 6. La correspondance entre les notes et les appréciations s’exprime par relation suivante : 0 = nul, 1 = très faible, 2 = faible, 3 = moyen, 4 = bien, 5 = très bien, 6 = excellent. L’utilisation de l’échelle qualitative est souvent plus aisée dans une interview et permet de gérer une certaine imprécision. En revanche, les calculs de moyenne et d’écart-type que nous opérons ensuite sur ces valeurs, demandent la transcription numérique.

1.6. Interprétation

Une fois les bases de données établies pour chaque point de vue, l’analyste peut en commencer l’interprétation, c’est-à-dire reconnaître les écarts de points de vue (positivité, convergence et variabilité). Celle-ci va se faire à travers trois indicateurs utilisant la même échelle de valeurs :

  • Graphique à l’aide de schémas édités à partir des bases de données. Cette représentation par un schéma radar permet tant une lecture analytique par aspect qu’une lecture synthétique d’un ou de plusieurs points de vue comparés ;

  • Les moyennes des valeurs accordées, qui permettent d’apprécier la positivité / négativité de l’évaluation (note moyenne sur un point de vue ou un ensemble de points de vue tous aspects confondus ; note moyenne par aspect formant un point de vue moyen) ;

  • L’interprétation d’écarts-types5 pour mesurer la cohérence architecturale des valeurs données aux aspects : l’homogénéité / hétérogénéité, qui mesure la cohérence d’un point de vue donné ; la divergence / convergence, qui mesure la cohérence entre des points de vue ; et enfin la variabilité de points de vue dans le temps (diachronie).

Le schéma suivant permet de comparer le point de vue de l’architecte et celui du maître d’ouvrage sur l’état de projet selon les aspects de l’usage, de la construction, de l’économie, de la beauté. Le point de vue de l’architecte est largement positif (moyenne de 5,5) et homogène (écart‑type de 0,65). Cela signifie qu’il évalue de façon très positive son projet sur quasiment tous les aspects, sauf sur le coût initial qui est à 4 et qu’il explique dans l’entretien par : « Il aurait été possible de faire quelques économies supplémentaires ». Bref, selon son point de vue, l’architecte au moment du projet voit l’architecture de la maison‑M comme de très bonne qualité, à la fois positive et cohérente.

Illustration 3 : Comparaison de points de vue synchrones de l’architecte et du maître d’ouvrage

Illustration 3 : Comparaison de points de vue synchrones de l’architecte et du maître d’ouvrage

Entre le maître d’ouvrage et l’architecte apparaissent des écarts importants sur deux aspects :

  • L’aspect économique (économique - coût initial) dont le maître dit : « Trop cher par rapport au coût d’objectif » ;

  • L’aspect morphologique dont le maître d’ouvrage explique qu’il « n’est pas spécialement sensible aux couleurs proposées » (morphologique ‑ harmonie de couleurs).

Cette divergence est marquée par l’écart type de valeur 1. Pour les autres aspects, il y a plutôt convergence.

La qualité architecturale reste positive mais baisse en valeur (moyenne de 5 contre 5,5 pour l’architecte seul) comme en cohérence (écart-type de 1,26 contre 0,65 pour l’architecte seul).

Ceci pourrait être le symptôme d’un conflit entre l’architecte et le maître d’ouvrage lors du projet, notamment sur le coût, et le départ d’une investigation supplémentaire auprès des acteurs.

On peut donc ainsi pointer précisément les écarts de points de vue sur le projet et révéler les lieux de débat ou de conflit que le projet a pu provoquer entre ces acteurs, chacun n’ayant pas la même appréciation de la qualité architecturale de l’objet. On peut aussi dire que l’objet architectural n’opère pas une bonne intégration des points de vue des différents acteurs.

Nous avons ici exprimé une comparaison synchronique des points de vue des acteurs du projet. Une vision diachronique consisterait à comparer les points de vue d’acteurs à deux états différents du projet. En l’occurrence, dans notre exemple, nous allons comparer celui de l’habitant handicapé à mobilité réduite (Habitant‑1) à celui de l’architecte (Archi‑1), (fig. 4).

Illustration 4 : Comparaison diachronique des points de vue de l’architecte et de l’habitant

Illustration 4 : Comparaison diachronique des points de vue de l’architecte et de l’habitant

L’écart-type de 1,1 signale qu’il y a un problème de divergence entre les deux points de vue. Le graphique met en évidence deux aspects particuliers :

  • Aspect spatial et propriétés dimensionnelles données aux espaces ;

  • Aspect de l’usage et les commodités sous l’angle des rangements, du mobilier et des fonctionnalités.

La base de données de l’habitant signale que celui-ci, à mobilité réduite, n’a « pas les dimensions pour se retourner dans les pièces sanitaires » (spatial - dimensions) et « Les rangements sont trop hauts et peu accessibles - la maison n’est pas fonctionnelle pour un handicapé » (usage - commodités). Il conviendrait donc ici de vérifier pourquoi l’architecte n’a pas pris en compte les attendus de l’usager lors du projet.

La qualité architecturale baisse et dans des proportions plus grandes qu’avec le maître d’ouvrage. Toujours positive la valeur se dégrade (moyenne de 4,65 contre 5,5 pour l’architecte seul) comme en cohérence (écart‑type de 1,82 contre 0,65 pour l’architecte seul).

La dernière question que nous nous poserons est de savoir ce qui ressort de la comparaison du point de vue de l’architecte au point de vue moyen des deux autres acteurs, usager et maître d’ouvrage confondus (voir Illustration 5).

Illustration 5 : Comparaison des points de vue de l’architecte et du point de vue moyen des deux autres acteurs

Illustration 5 : Comparaison des points de vue de l’architecte et du point de vue moyen des deux autres acteurs

Si la convergence est nette sur certains aspects (constructifs, économique - coût de maintenance, et espaces – cohérence de la distribution), il y a divergence sur les autres aspects. On peut donc dire qu’il y a eu des problèmes lors de la conception sur ces aspects.

La relativité de la qualité architecturale est grande. En effet, si la moyenne générale est positive (4,6) elle masque des divergences importantes et rédhibitoires pour l’habitant (aspect : spatial - dimensions et aspect : usage-commodités, voir illustration 4) et pour le maître d’ouvrage (économique - coût initial et morphologique - harmonie de couleurs). Ceci est net au travers de l’écart type de 1,72.

Voilà une réponse possible à la problématique initiale de l’analyste : la qualité réputée de la Maison-M est peut-être fondée sur le seul point de vue de l’architecte ou d’un groupe d’architectes partageant son point de vue. Elle est en fait très relative si l’on élargit l’évaluation aux points de vue du maître d’ouvrage et surtout de l’usager.

2. Domaine d’utilisation des modèles

Sur la base de notre hypothèse, et depuis le début des années 2000, nous sommes passés progressivement de recherches empiriques et inductives visant à explorer les potentialités et à affiner les modèles, à des recherches plus systématiques et qui établissent progressivement des fondements scientifiques plus assurés. Il en ressort deux familles de recherches expérimentales.

2.1. Les recherches à visée fondamentale

Ces recherches visent à éprouver directement l’hypothèse générale ainsi qu’à affiner et à étalonner les modèles et leurs méthodes d’utilisation, à vérifier, par exemple, que sur un corpus analogue des analystes différents parviennent à des observations analogues. Nous avons déjà esquissé une telle démarche à l’ENAU en donnant un même objet architectural, la cafétéria, à faire évaluer par différentes équipes d’étudiants de DEA, et ceci deux années de suite. Il en ressort d’une part que les grilles d’analyse constituées séparément par les équipes sont apparues très proches et, d’autre part, que les convergences et les divergences observées étaient analogues bien que les corpus d’étudiants interviewés soient tout à fait différents. Les mêmes observations ont été vérifiées l’année suivante ce qui tendrait à montrer que l’application de ces modèles donne des résultats reproductibles.

Ces recherches fondamentales ont aussi à développer les modèles et aborder un point précis comme la question de la pondération des aspects dans un point de vue. En effet, si un architecte et un ingénieur intègrent l’aspect technique et l’aspect esthétique dans leurs points de vue respectifs, il n’est pas dit qu’ils leur donnent le même poids lors d’une évaluation. Comment prendre en compte cette pondération dans le modèle ? Un grand nombre de recherches fondamentales restent ainsi à développer.

2.2. Les recherches problématisées

Ces recherches abordent une problématique architecturale qui met en œuvre l’évaluation et la comparaison des points de vue. Notre hypothèse forme alors un cadre théorique et les modèles sont des instruments d’investigation. L’exemple simple que nous avons présenté relève de cette famille. Ces recherches permettent de fonder de nouvelles connaissances architecturales en répondant à une problématique. Ce faisant, elles permettent de tester les modèles et d’amener de nouveaux développements théoriques pour les instrumenter mieux et les étalonner. Lorsque les résultats sont positifs, elles démontrent la fécondité de l’hypothèse générale, même si elles n’en donnent pas la preuve définitive. À ce jour, nous avons mené trois recherches de ce type.

La première (non publiée) consistait à rendre compte, à rebours, de l’évolution des points de vue lors d’un projet de pont. Elle nous a montré l’intérêt des modèles pour expliciter les points de vue et créer une sorte de traçabilité du projet.

La deuxième a été menée dans le cadre d’une recherche sur l’ingénierie de maîtrise d’œuvre pour le Puca entre 1999 et 2004 (Hanrot, 2003 et 2005). Elle utilisait le modèle de comparaison des points de vue dans une perspective un peu différente de la première. Il ne s’agissait pas de comparer des points de vue d’acteurs sur un objet architectural, mais d’identifier les aspects sur lesquels chacun des groupes d’acteurs enquêtés, architectes et ingénieurs, considérait qu’il avait une compétence et une responsabilité particulières. Là encore la démonstration de la lisibilité du modèle de comparaison est apparue sans ambiguïté.

La troisième recherche a été menée à l’occasion d’un DEA à l’ENAU de Tunis par Jihene Khémila (Khémila, 2004). Observant que deux bâtiments d’enseignement supérieur faisaient l’objet en apparence de polémique pour l’un (l’ENAU) et de consensus pour l’autre (l’ENSAT une école d’ingénieurs) de la part des usagers, le chercheur s’est donné d’utiliser le modèle de comparaison des points de vue pour comprendre la nature des écarts entre les usagers dans une comparaison synchronique. Mais elle a aussi procédé à une comparaison diachronique entre ces points de vue d’usagers et celui de l’architecte concepteur du projet, celui-ci établi à rebours. Ayant utilisé dans les deux cas la même partition des objets architecturaux, les mêmes aspects et propriétés et le même protocole d’interviews, elle a pu aussi comparer les deux cas et remonter aux différences de pratiques des deux architectes. Il en est ressorti une valeur positive et une cohérence pour l’ENSAT et une valeur médiocre et une incohérence pour l’ENAU.

En termes de connaissances, cette étude a pu montrer comment, dès la phase de projétation, certaines règles architecturales étaient susceptibles de générer des écarts de points de vue importants entre celui de l’architecte et des usagers. Ainsi, sur l’aspect symbolique, il est ressorti que l’utilisation d’une coupole pour couvrir le hall d’accueil de l’un des établissements comme une mise en scène d’un élément de l’architecture musulmane traditionnelle, outre qu’elle génère un problème acoustique qui perturbait les usagers, était critiquée parce qu’inappropriée. En effet, le modèle de coupole choisi est celui dédié au hammam traditionnel, ce qui apparaissait aux usagers comme un contresens ridicule pour un bâtiment d’enseignement supérieur.

Sur l’autre bâtiment, il est ressorti, entre autres, qu’un écart important portait sur la perception de la rue intérieure. L’architecte voyait l’aspect scénographique comme positif et l’expliquait, avec des croquis notamment, au travers d’un dispositif architectural fondé sur une série d’ouvertures latérales sur le paysage. Or la valeur négative donnée à la même rue par les usagers s’expliquait par la monotonie qu’ils y trouvaient. La vérification sur les lieux a montré que les ouvertures latérales n’étaient pas réellement lisibles et que l’intention de l’architecte n’était pas perceptible. De cette étude, on retiendra qu’elle permet de valider une certaine pertinence de l’utilisation des modèles sur des objets architecturaux complexes et sur un nombre de points de vue importants. On retiendra aussi qu’elles tendent à démontrer la relativité de la qualité architecturale et la possibilité d’en expliquer la nature.

Conclusion

Le modèle de comparaison des points de vue que nous avons présenté s’appuie sur une représentation du cycle de vie de l’objet architectural et sur une représentation des points de vue des acteurs. Le cycle de vie met en jeu les concepts d’état de cet objet, de phase de transformation d’un état à un autre, d’acteur opérant dans ces phases et d’une documentation constituée sur l’objet.

Le point de vue d’un acteur est établi sur l’objet à évaluer dans un état donné et à partir d’une documentation constituée. Ce point de vue est construit par interviews ou enquêtes qui mettent en jeu : la description de l’objet architectural : forme, espace, parties et aspects (composition, fonctionnel, esthétique, constructif, technique, social, historique, environnemental…) ; la description de l’acteur : moyens de perception et d’interprétation, connaissance architecturale des objets architecturaux, expertise ; l’échelle d’évaluation de 0 à 6 pour donner une évaluation mesurée des aspects ; et l’explication de cette mesure.

Dès lors, un point de vue peut être évalué plus globalement, selon les valeurs données aux aspects, comme : positif ou négatif, à partir de la moyenne des aspects ; homogène ou hétérogène, à partir de l’écart-type entre les valeurs des aspects. L’interprétation de ces résultats permet d’établir, selon le point de vue considéré, un degré de cohérence / incohérence architecturale entre les aspects et les formes et les espaces de l’objet.

La comparaison de deux points de vue, ou plus, s’appuie sur :

  • Le chronographe pour situer ces points de vue dans le temps et fixer la nature de la comparaison : diachronique ou synchronique ;

  • Le degré de positivité / négativité des points de vue comparés et les explications que l’on peut en donner ;

  • Le degré de divergence / convergence de ces points de vue et les explications que l’on peut en donner ;

  • La cohérence / incohérence architecturale qui ressort de cette évaluation comparée.

Les utilisations expérimentales de ces modèles tendent à montrer leur pertinence en ce qu’ils permettent de procéder à des observations originales sur des études de cas et tendent à démontrer la relativité de l’évaluation de la qualité architecturale.

Si notre hypothèse initiale semble donc féconde, nous devrons continuer à développer des recherches expérimentales - fondamentales et problématisées - pour dépasser le premier niveau de pertinence établi avec nos travaux. Nous devons aussi remettre notre hypothèse dans un contexte plus large que celui de la discipline architecturale pour tirer mieux profit du calcul statistique, des techniques de sondage, des analyses multicritères et des analyses de la valeur. Nous devrons, enfin, resituer cette approche dans le cadre d’une réflexion philosophique sur l’esthétique.

1 International Standard Organisation – les architectes relèvent de l’ISO 9001. L’UNSFA, le CSTB et l’AFAQ ont produit une adaptation de l’ISO 9001

2 L’écart-type est une fonction statistique qui mesure la dispersion des notes autour de leur moyenne. Il est d’autant plus grand que la dispersion

3 Note de l’éditeur : le modèle présenté ici s’apparente à la réflexion britannique initiée par le Construction Industry Council sur les Design

4 Ces modèles font partie d’une sorte de boîte à outils pour l’analyse et l’expérimentation architecturale complémentaires aux modèles graphiques et

5 École Nationale d’Architecture et d’Urbanisme, dans le cadre de la formation doctorale en architecture.

Dehan Ph., 1999, Qualité architecturale et innovation. Méthode d’évaluation, Collection Recherches, Plan Urbanisme Construction et Architecture, Paris.

Debarre A., de Gravelaine F., Hoddé R., Léger J.-M., Mariolle B., Moley C., Périanez M., 1999, Qualité architecturale et innovation. Études de cas, Collection Recherches, Plan Urbanisme Construction et Architecture, Paris.

Hanrot S., 2003, Enjeux pour la maîtrise d’œuvre, Collection Recherche n° 144, Plan Urbanisme Construction Architecture.

Hanrot S., 2005, « Enjeux pour la maîtrise d’œuvre, projet et technologie », in Maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, entreprises, de nouveaux enjeux pour les pratiques de projet, Terrin J.-J. (éd.), Eyrolles, Paris.

Khémila J., 2004, Du projet à la réalité, mesurer les écarts entre les points de vue : étude de cas, Mémoire de Master, ENAU, Tunis.

UNSFA, CSTB, AFAQ, novembre 2001, Management des processus de réalisation opérationnels, référentiel MPRO Architecte. UNSFA, Paris.

1 International Standard Organisation – les architectes relèvent de l’ISO 9001. L’UNSFA, le CSTB et l’AFAQ ont produit une adaptation de l’ISO 9001 pour les architectes (UNSFA, 2001).

2 L’écart-type est une fonction statistique qui mesure la dispersion des notes autour de leur moyenne. Il est d’autant plus grand que la dispersion est grande et tend vers 3. Il est d’autant plus petit que la dispersion est faible et tend vers 0. Ceci permet donc de dire si l’évaluation est convergente sur tous les aspects ou si des écarts sont importants auquel cas l’évaluation sera divergente.

3 Note de l’éditeur : le modèle présenté ici s’apparente à la réflexion britannique initiée par le Construction Industry Council sur les Design Quality Indicators (DQI). Voir par exemple http://www.dqi.org.uk/dqi/default.htm

4 Ces modèles font partie d’une sorte de boîte à outils pour l’analyse et l’expérimentation architecturale complémentaires aux modèles graphiques et numériques traditionnels de l’architecte. Cette boîte à outils, appelée MATEA (Modèles pour l’Analyse, la Théorie et l’Expérimentation Architecturale) est formée d’un ensemble de modèles et dotée d’une méthode d’utilisation qui permet d’exprimer des connaissances sur les objets architecturaux (bâtiments, parcs et jardins, ponts, paysage, ville, infrastructures…) et sur la pratique du projet. Les modèles sont implémentés avec des outils du commerce de type Excel.

5 École Nationale d’Architecture et d’Urbanisme, dans le cadre de la formation doctorale en architecture.

Illustration 1 : Le chronographe permet de situer les points de vue dans le temps (cases grisées)

Illustration 1 : Le chronographe permet de situer les points de vue dans le temps (cases grisées)

Illustration 2 : Partie de la base de données du point de vue de l’architecte

Illustration 2 : Partie de la base de données du point de vue de l’architecte

Illustration 3 : Comparaison de points de vue synchrones de l’architecte et du maître d’ouvrage

Illustration 3 : Comparaison de points de vue synchrones de l’architecte et du maître d’ouvrage

Illustration 4 : Comparaison diachronique des points de vue de l’architecte et de l’habitant

Illustration 4 : Comparaison diachronique des points de vue de l’architecte et de l’habitant

Illustration 5 : Comparaison des points de vue de l’architecte et du point de vue moyen des deux autres acteurs

Illustration 5 : Comparaison des points de vue de l’architecte et du point de vue moyen des deux autres acteurs

Stéphane Hanrot

École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille Luminy.
184 avenue de Luminy
13288 Marseille Cedex 09, France
stephane.hanrot@wanadoo.fr